Ranger sa bibliothèque : lectures critiques, relectures politiques (Viel, Toledo, Quintane)
1Le court texte de Walter Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque », disait en 1931 le lien qui unit un lecteur et écrivain à sa bibliothèque : lien affectif et éthique, que les départs, l’exil et la fuite manquent de briser dans les années suivantes, lien formel également, plus ténu peut-être, mais qui fait tenir ensemble ces deux espaces contigus de la lecture et de l’écriture. Benjamin décrit en ces termes l’existence du collectionneur :
[Elle est liée] à une relation envers les choses qui, loin de mettre au premier plan chez elles la valeur fonctionnelle, donc leur utilité, leur usage possible, les étudie et les aime au contraire comme la scène ou le théâtre de leur destin. C’est le plus profond enchantement du collectionneur que d’enclore l’exemplaire dans un cercle envoûté où, parcouru de l’ultime frisson, celui d’avoir été acquis, il se pétrifie. Tout ce qui relève là de la mémoire, de la pensée, de la conscience, devient socle, cadre, reposoir, fermoir de sa possession1.
2Ce texte a certes davantage à voir avec le geste de la collection qu’avec celui, stricto sensu, de la lecture, et avec la façon dont on peut, matériellement, emporter ou non ses livres avec soi2. Malgré cela, cette distinction entre une valeur fonctionnelle, d’usage, et une valeur absolue accordée à la seule présence d’un objet ainsi prélevé m’a semblé emblématique de la tension qui anime le geste contemporain de la collection critique, où se lit un régime particulier d’écriture de la lecture. J’entends par là des textes en prose, à la frontière du récit et de l’essai, qui mettent en scène la lecture critique et qui, traversant d’amples pans de la littérature comme de la théorie, font de la lecture l’objet même de leur méditation. Ces textes ne ressortissent ni tout à fait à l’essai, ni tout à fait au récit. L’auteur ou l’autrice y prend la parole à la première personne, se peint en chef d’orchestre de ses propres pratiques de lecture, de telle sorte que ces textes mettent en abyme – de façon assez classique – un rapport privilégié à la bibliothèque. Ces formes singulières d’écriture critique, ni tout à fait professionnelle, ni tout à fait courante, sont un des lieux privilégiés où se déploie un discours théorique sur la littérature. Dans ces fragments théoriques, ce sont les textes lus qui font figure d’exemples, et où s’éprouve ainsi une méthode de lecture, au moins autant qu’une analyse de l’écriture. Cette écriture du commentaire fait désormais l’objet d’un réinvestissement paradoxal. Si on peut la rattacher à la tradition de la critique des écrivains, ces textes entrent surtout en dialogue avec l’histoire de l’essai littéraire, un genre dont Marielle Macé a montré la disponibilité formelle et la capacité à faire cristalliser, pour la période qu’elle commente, une pensée dynamique de la littérature3. La porosité, ou plus exactement les phénomènes de contiguïté formelle entre récit et théorie, a été explorée également par Bruno Clément, à propos du genre du commentaire d’abord, dans Le Lecteur et son modèle (1999), et à propos du cheminement de la pensée elle-même, par exemple dans Le Récit de la méthode (2005). La tentation de l’essai littéraire est courante, au sein d’une littérature contemporaine où la traversée d’une bibliothèque volontiers borgésienne constitue un motif fréquent – en témoignent, par exemple, les récits de Pierre Senges – et qui travaille volontiers avec d’amples pans d’histoire littéraire – dont les « fictions critiques4 » sont un exemple. Les textes que Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Pascal Quignard ou encore François Bon5 consacrent à la littérature relèvent de ces formes hybrides, où se frottent le récit, la critique et la fiction, caractéristiques d’un premier « moment » de la période contemporaine.
3Force est de constater que les années 2010 ont ensuite ouvert une période caractérisée par une inflexion politique importante, celle d’une repolitisation des discours littéraires6. La résurgence de formes qui renégocient la grammaire de l’engagement littéraire va de pair avec la valorisation critique d’approches susceptibles d’articuler méthodologiquement la lecture littéraire avec les enjeux politiques de son temps7. Dans un tel contexte, la lecture des textes passés comme contemporains n’est plus seulement un geste d’hommage, un art poétique par le détour, ou encore un autoportrait de l’écrivain en lecteur. Elle se fait aussi espace d’expérimentation : dans ces collections contemporaines, volontiers fragmentaires, la bibliothèque devient un lieu de mise à l’épreuve de la destination pratique du texte littéraire, et l’écriture de la lecture cherche alors à saisir au moins autant son effet que ses usages possibles. Reste que les textes commentés, et la forme du commentaire, convoquent parfois d’autres définitions de la lecture : « écrire la lecture8 », c’est alors, pour l’écrivain, se situer dans un ensemble complexe de formes, de gestes critiques et de fragments théoriques. Les quelques exemples convoqués ici donnent à voir trois postures distinctes, qui ont en commun cette renégociation entre maintien d’un rapport esthétique aux textes et à l’écriture, destination pratique du texte littéraire et prise en compte de ses usages.
4J’examinerai donc quelques exemples, empruntés à Tanguy Viel, à Camille de Toledo et à Nathalie Quintane, pour tâcher de penser les enjeux pratiques de ces saisies contemporaines de la lecture critique. Cela me permettra de mettre en évidence la façon dont la représentation critique de la lecture par les écrivains est tributaire de la façon dont la théorie littéraire pense la lecture. Cette porosité entre narrativité et théorie produit, de fait, des formes narratives spécifiques : c’est ainsi à la mesure des héritages critiques qui les traversent que les imaginaires narratifs s’infléchissent et se déplacent, au fil du temps.
Dévoilements critiques et lectures de soi
5Dans le même moment de son œuvre, Tanguy Viel a publié à la fois des romans tributaires de la veine sociale, politique, voire militante de la littérature, et deux essais méditatifs et fragmentaires, où la pensée voyage de citation en citation, traversant une bibliothèque dont le mouvement est ressaisi par un ensemble d’images aquatiques. Article 353 du code pénal paraît en effet en 2017, La Fille qu’on appelle en 2021, quand les deux essais fragmentaires sur la lecture et l’écriture, Icebergs et Vivarium, paraissent respectivement en 2019 et en 2024. Ces deux pôles, celui d’un romanesque social et celui de l’essai critique mettent de côté, peut-être provisoirement, la veine romanesque, teintée de noir, de polar et de cinéma, que les récits de Viel cultivaient jusque-là. Une littérature soucieuse de dénoncer les injustices (la spoliation des terres et des richesses, la spéculation immobilière dans le premier de ces deux romans, le phénomène d’emprise, et l’abus de pouvoir d’hommes politiques prêts au mensonge pour obtenir des faveurs sexuelles dans le second), qui s’inscrirait plus ou moins dans le tournant éthique que décrit Alexandre Gefen dans Réparer le monde9, se déploie donc dans le même temps qu’une prose essayistique, fragmentée, prenant pour objet la littérature et défendant son effet par les images du repli et de l’abri, fréquentes notamment dans Icebergs. Cette tension, Tanguy Viel la discute lui-même dans « Voltaire ou Sainte-Thérèse10 », un court texte recueilli dans le collectif Contre la littérature politique, et dont le titre antithétique fait référence à un mot de Flaubert. Ce texte prend l’allure d’une discussion dialectique, et défend un équilibre précaire, entre une littérature qui adhère au monde, et une littérature qui s’en écarte, et qui se nourrisse au contact de la pensée. Cette double posture – où l’on lirait, sans peine, un double discours – module en fait deux lignes thématiques, qui ont à voir avec la posture critique de l’auteur contemporain, au sens de Jérôme Meizoz. On peut saisir cette dialectique à partir de deux principaux points de tension : entre théorie et sentiment, entre efficacité politique et imaginaire de la retraite.
6Les deux essais, Icebergs et Vivarium (désormais : V), déploient des réseaux d’images aquatiques mais aussi végétales, dont Marinella Termite a souligné la présence : celles-ci accompagnent la pratique citationnelle de Viel de façon à faire de la bibliothèque un écosystème11. Ainsi l’interprétation littéraire se trouve-t-elle intégrée à la représentation d’un ensemble vivant, et mouvant. Dans Vivarium, on lit ainsi l’éloge d’une littérature comme pratique de l’« attention » :
Je me demande si la littérature n’est pas une grande affaire d’attention conjointe, une prosodie déictique qui ne cesserait de recréer le socle de la désignation, aussi satisfaite de la communauté qu’elle invente que des objets qu’elle désigne, aussi fière de refonder le pacte qui y lie ses adeptes que de traiter de tous les sujets. En tout cas cela m’arrive souvent, quand je lis, de ne plus savoir très bien ce qui me fait frissonner : ce que le texte désigne ou bien l’adresse murmurante qu’il engage vers moi. (V, p. 27-28).
7Le passage montre la façon dont la circulation d’un livre à l’autre favorise l’émergence d’une pensée de la littérature, qui répond elle-même à une forme de désir de théorie : on sent dans ces quelques lignes le goût du terme technique, la tension de la phrase vers la formule (du présent étendu au présent gnomique), l’apparente causalité qui fait enchâsser les relatives et traduit un plaisir de l’écriture critique – celle d’une petite théorie de la lecture – et le style dans lequel elle s’énonce n’est pas étranger à la part d’abstraction qui s’y exprime. Mais on y lit aussi le désir de textes adressés, et le récit, en creux, d’une lecture presque organique, traversée d’affect, et dont la langue est in fine celle du dialogue avec le lecteur.
8De fait, Vivarium fait aussi le récit d’une vie parmi les livres qui se trame dans l’alternance entre citations non référencées et signalées par l’italiques, et fragments narratifs à la première personne :
Atteint l’âge de dix-huit ans, je me souviens que la découverte de la littérature et, plus encore, le saut fait en elle, fut d’abord le rêve d’un territoire ardemment séparé du monde et qui, en me coupant de lui, m’en protégeait. A cet âge, si j’avais pu mettre une porte blindée, une muraille de Chine entre les livres et le monde, entre ma communauté pour ainsi dire négative et la communauté en vrai des hommes et des femmes, en un mot si j’avais pu vivre dans une bibliothèque sans fenêtre, je l’aurais fait. « Moi qui imaginais le Paradis / Sous l’espèce d’une bibliothèque ». Mais, ayant depuis révisé ce contrat que je n’ai jamais vraiment signé, je me demande ; à quoi cela ressemble un paradis sans fenêtre ? (V, p. 45-46)
9La muraille, la « bibliothèque sans fenêtre » remobilisent certes le motif de la tour d’ivoire, associé à la coupure de la littérature et du monde mais, intégrées au récit rétrospectif d’un cheminement d’écrivain, elles disent aussi la nécessité d’une sortie. Le double motif de la tour et de la fenêtre reprend les métaphores traditionnelles de la lecture, évoquées par exemple par Alberto Manguel dans Le Voyageur et la tour12. Selon Laurent Demanze, ces figures rejoignent plusieurs méditations sur les lieux de l’écriture, et en particulier les maisons d’écrivains, dans les deux essais : il s’agit alors d’articuler à l’idéal de l’abri la tentation du dehors13. Ces quelques lignes, qui expriment la dialectique entre clôture et ouverture à l’œuvre dans la lecture, sont suivies d’un passage sur le plaisir de la nomination : c’est bien la tension entre le langage et le monde, les mots et les choses, dont celle des usages de la lecture et des enjeux pratiques de la littérature, qui nourrit la réflexion. « Mais quand même : j’écris aussi, et surtout, pour adhérer au monde », lit-on ainsi, le récit des lectures passées engageant de façon assez attendue une réflexion sur la définition de l’écriture.
10On pourrait voir ici un dialogisme, non dénué de rapport de force, entre différentes instances de la lecture – ce que Peter Szendy, par la métaphore de la lecture comme scène intérieure et « petit théâtre vocal », propose de lire comme « une micro-politique du lire » où les différentes voix lisantes, celles des lecteurs et celles des livres, engagent des rapports de force14. J’y vois aussi, et surtout, un tiraillement entre des héritages critiques distincts. Le premier a trait au positionnement éditorial des éditions de Minuit, où Viel a publié l’ensemble de ses livres. Viel s’inscrit, par là, dans une généalogie littéraire beckettienne, marquée également par la figure de Blanchot et par une pensée de l’écriture mue par le négatif, à laquelle il fait fréquemment référence dans les deux essais, Icebergs et Vivarium. Le Lecteur de Quignard en serait un point de transmission, un relais. Pour autant, un décentrement s’opère, qui abstrait cet héritage de toute logique d’épuisement ou d’exténuation, au profit de la réémergence d’une ligne en partie sartrienne ou, pourrait-on dire, post-sartrienne, et qui a trait aux redéfinitions contemporaines des valeurs politiques de la littérature.
11Quelle est, alors, la bibliothèque convoquée depuis cette ligne de crête ? Dante, Pétrarque, Montaigne, Warburg, Benjamin, Proust… Il s’agit d’une bibliothèque en partie classique, dominée par le motif de la quête infinie que l’écriture transforme en poème, et par la figure, persistante et un peu idéalisée, d’une conception autotélique de l’écriture – en témoigne en particulier la section « Psychostatisme », dans Icebergs, et plus généralement le goût de la formule réflexive, et l’objet même de ces deux essais, qui donnent à lire le mouvement discontinu de la pensée et expriment, incidemment, une forme de mélancolie à l’égard de ces héritages – qui semblent appartenir à un passé littéraire en partie révolu. Ce serait un mauvais procès que de reprocher à Viel l’excès d’un formalisme un peu désuet, quand précisément il cherche à l’accorder, au sens presque musical, à des pratiques narratives plus transitives. Mais on rencontre aussi, au fil de ces pages, Ingeborg Bachman, Virginia Woolf, ou encore Jaccottet et Ponge… jusqu’à Gaëlle Obiégly ou encore le Comité invisible. Un tel éclectisme dit aussi une vie de lecteur, et de dialogue avec les livres.
12Cette mise en valeur de l’écriture opère un déplacement, très net, entre les deux essais : d’Icebergs à Vivarium, l’écriture de soi par fragments s’affirme et se fait plus assumée, toujours au prisme d’un motif aquatique, le plus souvent marin, qui permet l’émergence d’un souvenir d’enfance ou de jeunesse. Ainsi, c’est à soi que ramène la pratique de la citation, et l’interprétation des textes, en un geste qui a à voir avec celui, archaïquement exégétique, du dévoilement. Il faudrait alors interroger deux fois le mouvement de repli qui persiste, d’un texte à l’autre : repli du texte à l’écart du monde, entendu comme un souffle, une pause, – c’est le motif de l’abri qui traverse les premières pages d’Icebergs – rendu compatible avec la métaphore du refuge, qui ré-aménage un monde vivable mais aussi repli vers soi, depuis la bibliothèque ré-arpentée, dans une forme d’écriture polygénérique, qui fait coexister en soi deux rythmes, attachés à deux esthétiques : celui du récit de soi, continu et fluide, et celui de la pensée asymptotique, lacunaire, ressaisie par le texte bref (davantage que par le fragment), et tendue vers une écriture théorique, étayée par les lectures, qu’il faut alors conquérir, et s’approprier.
Interprétation et traduction : une herméneutique désuète ?
13La représentation de la lecture constitue, de fait, une mise en abyme de l’interprétation et de ses usages, que l’écriture critique des écrivains rend particulièrement visible. Cette lecture, cependant, n’est pas uniquement l’expression singulière d’un rapport intime aux livres. Elle est aussi un geste de renégociation épistémologique et de mise à l’épreuve de la pratique herméneutique. Une histoire du vertige, de Camille de Toledo, publié chez Verdier en 2023, reparcourt quelques grands textes de la littérature occidentale, pour y essayer quelques possibilités de réinterprétation, dans une perspective écopoétique, et pour penser les impasses du rapport de domination qu’entretient l’humanité à l’égard de la Terre et de ses environnements. Élaboré à travers un cycle de performances données en 2016-2017 à la Maison de la poésie de Paris, et issu d’une thèse de doctorat de recherche-création soutenue en 2016, sous la direction de Dominique Rabaté, le livre se présente comme un parcours à travers la bibliothèque, mené par un narrateur-herméneute, qui s’adresse à son lecteur à la deuxième personne. Cet essai critique, scandé par une adresse qui fonctionne autant comme le signal rhétorique d’une argumentation amicale que comme une forme de prise à témoin, propose une méthode de pensée qui – et c’est là son principal point commun formel avec les essais de Viel – doit beaucoup au souvenir de Montaigne.
14Les figures de Montaigne et de Don Quichotte, dans le premier chapitre, ouvrent ce parcours mélancolique de l’histoire littéraire par la déploration de la perte du lien entre les mots et les choses ; Toledo cherche à montrer qu’au seuil de l’époque moderne, un certain « habitat » narratif a fait perdre à « Sapiens narrans » cet ancrage. C’est donc pour refonder ces « encodages », à comprendre comme des pratiques narratives, que les textes anciens gagnent à être relus :
Voilà le terrain que nous autres, les habitants du vingt et unième siècle, avons à arpenter : des espaces, des territoires blessés, une Terre raturée, biffée comme un vieux manuscrit, couverte de nos écritures par des cartes que nous avons élaborées pour stabiliser nos demeures et qui ont été remises en cause15.
15On le voit, deux lexiques critiques s’opposent ici : à celui du déchiffrement et de l’écriture, renvoyés à l’idée d’une opacification, répond celui d’une écocritique, qui spatialise et organicise les notions convoquées (terrain, espaces, territoires, demeures, mais aussi plus haut « habitat narratif »). De fait, c’est au moins autant un rapport d’adhésion à la fiction que le système conceptuel qui le justifie, que cible Toledo. Au fil des chapitres, Toledo pointe la part destructrice d’un paradigme sémiotique fondé sur la croyance comme forme de maîtrise, donc de pouvoir. Revenant sur la découverte de la perspective en art, à laquelle il associe une définition surplombante du sujet (dont le narrateur, en littérature, est une déclinaison) et donc du regard qui fait passer du côté des « objets » la quasi-totalité du monde : « le vaste monde que les explorateurs croient découvrir, mais encore, les humains attachés à ces terres lointaines16. » Si la réflexion sémiotique de Toledo fait preuve, parfois, d’une forme de néo-platonisme (puisqu’il cherche à ré-ancrer fictions et récits dans un rapport au monde moins médié), il s’agit bien, par la relecture de quelques grands textes littéraires, d’arracher la subjectivité à sa position dominante et destructrice, au profit d’autres régimes de croyance, plus collectifs et aptes à retrouver le lien avec le monde. Une telle perspective cherche à s’inscrire dans un large courant critique, marqué par l’anthropologie de Bruno Latour, qui cherche à replacer les existences humaines au sein d’écosystèmes pluriels. Cela suppose de rompre avec la dynamique narrative comme avec l’appareil critique de la modernité et, ce faisant, d’infléchir son rapport critique avec la littérature.
16Don Quichotte de Cervantès, les Essais de Montaigne, l’Histoire universelle de l’infamie de Borges, Sylvie and Bruno concluded de Lewis Carroll, Danube de Claudio Magris, L’Homme sans qualités de Musil, Le Monde d’hier de Stefan Zweig, l’œuvre d’Edouard Glissant, Faulkner, Le Livre de l’intranquillité de Pessoa, Moby Dick de Melville, Vertiges de Sebald : la plupart des textes convoqués le sont pour faire état d’une discordance dans la façon dont on peut les déchiffrer, en reconduisant la fracture entre les mots et les choses, ou en travaillant au contraire à la réparer.
Les deux textes – Carroll et Borges – se tiennent sur une ligne de faille entre les cartes et le vivant. Cette ligne qui est, je te le dis en passant, également le lieu de la littérature, là où elle nous émeut : lieu de l’entaille, de la blessure, là où la langue cherche à retrouver le monde, à partir de cet outil – les mots – qui a contribué à nous en séparer, nous en éloigner. (HV, p. 54)
17À propos du récit de sa naissance par Glissant dans Philosophie de la relation, c’est le paradigme de la traduction qui surgit sous la plume de Toledo : la notion, abondamment convoquée dans ses précédents essais, vise à substituer aux pratiques du déchiffrement (verticales et mortifères) celles d’une reliaison :
On peut à travers [cette scène de naissance], lire le tournant terrestre en cours : ce temps où partout, dans les sciences humaines, les politiques publiques, les arts, se fait jour cette attention aux écarts, aux décrochages, entre les mots et les choses, entre nos codes, nos langages, et la Terre, à l’heure où retombent les narrations de l’émancipation – l’hybris de l’affranchissement… Tu peux, je crois, te figurer ainsi l’extension du monde tremblé sur le monde certain : un temps où, pour modifier nos habitats narratifs, pour les relier à la vie, nous devons passer d’encodages trahissant le monde à des écritures traduisant le monde. (HV, p. 101)
18Cependant, la lecture que produit ici Toledo est une interprétation de facture relativement classique : le travail in absentia autour des métaphores de la naissance et de la renaissance permet de mettre en place une analogie au sein de laquelle la traduction répare, sur le plan du langage, les réalités divisées et dispersées que l’on peine à rassembler. La traduction est alors le remède linguistique à l’image obsessionnelle de la faille chez Toledo. Ce faisant, c’est bien à un geste herméneutique que se livre Toledo, déployant le texte autour d’un principe explicatif qui en oriente la lecture.
19Or, sur le plan méthodologique, cette pratique herméneutique reconduit précisément l’ordre du monde que dénonce ici Toledo, en ordonnant la signification autour d’un regard unique. Sur le plan narratif, pourtant, l’auteur en déconstruit patiemment les formes : il remet en cause la narration fondée sur des schémas actantiels propres à la conquête et à la spoliation, pointe les écueils d’une stimulation de la croyance décorrélée du monde sensible, cible l’hégémonie énonciative du sujet, en termes de narration comme de construction des personnages. Les livres relus par Toledo sont présentés, cependant, comme des antidotes : soit parce qu’ils font vaciller l’opposition entre clôture textuelle et transitivité littéraire, soit parce qu’ils mettent en cause, par réflexivité, la posture du lecteur (on retrouve alors l’opposition, à peine dissimulée, entre lectures d’adhésion et lectures critiques). C’est le cas, par exemple, à propos de Zweig, à partir duquel Toledo invite à rééquilibrer un désir de fiction perçu comme potentiellement aliénant : « Il me sert à saisir l’oscillation entre croyances à la certitude, à la stabilité de nos codes et décroyance » (HV, p. 90). Moins fréquemment, les textes constituent aussi un contre-exemple. Ainsi de la relecture de Faulkner comme travail de sape de la subjectivité toute-puissante au profit d’’une pluralisation de l’énonciation ; une relecture, cependant, déjà classicisée par bon nombre de contemporains17.
20Dans leur ensemble, les pratiques interprétatives mises en œuvre par Toledo, du moins dans l’écriture de sa lecture critique, reconduisent en partie les héritages critiques qui sous-tendent ces lectures dominantes qu’elles visent à disqualifier. Le principe d’analogie, l’aporie dialectique, la visée applicative de métaphores extensives comme celle de la traduction empruntent en effet au répertoire de l’herméneutique. Pour le dire autrement, la relecture critique de Toledo fonctionne au moins autant comme reconduction d’une culture littéraire classique que comme congé donné à ce rapport à la fiction et au récit que Toledo décrit comme sédimentation et aliénation. La question de Toledo, peut-être indirectement, touche aussi à la façon dont on peut relire, ou lire autrement, des corpus que l’on arrache au système de valeurs qui a pourtant produit leur classicisation. Mais ce qui est mis en valeur, dans ces textes, ce n’est pas tant le réseau intertextuel d’un ensemble d’œuvres ainsi reparcourues, ce n’est pas tant, non plus, le plaisir érudit d’une collection de lectures savantes, mais c’est plutôt, me semble-t-il, une mise à l’essai de l’interprétation littéraire en contexte contemporain : l’écriture de la lecture vaut alors comme mise en scène d’un geste critique, où s’éprouve aussi une forme d’autorité.
Expliquer, interpréter, mettre en forme
21Je voudrais terminer par un dernier exemple, en manière de contrepoint. Bien que de façons distinctes, les lectures de Viel et de Toledo les montrent aux prises avec des pratiques de lectures contrastées, dont l’agencement parfois contradictoire donne à ces textes toute leur dynamique. Tout autre est la posture de Nathalie Quintane, dont la majeure partie de l’œuvre est proche de l’essai18 et convoque d’autres livres, le plus souvent à titre d’exemples dans le cadre d’une démonstration sur les enjeux de la littérature. L’écriture de la lecture est donc, chez Nathalie Quintane, constitutive de bon nombre de textes : il s’agit le plus souvent de regretter la nécessaire « thématisation » des enjeux politiques de la littérature, et de constater à la fois le pouvoir des formes, et les fausses certitudes des lecteurs quant à leur innocuité. Je m’arrêterai en particulier sur « Beaucoup d’intentions, assez peu de crimes », le texte que Quintane compose pour le recueil critique Contre la littérature politique, paru en 2024 à La Fabrique19. Présenté sous formes de tirets, à la manière d’une liste de constats, ce texte questionne à la fois la façon dont la littérature se donne comme politique, au sens où elle engage un rapport de force avec les représentations comme la langue dominante, et dont elle permet de suggérer des manières de faire, par-delà les pages du livre (« jusqu’à nous pousser à agir ailleurs que dans les livres20 »). Quintane commence par opposer deux conceptions du fait littéraire, celle d’une poésie par essence « irréfutable », et la sienne, « réfutable21 ». Le texte reproduit alors le débat entre les deux intervenants, à partir de ces antonymes qui thématisent la question de la compréhension, donc de la lisibilité, pour la mettre à distance : « Parce que c’est obscur, ce serait irréfutable ? ça, c’est ce que j’appelle une définition paresseuse » (p. 13). L’horizon de la réfutation permet à Quintane de déplacer la littérature sur un triple terrain : communicationnel, argumentatif et théorique.
- On voit le danger (imaginaire) : que cette part réfutable de la littérature contamine le politique, le fragilise. C’est pourquoi Balzac écrit de temps à autre « C’est pourquoi ». Comme un point de capiton qui viendrait fixer l’étoffer qui s’effiloche de la littérature.
- Pourquoi ces « C’est pourquoi » m’ont toujours amusée ? Parce qu’à trop penser au lecteur il le caricature ? Le lecteur, la lectrice, ce serait cette personne qui a besoin qu’on lui résume régulièrement les dix lignes ou les dix pages qui précèdent ou qu’on lui en donne la cause, qui a besoin qu’on lui explique la vie.
- Justement ! disent les lecteurs, les lectrices.
- Et pourquoi pas ? disent les militants.
- À ce compte-là, vous n’avez pas besoin de nous, disent les écrivains, vous n’avez quand même pas besoin de nous pour vous border le soir !
- Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous avez plein d’imagination, vous avez des idées, vous inventez des histoires, carrément vous fabriquez des mondes. (CLP, p. 13-14.)« - On voit le danger (imaginaire) : que cette part réfutable de la littérature contamine le politique, le fragilise. C’est pourquoi Balzac écrit de temps à autre « C’est pourquoi ». Comme un point de capiton qui viendrait fixer l’étoffer qui s’effiloche de la littérature.
22Le dialogue se poursuit, les militants étant, eux, caractérisés par « l’expérience », dotés d’un « répertoire d’actions » et, par opposition aux artistes, qu’on remercie de n’être « pas trop délirants ». L’échange se conclut sur l’idée d’une « bonne phrase », d’un « bon slogan », qui ferait converger ces compétences : c’est donc la question de la forme, qui clôt le passage, qui rejouait ironiquement l’opposition ancienne du politique (action) et de l’esthétique (contemplation). Fil rouge du texte de Quintane, la réflexion sur la forme permet de ressaisir l’histoire récente des formalismes, et de penser à travers ce prisme les conditions contemporaines d’une littérature politique. C’est alors la figure de Sarraute qui se place momentanément au cœur de la démonstration :
Je me souviens d’un télescopage temporel : l’automne dernier (2022, donc), je participe à un colloque sur un sujet historique (et politique, eh oh) auquel on a invité des écrivains (je ne me souviens même plus depuis quand ni pourquoi les universitaires se sentent obligés d’inviter celles qui font la tambouille). Au bas d’un escalier mais au-dessus de moi, une romancière se retourne et se penche : Alors, toujours formaliste ? D’un coup, je me vois habillée en Nathalie Sarraute, avec son long manteau, ses escarpins et son petit foulard. (CLP, p. 20)
23Quintane poursuit la discussion sur l’interprétation des textes et souligne quelques pages plus loin combien le dogme de l’intransitivité se trouve désormais marginalisé (« si je me mettais à affirmer aujourd’hui (2023) que j’écris point à la ligne […] ce serait radical »). La discussion porte ensuite sur la « liquidation » des héritages littéraires du XXe siècle, qui conduit à la réapparition de Sarraute : évoquant Monique Wittig, Quintane rappelle que la période dite formaliste n’était pas exempte d’engagement, et que Sarraute était l’une des principales références de Wittig :
Ce qui tendrait à prouver que la lecture (l’appropriation) d’un texte qu’on aurait naguère classé dans l’avant-garde, l’expérimental, etc., n’a pas besoin de s’adosser à une souveraineté supposée de la littérature mais qu’une solide motivation suffit (motivation politique : existentielle). (CLP, p. 30)
24Contre les classifications de l’histoire littéraire, Quintane défend ici une pratique directe de la lecture, qui redéfinit le texte même à partir de sa visée. Dans cette perspective, la transitivité littéraire ne fait pas l’objet d’une reconquête ni d’une redéfinition, à rebours d’un prétendu dogme formaliste ; au contraire, il s’agit d’un point de départ théorique, à partir duquel penser des modes de lecture émancipés du point de vue surplombant de l’auteur et des visées explicatives de l’herméneutique. Tout l’enjeu du discours de Quintane, de livre en livre, est précisément d’arrimer la possibilité d’une lecture pratique à la notion de forme : ainsi revivifié et débarrassé des raccourcis de l’histoire littéraire, le terme « formalisme » fait l’objet d’une nouvelle disponibilité. Ce passage, sous-tendu par un ensemble de références critiques (de Balzac à Sarraute et à l’intransitivité de Barthes, c’est toute une histoire de la critique du roman qui est rappelée en pointillés), constitue en somme un petit manuel de lecture politique. Le régime herméneutique d’une interprétation politique ne serait pas alors, celui d’un dévoilement, d’une applicabilité, ni même d’une traduction. Au contraire, pour Quintane, l’engagement est tributaire de la forme, en tant qu’elle est indissociable des actes. Son texte se clôt par ces quelques lignes qui, affrontant le cliché d’une lecture-action, lui rendent une part de sa puissance pratique, résolument rejetée hors du texte :
Si tu ne veux pas, lectrice.teur, récepteur-émetteur, rester sans engagement de ta part ; et si tu peux envisager que chacun de tes actes est un choix et que lire en est un : t’embarquer22. (p. 34)
L’interprétation comme médiation : pour une critique pratique
25Quel que soit le climat théorique et narratif de l’histoire littéraire, la bibliothèque constitue – et il faudrait dire, constitue toujours – un motif narratif constant, que le contemporain réemploie et prolonge. Plus encore, la bibliothèque se prête à une triple narrativité : celle du récit de soi, selon une logique toute ricœurienne – le temps vécu et le temps lu se superposant aisément –, celle, réflexive, d’une histoire littéraire – les usages intertextuels pouvant s’interpréter, plus ou moins directement, comme une façon pour les auteurs et autrices de se situer dans le temps littéraire –, celle enfin, plus projective, des récits possibles que permet la lecture, analysables alors en termes d’agentivité ou d’incitation à l’action. Méditation chez Tanguy Viel, traduction chez Toledo, et action chez Quintane, la lecture reflète, on le voit, le positionnement théorique et politique des écrivains. À ce titre, la mise en récit de la lecture fonctionne comme un révélateur relativement homogène : par son rapport aux textes littéraires, chacun expose sa définition de la littérature et illustre sa pratique de l’écriture. Malgré leurs différences, ces textes esquissent une théorie de la littérature par les écrivains, mise en retrait par les décennies postformalistes, mais que le contemporain laisse désormais ressurgir ; s’y transforment des figures d’auteurs, plus affirmées, s’essayant au geste théorique et s’y laisse percevoir, par reflet, la façon dont le contemporain travaille avec la bibliothèque, et intègre la bibliothèque à un moment de crise – marqué par le foisonnement de réflexions touchant aux enjeux pratiques et politiques de la fréquentation des textes littéraires. Comment penser avec les livres ? Comment apprivoiser les livres ? Comment ranger sa bibliothèque pour la rendre efficace, opératoire, défensive ? Ces questions invitent à penser les pratiques interprétatives contemporaines, dans leur rapport à la valeur des formes ; et à faire de la bibliothèque un espace certes réflexif, mais où se joue une re-définition, contemporaine, des inflexions du temps littéraires, et des usages du livres.