Colloques en ligne

Charles Illouz

Jean Duvignaud et « l’imagination selon le vrai »

Jean Duvignaud and « Imagination according to the true »

« On n’est pas des bêtes ! On manie un outil – plume, stylo, machine à écrire – et cette exubérance silencieuse qui brasse les mots écrits, les accouple à des sens, des couleurs, des méandres de figures plus ou moins reconnaissables par les “autres” et parfois même par soi. Des illuminations chaleureuses. On avance sans but et parfois on évoque un abri, une attente, l’errance dans une route inachevée, un labyrinthe – si l’on est savant – parce que l’on tourne en rond et que l’on marche sur ses propres traces. »

Duvignaud, Le Jeu de l’oie

1Deux « choses » semblent tourmenter l’écriture de Jean Duvignaud1, l’une – bannie – possédant l’autorité de la démonstration savante, l’autre – attendue – scrutée pour ses virtualités en œuvre. L’une est relevée chez Durkheim : « traiter les faits sociaux comme des choses », l’autre chez Montaigne : « aller toujours béant après les choses futures ». Deux étranges « choses » qui sont très loin de n’en faire qu’une. La première semble contenir la promesse de quelque bénéfice heuristique, la seconde est le gage promis aux seuls hommes persistant dans leur être « béant ». Ne sommes-nous pas en présence de ce signifiant flottant2, ici symbole de l’a priori chargé d’efficace scientifique, là de l’insaisissabilité de l’objet du désir ? « Chose » concrète toutefois dans les deux cas, marquée d’une indéfinition qui oblige à en poursuivre la quête.

Durkheim et l’anomie

2S’agissant de la prescription durkheimienne, cette « chose », à considérer comme telle, se tient nécessairement à distance du sociologue et celui-ci l’apprécie d’un regard calme et froid, « objectif ». Dire « chose » consiste pourtant textuellement à réifier, au nom d’une rigueur méthodologique requise, « le fait social ». « Chose », celui-ci l’est d’ailleurs de toute évidence pour Durkheim, puisqu’il le « reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus » (Durkheim, 1996, p. 11). Extrinsèques aux individus et agissant sur eux, son explication ne peut être trouvée à l’intérieur des consciences individuelles3. Durkheim s’emploie ainsi à rapporter le fait social à un ensemble de propriétés d’où la volonté des sujets sociaux est exclue. Il est vrai que le but programmatique de Durkheim était qu’une science de la société devait se séparer de la philosophie en se dotant d’une méthode qui la rende autonome. La défiance de Duvignaud à l’égard de ce volontarisme méthodologique porte bien sur la réification dont la sociologie menace la connaissance de ce qu’il nomme « la vie commune ». S’il n’écarte pas définitivement l’approche durkheimienne – on verra pourquoi –, il nourrit des réserves du même ordre pour toute théorie scientifique dominante et, derrière les grands courants universitaires, s’inquiète d’un positivisme clandestin ou des formes captieuses d’un capital académique établi.

3Il faut tenter d’appréhender Duvignaud dans son milieu et dans son époque. Les prouesses épouvantables du vingtième siècle faisaient douter de l’équilibre mental de l’homme « moderne » :

En ce temps, les idéologies étaient la névrose des intellectuels, sans doute la seule réponse sécurisante aux convulsions d’une société prisonnière de l’idée qu’elle se donnait d’elle-même, assurée de son positivisme – « ordre et progrès » –, le ghetto de l’ontologie cartésienne ; et l’on était las de tourner en rond derrière de fallacieuses chimères. […] Nous, depuis 1900, c’étaient deux guerres au nom de la nation et des terreurs totalitaires. […] Staline, Mussolini, Salazar, Franco, Hitler… ? N’y avait-il à opposer à ces leaders que les discours d’une triste morale d’école ? (Duvignaud, 2007, p. 32)

4Puis, vinrent les records productivistes des Trente Glorieuses s’accompagnant du triomphe de quelques nouvelles doctrines universitaires dont le succès dépassa ce que leurs précurseurs avaient envisagé : marxisme et structuralisme se taillaient la part du lion. Ne pas céder au chant des sirènes procédait pour Duvignaud d’une « manière d’être » qui lui était impossible de sacrifier sur l’autel de quelque théorie que ce soit : « Si à la suite de Marx, on tente de définir les étapes nécessaires du durcissement économique que l’auteur du Capital, après Hegel, donne pour inévitable et logique, on commet la pire des fautes contre la réalité, celle de la traduire en un langage étranger (le nôtre) et de vouloir à tout prix que la vie lui ressemble » (Duvignaud, 1991, p. 129). Il en va de même à propos des « structures » en vogue : « Quand on parle de “mythes” et qu’on en étudie la structure formelle, on oublie trop souvent que le système qui se cache derrière leur expression imagée et souvent confuse n’en fournit la contexture que pour l’observateur européen. » (Duvignaud, 1991, p. 90) On peut donc relever la considération très relative qu’il porte à bon nombre de précurseurs des sciences sociales, regardés comme vaches sacrées par quelques idolâtres.

5Nul mépris de la recherche accadémique pourtant dans cette position, nulle accointance avec une pensée libertaire encline à quelque certitude révolutionnaire promouvant l’autodafé des idées issues du concensus universitaire. C’est plutôt que Duvignaud ne s’incline pas devant « la Raison » comme devant une déité philosophique ou scientifique. Il considère les théories, les mieux bâties soient-elles, comme des propositions, et à ce titre n’en néglige aucune, fût-ce pour se défier de beaucoup d’entre elles. Duvignaud défend l’idée qu’un sujet ou un groupe social en sait plus qu’il ne parvient à en dire sur les formes capricieuses et changeantes de son existence et les buts éventuels de sa vie ; idée dont la psychanalyse s’autorise également, mais que Duvignaud ne retient pas sous ce patronage. Car il faut dénier aux « courants de pensée », plus encore aux « écoles », le pouvoir d’épuiser la connaissance interne aux vécus individuels ou collectifs. L’enjeu est épistémologique et relève, pour celui qui prend la plume, d’une manière de vivre plus que d’écrire. Car, reprend-il souvent, certaines situations historiques, dans leur présent vécu, suspendent la possibilité du « concept » et dévoilent la seule béance d’un futur. Il s’agit pour lui, à chaque fois, de résister à l’esprit de système, comme si toutes les théories en place, et leurs aéropages d’observants, menaçaient sa pensée. Dans cette critique des mœurs savantes, une place spéciale est faite à Marcel Mauss, inventeur du « fait social total », lequel mobilise toutes les dimensions – supposées indépendantes entre elles – de la vie sociale, posant ainsi le caractère inexhaustible de la « chose » sociale (Mauss, 1995, p. 204).

6C’est pourtant Durkheim, à la suite de Jean-Marie Guyau, qui donna à la notion d’anomie la portée sociologique décisive que lui reconnaît Duvignaud. Dans son étude sur le suicide4, Durkheim voit l’occasion de démontrer que la commission d’un acte, que tout semble placer sous la volonté souveraine d’un individu, auteur d’un passage à l’acte qui semble n’avoir mobilisé que sa seule volonté, acte en apparence purement subjectif, relève de conditions essentiellement sociales, c’est-à-dire extérieures au sujet. Parmi les trois types identifiés, le suicide anomique est l’expression d’une société, fortement, cruellement, déréglée. À certains moments de son histoire, un groupe social ou la société entière perd le pouvoir de réguler ou d’apaiser les passions de ses membres. Certains demeurent ainsi inconsolables devant la disparition des possibilités d’engagement et de réalisation dont leur éducation et leur formation intellectuelle constituaient le gage. L’anomie apparaît comme état de dérèglement, de déliaison sociale d’une époque, d’un moment historique, où certains individus se voient abandonnés à eux-mêmes. Mais ce qui constitue un symptôme chez Durkheim devient à l’inverse un retour d’appétit désespéré de « création » pour Duvignaud. Car le suicide, en effet, n’est pas la seule réponse que certains individus opposent au délitement des règles du jeu social, ce jeu inscrit dans l’ordre des valeurs, des croyances, de la reproduction générationnelle normative… En effet, si une époque traversée de crises peut donner lieu à de nombreux suicides anomiques, tous les sujets anomiques ne se suicident pas. Certains d’entre eux, témoins de l’aporie des idées établies de leur monde, demeurent comme suspendus, dans une « attente » muette, dit Duvignaud, sans réponse consolatoire, mais toutefois, pour qui se met en quête d’un nouveau « rôle », chargée de possibles. Montaigne le dit ainsi : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. Et la crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir ; et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. » (Montaigne, 2009, p. 131) Nous pouvons donc « nous amuser » jusque dans ce qui n’est pas encore. Cette manière de demeurer « béant après les choses futures » ne tient pas de la contemplation ou de l’espoir ankylosé, elle consiste à s’emparer autrement du présent. Il y a du ludique à s’aventurer dans cette béance, fût-ce pour y trouver la mort. Un désir de présent qui engage l’avenir jusqu’à son point fatal.

7En quoi est-ce donc toujours de la sociologie, ou si l’on préfère, quelque discipline qui y ressemble un peu ? Parce qu’au cours d’un cheminement permanent, qui transcende les séparations des époques, des géographies nationales ou ethniques, des cultures et des idéologies, dont il reconnait chaque fois le poids décisif sur les projets politiques et leurs désastres, Duvignaud s’inquiète des croyances de bon aloi et des mots d’ordre de bon sens qui participent au « pourrissement des sociétés » (Duvignaud et al., 1975). Sur le plan méthodologique, il s’agit, entre autres préventions, de refuser l’opposition individu/collectif, et reprendre un paradigme qui a fait ses preuves dans des cercles qu’on ne peut décrire que comme ceux des commensaux :

Et la plus simple des activités – manger, manger en commun – n’a-t-elle pas été transmuée, travestie en cérémonie sacrée ? Manger, boire, oui, mais à ce moment d’attente entre la mastication et la digestion, lorsque prennent forme les questions et les énigmes, et que s’installe une connivence, une complicité. « Banquet » platonicien ou bouddhiste, « Cène » des chrétiens, « agapes » – peu de religions échappent à cette chimie du repas partagé et de l’illumination mentale sous ses figures multiples. Le sublime des philosophes se cherche à travers le corps… (Duvignaud, 2007, p. 45)

8Ne s’agit-il pas là de replacer l’individu – corps et pensée en un même attelage – au centre de la chose sociale ? Le lien social qui se crée et se renforce lors d’un repas pris en commun est dans les idées qu’on passe en même temps que les plats. Il y a Mauss là-dessous et sans doute Rabelais.

La vie sociale et le théâtre

9La chose sociale est donc l’objet d’un jeu. Que l’on passe de ces réunions informelles où se recomposent sans cesse des formes collectives discrètes ou bruyantes, dont l’enjeu est la simple réalisation d’elles-mêmes, et le seul but celui d’engager la vie ordinaire sur la voie de dépenses improductives, aux « manières » familliales, professionnelles ou religieuses, à celles de s’assembler en parti politique, en groupe syndical ou corporatiste, c’est toujours le théâtre, instance démiurgique de la vie sociale, qui en façonne les expressions et les passions. « Le théâtre dans la société, la société dans le théâtre », dit Duvignaud pour garder à l’esprit la dimension spéculaire du jeu social, « Le théâtre et son double », dit Artaud – que la division du travail social est parvenue toutefois à rendre invisible. Dans sa volumineuse Sociologie du théâtre ([1965], 1999), il entreprend ainsi l’exploration au long cours des formes d’invention théâtrale, dont aucune société, « primitive » ou « moderne », n’a fait l’économie. C’est ainsi qu’il faut lire, quelques années plus tard, le récit de son immersion ethnographique dans un village misérable du Sud de la Tunisie nouvellement indépendante : Chebika (1991). Duvignaud découvre une oasis « traditionnelle » exposée au choc des métamorphoses « modernes ». Au cœur du désert, ce lieu somnolant souffrant d’anomie générale prenait la forme inqiétante de l’aphasie masculine. Les hommes ne parlaient (presque) plus. Parmi ces sujets peu loquaces, qui parvenaient sans cesse à se dérober à l’enquête, une silhouette anxieuse et rêveuse allait et venait : Rima, orpheline placée auprès d’une famille tenue au devoir, sorte de Cendrillon assignée aux tâches ménagères les plus ingrates. Cette jeune fille semblait aussi exécuter furtivement certains gestes fragiles que Duvignaud identifia plus tard à ceux d’Antigone. Un deuil inconsolable lui ouvrait les yeux sur les changements du monde et la poussait à refuser la résignation des autres à reproduire, presque mécaniquement, les actes de leurs aïeux. Elle disparut, « mangée par des scorpions », prétendit ensuite la rumeur du village. Le théâtre vivant s’inscrivait ainsi dans les plis de la vie sociale… Mais peut-on mettre sur un même plan un village tunisien bien réel et ces tréteaux qu’un quatrième mur transparent sépare du public ? Duvignaud n’hésite pas à répondre positivement. Bien sûr, la vie sociale des gens de Chebika s’étire dans le temps des activités domestiques et productives qui se suivent et se répètent ; mais ce temps est aussi traversé de silences chargés de questions qui ne parviennent à être formulées : le village attend. Une scène vacante sur laquelle un personnage saura bientôt s’éprendre d’un nouveau rôle.

10Ce n’est pas là une approche romantique du « fait social ». À la même époque où Duvignaud séjourne en Tunisie, les travaux de la microhistoire italienne développent des idées très proches de la « microsociologie » que l’auteur de Chebika revendique dès les premières pages de son livre. L’approche adoptée par un groupe d’historiens italiens rompt avec le projet de L’École des Annales5. L’angle d’attaque de la microstoria consiste désormais à examiner les trajectoires individuelles, pouvant s’entrecroiser, afin de dégager des réseaux cohérents d’individus6. Sous l’oxymore « exceptionnel normal », dont la microhistoire fera des usages variés, Edoardo Grendi proposera d’aborder les comportements normaux à partir des cas exceptionnels (Grendi, 1977, p. 506-520 et 512 ; Grendi, 2009, p. 67-80). Atteindre la norme par l’étude de certains cas exceptionnels, saisir l’exceptionnel au contact de la norme, c’est bien ainsi que Giorgio Agamben souligne aussi le caractère synthétique de l’exception, qui en tant que telle, suppose nécessairement la norme :

Ce qui caractérise proprement l’exception, c’est que ce qui est exclu n’est pas pour autant absolument sans rapport avec la norme ; au contraire, celle-ci se maintient en relation avec elle dans la forme de la suspension. La norme s’applique à l’exception en se désappliquant à elle, en s’en retirant. […] En ce sens l’exception est vraiment, selon son étymologie, prise dehors (ex-capere) et non pas simplement exclue7. (Agamben, 1997, p. 25)

11Mais entre microhistoire et microsociologie demeure l’écart des sources. En effet, si « l’exceptionnel normal » se découvre dans les archives de l’historien, l’anomie se repère dans la vie sociale foisonnante d’événements ordinaires ou inatttendus à laquelle participe l’ethnographe. C’est pourquoi Duvignaud pratique une microsociologie attentive à la « théâtralisation de la vie quotidienne retrouvée » (Duvignaud, 1991, p. 16-17) : « […] pour les gens de Chebika, jouer au jeu social, c’est susciter la vie collective elle-même, la restituer dans sa plénitude, fût-ce une pauvre plénitude de misère » (Duvignaud, 1991, p. 346). Et lorsqu’elle ne conduit pas au suicide, l’attente anomique donne lieu parfois à ces figures exceptionnelles que le théâtre met sous les feux de la rampe :

Un grand nombre de faits obscurs dans les sociétés traditionnelles anciennes ou contemporaines montre que la vie sociale procède, comme le théâtre, à une sélection dramatique qui tend à isoler de la masse commune ou anonyme, un individu qui n’est pas toujours, caractériellement, mentalement ou physiquement, en accord avec le rôle dont il doit exécuter toutes les attitudes qu’il implique. (Duvignaud, 1999, p. 29)

12Ainsi, le Misanthrope de Molière, par exemple, n’est pas celui qui n’aime pas les hommes, mais celui qui, intimement las de voir ses semblables exécuter le rôle de courtisan auquel les courtisans s’assignent mutuellement, décide de ne plus jouer ce rôle social. Un rôle théâtral qui consiste dans le refus de poursuivre l’interprétation d’un rôle social. Ce paradoxe, qui veut qu’au refus d’un rôle dans la vie sociale corresponde la pleine réalisation d’un rôle au théâtre, est homogène à la structure d’enchâssement réciproque du théâtre et de la vie sociale dont parle Duvignaud (supra). Qu’est-ce qu’un rôle au théâtre sinon un passage du jeu social normatif à un jeu qui s’en distingue fondemmentalement au point de se présenter comme celui d’un protagoniste qui se sépare du reste de ses « semblables ».

L’écriture comme jeu : texte ou sous-texte ?

13« Quant à l’environnement où s’élabore cette émergence de la personnalité anomique – non pas la cause, mais l’Umwelt, le climat de son événement –, on ne peut que suggérer quelque choc, quelque attente […] bouleversant le déterminisme d’une histoire. » (Duvignaud, 2007, p. 53) N’est-ce pas là le choc dont doit se relever tout ethnographe s’il veut se prendre au jeu d’une « scène indigène ». Le « climat » des « faits sociaux » qu’il découvre ne doit-il pas l’amener à suspendre les théories qui avaient ses faveurs, l’obliger à suspendre tout jugement, à adopter quelque épochè, et déplacer son regard, non pour changer de paradigme ou dresser quelque scénario prospectif, mais pour forger le langage dont il ne pourra prétendre lui-même s’abstraire. Plus question, si l’on en croit également Clifford Geertz, de laisser « les choses » parler toutes seules. S’interrogeant sur le passage à l’écriture des ethnologues, l’anthropologue américain évoque ainsi le « dilemme de la signature », qui hante le chercheur de terrain lorsque, ouvrant ses carnets de notes, il entreprend de rédiger une monographie aussi proche que possible, espère-t-il, du vécu social de ses hôtes :

Il n’est pas seulement vrai qu’affronter l’autre, même si c’est très délicat, n’est pas la même chose qu’affronter la page blanche. La difficulté réside aussi dans le fait que la bizarrerie qui consiste à élaborer des textes d’aspect scientifique à partir d’expériences scientifiques largement biographiques, ce que sont finalement les ethnographes, est totalement éclipsée. Le dilemme de la signature, tel que l’ethnographe l’affronte, exige à la fois le détachement olympien du physicien, que la fonction d’auteur ne concerne pas, et la conscience souveraine du romancier, chez qui la fonction d’auteur est hyper-développée. (Geertz, 1996, p. 17-18)

14Autrement dit, l’ethnographe cumule deux statuts qui cohabitent difficilement : celui de savant – hardi à traiter les faits sociaux comme des choses – et de témoin oculaire, assailli d’hypothèses – béant après les significations. Pour s’en sortir, l’ethnographe travaille alors une étrange écriture oscillatoire : il s’en prend davantage au langage qu’à ses notes de terrain, et produit un texte aussi ambitieux et curieux que le serait un « récit scientifique imaginaire ».

15Roland Barthes énonce en d’autres termes le « dédoublement » dont est irrémédiablement marquée l’écriture de l’historien (ce qui vaut aussi pour l’ethnologue). Il observe la « fonction prédictive » de l’historien, dont l’omniscience – il sait ce qu’il n’a pas encore raconté – lui permet de jouer sur le temps des événements et sur celui de sa propre parole. Barthes décrit ainsi ce qu’il nomme, à la suite de Jakobson, des shifters (embrayeurs) d’organisation, qui renvoient « par certains détours d’apparence rationnelle » à la situation d’énonciation (Barthes, 1993, p. 167). Ce jeu entre énoncé et énonciation assure les conditions d’une « objectivité imaginaire », et produit un « effet de réel » : « Au niveau du discours, l’objectivité – ou carence des signes de l’énonçant – apparaît ainsi comme une forme particulière d’imaginaire, le produit de ce que l’on pourrait appeler l’illusion référentielle, puisqu’ici l’historien prétend laisser le référent parler tout seul. » (Barthes, 1993, p. 168) Le plus louable effort d’objectivité ne semble donc pas parvenir à abolir la présence subjective du savant au cœur du texte.

16On ne peut donc plus distinguer sérieusement un texte littéraire de celui prétendant n’avoir de compte à rendre qu’aux sciences sociales. Les déboires existentiels de l’auteur sont dans les deux cas du même ordre et d’ailleurs ne s’arrêtent pas là. On sait, en effet, qu’il n’y a pas d’auteur auquel ne viennent s’accoter un lecteur particulier, et Roland Barthes soutient la place prépondérante de celui-ci puisque, dit-il surtout, l’auteur est mort (Barthes, 1968). Restons pour lors au chevet de l’auteur savant et tâchons d’envisager un profil à ce lecteur. Sans doute est-il comme l’auteur lui-même, d’une formation intellectuelle ou d’un bagage scientifique à peu près équivalent, des différences tenant bien sûr à l’étendue et à la qualité de son expertise, mais engagé dans la même discipline ou une discipline proche, évoluant lui aussi dans un ensemble de questions, de lectures, de réflexions ou songeries du même ordre. Ce profil est donc celui d’un critique en puissance, et celui qui tient la plume ne l’ignore pas. Il doit alors anticiper sur les objections que ce lecteur peut à tout moment lui adresser, et inclure dans son propos une sorte de riposte prédictive. Y a-t-il d’ailleurs des écrits savants qui ne se développent au sein d’une vaste toile tissée de controverses, de polémiques stimulantes, voire de contentieux, où prennent place beaucoup d’autres auteurs ?

17Depuis les sophistes, on sait que la rhétorique n’est pas seulement un art ou une technique, mais un jeu agonistique qui, comme tout jeu, autorise des coups plus ou moins retenus. Johan Huizinga a vu dans le triomphe des sophistes la transformation d’un « jeu sacré » en joute verbale profane donnée en spectacle au peuple d’Athènes, un peuple amateur de compétitions : « Ils sont admirés comme thaumaturges, comparés à des athlètes […]. Les spectateurs applaudissent et rient d’un trait bien envoyé. C’est un pur jeu : les adversaires se prennent mutuellement comme dans un filet de discours ; ils s’administrent des knock-out. » (Huizinga, 2008, p. 207) Les exploits rhétoriques des sophistes étaient très clairement produits dans le cadre de compétitions soumises à la sanction du public. De l’enthousiasme des spectateurs dépendait la fortune des auteurs et la postérité de leurs œuvres. Ce lauréat de la Grèce classique, récompensé pour ses exploits oratoires, trouve sa contrepartie dans l’auteur puni pour avoir opposé à la vérité officielle sa propre parole subjective. Michel Foucault a souligné combien les auteurs furent épinglés en tant que tels lorsque leurs écrits furent associés à des actes de transgression (Foucault, 1969). Cette idée ne constitue pas une alternative à celle de « la mort de l’auteur » évoquée précédemment (Barthes, 1968), qu’elle ressuscite même d’une certaine manière en l’exposant sur un podium ou un gibet. Selon Barthes, le « sens ultime » d’un texte – littéraire, historique, sociologique… – ne doit plus être recherché dans ce que l’auteur, ce simple « scripteur », avait en tête lorsqu’il tenait la plume, mais parmi les lecteurs qui tous suscitent ce sens comme ils l’entendent, puisque « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine ». Il est donc vain de chercher à savoir qui parle dans un texte. Ce n’est donc plus le référent, mais le langage, nous dit-on, qui parle tout seul… La postérité ironique du texte de Barthes s’aperçoit dans la description sinistrement prémonitoire de ce qui apparaît aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, non comme la mort de l’auteur, mais bien comme celle de l’écriture. Un texte, dit-il, est « un espace à dimension multiple, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture8 » (Barthes, 1968, p. 65). Peut-on donner plus exacte définition de ChatGPT ? Sans doute l’auteur putatif mérite-t-il d’être réduit à la portion congrue, même s’il demeure, à ses risques et périls, non sans outrecuidance, seul signataire du texte.

18Selon Duvignaud, si ce n’est pas l’auteur qui fomente le sens ultime du texte, le destinataire n’y parvient pas davantage. Il faut retourner à Mauss pour s’en faire une idée. Vu sous l’angle de l’échange, et du don, puisque cet « échange textuel » ne se réalise jamais dans la sphère marchande, on peut imaginer que les textes donnés-reçus-rendus9 possèdent les propriétés de la relation sociale que nouent un auteur, son lecteur, et d’autres acteurs, omniprésents et blottis dans la sorte de pénombre qui enveloppe un spectateur au théâtre… Du point de vue de Duvignaud, la focalisation du regard sur le couple auteur / lecteur du texte fétichise celui-ci, parce que la « valeur du texte » n’est pas dans le texte mais dans le sous-texte, comme en furent convaincus les surréalistes, eux qui n’accordaient de valeur « réelle » qu’aux écrits et aux œuvres picturales et plastiques d’où la lucidité de l’auteur s’était retirée. Ce sous-texte n’est donc en aucun cas un autre texte, il ne repose pas sur du langage ou de l’écriture, ou en tout cas de manière très peu « textuelle », il n’est pas non plus entre-les-lignes du texte ; il est, pour n’en pas faire mystère davantage, dans les conditions de la vie commune qui l’ont rendu possible.

19Pour se défaire de cette « illusion référentielle » comme de l’illusion du langage autonome, Duvignaud revendique une « imagination selon le vrai » (Duvignaud, 1991, p. 18). Il lui faut disposer d’une écriture débarrassée de toute morgue scientifique et chargée des pouvoirs heuristiques que seuls des corps locuteurs ou des « commensaux » – passés et présents – peuvent garantir : « La sociologie, pieuse discipline, en appelle à une heureuse trahison, un dépassement de ce qui paraît être pour accéder à ce qui change. […] L’imagination […] prolonge et anticipe ce qui paraît de soi et là justifie les langages perdus de la vie banale… » (Duvignaud, 2005, p. 128) Objet de désir physique, l’écriture et la lecture agissent par le regard et, comme toute création visuelle, peuvent « donner forme à cette hallucination vraie que l’on ne nomme pas encore imaginaire. Donner à voir et à entendre le langage perdu du rythme et des corps » (Duvignaud, 2005, p. 114). Tous les textes duvignalesques, notamment la série d’essais qu’il publie dans les dix dernières années de sa vie, démontrent un même soin à ne jamais sacrifier à la boursouflure égotique. Non qu’il s’agisse de traiter ainsi des questions du monde avec humilité, cette qualité qui dissimule souvent une pusillanimité critique, ou pire encore, un moralisme étroit incapable de défendre la distinction à laquelle tout auteur prétend, en tout bien tout honneur, mais de rendre grâce aux rencontres humaines qui sont à l’origine du privilège d’écrire. Et sans doute cette dette – ce terme serait à questionner longuement – se serait-elle posée dans les mêmes termes si Duvignaud avait été, au bout d’un autre parcours, chanteur lyrique, comédien ou peintre. Comédien, d’ailleurs, dont le métier lui inspire, au travers de l’œuvre pédagogique de Constantin Stanislavski, l’idée de « sous-texte ». On n’inflige pas à ses amis, ses compagnons de route, des références, car il n’y a qu’un pas entre l’érudition et la pédanterie. Il n’est donc pas question de les soumettre aux assauts d’un moi égotique. A-t-on relevé cette fine pellicule d’autosatisfaction qui affleure sur tout texte savant ? « Le bel “ego”, le bienheureux “moi”, sûr de ce qu’il croit avoir été – de sa vocation, sa mission, sa carrière –, que serait-il hors de ces complicités éphémères, de ces “nous” où se mijotent utopies et créations ? » (Duvignaud, 2005, p. 27) Là où il s’aperçoit, le sous-texte est l’instance du « Nous », à laquelle Duvignaud ne tente jamais de se soustraire. Pour prétendre, en effet, à la diffusion publique d’un texte, à la publication, et donc se donner à lire comme auteur, il faut se laisser conduire, non par la vérité nécessaire, ou supposée telle, du texte en cours d’élaboration, mais par ce qui subsiste dans l’imagination écrivante des échanges physiques, des rencontres qui furent, toujours ludiques sous quelque forme, les suppléments de vie qui méritèrent d’être vécus et qui, le moment venu, agissent dans le texte en formation comme autant de semences. Qu’il s’agisse de l’analyse d’un sociologue comme de la création littéraire d’un auteur, la réussite est en grande partie celle d’un groupe. Le collectif stimule l’inspiration du sujet qui évolue au sein d’une tribu complice, labile fût-elle, comme le public applaudit à la scène l’incarnation d’un rôle :

Il y a ce qu’on croit, ce qu’on dit, ce qu’on est. Un on qui est un nous disséminé au hasard des rencontres de bistrots, de rues, de parcs : une complicité qui ne s’avoue pas toujours, se fige en individus par la force des choses d’un marché de l’imagination, opposées les uns aux autres par la vertu de la « farce commune ». […] Et si disséminés qu’ils soient dans la foule des vivants, des affinités invisibles les rapprochent parfois, d’un mot, d’un geste, d’un regard, ce « favoris du désir ». Ils ne complotent pas la fin du monde ou de la société, ils jouent avec les choses. (Duvignaud, 2005, pp. 48-49)

20Que ce « nous » soit à l’origine des seuls actes d’écriture qui fomentent du sens désirable, voilà toute l’œuvre de Duvignaud10. Une vie, comme au Jeu de l’oie, dont la digression des moments décisifs est soumise au coup de dés qui, s’il n’abolit pas le hasard, dit qu’on ne compte que sur nous, que l’obstination à poursuivre le jeu suffit au bonheur des joueurs, béants au coup suivant…