La très singulière biographie d’un lecteur en général
1J’ouvre un livre. Il s’intitule Musée du Roman de l’Éternelle. Son auteur, Macedonio Fernández, un écrivain argentin mort en 1952, eut une grande influence sur Jorge Luis Borges1.
2Comme tous les livres — mais plus peut-être que tous les autres —, ce livre-ci ne cesse de s’ouvrir, de se fermer, de s’ouvrir en se fermant ou de se fermer en s’ouvrant. S’il est vrai que « la véritable propriété du livre », ce que Jean-Luc Nancy a proposé de nommer sa librarité, réside « dans le rapport qu’il organise et qu’il entretient entre son ouverture et sa fermeture2 » ; s’il est vrai qu’un livre n’est jamais simplement ouvert ou fermé mais « passe toujours de l’un à l’autre état » — « car le livre ouvert se referme tout de même que s’ouvre le livre fermé » —, bref, si tout livre, en tant que promesse de lecture relancée à chaque pas, est essentiellement un entrebâillement, un jour, alors ce livre que j’ouvre maintenant dit quelque chose du livre en général, du livre comme tel.
3C’est un livre, promet son auteur dans l’une des innombrables préfaces qui le constituent et qui en diffèrent le commencement, c’est un roman « que l’on jettera par terre le plus souvent, violemment, et que l’on ramassera fébrilement [recogida con avidez] un aussi grand nombre de fois » (p. 14). Jeté, ramassé, fermé, ouvert, refermé : sa promesse est celle d’un incessant éloignement et rapprochement, une sorte de fort-da permanent. Je peux en témoigner moi-même, lecteur parmi tant d’autres : le lisant, j’oscillais à chaque page, à chaque pas, entre la tentation de renoncer et l’impossibilité de le faire. C’est du reste ce que l’auteur sait très bien, puisqu’il écrit, dans ce même chapitre intitulé « Perspective » (p. 15) : « Roman d’une lecture toute d’irritation [novela de lectura de irritación] : qui, comme aucun autre, aura exaspéré le lecteur par ses promesses [habrá irritado al lector por sus promesas], par son parti pris d’inconclusions et d’incompatibilités [su metódica de inconclusiones e incompatibilidades] ; et néanmoins roman qui tiendra en échec le réflexe d’évasion à sa lecture [el reflejo de evasión a su lectura], car il éveillera une telle curiosité [un intérêt ou intéressement, interesamiento] dans l’esprit du lecteur qu’il restera lié à son destin [littéralement : il laissera le lecteur allié à son destin, lo dejará aliado a su destino] […]. » Le livre, en somme, est fait pour repousser et attirer, encore et encore. C’est-à-dire pour détacher et attacher le lecteur au livre tout autant qu’à l’acte de lire, à sa destinée ou vocation de lecture.
4Si ce livre singulier dit donc quelque chose du livre en général comme entrebâillement toujours indécidable entre l’ouvert et le fermé, il dit aussi quelque chose du lecteur ou de la lectrice qui le ferme ou l’ouvre. Non pas, banalement, au sens où tout livre trahirait quelque trait de celle ou celui qui le lit, du simple fait d’avoir été choisi puis ouvert ou rouvert. Ce n’est pas non plus parce que telle lectrice ou tel lecteur — moi, par exemple — aurait laissé des traces de sa lecture, des annotations, des marques (de fait, l’exemplaire que je possède est vierge de toute note, que ce soient les miennes ou celles d’un·e autre). Non : si ce livre, outre ce qu’il dit du livre en général, dit aussi quelque chose du lecteur ou de la lectrice qui le lit, c’est parce qu’il ambitionne — folle ambition, assurément — d’être une biographie du lecteur.
5Ces mots (en espagnol : Biografía del lector) apparaissent tels quels dans un paragraphe qui est une adresse au lecteur, ou plus exactement à un certain type de lecteur, à savoir le « lecteur intermittent » (p. 32). C’est ainsi que le traducteur français traduit lector salteado, tandis que la traductrice anglaise opte quant à elle pour disorderly reader, « lecteur désordonné3 ». Salteado est le participe passé du verbe saltear, qui veut dire sauter, ici au sens d’omettre, procéder de manière discontinue sans suivre les différentes étapes. Si bien que le lecteur en question, le lecteur apostrophé au début du paragraphe où l’on envisage d’écrire sa biographie (« Je ne te demande pas, lecteur intermittent […], pardon de te présenter un livre si décousu », lui dit l’auteur), ce lecteur serait littéralement un lecteur bondissant, qui avance par sauts, par cahots, par à-coups ou par zigzags. Contrairement à ces autres lecteurs que l’auteur, au début du chapitre, appelle des « lecteurs complets », lectores completos. Ou contrairement à celui qu’il nomme le « lecteur suivi » (lector seguido), dans un chapitre ultérieur (p. 157) par ailleurs dédié — comme le roman tout entier — « au lecteur intermittent » (al lector salteado).
6Or, entre ces deux catégories de lecteurs que tout semble opposer — les saltatoires et les suivis ou complets —, il se produit une confusion savamment orchestrée qu’il nous faut analyser de près, car elle a des conséquences décisives sur ce qui nous intéresse, à savoir ce qui s’annonce comme la très singulière biographie d’un lecteur en général. Le chapitre dans lequel nous avons rencontré la folle idée d’une biographie du lecteur — l’expression y figure en italiques et avec une majuscule initiale, Biografía del lector, comme s’il s’agissait du titre d’un ouvrage à venir —, ce chapitre (intitulé « Aux lecteurs qui souffriraient d’ignorer ce que raconte le roman ») s’ouvre par une série de phrases entre parenthèses ; j’en lis les deux premières, dans l’ordre, en bon lecteur suivi (p. 32) : « (Où l’on observe que les lecteurs intermittents [los lectores salteados] sont, aussi bien, des lecteurs complets [lectores completos]. Et pareillement, que lorsqu’on inaugure — et tel est bien le cas — la littérature intermittente [la literatura salteada], les lecteurs doivent lire in extenso [leer corrido : lire de manière continue, d’affilée] s’ils sont prudents et souhaitent persévérer comme lecteurs intermittents [continuarse como lectores salteados]. […]) » En quoi le lecteur complet ou suivi et le lecteur bondissant sont-ils donc identiques, en quoi se rejoignent-ils ? Et quelles sont les implications de leur surprenante surimpression pour l’entreprise biographique annoncée ?
7Lire d’affilée et lire par sauts reviennent au même, dit au fond l’auteur, dans l’exacte mesure où « l’œuvre devançait les intermittences » (l’œuvre sautait d’avance, faudrait-il traduire plus littéralement : la obra salteaba antes). L’écriture intermittente ou saltatoire, l’écriture interruptive du livre que nous sommes en train de lire, avec ses innombrables prologues et adresses aux lecteurs ou aux critiques ou aux personnages à venir, cette écriture faite d’incessantes interruptions zigzagantes oblige paradoxalement le lecteur qui se voudrait lui-même zigzagant à lire en filant tout droit, à lire en ligne droite, précisément pour continuer à zigzaguer. Comme le dit très clairement l’auteur (p. 33) : « J’ai fait de toi un lecteur assidu [lector seguido, un lecteur suivi] grâce à une œuvre de préfaces et de titres si décousus [tan sueltos : si détachés] que tu t’es retrouvé broché [encuadernado : cousu en un cahier] dans la continuité inattendue de ta lecture [en la continuidad inesperada de tu leer]. » La logique, quoique paradoxale, est implacable : une lecture discontinue d’un livre déjà discontinu risquerait de recréer une continuité qu’elle était censée nier. Négation de la négation.
8Or, dans la mesure même où elle obligerait à une certaine continuité du lire — rendant la lecture prévisible, ou plutôt prélisible —, c’est précisément cette radicale discontinuité de l’écriture qui deviendrait dès lors la condition de possibilité de l’impossible biographie du lecteur, impossible car devant raconter ce qui, par définition, n’aura lieu que plus tard, dans l’après-coup de ce récit même, à savoir qu’il aura été lu. S’il pouvait y avoir des biographèmes de celui qui n’a pas encore vécu sa vie, ce serait parce que son existence serait tracée, écrite d’avance. Et tel n’est pas le cas, bien sûr, car le livre discontinu, l’œuvre de cette littérature saltatoire que l’auteur dit inaugurer ne sait encore rien du lecteur ou de la lectrice qui la lira. Rien, sauf une chose : qu’il ou elle devra lire de façon continûment interrompue ou, si j’ose dire, interruptivement continue.
9La Biografía del lector dont rêve le Musée du Roman de l’Éternelle, la biographie du lecteur que le livre voudrait peut-être devenir ou vers lequel il semble si souvent tendre, c’est au fond la tentative de saisir et d’inscrire d’avance ce mouvement de lecture. L’entreprise biographique — anagnosobiographique, pourrait-on dire, en reprenant le terme grec que Roland Barthes avait jadis proposé de ressusciter pour nommer ce qui relève de la lecture, à l’avoir l’anagnose4 —, cette entreprise se réduirait donc au seul récit d’un pur tracé de lecture, à la narration de la seule trajectoire d’un lire singulier, car du lecteur, exclusivement considéré en tant qu’il lit, il n’y a rien d’autre à raconter, au fond. Ce vers quoi tendrait alors le livre, c’est une pure biographie du lecteur en tant qu’effectivement pris dans l’acte même de lire. Biographie d’un lisant absolu, pourrait-on dire, en songeant non seulement à ce que Michel de Certeau appelait la « lecture absolue » mais aussi à ce que Maurice Blanchot décrivait comme le caractère « foncièrement anonyme » et pourtant « unique » du lecteur5. Bref, le lecteur dont le Musée imagine la biographie est un lecteur détaché, délié (absolutus, en latin) de toute autre circonstance ou de toute autre histoire que celle de sa seule lecture en train de se faire.
10Or, pour saisir cette lecture in fieri, en devenir, pour écrire ou décrire ou raconter cet être-en-train-de-lire sans en relâcher la tension, sans le laisser se déposer ou reposer dans le reste, le reliquat, la cendre d’un avoir-lu-ceci-ou-cela, il faut en capter le procès infinitif et intransitif : un lire à la limite sans objet, tendant vers du texte, certes, mais tangent au texte, s’approchant infiniment de lui ou s’en écartant déjà quoiqu’à peine. J’ai insisté, dans Pouvoirs de la lecture, sur ces deux gestes de détachement à l’égard du texte qui appartiennent toutefois pleinement au mouvement même de la lecture. C’est cette avancée tangentielle vers le texte — ici : le roman annoncé et sans cesse différé dans ses infinis prologues — que la littérature saltatoire de Macedonio Fernández met en scène pour la saisir en une biographie du lecteur qu’elle promet. Et pour s’y acheminer, elle en appelle à une lecture perpétuellement inchoative, purement infinitive ou intransitive, dotée de sa force ou de sa traction propre sans qu’elle s’épuise jamais dans son objet, sans qu’elle s’évanouisse jamais en lui une fois l’acte anagnosologique accompli. « Lecture au subjonctif », « mode subjonctif de la lecture », disais-je dans Pouvoirs de la lecture, dont le personnage inventé par Paul Valéry pour son « Mon Faust », à savoir Lust (ou « lût »), serait une incarnation littéraire6.
11Le lecteur dont le Musée du Roman de l’Éternelle cherche à raconter ou à composer la vie singulière en est une autre, bien plus radicale. Car ce lecteur est au fond la figure impossible, aporétique s’il en est, d’une pérennisation du commencement. En tant que lecteur dont la lecture, tout en étant déjà amorcée, reste toujours à venir, ce lecteur est une entame qui se rêve éternelle. Et pour écrire sa biographie qui serait à la fois descriptive et performative (elle le raconterait comme s’il existait déjà tout en l’inventant, en le produisant), il faudrait l’engager, l’impliquer d’avance, ce lecteur, dans le roman qui, lui aussi, ne cesse de commencer, donc aussi de s’arrêter pour commencer encore et encore.
12La formulation la plus simple de cette inchoativité en voie de pérennisation se trouve dans le chapitre intitulé « Quadruple préface ? » (p. 153) : « la justification de mes promesses », dit l’auteur, c’est de « maintenir le lecteur en haleine [en espera : en attente] et en exercice [y en ejercicio] ». N’est-ce pas là, demandera-t-on, la banale ambition de toute écriture ? Certes, mais elle prend ici une dimension d’absolu, au point de tendre vers un commencement continu qui ne poursuivrait rien d’autre que le pur acte de commencer. Parmi les nombreuses « spécialités » qu’il se vante d’avoir, l’auteur liste « le Roman qui Commence » et « le Roman-Préface [la Prologo-Novela], dont le récit se fait à l’insu du lecteur dans les préfaces » (p. 23). Mais cet art du pré- ou du pro- est ici porté à incandescence, puisque l’auteur va jusqu’à déclarer (p. 56) : « Une préface qui commence tout de suite est d’une grande négligence : ce qui précède [el preceder : le fait même de précéder], qui est tout son parfum [su perfume, c’est-à-dire aussi son essence, littéralement], elle le perd ». Il ne suffit donc pas que le roman ait « vingt-neuf préfaces — pour ne pas le laisser commencer » (p. 58) ; il faut aller jusqu’à imaginer « une préface mobile [un prólogo mudable], qui […] est en train de changer de page [se anda cambiando de página] » (p. 105), si bien que l’on ne saura plus distinguer entre une préface et une non-préface, tant il est vrai que le préfaçage ou ce qu’on pourrait appeler la prologation (il prologar, comme le dit l’auteur à de nombreuses reprises) ne doit jamais cesser : « je dois continuer les préfaces [seguir prólogos] », dit-il (p. 135) ; et il ajoute immédiatement cette précision qui a un parfum de dénégation : « tant que je n’en abuse pas jusqu’à prétendre les préfacer elles-mêmes [prologarlos a ellos, c’est-à-dire, littéralement, préfacer les préfaces par elles-mêmes] », puisque les préfaces doivent bien rester « préfaces de quelque chose [prólogos de algo] », puisqu’elles doivent bien « être suivies (par un roman) [ser seguidos (por una novela)]. » Ce qui se dit ici sur le mode du déni, c’est la tentation, partout sensible dans le roman, d’une pure préface à rien7.
13Du roman qui commencera enfin — on le voyait venir depuis si longtemps, comme le rappelle la « préface qui se détache des autres, se dressant sur la pointe des pieds pour voir, au loin, où commence le roman » (p. 159) —, du roman qui finira par commencer — « commence le temps du roman », comienza el tiempo de la novela, énonce le titre du chapitre où ce commencement est censé se produire (p. 165) —, de ce début tant attendu et tant différé, je ne dirai rien car rien n’est moins sûr que cet incipit qui pourrait n’en être pas un. La page qui le précède porte en effet le titre suivant, en forme de question (p. 163) : « Étaient-ce bien des préfaces ? Ce qui suit sera-t-il un roman ? » Et cette page censée représenter le seuil à franchir pour le départ du récit invite plutôt à y séjourner indéfiniment, puisque son vide, sa blancheur est à peine troublée par l’indication suivante8 : « Cette page est pour que s’y déplace le lecteur avant de lire dans sa très digne indécision et gravité [esta página es para que en ella se ande el lector antes de leer en su muy digna indecisión y gravedad] ». Est-ce là la préface pure, la préface absolue dont rêve le Musée du Roman de l’Éternelle ?
14Elle serait le pendant, le corrélatif nécessaire de la lecture absolue. Et le lecteur qui y établirait son séjour serait le pur sujet, le sujet absolu (car absolument anonyme) de la très singulière biographie d’un lecteur en général. Un tel lecteur mériterait sans doute le qualificatif de « romanesque » que lui imagine l’auteur, avant de proposer plutôt la catégorie de « lecteur fantastique9 ».
15Ma lecture, quant à elle, s’arrêtera sur la phrase suivante, en s’y laissant capturer ou captiver par le fantastique qui l’imprègne de part en part : « Il sera beaucoup lu, par tous les publics de lecteurs, ce lecteur à moi [será muy leído, por todos los públicos de lectores, este lector mío]. » Comment la comprendre, cette phrase abyssale ? La traductrice anglaise opte ici pour l’interprétation suivante10 : This reader of mine would be very well-read among all the many reading publics. À savoir que le lecteur romanesque ou fantastique serait un lecteur érudit, un lecteur qui aurait déjà beaucoup lu, well-read : un lettré, en somme, selon l’un des sens possibles de leído en espagnol. Mais leído, c’est encore, tout simplement, le participe passé de leer, lire. Si bien que le lecteur fantastique du roman romanesque car sempiternellement à venir serait aussi un lecteur lu, comme le propose justement le traducteur français (« il sera beaucoup lu […], ce lecteur à moi »).
16Y a-t-il métalepse plus fantastique, en effet, que celle d’un lecteur qui se retrouverait lu — car écrit ?