La bicyclette selon Flann O’Brien
1Dans un article intitulé « Quand la fiction vit dans la fiction », Borges résume de cette façon « le plus complexe des labyrinthes verbaux », le roman At Swim-Two Birds, signé Flann O’Brien et publié en 1939 : « Un étudiant de Dublin écrit un roman sur un aubergiste de Dublin qui écrit un roman sur les clients de sa taverne, lesquels écrivent des romans où figurent l’aubergiste et l’étudiant, ainsi que d’autres auteurs écrivant sur d’autres romanciers. » Il est tentant de comparer ce résumé à la dernière Centurie de Giorgio Manganelli : « Un écrivain écrit un livre sur un écrivain qui écrit deux livres, l’un et l’autre sur deux écrivains (etc.) » – cette comparaison est certainement féconde, mais je ne saurais dire pour quelle raison.
2Un autre roman de Flann O’Brien, L’Archiviste de Dublin (Dalkey archive), ne se résume pas plus facilement que At Swim Two Birds : les romans de O’Brien ne se laissent pas dompter par le synopsis ; il serait vain, par exemple, d’accomplir une réduction synoptique d’une soirée de palabres dans un pub fréquenté par des érudits de la compagnie de Jésus portés sur l’alcool. Essayons tout de même : un certain Mick rencontre un certain De Selby, misanthrope et féru de théologie : De Selby cherche à provoquer la fin du monde, découvre par hasard comment figer le temps et converse avec les morts (notamment avec saint Augustin). On apprend par ailleurs que James Joyce, toujours vivant, est devenu serveur dans un pub. Mick envisage de quitter sa petite amie, de rejoindre les Chartreux et de dérober la bombe mise au point par le misanthrope. À cette occasion (l’intrigue est embrouillée, vous devez soit lire le livre soit me croire sur parole), il entend un certain sergent Fottrel exposer sa théorie moléculaire : à force de se côtoyer, le cycliste et sa bicyclette ont tendance à se confondre, les atomes de l’un passant dans le corps de l’autre, et vice-versa. Le sergent cite un malheureux devenu à 70 % bicyclette.
3Nous voici donc à Dublin, dans un monde peuplé de savoirs et de superstitions comme il peut l’être de farfadets, de vieux bavards ou de banshees. La théorie moléculaire, l’idée d’une chimère moitié bicyclette moitié homme suffit pour remplir une journée de lecteur – aussi, j’interromps ma lecture et profite du reste de la journée en flottant dans un monde d’atomes et d’impermanence, plutôt agréable. Quand je reprends le livre le lendemain, il s’ouvre de lui-même à la page où je m’étais interrompu, comme si la lecture de la veille s’était inscrite dans la matière d’une reliure plus ou moins élastique – on reconnaît l’hospitalité d’un livre à cette façon de se plier aux habitudes de son lecteur.
4Je retrouve la théorie là où je l’avais laissée : à force de se côtoyer, le cycliste et sa bicyclette ont tendance à se confondre, les atomes de l’un passant dans le corps de l’autre, et vice-versa. On cite un malheureux devenu à 70 % bicyclette. La suite du récit me semble plus confuse ; je ne m’alarme pas, je connais les brumes de Flann O’Brien, ses bifurcations, ses demi-tours, ses lubies imprévues et ses solutions de continuité. Je m’étonne pourtant de voir que le récit s’écrit désormais à la première personne du singulier. James Joyce a disparu, De Selby est bien présent mais il n’est plus un personnage dangereux, il est devenu un essayiste cité dans des notes de bas de page. Vient le moment où le narrateur est accusé de meurtre, il déclare être dépourvu de nom, dans l’espoir d’échapper à une sorte de justice expéditive – en vain : on choisit déjà le bois de l’échafaud.
5Je me rends compte alors de mon erreur : je ne suis plus en train de poursuivre ma lecture de L’Archiviste de Dublin, je viens d’entamer par son milieu un autre roman de Flann O’Brien, Le Troisième Policier : la théorie moléculaire présente au cœur de Dalkey Archive se trouve également au chapitre 6 du Troisième Policier, presque mot pour mot : elle y prend le nom de théorie atomique ; elle n’est plus exposée par le sergent Fottrel mais par le sergent Pluck. Flann O’Brien avait arraché au manuscrit refusé du Troisième Policier les dix pages de sa théorie de la bicyclette pour les introduire dans Dalkey Archive, en croisant les doigts pour que la greffe prenne – et avec elle, le succès. J’avais glissé sans le savoir d’un livre à l’autre de la même façon que les molécules de cycliste glissent dans le corps du vélo et les atomes de vélo dans la chair du cycliste, en profitant d’une brèche.
6La brèche entre deux livres, la lente métamorphose d’un cycliste en bicyclette, supposent un monde poreux fait d’atomes et de grains de poussière, où l’unité des choses n’est pas illusoire à proprement parler, mais provisoire et alternative, et leur intégrité est assurée par la distance, la distraction, le consensus ou la précaution. Le monde de Flann O’Brien, servant de décor à ses livres, est celui des atomistes, décrit par Lucrèce – plus précisément la poésie de Lucrèce interprétée par un Irlandais du vingtième siècle. L’atomisme autorise le fantastique en lui apportant une justification convenable ; plus besoin de sortilèges ou de sorciers, il suffit d’admettre la granularité des choses pour accepter de les voir succomber à la transformation. C’est un monde perméable, l’opacité l’emporte encore sur la transparence, chaque surface se laisse pourtant traverser tôt ou tard, et comme elle est soumise aux lois de l’usure, elle finit par céder.
7Le temps me manque pour en parler, mais par association d’idées, ces lois de l’usure me font penser à :
81) Une phrase de Carl Watson dans Vie psychosomatique : « Il arrivait que le charriot de sa machine à écrire se coince ; le temps de s’en apercevoir, il tapait des chapitres entiers à l’intérieur d’un seul trou. »
92) La définition de Pluchkine, l’avare des Âmes mortes, par Nicolas Gogol : « une déchirure dans le tissu de l’humanité. »
103) Une note recopiée par Walter Benjamin, dans Paris capitale du 19e siècle : « un jour qu’il regardait un loqueteux passer sur le boulevard, Balzac toucha de la main sa propre manche : il venait d’y sentir la déchirure qui bâillait au coude du mendiant. »
11Ce monde opaque mais pas complètement étanche me paraît être le monde du livre de papier où les regards ne sont pas conduits de transparence à transparence et de reflets à reflets jusqu’à une issue décevante, mais de surface à surface, mates, tangibles, mais friables, facilement altérées, et alors accueillantes comme la surface d’un papier buvard, conçu pour absorber l’excès d’encre1.
12Dans un livre tout récent, Ma poussière est l’or du temps, Lucien Polastron fait la remarque suivante : l’idée de livre apparaît dans l’histoire de l’humanité « à partir du moment où une substance dégradable entre en jeu : papyrus, parchemin, papier » – avant ça, l’écriture se trouvait des supports bien plus solides, des façades ou des stèles, mais elle était alors monumentale, officielle ou hiératique. Selon Polastron, ce choix ressemble à un pacte diabolique, l’éternité de la parole en échange d’un support friable ; il faut alors admettre la pérennité de l’écriture garantie par l’usure du papier, qui oblige à la retranscription et au transport d’une copie à la suivante, comme les âmes ou la royauté passent de corps en corps.
13Hubert Reeves rapporte une fable de la tradition hindouiste : « Tous les cent ans, un vieillard vient effleurer de son mouchoir de soie une montagne plus haute et plus dure que l’Himalaya ; après un kalpa, la montagne est rasée au niveau de la mer. » Selon ses calculs, cette durée d’un kalpa est de 1032 années, à quelques mois près. Curieusement, Hubert Reeves ne tient pas compte de l’usure du mouchoir ni de celle du vieillard – mais qui suis-je pour critiquer les calculs d’Hubert Reeves ? et d’ailleurs, l’essentiel n’est pas là.
14Plus important est de voir comment l’usure et l’atomisme rendent à nouveau possible la dispersion du moi par frottement au cours de la lecture, au lieu de sa consolidation, et comment ils rendent possibles les échanges, les glissements, les emprunts, les citations et les usurpations, c’est-à-dire aussi les adaptations.
15Dans une lettre de 1875, Gustave Flaubert écrit : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne et j’en crève. » Cette confession est l’exact inverse du faux le plus célèbre de la littérature française, « Madame Bovary, c’est moi » : on y apprend non pas la projection d’un égo d’écrivain dans son personnage mais le contraire, la métamorphose de Flaubert en Bouvard et Pécuchet. À force de « s’enfoncer dans des études atroces et antiplastiques », autrement dit de lire les livres de la bibliothèque de ses bonshommes, Gustave sent les molécules de Bouvard et de Pécuchet pénétrer sa chair pourtant coriace, le métamorphosant non pas en bicyclette, mais en copiste, auteur d’un futur copieux Sottisier – l’essentiel étant de dire adieu au personnel, selon une de ses formules (authentique, celle-là).
16À propos d’adieu au personnel, rappelons que Flann O’Brien, dont le véritable nom était Brian O’Nolan (Ó Nualláin), collectionnait les pseudonymes tels que Myles na gCopaleen, Brother Barnabas ou George Knowall, dans le seul but de brouiller les pistes, et a lancé un jour à ses confrères écrivains cette invitation à la métamorphose : « Un écrivain de sexe masculin devrait pousser l’imposture jusqu’à écrire sous un pseudonyme féminin, et vice-versa. » Proposition acceptable à l’époque où O’Brien trempait son visage dans de la mousse de bière, plus difficilement admissible à présent, quand le travestissement peut être pris pour une indigne captation.
17La fréquentation régulière des livres ne corne pas seulement les pages, elle corne aussi le lecteur, disait je ne sais plus qui ; lire mais aussi écrire sur l’élan d’une lecture entraîne la dilution d’une identité dans une autre, on appelle ça l’imitation, le pastiche ou l’influence, avec ou sans angoisse, pour reprendre le titre de l’essai de Harold Bloom. Au chapitre « Imitation » de son Timber or Discoveries, et sous le portrait de William Shakespeare, Ben Jonson conseille à l’écrivain de se choisir un modèle, de l’imiter, de lui ressembler trait pour trait jusqu’à devenir lui, ou à son image, au point de ne plus distinguer la copie de l’original. « Pas comme une créature qui avale tout cru ce qu’elle attrape, sans le mâcher, mais comme on se nourrit avec appétit, quand l’estomac concocte, sépare en petits morceaux et transforme tout en nourriture. » (Notons au passage : Harold Bloom, dans L’Angoisse de l’influence, a recours à l’atomisme de Lucrèce et fait du clinamen l’une des six manières de recevoir l’influence et de la détourner à son profit.)
18Dans l’irrésumable roman At Swim Two Birds, Flann O’Brien prêche l’idéal d’une littérature universelle, collective, inspirée par l’amour libre ; chaque livre constituant un répertoire ouvert dans lequel chacun pourra puiser. « Les personnages devraient pouvoir passer d’un livre à l’autre ; le corpus tout entier de la littérature serait considéré comme des limbes d’où chaque auteur pourrait retirer ses personnages à volonté, se donnant seulement la peine de créer ceux qui font encore défaut. » Quarante années plus tard, Gilbert Sorrentino a pris l’invitation au mot, en retirant de At Swim Two Birds un bon nombre de personnages pour les disperser dans son chef-d’œuvre Mulligan Stew, un roman sur un auteur de romans, tout aussi irrésumable.
19Ce n’est pas tout à fait de cette manière que procédait William Shakespeare quand il puisait dans les chroniques ou les contes de tous les pays pour en tirer ses pièces, mais il y a un peu de ça : on croit voir parfois un de ces grugeurs de monnaie limant des pièces d’argent pour en récupérer un peu de métal. Marcel Schwob avait adopté la méthode chapardeuse de Shakespeare, il y voyait l’essence même de la littérature, ou l’un de ses traits distinctifs : non pas l’utilisation d’idées générales, de concepts généraux, de théories ou de principes plus ou moins bien mis en scène sous forme d’allégories, mais l’usage du détail, de l’objet, du singulier et de l’anecdotique ; une attention au trivial si propice à la littérature anglaise et si étrangère à la bienséance française, paraît-il.
20Shakespeare chaparde dans Plutarque l’idée que César se méfiait des maigres et préférait les gros ; et comme ça ne suffisait pas pour dessiner son personnage, il le rend sourd d’une oreille. À sa suite, Marcel Schwob conseille de collectionner les détails trouvés chez Diogène Laërce, ou plus tard John Aubrey, qui en fournissait à la demande : « Aristote portait sur l’estomac une bourse de cuir pleine d’huile chaude » ou « Milton prononçait la lettre R très dure ». Flannery O’Connor relève l’importance d’une paire de pantoufles dans Madame Bovary, portées par un clerc, plus significatives qu’un paquet d’émotions poignantes ; Catherine Shan relève l’importance d’une paire de chaussettes dans la Sonate à Kreutzer : elles « se détachent de la masse des mots [et] c’est ce qui nous garantit la vérité de cette histoire » – sinon sa vérité, sa force littéraire.
21C’est de cette façon que Flann O’Brien s’intéresse aux particules de bicyclettes ou que Robert Walser consacre deux pages à une saucisse. En suivant cette leçon de Shakespeare, de Schwob, de O’Connor, de Shan ou de Walser, on se donne pour défi d’apprendre à lire et, si pareille chose est possible, de parvenir à écrire, quitte à tirer d’un grand livre d’histoire ces détails prosaïques inutiles pour l’historien mais utiles pour échafauder une dramaturgie, composer une scène ou faire surgir un personnage et le maintenir debout sans l’aide de ficelles trop grossières. Le concept des deux corps du roi proposé par Kantorowicz est passionnant en plus d’être pertinent, et d’ailleurs il lui vient en partie d’une scène de Shakespeare, quand Richard II se dépouille après son abdication des attributs de sa royauté, au cours d’un strip-tease pathétique et sublime ; Kantorowicz s’était saisi du détail pour en tirer une loi générale, l’erreur du romancier consisterait à partir de sa loi générale pour concevoir un roman, qui est l’art du fortuit. Dans son essai sur Frédéric II, par contre, il trouvera de quoi puiser sans retenue : par exemple la figure du logothète Pierre des Vignes, secrétaire particulier devenu traître, peut-être aussi empoisonneur, ou une scène de chasse au faucon, ou le dialogue de l’empereur avec des mystiques soufis, ou la formule « labyrinthe gomorrhéen » inventée par le cardinal de Viterbe pour dénoncer un harem purement imaginaire.
22De la même manière s’élabore l’adaptation d’un roman, pour le cinéma, le théâtre ou la radio : de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, on ne retient pas seulement l’idée d’une domination universelle, d’un contrôle permanent et d’une soumission volontaire, mais le visage du Grand Frère, la maigreur du personnage principal et son ulcère variqueux, le gin de mauvaise qualité, une boule de verre, une chansonnette, une lame de rasoir et du chocolat acheté au marché noir. De Jacques le Fataliste, un cheval volé, un autre attiré par les gibets, une bouteille de champagne, une jarretière et un pansement.
23Le maître demande à Jacques de lui raconter l’histoire de son capitaine ; Jacques lui répond : Je ne m’y refuse pas ; mais vous ne la croirez point : elle est déjà arrivée à un autre. Eh bien, dit le Maître, je dirai comme un poète français, qui avait fait une assez bonne épigramme, disait à quelqu’un qui se l’attribuait en sa présence : Pourquoi monsieur ne l’aurait-il pas faite ? je l’ai bien faite, moi. Ce n’est pas parce Diderot a écrit Jacques le Fataliste qu’on ne peut pas écrire Jacques le Fataliste, surtout quand on adapte Jacques le Fataliste ; il faut au contraire y voir un encouragement et se donner pour but d’écrire Jacques le Fataliste pour la simple raison que Diderot l’a déjà fait, en plagiant Laurence Sterne puis en le désignant comme son plagiaire.
24Pour adapter un livre en général et Jacques le Fataliste en particulier et confier ensuite son texte aux comédiens, il faut se mettre dans la peau des personnages, comme Flaubert dans celle de Pécuchet : tour à tour la peau de Jacques puis celle de son maître. Si on n’est pas comédien, on se contente, faute de mieux, de se glisser dans la robe de chambre de Denis Diderot – vous voyez de quelle robe je parle : la vieille robe de chambre, celle qui était faite à lui comme il était fait à elle, entièrement confondue avec d’autres guenilles tombant elles aussi en poussière.
25Denis Diderot aura d’ailleurs le dernier mot (dans une lettre à Sophie Volland) : « La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici, vous vivrez en détail. »