« La vie est autre que ce qu’on écrit »
1Nadja contient plusieurs passages dans lesquels est évoqué le rapport entre le livre et la vie. Le plus connu est celui où Breton, faisant l’éloge de Huysmans, en vient à protester contre les déformations que fait subir à la réalité « la littérature psychologique à affabulation romanesque », et particulièrement le genre du roman à clés. Pour son propre compte il déclare : « Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clé » (Breton, 1988, p. 651). L’expression revient sous forme de citation à la fin du livre, dans une adresse à « toi », l’objet du véritable amour (à savoir Suzanne Muzard). L’enchaînement des faits doit être précisé : Suzanne a eu, « comme par hasard », connaissance du début de ce livre, et c’est alors qu’elle est intervenue, dit Breton, « pour me rappeler que je le voulais “battant comme une porte” et que par cette porte je ne verrais sans doute jamais entrer que toi. Entrer et sortir que toi » (Breton, 1988, p. 751). Il ne s’agit plus ici du genre romanesque, mais du livre envisagé comme espace dans lequel on entre (Suzanne a lu Nadja) et dispositif par lequel on entre (Suzanne est entrée dans le livre, à la fois comme destinataire et comme personnage). Une porte battante ne se ferme ni dans un sens, ni dans l’autre : au moment où Breton la fait « entrer » dans le livre, elle est en train de sortir de sa vie. Mais quelle a été, au juste, la nature de son « intervention » ? Suzanne est intervenue « auprès de » Breton pour exiger qu’il laisse le livre « battant », c’est-à-dire ouvert pour elle (et sans doute pour elle seule). Elle a donc imposé à Breton d’écrire au moins la dernière séquence, qui commence par « C’est cette histoire que, moi aussi, j’ai obéi au désir de te conter… » (p. 751). Et peut-être, puisque l’histoire de Nadja se terminait sur l’appel « Qui vive ? » (p. 743), suivi dans l’édition originale de deux pages blanches, lui doit-on tout ce qui suit cet « intervalle » : la magnifique méditation auctoriale dont Breton reprend le début comme légende de sa propre photographie (« J’envie (c’est une façon de parler)… »), le récit des déboires de l’illustration, et — peut-être interpolée en guise de transition, car il s’agit d’un morceau autonome —, l’histoire de l’amnésique M. Delouit. Au fil de ces pages il est fait allusion à « une main merveilleuse », et à un nom « qui n’est pas le sien » [celui de Nadja] (p. 746). Mais ce n’est qu’une allusion, sans commune mesure avec le grand morceau épidictique qui va suivre. Voilà une première indication probante : un livre « battant », c’est un livre que les événements de la vie peuvent modifier dans sa forme. La leçon qui s’en dégage est celle d’une réversibilité ou d’une porosité de l’écriture et de la vie, qui se comportent comme des vases communicants sous condition d’une éthique de la narration : il ne doit pas y avoir d’arrangements avec la réalité.
2Mais deux autres passages doivent retenir notre attention par la contradiction qu’ils apportent. L’un se situe lors de la rencontre du 10 octobre. Nadja soudain s’adresse à Breton « comme on appellerait quelqu’un, de salle en salle, dans un château vide : “André ? André ?… Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste… Mais cela ne fait rien : tu prendras un autre nom […] Tu trouveras un pseudonyme, latin ou arabe.” » (p. 708) On reconnaît sans doute possible la voix de Nadja et sa manière de s’exprimer, effusive et faiblement articulée. Le mais répond à une objection qu’elle s’est faite : il ne faudrait pas que le livre compromette son auteur ; d’où la solution du pseudonyme (qui est aussi un support de fantasme). Ce que préconise Nadja, c’est exactement ce que Breton avait refusé avec véhémence : un roman à clés. Mais Breton ne dit rien ; il ne balaie pas cette opinion petite-bourgeoise, comme il l’avait fait lors de leur première rencontre quand elle s’apitoyait sur « les braves gens » (p. 687). Tout se passe comme si, à un certain degré d’intensité ou de sincérité, les considérations (malgré tout) littéraires auxquelles Breton s’était livré s’effaçaient, perdaient toute importance ; seule compte la trace mémorielle.
3L’autre passage est la contrepartie négative de celui-ci ; il se trouve à la fin de la première rencontre, le 4 octobre. À la question « Qui êtes-vous ? », Nadja vient de répondre : « Je suis l’âme errante. » Au moment de la séparation Breton la fait parler ainsi, au style indirect : « Elle aimerait un ou deux livres de moi et y tiendra d’autant plus que sincèrement je mets en doute l’intérêt qu’elle y peut prendre. La vie est autre que ce qu’on écrit. » (p. 689) Cette dernière phrase, qui m’a fourni le titre de mon étude, ne fait pas partie du dialogue. Elle a été ajoutée sur les épreuves de la première édition, au moment où, le livre achevé, l’auteur voyait ce qu’il avait fait. Breton voulait que ce qu’il écrivait ne fût pas autre que la vie. Force lui est de constater, par honnêteté intellectuelle, que la vie est autre. Il ne suffit pas d’une éthique d’écriture : la différenciation que celle-ci permet se situe encore à l’intérieur de la littérature ; elle distingue une manière de faire vulgaire, et une autre, plus exigeante et plus sophistiquée. À cet égard les deux passages que j’ai cités apparaissent comme des moments de vérité. D’un côté, celui de Nadja, c’est la vérité du désir : « tu écriras ». De l’autre côté, celui de Breton, c’est le choc en retour de la réalité. La littérature, même surréaliste, se tient entre ces deux bornes. C’est à elle que peut s’appliquer l’idée de la « porte battante », qui définit à la fois une esthétique, une perspective cognitive, et une morale.
4Je pense qu’il n’y a rien dans le surréalisme qui aille au-delà de cette réflexion. Dans la personne de Nadja se sont incarnées — grâce à elle et malgré elle — les questions que pose la relation de la littérature à la vie, avec une force et une urgence tragique que n’avaient pas les rencontres narrées dans la première partie (même celle de Desnos), ni le spectacle des Détraquées (Nadja est une vraie détraquée, alors que Blanche Derval était une actrice). Dans L’Amour fou, la rencontre de la « Nuit du Tournesol » n’en sera que la répétition presque parodique. Deux autres moments, un peu antérieurs, me semblent être des marqueurs comparables bien que de moindre importance. Tous deux figurent dans Les Pas perdus (que Nadja a lu). L’un est « L’Esprit nouveau », parce que la rencontre et la multiplication des coïncidences aboutissent à une aporie : un intervalle infranchissable sépare la littérature de la vie ; le texte en prend acte, ici encore, avec honnêteté. L’autre est l’injonction finale de « Lâchez tout » : « Partez sur les routes. » On sait que Breton a tenté de la mettre en pratique, en compagnie de Vitrac, Aragon et Morise : partis de Blois, ils sont allés à pied jusqu’à Romorantin, avant de revenir en chemin de fer. Gracq, qui aimait plus que tout les départs, s’enchantait de cet épisode ; mais là encore, le constat s’est imposé que la vie était autre.
5Pour clore cette introduction je reviens au préambule de Nadja. Le premier exemple que donne Breton est l’anecdote concernant la promenade rituelle de Victor Hugo et Juliette Drouet, dont le silence n’est rompu que par l’échange de répliques : « Porte cavalière, madame » — « Porte piétonne, monsieur ». Ces deux portes, commente Breton, « sont comme le miroir de sa force et de sa faiblesse » ; et il se loue de posséder, pour la compréhension d’un homme qu’il admire, un semblable « document privé » (p. 648-649). Ce document qui ouvre sur la vie se trouve dans un livre, dont Breton le tire presque mot pour mot (Lockroy, 1913 ; Breton, 1988, p. 1524), il n’y a de toute évidence à ses yeux aucune incompatibilité de principe entre le livre et la vie. Breton ne se préoccupe pas de la véracité de l’anecdote. Il cherche ce qui s’imprime dans l’esprit ; ce qui, dans la vie, est électivement apte à se transformer en livre. Le surréalisme est le nom de cette attitude : une conception littéraire (on pourrait dire aussi : lyrique, ou romanesque) de la vie.
6C’est sous cet angle du devenir réciproque, d’une part, et d’autre part des bornes que pose la reconnaissance de points infranchissables, que l’on peut envisager la question du surréalisme « hors du livre ». Elle relève pour une large part de l’activisme du groupe, dont les manifestations sont bien connues, de même que les déclarations de principe qui les accompagnent. Les succès, dira-t-on, y voisinent avec les échecs. Au nombre des échecs on rangera, par exemple, la sortie du 14 avril 1921 dans les alentours de Saint-Julien-le-Pauvre : sortir, mais pour faire quoi ? pour injurier, en guise de public, des passants dispersés par la pluie ? Au nombre des succès, le vernissage de l’exposition Max Ernst en mai 1921 à la galerie du Sans-Pareil, où les acrobaties du groupe sont fixées par les photos de Man Ray (Sanouillet, 1993, p. 254-263). Ou encore, les « papillons » restés fameux. Je n’entreprendrai pas d’en faire l’inventaire, me contentant de présenter quelques remarques à ce sujet.
7Ce qui frappe d’abord est que les interventions que l’on peut dire « existentielles », individuelles ou collectives, portant sur la vie quotidienne, ont été relativement peu nombreuses, et de portée limitée, bien loin de l’utopie de subversion généralisée qui inspirait dans ses débuts la révolution surréaliste. Le Bureau de recherches surréalistes a accouché d’une souris. Pas plus que la sortie à Saint-Julien-le-Pauvre, les provocations de Salvador Dalí dans le métro au début des années 1930, n’ont empêché la terre de tourner. Presque toutes les actions significatives du groupe ont été soit artistiques, soit politiques, les deux étant difficiles à dissocier lorsqu’il s’agit de politique culturelle. C’est le cas par exemple du procès intenté à Maurice Barrès pour « atteinte à la sûreté de l’esprit » le 13 mai 1921, aussi bien que des multiples et décevantes tractations avec le Parti communiste français ; ou dans un registre plus anecdotique, des injures proférées par Benjamin Péret envers les prêtres, de la lettre écrite au lieutenant Keller, et j’en passe. Beaucoup d’interventions sont destinées à perturber des manifestations artistiques, comme lors de la soirée du Cœur à barbe organisée par Tzara le 6 juillet 1923, où Breton d’un coup de canne casse le bras de Pierre de Massot ; ou au contraire à les soutenir, comme lorsque Breton, Aragon, Picabia et quelques autres manifestent en faveur de Raymond Roussel lors de la première représentation de Locus solus, le 11 décembre 1922, et sont expulsés sous les huées du public. Elles sont souvent accompagnées de tracts exposant les positions du mouvement. Ces tracts, avec les cartons d’invitation aux expositions et les catalogues correspondants, les affiches, et quelques produits dérivés comme les tampons-encreurs et les timbres-poste (je n’ai pas trouvé de T-shirts dans la période d’entre-deux-guerres), forment une grande partie des documents produits par le groupe dans l’espace public au-dehors du circuit éditorial.
8Ces productions éphémères ont été rassemblées et publiées sous forme de livre dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale — à un moment où des textes-clés comme Poisson soluble n’étaient plus disponibles, et bien avant que les revues soient reproduites en fac-similé. Maurice Nadeau a donné en 1948, en complément à son Histoire du surréalisme parue trois ans plus tôt, un volume de 400 pages de Documents surréalistes ; les deux volumes édités par José Pierre les compléteront par ceux de la période ultérieure. Tous ces objets « hors du livre » sont venus à nous par le livre, et nous ne les connaissons en tant qu’objets matériels que lorsqu’ils ont été présentés lors d’expositions. Le support et le mode de diffusion sont ici déterminants : les portes ont beau être battantes, on ne sort ni du circuit du livre ni du monde de l’art ; ou plutôt, on y entre dès que le mouvement s’institutionnalise et s’inscrit dans la durée. Or ce processus n’est pas étranger au surréalisme. Bien au contraire, il est inscrit dans ses œuvres vives. À la différence du spontanéisme de dada et de son effervescence éphémère (Tzara aimait citer Descartes : « Je ne veux même pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi »), les surréalistes ont d’emblée constitué leurs propres archives, et les ont intégrées à leurs textes constitutifs. Du Manifeste de 1924, qui contient un catalogue d’ancêtres et plusieurs anthologies, à Nadja qui fait l’historique des rencontres, puis au Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938, et aux Entretiens de l’après-guerre, on constate chez Breton un souci continu d’attestation et de collecte ; Éluard et Aragon ne sont pas en reste (même Desnos participe à ce mouvement). Le surréalisme « est ce qui sera », mais il n’a de cesse de lire ce qui sera dans ce qui a été. Sur ce plan l’essentiel du travail académique est réalisé. La confiance de Breton envers Marguerite Bonnet, à qui il a ouvert ses archives, a joué un rôle décisif. Les archives d’Aragon ayant été dispersées, il reste pour le groupe parisien assez peu de découvertes à faire.
9Où en sommes-nous, pour le groupe parisien, en ce qui concerne les autres modes de circulation de la poésie : lectures publiques, créations et adaptations radiophoniques, spectacles-concerts, poèmes mis en chanson, œuvres cinématographiques ? Pour les lectures publiques et les spectacles, il s’agit principalement de la période dada, qui nous est bien connue grâce à la thèse de Michel Sanouillet, Dada à Paris ; celle-ci reproduisait la correspondance de Breton avec Tzara et Picabia, qui vient de faire l’objet d’une édition complète (Sanouillet, 1993 ; Breton, 2017). La contribution de Desnos à la radio dans les années trente (après son exclusion du groupe) a été étudiée exhaustivement par Marie-Claire Dumas (1979), et son travail pour la chanson par Lucienne Cantaloube-Ferrieu (1981). Pour la période d’après-guerre, la diffusion de la poésie par la radio et le disque a été très bien décrite par Céline Pardo (2015). Il y a eu de grandes expositions sur la photographie. Tout ce domaine, il faut le reconnaître, a beaucoup attiré l’attention, mais des progrès peuvent être attendus d’un questionnement renouvelé, à l’exemple de celui qu’Anne Reverseau (2022) a proposé sur le maniement des objets.
10En revanche il reste des observations à faire sur les objets ressortissant au domaine privé, lorsqu’il est possible d’en prendre connaissance. Je poursuivrai cet exposé en commentant quelques exemples recueillis sur le site dédié à André Breton, seul ensemble structuré qui soit disponible pour le surréalisme français. Je me suis limité dans cette enquête aux rubriques « Manuscrits », « Correspondance » et « Archives diverses », laissant de côté les photographies. De la position de Breton résulte inévitablement un effet de hiérarchisation entre centre et marges, susceptible de fausser les perspectives. Cependant Breton, bien qu’au milieu de la toile, était capable d’ouverture intellectuelle ; il aimait être bousculé ; et, vertu pour nous inestimable, il gardait à peu près tout.
11Dans la correspondance, je ne m’intéresse ici qu’à des documents non publiés et restés au-dehors des grandes expositions. Ils sont nombreux et d’intérêt variable. On trouve quelques lettres de Breton qui, s’ajoutant aux remarques portées dans le cahier de la permanence du Bureau de recherches surréalistes (1988)1, éclairent la position de celui-ci par rapport à ce qu’il perçoit comme une dérive littéraire ou esthétique, contre laquelle il ne cesse de lutter. Les documents les plus intéressants proviennent de moments de doute ou de découragement, comme ce mois de mars 1925 où après la parution de deux numéros de La Révolution surréaliste, Breton se met en retrait et reporte ses espérances sur Artaud. Il écrit à celui-ci :
Il est clair que lorsque je cède à la tentation de faire partager mon sentiment sur quoi que ce soit, c'est avec l'assurance de ne pas passer malgré tout pour ce que je ne suis pas : un littérateur, un homme public. […] Vous et moi, et peut-être nous seuls, nous sommes dupes en ce moment et nous le serons encore des apparences de quelques autres, dont vous savez comme moi qu'ils pourraient aussi bien se comporter vis-à-vis de nous (et de ce qui est notre raison d’être) de façon contraire. Je ne dis pas cela pour Masson, avec qui nous avons même sans le surréalisme tant de chances de nous entendre, ni pour Leiris, que malheureusement je connais peu. Mais ceux-ci, ceux-là à des degrés divers […] : l’un vous lit un poème que vous n'avez aucune envie d’entendre et qui se perd dans la nuée de poèmes semblables, l’autre vous raconte ce qu’il a fait dans la nuit, où il est possible de dormir. Passe encore quand on ne vous entretient pas d’affaires d'éditions, de projets de voyages et autres imbécillités sans nom. Est-ce donc à cela que doivent aboutir tant de rancunes envers le monde et faut-il en prendre son parti ? […]2
12La désillusion envers l’écriture automatique et les récits de rêves, qui aboutira au constat d’une « infortune continue » dans « Le Message automatique » en 1930, est ici précocement formulée. Ce qui me retient est moins la dénégation que l’équivalence faite par Breton entre « littérateur » et « homme public ». Elle englobe dans le même rejet les activités éditoriales et les manifestations publiques extra-éditoriales, de quelque nature qu’elles soient, sans accorder à ces dernières un supplément d’authenticité surréaliste. Ce qui pointe à travers cette équivalence, c’est la tentation chez Breton d’une occultation du mouvement et du passage à une action purement ésotérique, tentation profonde à laquelle le Second manifeste fera droit au prix d’un indépassable paradoxe pragmatique. Un pareil document permet d’affiner notre chronologie et de préciser l’idée que Breton pouvait se faire de l’action à un moment où il se reconnaît « incapable de dégager une ligne de conduite stricte, même pour [lui]3 ».
13J’extrais de la correspondance un document d’un tout autre ordre : une lettre à Soupault de janvier 1919, au moment où se forme le trio de Littérature. Breton lui écrit à propos d’un poème : « Je vous aime beaucoup mieux depuis quelque temps, le savez-vous. Pourquoi est-ce autant de mon amitié perdue pour Louis Aragon ? Je m'en aperçois en relisant ici ses deux lettres et les vôtres4. » Breton citera dans « La confession dédaigneuse » un mot d’Éluard le concernant : « sûr de ne jamais en finir avec ce cœur, le bouton de sa porte » (Breton, 1988, p. 194). La lettre à Soupault jette une lumière crue mais presque ingénue sur le fonctionnement de ce « bouton ». L’expression fait curieusement écho à la porte « battante » de Nadja ; ce sont les mêmes consonnes. On peut voir dans ce genre de passage un « document privé » comparable à celui dont Breton se félicite de disposer pour Hugo avec la « porte cavalière » (encore une porte !) En complément de ce lot on fournira un poème en prose (médiocre) de Soupault, « Regret », racontant un voyage circulaire, recopié par Aragon dans une lettre à Breton et annoté par ce dernier « Copie conforme/de la main d’Aragon5 ». Datable de 1921, ce texte n’a pas été publié : la cote de Soupault avait baissé.
14Le courrier des lecteurs réserve des surprises. Celui que Breton a reçu pour Nadja est particulièrement riche, et pourrait à lui seul faire l’objet d’une étude. J’en extrais une émouvante lettre de Théodore Fraenkel, qui assure Breton de son amitié malgré la « désaffection » de celui-ci, et ajoute à propos du livre : « C’est toujours cette banquise où tu t’en vas seul, où de merveilleux mystères s’ordonnent autour de toi6. » Une lettre de Denise Naville fait singulièrement écho à mon propos initial : « Je viens de lire le plus beau “livre” du monde je dis livre à regret, car je ne pense pas que la plus belle chose du monde, celle qui fait que je puisse encore vous adresser la parole, André, et comme je vous parle souvent entre le rêve et la veille, que la plus belle chose du monde puisse être un livre7 » : on ne peut concevoir plus juste commentaire de Nadja que cette lettre presque désespérée, hantée elle-même par la question qui suis-je ? Mais on trouve aussi des objets presque cocasses, comme cette longue lettre d’une prétendue (ou feignant de se prétendre) Nadja, commentant et refaisant le livre à son usage. Elle débute ainsi : « Cher André — tu vas te dire : mais ça ne finit donc pas8 ? » La lettre date de 1958. Celle que Breton avait connue était morte en 1941, mais le livre restait battant comme une porte : une autre Nadja est entrée sans frapper.
15Un autre ensemble est celui des textes proposés à La Révolution surréaliste et non retenus : principalement des textes automatiques et des récits de rêves. Ces pages conservées des « milliers de cahiers qui se valaient tous » sont d’un intérêt inégal ; beaucoup ne font que s’ajouter à la masse. Mais l’intérêt s’accroît quand on constate qu’ils contiennent un certain nombre d’écrits de femmes, dont on sait que dans cette période, elles ont été peu considérées — même dans un genre aussi démocratique que le texte surréaliste, dont l’inspiration était considérée comme trans-individuelle. Ce qui est en jeu dans plusieurs de ces cas, c’est la frontière entre privé et public. Le court texte pourtant séduisant que Suzanne Muzard intitule « Brûlé » n’évoquait-il pas trop distinctement son oscillation entre deux hommes ?
À Florence le rideau retombe sur une autre vie. La glane de précaution est un désastre pour le treillage fleuri. La mer en se retirant laisse ses moustaches blanches sur le rivage. Le feu pâle, en habit noir, traverse les jardins sur une tige de coudrier. Une colline d’artères où germe la désunion s’évapore dans une odeur de mélisse et d’embruns. La fraîcheur dessine la lune sur une charrette chargée de poussière9.
16Le mot « brûlé » contient en anagramme le nom de l’autre homme, [Emmanuel] Berl. Breton, qui savait lire entre les lignes, n’a probablement pas souhaité que celles-ci deviennent publiques. D’autres textes sont littérairement médiocres, et on comprend qu’ils n’aient pas été retenus. Celui de Renée Gauthier, l’amie de Péret et de Crevel, évoque de façon anecdotique mais amusante une soirée rue Fontaine, où elle se rend en quête de Péret dont elle pense qu’il la trompe10 : on voit Desnos avec ses poches de veston retournées, Éluard et Max Ernst qui tirent la langue en roulant des yeux, Simone offrant à tous un verre de vin blanc additionné d’eau de Vichy ; puis le texte dérive à la manière des historiettes surréalistes, sans invention notable. Les poèmes de Fanny Beznos fournissent une pièce annexe à l’épisode du Marché aux Puces de Nadja, mais ils sont grandiloquents et banalement décousus11. Dans tout cela je n’ai malheureusement pas trouvé de quoi rééquilibrer un canon outrageusement masculin.
17Je termine avec une curiosité. Les archives Breton contiennent de nombreux documents relatifs aux jeux surréalistes, dont tous n’ont pas été exploités, bien qu’il ne manque pas de travaux consacrés à ce sujet (Chénieux-Gendron et Dumas, 1993). L’un de ceux-ci : « De qui est-ce ? » est à la fois atypique, parce qu’il n’a pas impliqué le groupe, et assez classique, puisqu’il s’agit d’une variante de l’interprétation graphologique. Un des intérêts qu’il présente est la participation d’Elisa Bindhoff, dont l’activité a laissé peu de traces, alors que son influence sur l’esthétique tardive de Breton a été considérable ; elle est notamment « l’ordonnatrice », au moins pour partie, du dernier état du « mur » de l’atelier tel qu’il est maintenant exposé à Beaubourg. Le jeu date de 1959. Breton a présenté à Elisa des enveloppes de lettres qui lui ont été adressés ; elle doit décrire, à partir de leur suscription, la personnalité du correspondant, et si possible l’identifier. Elisa « voit » beaucoup de choses. À propos d’Éluard, qu’il s’agit d’un « intellectuel autodidacte » (on le discerne à sa graphie un peu appliquée), mais aussi qu’il est « vulnérable parce qu’une partie de son être ne s’intègre pas à la position qu’il a ». Elle dit de Dubuffet : « Ambitieux caché, affichant le contraire » ; de Ponge : « Esprit relativement moderne » ; de Saint-Pol Roux : « Étrangeté avec quelque chose d’académique ou de factice »12. Ces notations, comme on peut s’y attendre, se détachent au milieu d’un fatras ; mais elles révèlent une singulière qualité d’intuition. Elisa, qui a peu parlé, n’avait pas ses yeux dans sa poche.
18En guise de conclusion, je me contenterai de rappeler ceci. La grande affaire des surréalistes a été de « changer la vie ». « Transformer le monde » était un objectif qui dans une large mesure leur échappait. La voie où ils pouvaient vraiment progresser, et qui leur était propre, correspondait au mot d’ordre : « refaire l’entendement humain ». Mesurée à cette aune, la littérature à coup sûr n’est qu’un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Il n’en reste pas moins que les surréalistes ont usé principalement de moyens littéraires et artistiques, et des plus inscrits dans la tradition. Dans le domaine littéraire ils ont été moins audacieux et même moins novateurs qu’Apollinaire (ce n’est en aucun cas un jugement de valeur). Dans le domaine artistique les vrais novateurs ont été Duchamp — à ses risques et périls — et Kurt Schwitters. Il est possible qu’une meilleure connaissance des activités extra-littéraires du groupe, ou des groupes, car il nous reste beaucoup à apprendre des Belges, Bruxellois et Hennuyers, conduise à nuancer ce jugement ; c’est en tout cas le vœu que je forme.

