Vendredi : une affaire de familles
Note de l’auteur : cet article a été initialement publié en guise de préface à l’édition en fac-similés des cent numéros de la revue Vendredi chez Ludion Publishers (2019).
Nous remercions vivement l’éditeur pour son autorisation à reproduire ce texte dans le présent dossier.
1Le 31 octobre 1949, un mois après leur mariage, Odette et Robert Willems s’envolent pour Léopoldville, au Congo belge, où ils effectueront jusqu’en juillet 1967 divers séjours d’inégales durées. Robert Willems, comptable de profession, mais surtout merveilleux dessinateur, est le neveu du poète Paul Colinet, membre actif du groupe surréaliste de Bruxelles et intime de René Magritte depuis 1935. Dès son plus jeune âge, l’Oncle Paul n’a eu de cesse d’associer son neveu à ses jeux d’écriture et de dessin, jeux graves autant que loufoques qui trouvent naturellement leur prolongement dans l’activité surréaliste au sortir de la guerre : Robert Willems collabore à la revue hebdomadaire Le Ciel Bleu, qui paraît de février à avril 1945, et assiste aux côtés de son oncle, de Louis Scutenaire, Christian Dotremont, Pol Bury, Marcel Mariën et Achille Chavée, pour n’en citer que quelques-uns, à la réunion bruxelloise visant à rassembler les diverses composantes surréalistes autour d’une revue, La Centrale, laquelle ne verra jamais le jour. Robert Willems figure de même au sommaire du premier numéro de la revue Les Deux Sœurs de Christian Dotremont qui paraît en trois livraisons, de 1946 à 1947.
2Cette première séparation est un déchirement pour la famille des jeunes mariés, une tristesse pour leurs amis. L’époque n’est pas encore aux appels de longue distance, aux télécopieurs, à l’internet, vidéo-conférences ou autres Skype ; distance et absence étant alors résolument synonymes. Méthodique, concentré, l’Oncle Paul conçoit sans délai le projet d’une lettre collective, laquelle aurait l’apparence d’une revue manuscrite, unissant sans exclusive les composantes familiales et amicales des nouveaux coloniaux, une revue qu’il coordonnerait tel un directeur de publication avec, pour le seconder, un rédacteur en chef aussi zélé qu’efficace, Marcel Piqueray, que l’on retrouve également avec son jumeau Gabriel au sommaire de la revue Le Ciel Bleu ; Marcel Piqueray, Robert Willems et Paul Colinet se sont en outre associés pour La Maison de Vénose (1947a), Colinet et Marcel Piqueray collaborant pour La Bonne Semence (1947b). Ces jeunes hommes partagent avec Paul Colinet, rencontrant avant-guerre les Piqueray encore lycéens, la particularité de délaisser le ton politique du surréalisme, pour lui préférer cette part de jeu, d’expérimentation poétique, en ayant soin de ne pas épouser les querelles et les mots d’ordre jugés par trop contraignants, voire paralysants, une attitude à laquelle Robert Willems n’entendra jamais déroger. En marge du surréalisme, certes, mais une marge assez large pour n’être jamais une frontière et y retrouver d’autres « irréguliers », tel l’éblouissant Armand Permantier, peintre solaire encore injustement méconnu, solitaire et indigent sur lequel le sort semble s’acharner, que Colinet assiste et parraine avec une constante et touchante attention.
3À l’occasion d’une fête familiale à Arquennes, moins de quinze jours après le départ de Robert et Odette Willems, un vendredi par ailleurs, veille de l’anniversaire de la mère de Paul Colinet et grand-mère de Robert Willems, un premier numéro daté du 11 novembre 1949 est ébauché, rassemblant quelques collaborateurs bientôt réguliers de la revue : Armand Permantier, son premier illustrateur, Louis Scutenaire, Marcel Piqueray, le plus assidu et le plus prolixe des collaborateurs avec Colinet, mais aussi Germaine Legrand, sœur d’Odette, Maurice Cremonesi dont il ne sera plus question ensuite, avant Marcel Mariën, Irène Hamoir, les beaux-frères, belles-sœurs et beaux-parents, René Magritte et, bien sûr, Paul Colinet, variant ses signatures et redoublant d’inventions pour stimuler cette singulière rédaction. Rédigée majoritairement à l’encre verte, celle qu’affectionne Paul Colinet, sur une structure de trois colonnes préalablement tracées à main libre sur un léger papier pelure qu’implique l’envoi par avion et que chacun est prié de remplir avant la levée, elle devient Vendredi car postée, sinon terminée, le jour dit, à destination de la colonie, là où le couple prendra vite l’habitude de l’attendre.
4À défaut de pouvoir rassembler ses collaborateurs autour d’une table, je veux imaginer Colinet, courtois et ferme, la pipe à la bouche et le sourire en coin, sillonner Bruxelles, à pied ou en tramway, pour les relancer, s’assurer des contributions, les recopiant au besoin — une façon de brouiller les pistes, le mimétisme mystificateur, la signature énigmatique ou le pseudonyme étant un procédé courant dans Vendredi — puis assembler au moyen de l’agrafeuse les précieux feuillets non numérotés avant que de les confier aux boîtes aux lettres écarlates, frappées aux armes d’or de la poste belge laquelle, il faut l’en louer, n’en égarera jamais un numéro. Il chemine sans impatience d’Uccle vers la rue de la Luzerne à Schaerbeek, chez Irène et Scutenaire, où il croise Lecomte, gagne à Jette la rue Esseghem, chez René Magritte où est également convié Mariën qui, poussé par la misère et le dépit amoureux, s’engagera bientôt sur un cargo, sans doute aussi Paul Nougé qui s’éloigne également mais pour d’autres raisons ; il retrouve Armand Permantier à déjeuner au restaurant d’un grand magasin, si ce n’est à Ixelles rue Keyenveld, dans l’arrière-cour qui tient lieu de logement au peintre, ou à dîner chez Annie et Marcel Piqueray, tous deux appliqués à terminer leurs feuillets qu’ils ont parfois charge de faire oblitérer et d’envoyer.
5En cette géographie amicale qui tient de la moisson, Colinet croise aussi les jeunes Christian Dotremont et Pierre Alechinsky, bientôt Cobra, Marcel Broodthaers, lequel apparaît dessiné en mince silhouette, mais pas en tant que collaborateur, Hubert Juin, Edmond Kinds, Bruno Capacci et Suzanne Van Damme, Petrus Van Assche ou Aubin Pasque, sans omettre d’être aux rendez-vous familiaux au 15a rue des Houilleurs à Bruxelles, à Arquennes ou encore à Velaines. Ce réseau colinesque fait d’estime et d’attention bienveillante est la spécificité de Vendredi : l’on n’y adhère pas mais l’on s’y croise, et surtout, aucun des collaborateurs, hormis Colinet ou Piqueray, n’en a une lecture complète : la revue ne se dévoile tout entière que parvenue à ses destinataires ; l’on ne se copie pas dans Vendredi, l’on y est soi-même, tout entier livré à sa propre inspiration, sans souci de faire œuvre commune.
6Aussi, l’anecdote affleure-t-elle dans Vendredi, frôlant l’actualité sans jamais y succomber, la petite histoire venant ici supplanter la grande : la question royale, la guerre de Corée, la menace nucléaire sont à peine évoqués, souvent par des voies détournées. Rien ne semble écrit ou dessiné pour le futur, si ce n’est celui de l’ouverture de l’enveloppe parvenue aux colonies ; tout y paraît voué à l’éphémère, à la complicité, au salut amical ; rien n’y est prémédité, l’occasion faisant ici les larrons, s’amusant comme en foire : de l’atelier à la nappe cirée de la table familiale, du chevalet au bloc-notes, chacun colle, gouache, dessine, rédige et s’amuse dans un exercice de défoulement où chaque pierre fait édifice.
7S’il fallait devoir encore administrer la preuve de la singularité du groupe surréaliste de Bruxelles, de son détachement, quelques pages de Vendredi suffiraient amplement ; imagine-t-on, hors l’envoi de quelques cartes collectives, André Breton et ses amis s’appliquer à semblable exercice, avec une telle constance, un tel mépris du qu’en-dira-t-on ? C’est que Vendredi n’est pas une revue surréaliste, plus exactement, elle est à la fois revue familiale et surréaliste, une affaire de familles, ce qui la rend plus étrange et précieuse encore en son originalité, constituant en soi une forme d’exploit, « un des plus étonnants documents qui se puisse », écrivait André Blavier (1971).
8Certes, à la lecture, on la trouvera peut-être inégale, et pas simplement en son volume variant de deux à vingt pages : le chef-d’œuvre y côtoie le pastiche, le croquis maladroit les dessins de Magritte ou de Permantier, le billet griffonné en hâte les textes ciselés de Colinet ; mais si elle devait être jugée comme telle, ce serait à la façon des jours qui se succèdent et ne se ressemblent pas, cortège d’inspiration et de temps morts, d’ennui et d’exaltation, de grandes choses et de petits tracas.
9Vendredi n’est pas seulement ce pont jeté vers le Congo belge, c’est aussi un carrefour : au pli du xxe siècle, dans l’activité du groupe surréaliste bruxellois, la revue vient à propos combler un répit dans l’activité collective. Depuis la revue Le Salut public accueillant en juin 1945 les surréalistes de Bruxelles et du Hainaut, depuis l’exposition Surréalisme de la galerie des Éditions La Boétie à Bruxelles en décembre 1945, les diverses manifestations surréalistes ont été plus volontiers individuelles.
10Si la revue américaine View qui consacre en 1946 un numéro spécial, Surrealism in Belgium, en constitue certes un reflet, c’est à la façon d’une vitrine pour des yeux étrangers. Liée au contexte international, celui de l’immédiat après-guerre, à la volonté de repositionner l’activité surréaliste, tant vis-à-vis d’un Parti communiste plus puissant que jamais, qu’envers André Breton rentré de son exil américain, une certaine confusion semble régner dans les rangs que la multiplication des tentatives n’amène pas à clarifier : la revue Les Deux Sœurs de Christian Dotremont brasse au plus large, le même Dotremont entraînant Magritte, Mariën, Nougé, Scutenaire et leurs amis à signer le tract Pas de quartiers dans la révolution, instaurant un temps un « surréalisme révolutionnaire » en réponse au dédain de Breton et son refus d’un nouvel engagement avec le Parti, son échec donnant naissance à Cobra en novembre 1948.
11À la même époque, en un magistral pied-de-nez au marché de l’art et au public parisien, René Magritte dévoile en mai 1948, à la galerie du Faubourg, vingt-cinq peintures et gouaches flamboyantes qui semblent peintes avec autant de fureur que de plaisir, que l’histoire de l’art retiendra sous le nom de « période vache », l’occasion d’un feu d’artifice bariolé avant un calme tout d’apparence. Seule revue collective en cet entracte, La Feuille chargée, dont il est question dans les pages de Vendredi, rassemble en mars 1950 quelques-uns de ses plus notoires collaborateurs dans un unique numéro thématique, Le Bouchon, un second numéro demeurant à l’état de projet.
12Mieux qu’un répit, Vendredi apparaît comme un tremplin vers La Carte d’après nature lancée en octobre 1952 par René Magritte, dix numéros dont huit sous forme de cartes postales, l’un des dessins de Colinet réalisé pour Vendredi se trouvant reproduit dans la première livraison. Dernière revue collective avant la « fraction » qui voit Mariën créer en avril 1954, avec le concours de Paul Nougé et de Jane Graverol, la revue Les Lèvres nues à laquelle Magritte refusera de participer, La Carte d’après nature voit encore la présence de quelques collaborateurs réguliers de Vendredi tels Marcel Piqueray et Armand Permantier.
13« Vendredi ! » devaient, semblables à Robinson Crusoé, s’exclamer Odette et Robert Willems, découvrant au Congo belge l’enveloppe hebdomadaire à l’encre verte, timbrée en Belgique, premiers et longtemps uniques lecteurs d’une revue pour eux confectionnée. Parvenue presque intacte septante années plus tard — quelques dessins de Magritte furent cependant cédés en hâte au retour précipité du Congo — la voici accessible au plus grand nombre grâce à la famille de Robert Willems et à la Fondation Roi Baudouin, un destin que n’aurait pu lui concevoir son initiateur et directeur Paul Colinet. Quelques énigmes subsistent toutefois au gré des pages, textes ou dessins non identifiés, lesquels feront les délices des bibliophiles et des chercheurs fouillant ce beau sac à malices ; quelques interrogations demeurent également quant à l’absence en ces pages de Paul Magritte, cadet de René, complice de Paul Colinet et génial dilettante, ou celle de l’incomparable poète Jacques Wergifosse, qui n’auraient pas démérité en pareille entreprise.
14Voici donc, par de beaux voyages revenue, Vendredi, cette revue exemplaire à unique exemplaire.

