Colloques en ligne

Maxime Decout

La critique littéraire est-elle une lecture comme les autres ?

Is literary criticism a reading like any other?

1 La réponse à une telle question peut sembler évidente pour peu qu’on la pose à des chercheurs et chercheuses qui passent leur journée à gloser des textes et à faire des recherches sur eux : non, ils et elles ne se contentent pas de lire des œuvres. Au demeurant, une première différence entre la lecture et la critique réside sans conteste dans le fait que la critique est une lecture transcrite ou écrite. C’est ce qui amenait Barthes, en 1970, à proposer dans les colonnes du Figaro littéraire de faire de son récent essai, S/Z, « simplement un texte, ce texte que nous écrivons dans notre tête quand nous la levons1 ». Le critique aurait décidé de se passer des deux instruments habituellement à sa disposition, le « microscope » et le « télescope », c’est-à-dire de ne pas s’intéresser au « détail philologique, autobiographique ou psychologique », ni au « grand espace historique qui entoure l’œuvre » : « je n’ai parlé ni de Balzac ni de son temps, explique-t-il, je n’ai fait ni la psychologie de ses personnages, ni la thématique du texte, ni la sociologie de l’anecdote ». Dans quel but ? Pour « filmer la lecture de Sarrasine au ralenti2 », en ne cherchant pas à « établir ce que l’auteur a voulu dire » mais « ce que le lecteur entend ». Bref, en tentant d’« écrire la lecture » ou du moins d’écrire une lecture de Sarrasine.

2Dans ces conditions, le texte critique serait un métatexte d’un genre un peu particulier puisqu’il correspondrait au « texte que nous écrivons dans notre tête3 », à ce texte que nous pouvons appeler le texte du lecteur4 ou même le lectotexte. Mais ce geste d’écrire la lecture, dont il faudra se demander s’il est peu ou prou ce qui caractérise plus largement la critique littéraire, supposerait dans son sens le plus strict de raconter un « être-en-train-de-lire », de saisir le procès d’une lecture toujours en devenir, quelque chose d’un « je lis » et non d’un « j’ai lu ». Le commentaire ne devrait donc pas rendre compte de sa lecture après coup, comme c’est le cas le plus souvent, mais la saisir au moment même de son effectuation. Voilà qui emporte de sérieuses conséquences sur le texte critique lui-même. Sa temporalité, sa situation, son énonciation, son organisation comme sa relation au texte, s’en trouvent affectées. Barthes, sans mentionner ces difficultés, semble au moins résoudre la question du décalage temporel entre le commentaire et la lecture en stipulant qu’S/Z est le texte produit par le lecteur au moment où il lève la tête, c’est-à-dire au moment où la lecture s’interrompt, où le lecteur prend du recul par rapport au texte. Il faut en déduire que ce que Barthes vise n’est pas seulement de mettre en forme une lecture (au sens d’une interprétation) mais bien une expérience de lecture en tant que telle.

3Or on peut se demander si le métatexte peut véritablement devenir lectotexte tout en restant métatexte. La pratique du commentaire est-elle compatible avec la transcription d’une expérience aussi complexe que la lecture, laquelle comporte, on le sait, une dimension subjective et affective centrale ? S’agit-il seulement de construire un artefact de lecture en cours, à partir d’un discours mimant le naturel et le spontané, ou cette ambition a-t-elle des causes et des effets plus profonds sur le métatexte ?

4Ce projet de Barthes, qu’il ait abouti ou non, témoigne en tout cas d’un déplacement d’accent non seulement dans les intérêts de la critique mais aussi dans ses méthodes. J’aimerais donc revenir sur cette vision de la critique pour me demander ce qui la justifie et ce qu’elle permet de comprendre quant à l’activité critique. Il s’agira dès lors d’examiner le passage d’une critique où le texte est donné comme lu à une critique où le texte serait en train d’être lu, c’est-à-dire le passage d’une critique du lu à une critique du lisant pour mesurer les enjeux d’un tel geste.

Portrait du critique en interprète et en méta-lecteur

5Qu’est-ce qui, dans la critique, pourrait en premier lieu nous amener à la considérer comme l’écriture d’une lecture ? Partons pour cela d’une évidence : la tâche de la critique est d’interpréter l’œuvre mais aussi de transmettre un savoir plus général sur la littérature, basé notamment sur les sources, les variantes, les influences et l’évolution des contextes socio-historiques. Puisque le lecteur ou la lectrice est, sauf cas d’espèce, monsieur ou madame tout le monde, qu’il ou elle n’est pas d’abord un érudit versé dans la philologie, qu’il ou elle ne lit pas forcément le texte comme le texte le programme, le métatexte critique a toute chance de ne pas correspondre au lectotexte du lecteur moyen ou de la lectrice moyenne. Mais l’érudition critique, qui a longtemps prévalu dans le sillage de Lanson puis de Thibaudet, a progressivement perdu de sa centralité, la critique évoluant vers des approches plus libres dont témoigne exemplairement la polémique entre Barthes et Picard autour de Sur Racine, laquelle a opposé deux visions radicalement différentes : celle, savante, de Picard, et celle, plus libre et théorique, de Barthes5. Dans sa réponse à Picard, Critique et Vérité, Barthes rejette en effet l’idée que la critique doive nécessairement s’adosser à la recherche historique ou biographique. Il distingue pour cela trois entités : la science, la critique et la lecture. La première « traite des sens », explique Barthes, quand la seconde « en produit6 ». C’est pourquoi la critique serait un « discours qui assume ouvertement, à ses risques, l’intention de donner un sens particulier à l’œuvre7 ». Barthes plaide de la sorte en faveur de la liberté interprétative de la critique et pourrait bien revendiquer, quoi qu’en disent les pages de Critique et Vérité qui opposent aussi le lecteur et le critique, une posture tant de scripteur que de lecteur.

6Il n’est dès lors pas inutile d’en revenir à une autre évidence : le métatexte produit par le ou la critique est le support d’une réflexion structurée, laquelle analyse l’œuvre et en rend compte à l’intérieur d’une démonstration. En conséquence de quoi, la critique littéraire retranscrit toujours une lecture d’une ou plusieurs œuvres, mais principalement au sens d’une interprétation et pas nécessairement au sens d’une expérience de lecture.

7Florian Pennanech a dans cette perspective bien montré que la critique est d’abord une forme d’écriture littéraire comme les autres et qui, à ce titre, s’inscrit dans le cadre d’une poétique dont l’objectif serait « de faire une typologie des opérations par lesquelles un texte en commente un autre, de montrer par quels procédés un commentaire critique s’écrit à partir d’un autre8 ». Si l’accent est placé sur le geste d’écriture, le travail de Pennanech ne le dissocie pour autant jamais explicitement de l’opération qui est à son origine : la lecture. À la lumière de cette poétique, on perçoit bien en effet que la critique résulte d’une série d’opérations d’écriture qui sont orientées non seulement par les visées du critique mais aussi par la subjectivité du lecteur qu’il est. C’est d’ailleurs ce qui amène Pennanech à compléter l’objectif de sa poétique en ajoutant qu’il s’agit aussi de comprendre comment un texte « en invente un autre à partir duquel il affirme s’écrire9 ». Si l’exercice critique relève donc d’un « savoir écrire », il résulte en amont d’un « savoir lire » et de choix subjectifs qui sont des choix de lecteur ou de lectrice. S’intéressant par exemple à la récurrence de certains procédés chez Poulet et Richard notamment, Pennanech laisse voir à quel point le critique, comme l’écrivain, peut recourir à des procédés constants qui résultent de sa « vision du monde », comme dirait Proust, c’est-à-dire de sa subjectivité de lecteur.

8Aussi est-on fondé à considérer que le métatexte est un véritable prolongement de la lecture. Les critiques littéraires ne se contentent pas de produire le commentaire objectif d’un texte objectif ; ils ou elles réalisent sur lui des opérations diverses qui en font un matériau éminemment plastique, comme la prédication (par laquelle on lui confère des caractéristiques), la référentialisation (par laquelle on construit un référent), la partition ou l’aspectualisation10... Bref, le commentaire agit sur le texte pour mettre en forme la lecture qui en est faite. L’analyse des procédés en jeu dans un commentaire révèle comment il a été construit en tant que trace écrite de la façon dont un texte a été lu et compris à un moment donné et par une personne donnée. La critique est autant le miroir d’un texte que le miroir d’un lecteur nécessairement situé.

9Au demeurant, le critique est un lecteur réfléchi et maître de ses mots, qui cherche à conscientiser chez son propre lecteur ou sa propre lectrice un certain nombre de phénomènes passant le plus souvent inaperçus. Il ou elle place sous sa lentille un ensemble de procédés dont il ou elle infère les effets sur celui ou celle qui lit, à la fois en structurant, modélisant et généralisant sa propre expérience de lecture et en établissant des relations causales variées. Aussi n’est-il pas surprenant que la locution « le lecteur » ou « la lectrice » soit des plus courantes lorsque le métatexte postule les effets de tel ou tel dispositif qu’il analyse.

10Dans cette perspective, le ou la critique n’est pas un lecteur ou une lectrice comme les autres : il ou elle est un lecteur ou une lectrice qui présuppose ce qui, selon toute probabilité, devrait se produire chez les autres lecteurs ou lectrices. En position de surplomb par rapport au texte et par rapport à lui-même, il ou elle est aussi un lecteur ou une lectrice au second degré, un méta-lecteur ou une méta-lectrice, quelqu’un qui, finalement, pourrait bien prédire (ou prélire) la lecture afin de l’écrire11.

11La critique est ainsi, peu ou prou, ce qui transforme un acte individuel de lecture en une réflexion argumentée. Elle métabolise le geste silencieux, individuel, privé et souvent préconscient qu’est la lecture en un objet communicable.

« Changer de désir »

12De la critique à la lecture, il y aurait donc trois différences majeures : la temporalité (le texte du lecteur est quasi immédiat quand celui du critique accuse un retard plus important sur sa lecture) ; le médium (le texte du lecteur est un « texte fantôme12 » quand celui du critique se concrétise dans une écriture) ; l’objectif (pour le lecteur : lire – de manière quasi intransitive, pour parler comme Barthes ; pour le critique : écrire – c’est-à-dire mettre en forme sa lecture). Mais au-delà de ces différences, on peut certainement aussi suivre Barthes lorsqu’il pointait, dans Critique et Vérité, ce qui sépare celui qu’il appelle le « pur lecteur » et le critique. Le présupposé est catégorique : « le critique ne peut en rien se substituer au lecteur13 ». Pourquoi ? Parce que, au-delà des différences que nous avons déjà soulignées, tous deux ne seraient pas animés par le même désir : « Lire, explique Barthes, c’est désirer l’œuvre, c’est vouloir être l’œuvre, c’est refuser de doubler l’œuvre en dehors de toute autre parole que la parole même de l’œuvre : le seul commentaire que pourrait produire un pur lecteur, et qui le resterait, c’est le pastiche14 . » Pas de métatexte donc chez le pur lecteur. Le lectotexte ne pourrait être qu’un hypertexte. La conséquence en est que « passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage15 ». S’il peut certes sembler réducteur de considérer le texte du lecteur dans une relation quasi tautologique avec le texte lu, il n’en demeure pas moins que la question du désir doit être envisagée. Car cette question, c’est tout simplement celle de la relation avec l’œuvre.

13Passer d’une critique du lu à une critique du lisant, comme le fera Barthes avec S/Z en 1970, ce serait donc « changer de désir » mais dans l’autre sens, ce serait passer du désir de son propre langage au désir de l’œuvre. Ce serait modifier la relation entretenue avec le texte. Et pour cela, métamorphoser l’écriture. Voyons ce qu’il en est dans S/Z.

14La première chose qui frappe dans l’essai de Barthes est le rapport du métatexte au texte. Le principe qu’adopte l’essayiste est en effet d’expliquer ligne à ligne l’intégralité d’un texte, Sarrasine de Balzac, choisi pour sa brièveté. C’est-à-dire d’en produire un commentaire à la fois linéaire (qui en suit l’ordre) et tabulaire (dans ses anticipations et retours en arrière) : le commentaire, à ce titre, fonctionne comme la lecture qui, rappelait Umberto Eco, « n’est jamais linéaire16 », le lecteur effectuant de fréquents aller-retour avec ce qui précède, ne serait-ce que mentalement, et anticipant sans cesse ce qui va suivre17. Or le texte de Balzac est donné à lire dans S/Z sous la forme de citations qui alternent avec des commentaires plus ou moins longs et libres. Tout l’effort de Barthes est ainsi de synchroniser le texte et le métatexte, en refusant leur disjonction à la fois spatiale et temporelle. Double synchronisation qui plus est : synchronisation de la production du métatexte avec le texte lu, et synchronisation de la lecture du texte avec la lecture du métatexte. Barthes se comporte en chef d’orchestre qui assure la coordination des différents protagonistes de cette lecture critique.

15Mais cette synchronisation n’est pas absolue : il demeure malgré tout un écart irréductible où texte et métatexte ne peuvent jamais se superposer complètement. Peu importe cependant puisque tout se passe comme si le commentateur réalisait les gestes et actions du lecteur tel que Barthes le voit : il lit « en levant la tête », c’est-à-dire qu’il interrompt sa lecture pour réagir, penser et laisser naître le texte fantôme qui répond au texte. La lecture du texte de Balzac par Barthes est de la sorte sans cesse interrompue par et pour le métatexte.

16S/Z ne met donc pas en œuvre une analyse unificatrice du texte puisque la lecture telle que la pense Barthes est justement fragmentante et discontinue18. Hormis peut-être lorsque le lecteur découvre que la nouvelle est malgré tout donnée à lire dans son intégralité après l’essai, dans les annexes. Mais le choix de cette position n’a rien d’anodin : Barthes ne place pas le texte de Balzac à l’orée de son essai, ce qui inciterait à le lire d’abord, à le découvrir une première fois sans le métatexte du critique-lecteur qui procéderait alors non d’une lecture mais d’une relecture. Barthes refuse ainsi de donner la préséance au texte et accroît l’intrication qu’il recherche entre texte et métatexte. Et cela d’autant mieux que le texte intégral cité à la fin n’est pas exactement celui qu’un lecteur ou une lectrice pourrait découvrir dans une édition des œuvres de Balzac. Il est ornementé de numéros qui renvoient aux découpes effectuées au préalable par le lecteur-commentateur. Il porte encore la marque du critique-lecteur. Il est certes unifié mais, comme dans un puzzle, il laisse voir des zones de rupture et de couture. Lorsque le lecteur ou la lectrice le lit, il ne peut alors s’agir que d’une re-lecture et pas d’une lecture (le texte a théoriquement été lu par fragments commentés au préalable) – et Barthes prend soin de nous le rappeler par ces marques bien visibles qui nous encouragent à ne pas nous abandonner à une lecture d’un seul souffle mais à aller retrouver les commentaires que nous avons déjà lus, c’est-à-dire à nous interrompre, à tourner les pages pour retourner au métatexte et donc à « lever la tête » en même temps que le commentateur.

17Dans ces conditions, le métatexte accompagne si obsessionnellement le texte que la critique du lu pourrait bien se faire critique du lisant. Notons d’ailleurs que toutes les réflexions plus théoriques et générales que formule Barthes sont regroupées à l’extérieur de ce dialogue entre texte et métatexte, dans des passages qui leur sont entièrement dévolus, comme s’il s’agissait de ne surtout pas renouer avec une critique à distance du texte.

18Mais il faut aller voir plus loin ce que cet usage singulier de la citation implique. Comme l’indique Florian Pennanech, « toute citation est en soi une décontextualisation19 » si bien que « citer, c’est d’abord annuler le contexte ». Or Barthes n’effectue aucun geste de recontextualisation de ces fragments dont l’autonomie est justifiée par le simple fait qu’ils composent un tout qui se dévoile par morceaux et pourra être retrouvé à la fin. Mais refuser le contexte, ce n’est pas seulement faire un nouveau pied-de-nez à la critique à la Picard. C’est surtout annuler tout renvoi à l’extériorité du texte et prôner une critique littéraire interne, qui puisse donc renouer avec le geste du lecteur tel que Barthes le conçoit.

19Une telle internalisation de la critique est confortée par un choix radical : pas de notes, pas de renvois à d’autres commentateurs. Le dialogue du critique avec Sarrasine est exclusif. Il rejette tout savoir extérieur à l’œuvre. Il y a là une manière discrète mais efficace de ramener le critique au statut de lecteur. Car il s’agit bien de justifier l’interprétation du texte à partir d’une source unique qui est la même que pour le lecteur : le texte lui-même. Alors que Barthes mobilise un langage sans parenté avec son objet, un langage ostensiblement complexe, qui emprunte à la psychanalyse et au structuralisme20, qui tente de modéliser les éléments interprétés à l’aide de codes et d’abréviations, S/Z laisse entendre que le métatexte parle malgré tout un langage proche de celui de son objet. Car, en dépit de ce langage sophistiqué, le métatexte épouse la principale caractéristique prêtée au texte de Balzac par les découpes qui y sont effectuées : sa fragmentation21. De sorte que l’objet dont on parle et le texte qui en parle tendent à rester intimement liés même si le critique ne devient pas le « pur lecteur » de Critique et Vérité, celui dont le désir pour l’œuvre le contraignait au pastiche du texte lu. Barthes ne parle en effet pas le langage de Balzac dans S/Z : son métatexte n’est pas un hypertexte.

20Barthes ne se contente donc pas de fournir une analyse unifiée de la nouvelle de Balzac mais crée avec elle une relation interrompue, fragmentée, qui reflète la discontinuité du processus de lecture lui-même. Ce geste souligne l’impossibilité d’une lecture totalement neutre et objective, et transforme la critique en une forme de lecture active, qui, paradoxalement, maintient aussi une distance avec le texte. Qu’on juge cette entreprise réussie ou non, Barthes se propose bien de redéfinir les contours du geste critique. Si ce n’est qu’en synchronisant le texte de Balzac et son métatexte, il réalise peut-être moins un passage de la critique à la lecture qu’une tentative de ne renoncer à aucun de ses désirs, ni à son désir de lecteur (désir pour l’œuvre et son langage), ni à son désir d’une écriture propre au critique.

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21Au terme de cette réflexion, il conviendrait d’indiquer que le projet de Barthes d’écrire la lecture, aussi singulier soit-il, n’est en réalité pas resté unique. D’autres démarches critiques peuvent en effet être considérées comme relevant d’une telle approche ; c’est notamment le cas de la critique thématique qui, sous la plume de Richard et Poulet en particulier, a placé en son centre le sujet lecteur ainsi que la dimension sensible et subjective de la conscience critique, faisant de la critique une lecture écrite. Mais à la différence de Barthes qui s’attachait dans S/Z à restituer à l’écrit une lecture en cours et fragmentante, basée sur un va-et-vient entre texte et lectotexte, Poulet et Richard s’efforcent d’écrire un autre type de lecture, basé sur une attention au texte qui évolue au gré d’associations d’idées en en traquant les sens latents. On pourrait ainsi prolonger l’enquête en constatant que chaque démarche critique qui s’apparente à l’écriture de la lecture procèderait in fine de façon différente selon la manière dont elle conçoit l’acte de lire. Dans cette perspective, écrire la lecture doit apparaître comme un geste critique qui engage une conception du texte littéraire et de sa lecture.

22Que l’on passe d’une critique du lu à une critique du lisant (Barthes), ou que l’on privilégie la subjectivité de l’expérience lectrice (Richard et Poulet), on redéfinit toujours la relation entre le lecteur, le texte et le métatexte. Et surtout l’on pense la critique à partir de deux questions implicites mais fondamentales : pour qui écrit-on ? Qu’est-ce que la littérature ?

23En effet, alors que l’écriture est pensée assez spontanément comme ce qui se donne à autrui et le sollicite, il n’en est pas de même pour la lecture, activité privée et moins évidemment partageable. Mais écrire la lecture, c’est, de quelque manière qu’on l’envisage, faire sortir la lecture de cette solitude et lui conférer certaines des caractéristiques de l’écriture. C’est donc peu ou prou plaider pour une réconciliation entre le commentaire, qui apprend à lire, et la rhétorique, qui apprend à écrire. Si bien que faire de la critique une écriture de la lecture c’est, en dernière instance, interroger ce qu’est le texte littéraire en refusant qu’il puisse être défini uniquement à partir de sens que le métatexte mettrait au jour. C’est considérer que l’activité critique ne peut pas consister à simplement gloser le texte, à en fournir ou à en débusquer la ou les significations. C’est présumer que seule l’expérience de lecture peut donner accès à un texte défini par sa polysémie, par une pensée qui n’est pas entièrement paraphrasable parce qu’elle court-circuite les concepts explicites et passe par des formes. Dans cette perspective, on mesure à quel point il est important pour la critique littéraire d’être non seulement une science ou une lecture (pour reprendre les catégories de Barthes dans Critique et Vérité) mais bien aussi l’écriture d’une lecture.