Réception japonaise de Nicolas Bouvier : du Japon à l’écrivain-voyageur, de l’écrivain-voyageur au monde
Réaction japonaise : apparent paradoxe ou cohérence culturelle ?
1« Une théorie sur le Japon avec une perspective et un style uniques1 », « un ouvrage incontournable pour la “japonologie”2 », « très apprécié en France3 », « un récit de voyage original sur le Japon par un écrivain suisse4 »… Tels sont les jugements élogieux qui couvrent le Nihon no genzô o motomete [À la recherche de l’image originelle du Japon], traduction japonaise de Chronique japonaise [1975] de Nicolas Bouvier (1929-1998), traduite par Kei Takahashi (1953-), et parue en 1994. Il s’agit de la première traduction en japonais des textes de l’écrivain-voyageur suisse, instaurant ainsi sa rencontre littéraire avec le lectorat japonais ; rencontre d’autant plus significative que le pays exerçait sur l’auteur un attrait particulièrement fort, nourrissant ses aspirations d’homme et d’écrivain.
2Son écriture inspirée de l’Extrême-Orient avait déjà suscité un intérêt sincère en Europe : cette Chronique japonaise était considérée comme une bible par les spécialistes de la littérature de voyage, et en même temps une incontournable porte d’entrée pour la découverte de ce pays encore bien mystérieux. Le livre, qui voulait offrir des clefs de compréhension, tentait de s’approcher de l’essence de ce peuple. Pour ce faire, l’auteur cherche à mettre en lien ses connaissances historiques et culturelles étendues du pays avec ses observations de la réalité quotidienne du peuple, dans leurs faits et gestes infiniment petits5. C’est en effet une manière de laisser parler la réalité de l’Autre telle quelle plutôt que de l’expliquer à tout prix, et c’est cette démarche-là qui semble avoir singularisé ce livre à l’époque. Cette « nouveauté » du regard était le fruit né d’une rencontre inédite entre une époque singulière et une forte personnalité, qui fut un aimant puissant pour attirer le nouveau public en Europe.
3En revanche ce même livre, intitulé en traduction japonaise À la recherche de l’image originelle du Japon, est resté, au Japon, longtemps dans l’ombre : la réception par le public nippon fut bien timide, voire silencieuse, sauf au sein d’un cercle extrêmement limité d’universitaires spécialistes de la littérature de voyage. Et pourtant, le livre offrait d’abondantes observations soigneusement faites par le voyageur sur le pays récepteur, tant du point de vue historique, sociologique qu’émotionnel ou sensitif, témoignant de son sincère attachement, voire de son admiration à l’égard du peuple et de sa singularité.
4Paradoxalement, ce qui contribua davantage à la reconnaissance de cet auteur suisse auprès du public japonais fut la traduction suivante intitulée Bûvie no sekai [Le Monde de Bouvier] parue en 2007. Il s’agit d’une sorte d’anthologie rassemblant les extraits de quelques textes traduits par le même traducteur : L’Usage du monde [1963], Chronique japonaise, Le Poisson-Scorpion [1982], Journal d’Aran et d’autres lieux [1990] et Le dehors et le dedans [1998]. Hormis Chronique japonaise, ce sont des textes fondés essentiellement sur des voyages au Moyen-Orient et en Inde, le Japon n’étant mentionné que très partiellement. Toutefois, le public japonais a manifesté un attrait sensible pour ce livre, de sorte qu’il contribua à répandre le nom de l’auteur au-delà du milieu académique et de l’intelligentsia. D’autres médias contribuèrent à la notoriété du livre et de l’auteur, en mettant particulièrement en lumière la personne de l’écrivain-voyageur, comme la revue Coyote qui lui fit la part belle en consacrant un numéro spécial dédié à sa personnalité, sa trajectoire et son rapport au voyage ainsi qu’à l’écriture à travers une longue interview.
5Cet attrait naissant des Japonais pour l’écrivain-voyageur continua à grandir avec le troisième livre, Nicolas Bouvier Sekai no tsukaikata (2011) [Nicolas Bouvier L’Usage du monde]. La traduction est réalisée par Hiroyuki Yamada (1966-). C’est la première fois que ce texte, considéré comme mythique dans la littérature de voyage, a été traduit entièrement en japonais. Comme pour évoquer fidèlement l’inspiration itinérante et poétique du voyage, la traduction japonaise est accompagnée de nombreuses illustrations de Thierry Vernet, peintre, ami et compagnon de route de Bouvier entre Belgrade et Kaboul, de 1953 à 1954. La réception japonaise de ce livre fut la plus large des trois : le grand public aux goûts non spécialement littéraires contribua à répandre L’Usage du monde dans des espaces médiatiques plus larges et populaires, alors même que le livre ne traite aucunement d’un voyage au Japon.
6Dès lors, force est de constater qu’il y a un phénomène de réception nippone pour les œuvres de Bouvier qui peut paraître paradoxal. C’est sur ce paradoxe que le présent article propose une réflexion, fondée sur l’analyse du contexte social, de l’évolution de la mentalité des Japonais, ainsi que de certains choix faits par les traducteurs. Grâce à ces différents paramètres, nous espérons entrevoir les clefs pour comprendre davantage le rapport des Japonais aux textes de Bouvier, qui s’ouvrent comme une fenêtre sur le monde.
À la recherche de l’image originelle du Japon [Nihon no genzô o motomete, Chronique japonaise]
7Si Kei Takahashi, le traducteur de la Chronique japonaise et donc le premier importateur d’œuvres de Bouvier au Japon en 1994, a commencé la traduction par ce livre, ce choix semble avoir résulté d’une logique mûrement réfléchie : le récit était entièrement consacré au Japon, inspiré des trois séjours effectués entre 1955-1956, 1964-1966 et 1970, condensant une série d’expériences rares encore à l’époque de la part d’un Occidental.
8Ces séjours et ces textes traversent la vie de Bouvier, entre sa vingt-sixième et sa quarante-et-unième année, en le révélant sous de multiples facettes selon les circonstances : voyageur, écrivain, observateur étranger et en même temps grand connaisseur de l’Histoire japonaise, photographe, ou encore mannequin6… En émane alors un ensemble de regards, de pensées et d’informations provenant d’un homme aux approches holistiques, et c’est ce qui fait la force significative de ce récit de voyage, en lui attribuant une valeur unique.
Figure 1. Couverture de Nicolas Bouvier, Nihon no genzô o motomete [À la recherche de l’image originelle du Japon], traduction japonaise de Chronique japonaise, Sôshisha, 1994.
Caractéristiques de l’œuvre
9La singularité de ce livre repose d’abord sur une continuité temporelle entre hier et aujourd’hui.
10Bouvier met constamment en lien la connaissance livresque en matière d’histoire, voire de mythologie, et l’observation du réel faite dans le quotidien contemporain. Le premier chapitre « Année zéro » illustre ce parallèle à plusieurs reprises.
Le frère et la sœur s’y posent […], elle se fait provocante […]. Dans une « auguste union, ils joignent leurs augustes parties » et engendrent trois avortons, car il n’était pas séant que la femme fit ainsi les avances. (En toutes choses, le mâle au Japon est un peu plus lent.)7
11Les comportements apparemment typiques d’hommes japonais contemporains se trouvent, d’après l’auteur, dans ceux du dieu créateur du pays d’il y a plus de deux mille ans. C’est dire si une continuité culturelle s’observe depuis le temps mythologique jusqu’à nos jours.
Puisque c’est ainsi, ma sœur, chaque jour j’en ferai naître mille cinq cents. (Prenez un dimanche de mai le métro à Tokyo et vous verrez qu’il a tenu parole8).
12En effet, le mois de mai au Japon offre un visage du pays assez différent des autres moments de l’année, du fait que c’est le seul mois pourvu de nombreux jours fériés consécutifs que beaucoup mettent à profit pour voyager à l’intérieur du pays et/ou rentrer dans leurs familles, etc. Lorsqu’on est étranger, c’est en effet l’un des moments où l’on se rend compte de la densité de population pour ainsi dire insoupçonnée. Il s’agit donc d’une remarque qui ne peut être faite que par celui qui vit dans le pays au quotidien. De la mythologie à la réalité, l’auteur tente ainsi de trouver un fil.
13De la même manière, une autre information livresque d’antan se vérifie dans les faits réels d’aujourd’hui.
On se rassemble devant la caverne [une sorte de grotte où s’était retirée la déesse du soleil Amaterasu, offensée par les provocations de Suzano – NT]. On se consulte interminablement sur la conduite à tenir pour faire ressortir la déesse. Le récit de ce conciliabule est d’un comique involontaire car on y perçoit — avant la lettre — l’horreur qu’ont les Japonais de l’imprévu et des décisions qu’il exige. Ces Kami sont les maîtres rustiques d’un univers encore jeune. S’ils sont toujours prêts à incarner avec ivresse, qui une constellation, qui une montagne, qui le tonnerre, on sent bien que la spéculation et la stratégie ne sont pas leur fort. Ils s’en remettent au Kami de la Persée du soin d’élaborer un plan : il en propose un, malgré les talents qu’on lui prête, paraît fâcheusement confus. Il faut réunir l’accord de tout le monde, ménager les susceptibilités, vaincre des hésitations. Au Japon — fût-ce au ciel —, une affaire de ce genre n’est jamais mise aisément sur pied9.
14Ici Bouvier montre sa capacité d’observation et d’analyse, et trois traits caractéristiques du peuple du pays semblent se dégager. Premièrement une difficulté à s’adapter à l’imprévu, autrement dit le goût du confort lié au fait de suivre le connu et le prévu — c’est ce qui facilite le fonctionnement collectif. Puis, un certain désintéressement concernant la spéculation intellectuelle — laquelle est une activité, par définition, individuelle et qui par conséquent peut être une éventuelle source de différend interpersonnel. Dès lors et troisièmement, on s’en remet facilement à un supérieur pour qu’il prenne la décision, laquelle sera suivie par l’ensemble collectif — ce qui contribue à maintenir l’harmonie du groupe —, même si ce supérieur lui-même n’est pas toujours apte à prendre des décisions de manière radicale, ce qui génère une difficulté à apporter un vrai changement dans cette société. Aussi, ces traits caractéristiques forment une culture singulière.
15Le livre met ainsi en évidence les caractéristiques culturelles d’un peuple, non pas sous forme d’exposé théorique qui les traiterait comme sujet central d’une réflexion, mais sous forme de commentaire illustratif des faits observés dans le réel. Le récit mythologique, qui est le sujet fondamental, constitue alors le fil conducteur du texte. Le texte se structure ainsi de façon que ses différents aspects produisent des réflexions liant les faits aux idées, avec un humour et une sensibilité littéraire en prime. L’écrivain-voyageur suisse réussit à faire ainsi coexister le Japon d’il y a plus de mille ans et celui de nos jours, à faire émerger l’image d’un pays, dont le fonctionnement resterait immuable — ou du moins, c’est l’image que la politique dominante tente souvent d’instaurer. En d’autres termes, il met en relief une cohérence et une continuité culturelle, plutôt qu’une dissociation ou une discontinuité, qui traversent le temps et permet dès lors aux lecteurs européens de découvrir l’essence de ce peuple d’Extrême-Orient.
16Ce regard est d’autant plus riche que l’observateur est étranger, au sens étymologique du terme : celui qui est à l’extérieur. En effet, il y a bien des choses que nous pouvons déceler avec plus de perspicacité justement parce que nous sommes à l’extérieur du groupe culturel observé. Une simple loi physique met cela en évidence : lorsqu’on prend du recul pour observer une chose, que cela soit un objet, un phénomène ou encore une relation, on peut constater que rien n’existe intrinsèquement seul, mais que tout est toujours lié à d’autres choses qui se trouvent dans l’environnement proche ou lointain. Cette interconnexion des choses, des faits et des personnes s’applique d’ailleurs à toutes les dimensions de la vie humaine et de ce monde. Mais pour voir cela, il est nécessaire de prendre du recul, et c’est seulement dans cette prise de distance que nous pouvons observer chaque élément constitutif de l’ensemble, en tenant compte de sa structure, de sa fonction et de ses relations. C’est pourquoi un étranger peut parfois avoir des observations perspicaces, liées à sa propre position d’outsider.
17Or, dans le cas de Bouvier, s’interroger sur le degré de compréhension de la part d’un auteur étranger observant une culture autre nous paraît peu pertinente. La question de savoir si Bouvier est « parvenu à “entrer” dans la culture japonaise » ou bien est « resté, au contraire et peut-être malgré lui, dans une “extériorité” culturelle, en tant que Gaijin (étranger)10 » perd son intérêt dès lors qu’on la pose de manière binaire : elle gagnerait à être abordée dans la globalité du regard que pose l’observateur étranger. Concrètement, la singularité du regard de Bouvier émane justement du fait qu’il se situait à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du Japon. Il nous semble qu’une certaine neutralité a été voulue et consciemment pratiquée : plutôt que d’entrer dans une dualité qui consiste à vouloir soit « comprendre » — vouloir contrôler l’Autre par le moi —, soit « ne pas comprendre » — se couper du monde et se renfermer dans son propre système culturel —, le voyageur suisse a choisi d’accueillir la réalité de l’Autre-Japon tel qu’elle est ; ce qui lui a probablement permis de « rechercher en permanence l’universel dans le particulier, et le particulier dans l’universel, en ne les figeant pas dans une opposition mais en les interchangeant librement11 ». Exercice exigeant envers soi et la justesse des choses et des mots, étant donné que ces derniers deviennent limitants, même fâcheusement réducteurs, surtout lorsqu’on a conscience de l’impermanence de toute chose qui par définition nous échappe en permanence. D’où l’écriture lente, voire parfois « sanglante » chez Bouvier pour décrire le monde et l’Autre, comme si pour en saisir et en nommer un fragment de vérité il fallait se couper un peu de sa chair. De ce point de vue là, il ne nous semble pas anodin que l’envie de s’adonner à la poésie — forme d’expression qu’il aimait à appeler « rappel fulgurant » — lui soit survenue au Japon, et que son unique recueil de poésie s’intitule Le dehors et le dedans [1982]12. Cela semble en effet témoigner d’éphémères parenthèses de communion entre l’extérieur et l’intérieur, le particulier et l’universel ; en d’autres termes, une fusion fugace entre son moi occidental et cette contrée d’Asie extrême-orientale, à l’intérieur de laquelle tout effort de dépassement de la dualité est rendu insensé, ou tout simplement inexistant.
18Un certain appel du vide constitue d’ailleurs une des particularités de l’attitude de Bouvier devant le monde. En effet, sa qualité de voyageur — capacité à être touché, traversé et remis en question par l’Autre — est notable, comme en témoigne cette phrase célèbre : « [c]omme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs13. » Par la sensibilité à la spiritualité bouddhiste zen qu’il a manifestée et qui a certainement dû l’influencer dans son rapport au monde — laisser parler davantage le milieu, l’environnement, le paysage —, il est aisé de constater chez Bouvier la volonté de se libérer de ses œillères culturelles eurocentriques, afin d’observer et d’accéder à une véritable altérité culturelle. Aussi, il n’hésitait pas à remettre en question les jugements de valeur, fondés sur la morale et la spiritualité occidentales, qui furent écrits à l’égard de la culture japonaise par certains voyageurs occidentaux.
Au xviiie siècle, le voyageur allemand Kaempfer, s’étant renseigné du mieux qu’il pouvait sur les origines nationales, conclut « qu’en bref le système tout entier des dieux du Shinto est un tissu si ridicule de fables monstrueuses et inacceptables que ceux-là même dont l’affaire est de les étudier ont vergogne de révéler ces inepties à leurs propres spectateurs et encore bien plus aux bouddhistes ou aux membres d’autres religions ». Et je vous devine bien près de lui donner raison.
Question d’habitude et de latitude. Après tout, un Homme-Dieu né d’un bœuf, et cloué sur deux poutres entre deux voleurs par la volonté d’un Père miséricordieux… Mettez-vous à la place du premier Japonais qui a entendu cette histoire pour nous si familière14 !
19La dernière phrase est bien représentative de l’approche de Bouvier, qui consiste à regarder le Japon dans son altérité, son histoire et sa logique interne. C’est aussi être conscient d’une incommensurable différence entre la culture qu’il observe et la sienne et, dès lors, d’une injustice à prononcer un jugement sur l’Autre à travers le système culturel auquel appartient l’observateur. Autrement dit, c’est l’Autre qui contribue à ce que le voyageur observe le monde tel qu’il est, avec la plus grande neutralité, sans y apporter de jugement de valeur de façon unilatérale.
20Dès lors, son approche en tant qu’écrivain-voyageur se différencie considérablement de la plupart de ses prédécesseurs ayant observé le Japon à travers leur référence culturelle occidentale. Par exemple Pierre Loti, très imprégné du système colonial, qualifiait « le Japon physique et moral » de « [p]etit, mièvre, mignard », tout en s’en servant pour écrire son roman fondé sur ses expériences personnelles faites dans l’archipel et devenir écrivain d’« aventure exotique » en Europe. Inversement, Roland Barthes, mal à l’aise en Europe, a vu au Japon une opposition omniprésente Orient-Occident et y a trouvé matière à la critique de la civilisation occidentale — « compacité de notre narcissisme », « notre propre obscurité15 ».
21La nouveauté et la force de Bouvier résident dans sa tentative de pratiquer autant que possible une transparence, un certain vide du Moi, afin de découvrir l’Autre dans son entière réalité, avec curiosité et humilité16. Il s’agit d’une attitude inspirée du bouddhisme zen, vécue avant tout par le voyageur. Et cette absence d’attente — ou du moins, l’absence d’expression d’attente car il est difficile de sonder jusque-là — semble alors lui permettre d’accueillir tout ce que le monde lui offre. Selon les termes de Marc Kober :
Nicolas Bouvier, avec son lâcher-prise, aussi vide d’opinions sur le zen qu’une tasse à remplir, est tout à fait capable d’avoir compris in situ ce qu’est véritablement le zen. Il ne demande rien et il obtient tout17.
22Ainsi chez l’écrivain-voyageur suisse, on observe une remarquable correspondance entre sa propre sensibilité et la spiritualité zen. Toutefois il est important de ne pas lui attribuer un effacement total du moi, ou une sorte d’altruisme saint, ce qui serait trop idéaliste pour être vrai. Car le monde de Bouvier est aussi caractérisé par sa perception fort perspicace, voire parfois tranchante, et ce regard s’aiguise au contact de l’altérité rencontrée. En ce sens, c’est un écrivain-voyageur chez qui le voyage prend une dimension pour ainsi dire initiatique : si le déplacement vers l’Autre dessine une horizontalité, l’écriture qui en résulte lui permet d’aller à sa propre rencontre et de construire sa propre colonne vertébrale ; l’altérité révèle une part de ce qu’on est, et ce qu’on peut advenir. C’est ainsi que lorsque cet Autre
se retire, [il] vous place devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr18.
23Autrement dit, le chemin de Bouvier consisterait à chercher à se définir et à se redéfinir, à restructurer le Moi, après s’être laissé traverser par le réel de l’Autre dont l’empreinte reste dans la profondeur de son être. C’est alors dans ce mélange entre l’ouverture sensible à l’Autre et le ressenti conscient du Moi que l’écrivain-voyageur suisse semble parvenir à poser un regard singulier sur le monde et à créer cette relation intime avec le Japon. C’est ce dont témoigne déjà le premier chapitre de son premier livre sur le Japon, Nihon no genzô o motomete [À la recherche de l’image originelle du Japon, Chronique japonaise].
Le paradoxe de la première réception japonaise de Bouvier
24Malgré cette approche ouverte de Bouvier envers l’Autre-Japon, comment pourrait-on expliquer la faible réaction du public japonais ? Le paradoxe est réel entre l’intérêt louable de l’auteur à l’égard du pays et le fait que la traduction soit restée dans l’ombre du marché japonais. Il serait alors pertinent de réfléchir historiquement à la manière dont les Japonais eux-mêmes se considéraient par rapport au monde occidental, pour comprendre le point de vue de la société réceptrice d’aujourd’hui.
Une estime de soi fondée sur un complexe d’infériorité du milieu du xixe siècle à 1945
25Pour les Japonais des années 1990, une approche comme celle de Bouvier devait probablement être très nouvelle, venant d’un Occidental. Il semblerait en effet que la plupart des Japonais aient été habitués à des regards occidentaux soit dépréciatifs, soit mélioratifs, mais dans les deux cas fondés sur l’autocentrisme culturel occidental — Loti, Michaux, Barthes… —, ce qui pouvait générer chez eux-mêmes des sentiments de supériorité ou d’infériorité, d’avancée ou de retard, et former leur propre jugement sur leur pays. Le fait est que ce jugement est binaire, par rapport à la référence occidentale, et ce depuis un demi-siècle au moins.
26En effet, en rouvrant ses portes au milieu du xixe siècle19, le Japon a dû s’adapter à une méthode nouvelle de survie afin d’échapper au traitement colonial et de garder ainsi son indépendance vis-à-vis des puissances occidentales. Concrètement, il a emprunté à la civilisation occidentale son modèle économique, sociétal et politique et a tenté de le mettre en application. Ce qui signifie qu’il a changé de maître de civilisation, passant de la Chine millénaire à l’Occident fraîchement arrivé. Et l’ère Meiji — en particulier la première moitié, c’est-à-dire les années 1860-1880 — fut une période où tout ce qui venait de l’Occident était grandement promu par l’État, et ce privilège accordé à l’Occident continua pendant les décennies suivantes à nourrir une forme de fascination et de rêve, en particulier dans la classe moyenne. Il ne faut pas oublier l’influence à long terme sur l’image que la population se fait d’elle-même : si l’image d’un Japon « petit » et « mignard » à la Loti20 a pu irriter certains lecteurs considérant que ce dernier « n’a rien compris », elle a pu aussi semer le doute chez d’autres.
27Depuis lors, les sentiments des Japonais à l’égard de l’Occident semblent loin d’être uniformes : le Japon devient peu à peu « adulte » en tant que pays moderne, en se dotant des appareils politique, militaire, économique et judiciaire, en faisant partie des puissances impérialistes occidentales et en participant aux guerres mondiales, ce qui contribue à développer chez le peuple nippon un sentiment plus complexe à l’égard de l’Occident, mêlé d’une supériorité culturelle japonaise et d’un patriotisme revendicatif. Le Japon moderne évolue ainsi à travers le rapport ambigu qu’il entretient avec l’Occident, nouveau maître de la civilisation. Cette nouvelle relation se colore graduellement de différents sentiments tels que l’admiration, le complexe d’infériorité et le besoin fort de réaffirmation, et elle évolue entre la Restauration de l’ère Meiji et la dernière décennie du xixe siècle, époque marquée par la renaissance du Japon impérial.
Une confiance renouée de la défaite de 1945 au rétablissement des années 1980
28Par ailleurs, ce rapport du Japon à l’Occident semble prendre un caractère pour ainsi dire cyclique, donnant l’impression de se répéter selon un « pattern », à d’autres moments de l’Histoire. En l’occurrence la période dont fait l’objet cet article, à savoir entre 1945 et les années 1980, correspond à une plage historique encore fort mouvementée : Hiroshima-Nagasaki, défaite annoncée par l’Empereur en « personne » — et non plus en tant qu’être divin —, suivie de l’occupation américaine puis le Miracle économique japonais. À l’intérieur de cette période, le sentiment japonais à l’égard de l’Occident semble évoluer de la manière suivante : grand échec, blessure narcissique, remise en question de l’identité culturelle, enfin mise sous tutelle américaine ; ce qui a permis au Japon de faire une restructuration sociétale, un travail collectif débouchant sur des résultats triomphants générant de nouveau une confiance en soi, notamment grâce à l’accession au statut de deuxième puissance économique après les États-Unis et avant l’Europe, réalisée dès 1968 et ce jusqu’à la fin des années 1980.
29En outre, cette période est caractérisée par la reprise des voyages dans l’archipel de la part d’éminents intellectuels français, comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (1966), Roland Barthes (trois fois entre 1966 et 1968) ou encore Claude Lévi-Strauss (cinq fois entre 1977 et 1988), qui tous chérissaient particulièrement le pays et lui adressaient des paroles élogieuses. Pour le peuple qui sortait d’une profonde destruction de son patrimoine culturel et spirituel, cette perception valorisante et laudative de la part de l’Occident a dû contribuer à panser ses plaies encore fraîches, et ainsi à renforcer son estime de soi.
Le premier regard non eurocentrique des voyageurs occidentaux
30Ce détour historique nous permet de supposer que, depuis un peu plus de cent cinquante ans jusqu’à aujourd’hui, la perception qu’ont eue les Japonais de leur propre pays, qu’il s’agisse de sentiment d’infériorité ou de supériorité, de désaveu ou d’affirmation, se définissait à travers leur relation avec l’Occident. En d’autres termes, plutôt que de se considérer en tant que tels, ils se pensent et se désignent dans leur relation à l’Autre.
31C’est en ce sens que l’on peut envisager comme étant singulière et première la démarche de Bouvier envers le Japon : l’écrivain-voyageur suisse tentait de décrire ce dernier avec le plus de neutralité et moins à travers son filtre culturel ; non pas pour commenter mais pour décrire le Japon, autrement dit non pas en comparaison ou en référence à l’Occident, mais dans son altérité propre et entière. De manière presque bouddhiste et ascétique, Bouvier tente alors de transmettre une image de Japon au-delà des fantasmes, des goûts et des jugements. Et ce type de regard occidental semble avoir été nouveau, du moins inhabituel, pour le public japonais d’alors.
32Certes, en 1946 fut publié Le Chrysanthème et le Sabre où Ruth Benedict, anthropologue américaine, étudiant déjà remarquablement les spécificités du peuple japonais — Bouvier s’y réfère, d’ailleurs. Ce livre fut traduit dès 1948 au Japon où il devint un best-seller. Cependant, il importe de souligner deux points de différence entre l’anthropologue américaine et l’écrivain-voyageur suisse, malgré leur regard similaire. Premièrement, l’époque n’est pas la même : les Japonais du lendemain de la guerre avaient un rapport encore soumis à l’Occident ainsi qu’une image bien dévalorisante d’eux-mêmes, ce qui expliquerait la réception japonaise tout particulièrement enthousiaste — et même reconnaissante — pour ce livre américain portant un regard neutre sur eux. Deuxièmement, le livre de Benedict est une œuvre d’anthropologie écrite à distance : ne pouvant pas se rendre sur place, elle a réalisé son étude sur le Japon à travers sa littérature, ses journaux, ses articles, ses films, etc., ce qui peut conduire l’auteur à une forme d’objectivation, en tout cas plus aisément que lorsqu’on voyage comme Bouvier regardant la culture autre, sur place et de ses propres yeux. Dès lors, l’effort de Bouvier à l’objectivité dans son observation de l’altérité japonaise mérite d’être considéré et distingué de celui de Benedict.
33Par ailleurs, en 1970, soit cinq ans avant la parution de Chronique japonaise, les Nippons avaient été soumis à un regard occidental pénétrant, à travers L’Empire des signes de Roland Barthes. Unissant les textes d’analyse civilisationnelle riche et innovante, d’une acuité remarquable d’esprit et d’imagination, l’œuvre montre une nouvelle possibilité de regard sur ce pays qui vit une nouvelle dynamique : ascension économique à travers le système occidental, tout en se préservant des conventions culturelles et spirituelles singulières, dont un étranger n’a pas facilement de codes d’accès. Le sémiologue français, tout à son voyage de découverte, accueille pleinement et de manière sensible cette altérité, tout en faisant montre d’une capacité spéculative dont le Japon est comme le souffle originaire. Le livre avance d’ailleurs par thème, inspiré des us et coutumes des locaux, ce qui montre un travail important de construction intellectuelle et d’abstraction des données de la part de l’auteur. Bouvier, de son côté, se montre plus concret dans son approche : à part le premier chapitre fondé sur l’Histoire du pays, les quatre autres chapitres de Chronique japonaise sont rattachés à chaque endroit visité, ce qui montre l’ancrage plus important du voyageur dans le contexte géographique ; et les descriptions de Bouvier mettent plus en lumière que chez Barthes les lieux et les gens rencontrés dont l’auteur observe et recueille leurs propres ressentis — presque comme les Japonais le font en général devant les faits, les gens, les paysages et les phénomènes, extériorisant rarement des jugements subjectifs, surtout dans des échanges avec autrui.
34Or, s’il est vrai qu’on est plus attiré par son opposé que par son semblable, on comprendrait pourquoi le livre de Barthes a frappé bien davantage le lectorat japonais par la force d’opposition, que celui de notre écrivain-voyageur suisse.
35C’est pour tous ces facteurs qui nous semblent convergents que nous pouvons comprendre la réaction japonaise très faible de la traduction de Chronique japonaise.
Bûvie no sekai [Le Monde de Bouvier]
36C’est treize ans plus tard que le nom de Bouvier apparaît de nouveau sur les étagères au Japon, à l’occasion de la parution de Bûvie no sekai [Le Monde de Bouvier], en 2007. Assemblant des extraits des cinq œuvres de l’auteur considérées comme majeures — L’Usage du monde, Chronique japonaise, Le Poisson-Scorpion, Journal d’Aran et d’autres lieux, Le dehors et le dedans — et traduits par le même traducteur, Kei Takahashi, ce nouveau livre apparaît comme une anthologie conçue idéalement pour un public japonais découvrant pour la première fois l’écrivain suisse.
Figure 2. Couverture de Nicolas Bouvier, Bûvie no sekai [Le Monde de Bouvier], Misuzu, 2007.
Un choix assumé par le traducteur
37Le traducteur explique, dans sa postface, la sélection de ces textes faite en deux étapes, fondée sur la faible réception de la première traduction.
Il y a plus de dix ans j’ai présenté et traduit l’œuvre de Nicolas Bouvier [Nihon no genzô o motomete, éditions Sôshisha, 1994], mais cette traduction n’est pas arrivée à répandre de façon satisfaisante le charme de cet auteur au Japon. Bien entendu la raison en revient à ma propre incapacité en tant que traducteur, mais nous pensons aussi aujourd’hui qu’en réalité une seule œuvre ne suffit pas à faire connaître les qualités rares de cet écrivain. Ce nouveau projet qui est le nôtre a avant tout pour but de transmettre le charme de l’écrivain Nicolas Bouvier. Bien que l’idéal soit de traduire les Œuvres de chez Gallimard, le climat éditorial actuel rend un tel projet trop risqué tant pour les éditeurs que pour les traducteurs. La méthode utilisée a consisté à sélectionner quatre de ses œuvres les plus connues, puis à en choisir des passages qui révèlent Bouvier voyageur et à les transmettre d’une manière singulière21.
38Quelle serait alors la particularité de cette traduction ? Elle réside essentiellement dans les deux points suivants : la dimension mondiale, non uniquement japonaise ; deuxièmement, la mise en évidence de la personnalité vivante du voyageur plutôt que celle de l’intellectuel ou du savant.
Dimension mondiale et regard tourné vers le monde
39Les cinq œuvres qui constituent cette deuxième traduction japonaise, hormis Chronique japonaise sont L’Usage du monde, Le Poisson-Scorpion, Journal d’Aran et d’autres lieux, et Le dehors et le dedans. Ce choix du traducteur semble ainsi témoigner de l’idée du livre : montrer le regard de l’écrivain-voyageur posé sur le monde, notamment par son parcours d’un autre ailleurs, découvert avant le Japon ; c’est aussi montrer l’être de l’écrivain-voyageur pleinement et différemment enrichi par une altérité autre que japonaise. Au lieu de réitérer ce qui a été fait dans la première traduction japonaise — montrer la correspondance de sensibilité, certes indéniable, entre Bouvier et la culture et la spiritualité japonaises —, le traducteur choisit cette fois-ci davantage de textes inspirés d’autres pays d’Asie. Ce qui permet de changer de point de vue et de faire émerger un autre visage du même écrivain-voyageur : Bouvier dans sa dimension plus « orientale » que japonaise, celui dont le regard se tourne ailleurs que vers le Japon. Ainsi, cette deuxième traduction donne à voir aux lecteurs japonais une nouvelle facette, davantage planétaire de l’auteur suisse. En effet, il s’agit de mettre en lumière, non pas l’axe Bouvier-Japon et son regard unilatéral dirigé vers le pays, mais bel et bien la personne de l’écrivain-voyageur ainsi que son univers intérieur fondé sur la pluralité de ses intérêts et de ses sensibilités envers les diverses cultures.
Hokkaidô : un ailleurs dans l’ailleurs
40D’ailleurs, même dans Chronique japonaise, seule œuvre relative au Japon dans cette deuxième traduction, la moitié du récit relate le périple à Hokkaidô, île située à l’extrême nord de l’archipel. Le voyageur suisse tourne en effet son regard vers cette terre qui a toujours été considérée par la majorité de la population japonaise comme un espace à part, aride, lointain et « barbare », somme toute une altérité presque chimérique qui fait plutôt fuir qu’elle n'attire :
[…] pays de violence et de neige, sans saints ni calligraphies, où l’on ne va qu’en garnison ou en disgrâce. Elle ne changera guère. Quant au Hokkaïdo qui s’appelle alors Yezogashima (l’île des barbares), ce n’est encore qu’une Tartarie boréale et presque mythologique que les chroniques mentionnent à peine22.
41Dès lors, cet espace a du mal à s’ancrer, selon Bouvier, dans la représentation mentale que s’en fait la population. En effet,
[d]ans la géographie idéale des Japonais, le Hokkaïdo est une case mal remplie. La plupart des Japonais dans la quarantaine n’y sont pas allés, n’y iront plus et sont bien en peine de donner leur opinion là-dessus. Pour eux cette terre est sans prestige parce qu’elle est presque sans histoire, mais il faut reconnaître qu’ils ne se sont jamais souciés de lui en donner une : à peine l’avaient-ils découverte qu’ils s’en sont détournés, et cette indifférence a duré mille ans23.
42Ainsi le Hokkaidô, quoique faisant officiellement partie du territoire national, représente aux yeux des Japonais eux-mêmes un certain ailleurs. De plus, cet exotisme est intensifié par la présence des habitants aïnous, les habitants autochtones de l’archipel.
En langue aïnou, aïnou veut dire : homme. Voilà un début qui a au moins le mérite de la simplicité. Les Aïnous sont un peuple de stock caucasien, originaire d’Asie centrale, qui occupait la plus grande partie de l’archipel nippon au moment où les éléments très divers qui composent la race japonaise actuelle (Yamato) vinrent s’y établir. Chasseurs et pêcheurs, leur culture n’est jamais parvenue au stade agricole ni à l’expression écrite, et leur langue, sans parenté avec aucune autre, demeure avec le basque un des casse-tête de la linguistique. Les Aïnous sont aussi la race la plus velue de la terre et passent pour être fort peu soucieux de propreté. Les Japonais semblent avoir éprouvé de bonne heure une répulsion irraisonnée à leur endroit et n’ont jamais employé pour les désigner que des termes péjoratifs : emishi, ebisu, yesojin (barbares, primitifs, rustres). Certains psychiatres japonais trouvent même dans cette « horreur du poil » une des raisons pour lesquelles les colons du Honshu ont mis si peu d’entrain à aller s’établir en Hokkaïdo24.
43L’ailleurs dans l’ailleurs, cette stratégie d’écriture a vraisemblablement porté ses fruits et le livre a suscité plus d’intérêt auprès du public japonais, et ce probablement en raison de ce double exotisme qui en émane. C’est en tout cas ce dont témoigne la quantité de réactions de toutes parts tels que les retours de lecture, critiques académiques, journaux, interviews…
Une réception japonaise enthousiaste
Le style de l’écrivain-voyageur
44Les réactions sont unanimement enthousiastes. Par exemple Shigeru Kashima, dans son article de critique, livre ceci en prenant Bûvie no sekai dans ses mains pour la première fois :
[j]’ai eu l’imprudence de ne pas connaître l’auteur, mais je l’ai choisi parce que le traducteur est Kei Takahashi, le plus réputé du Japon. Ce fut une excellente décision. L’écriture de Bouvier, écrivain au style particulier, est en excellent japonais, et pour la première fois depuis longtemps, j’ai pu éprouver le « plaisir de lire »25.
45Un autre critique littéraire, Osamu Ikeuchi, tombé par hasard sur le livre, est élogieux au point d’avoir « honte de [s]a négligence26 », de ne pas l’avoir connu plus tôt pour sa qualité littéraire. La traduction japonaise a donc réussi à transmettre le style particulier du jeune Suisse, « plein d’ironie, d’esprit et d’affection27 », et ainsi conquis le public japonais.
46En outre, l’approche du monde sous forme de voyage presque ascétique ainsi que le regard posé sur l’Autre toujours comme miroir de soi, suscitent également cet engouement japonais à l’égard de l’écrivain-voyageur suisse. D’après le journaliste Yutaka Yugawa :
[i]l semble que Bouvier se teste lui-même pour voir jusqu’où il peut supporter une altérité qu’il rencontre au cours de son voyage. Le voyage est une sorte de terrain d’entraînement. […] Pour Bouvier, la découverte du monde et la découverte de soi sont toujours liées. En s’isolant, il se contemple soi-même comme celui qui mérite cet ailleurs vide. La manière dont il se distancie de l’Autre qu’il voit et dont il entend parler au cours de ses voyages est unique. […] Il endure le monde et continue à s’interroger sur ce qu’il est. Il y a là un éclat de la jeunesse, même réfracté28.
La personne de l’écrivain-voyageur
47En plus de cette approche du monde de Bouvier, les Japonais s’intéressent également à sa personne : le sous-titre de l’article précédemment mentionné qualifie l’auteur suisse d’« homme exceptionnellement charmant, venu jusqu’en Extrême-Orient29 ». Et cet intérêt semble inclure jusqu’à son aspect physique. En effet, un autre article, écrit par le traducteur même, s’accompagne d’un dessin-portrait de Bouvier dans une position assise. Puis le livre Bûvie no sekai lui-même est garni de huit photographies de lui-même, dont l’une montre Nicolas tout petit à peine debout, et une autre vers la fin de sa vie chez lui, accompagné de sa femme. C’est dire si le livre se focalise sur la personnalité privée de Bouvier, sa personne et son parcours de vie. Et comme pour appuyer cette mise en lumière de l’individu, la revue Coyote de novembre 2007 est publiée avec son visage en couverture, et avec pour titre « Vers l’est. Nous avons rencontré Nicolas Bouvier30 ». Du titre émane le ravissement des éditeurs japonais pour cette rencontre humaine avec le voyageur suisse. Le numéro lui consacre d’ailleurs une cinquantaine de pages comprenant une belle interview de quinze pages. Il commence par dessiner la silhouette d’un écrivain-voyageur ainsi que son rapport au voyage et à l’écriture. En voici les phrases introductives :
Antoine de Saint-Exupéry était écrivain célèbre en même temps que pilote. Un jour, décollant de Paris, il atterrit accidentellement dans le désert de Libye, avec son cher avion écrasé. Après avoir erré dans le désert pendant cinq jours, il fut sauvé par des nomades et revint miraculeusement à la vie. C’est d’une telle expérience qu’est né Le Petit Prince.
Henri Cartier-Bresson passait ses journées à travailler ses dessins, aspirant à devenir peintre. Sa vie changea lorsqu’il rencontra Leica. Parcourant la Côte d’Ivoire, l’Espagne, le Mexique etc., il captura la vie quotidienne à travers des instantanés uniques. C’est de ces voyages qu’est né « l’instant décisif ».
Enfin, Nicolas Bouvier apparaît. Nous sommes en 1953, en Suisse. Le jeune homme charmé par la musique des Gypsies et à la recherche de ses origines, monta dans une Fiat 500 Topolino et se dirigea vers l’est. Belgrade, Tabriz, Colombo, puis Yokohama. Frôler le monde inconnu, vivre un moment suprême. De ces souvenirs, le récit de voyage L’Usage du monde est né31.
Le lien intime entre la vie et l’art de l’écrivain-voyageur
48Placé ainsi à la suite d’Antoine de Saint-Exupéry et d’Henri Cartier-Bresson, deux voyageurs modernes et mondialement connus pour la littérature et l’art forgés pendant leurs voyages, Bouvier est présenté dans la lignée de ces grands esprits aventuriers et artistes de dimension internationale. Accompagnée de photographies choisies avec soin, cette introduction invite le lecteur à une rêverie assez magique sur la vie : du voyage naît la création, et la création renouvelle l’être. En effet, le processus de création, commun à ces trois hommes, dénote un cheminement naturel et vivant, en ce sens que leur acte créatif découle immanquablement de leurs expériences sensibles d’êtres humains, de leurs rencontres avec autrui, produites dans des circonstances fortes et singulières, fortuites ou providentielles. Autrement dit, leur écriture ne naît pas de spéculations abstraites ni d’activités purement mentales, mais bel et bien de véritables expériences, vécues avant tout par le corps, et même de manière violente faisant frôler la mort, notamment dans le cas de Saint-Exupéry. L’expérience du corps, c’est celle que l’on expérimente à travers les cinq sens qui nous ont été donnés, nous permettant de nous lier au monde, de prendre conscience du miracle de l’incarnation et de saisir cet « instant décisif », selon les termes de Cartier-Bresson. Et pour Bouvier, du voyage physique naît le voyage intérieur, car ce n’est pas le monde en soi qu’il découvre mais — comme disait aussi Montaigne — c’est « l’usage » qu’il en fait qui lui permet de le révéler à lui-même. Dès lors la création, quelle qu’en soit la forme, apparaît chez ces hommes comme un moyen d’exprimer, tout en la sublimant, cette vie sur terre et ses arcanes de hasards, de rencontres et de miracles. Et ce lien inséparable de la vie et de l’art colore la thématique du voyage d’une dimension poétique et mystérieuse, en présentant tout autant qu’en enveloppant d’un charisme l’écrivain-voyageur suisse encore peu connu aux yeux des lecteurs nippons.
49 Par ailleurs, la longue interview traite des aspects liés au voyage et à l’écriture de Bouvier, tout en s’insinuant dans des aspects plus intimes de sa vie d’homme. S’ajoutent à cela d’autres espaces qui sont dédiés à quelques phrases orales ou écrites de Bouvier et aux photographies, le tout montrant sa trajectoire, son enfance, ses choix de vie… Ainsi, la revue contribue à promouvoir Bûvie no sekai, cette deuxième parution japonaise de Bouvier, avec un éclairage spécial sur sa personne.
Sekai no tsukaikata [L’Usage du monde]
50Le troisième livre de Bouvier en japonais est Sekai no tsukaikata [L’Usage du monde], traduit par Hiroyuki Yamada et paru en 2011. Contrairement aux deux premiers livres qui, respectivement, mettaient l’accent sur le Japon et l’univers de Bouvier, cette troisième traduction japonaise invite davantage au voyage et à son romantisme, à la découverte du monde et de l’ailleurs.
Figure 3. Couverture de Nicolas Bouvier, Sekai no tsukaikata [L’Usage du monde], Eichi, 2011.
Un nouvel Usage du monde : un voyage en avant
51Le traducteur a choisi de traduire l’intégralité du livre originel, ce qui fait un volume conséquent, avec de nombreux dessins en noir et blanc de Thierry Vernet, compagnon de route de Bouvier, insérés çà et là le texte et en vis-à-vis. Il y a donc un travail de stylisation visuelle du livre, créant une interaction entre images et mots. De même pour la couverture, différente de celles des deux premiers livres : pas d’image japonaise ni de portrait photographique de Bouvier, mais un dessin en couleurs, aux traits assez grossiers qui donne un style relativement simple et brut, mettant en perspective l’espace sauvage et la route, et à l’avant la voiture et le voyageur à l’intérieur, qui se met de dos à moitié et se retourne légèrement vers le lecteur. Son visage, qu’on devine vaguement barbu, reste flou dans l’ombre. Il suggère un homme relativement jeune, mais dont il est difficile de reconnaître l’origine. Il voyage seul, par ailleurs, alors qu’en réalité Bouvier était en compagnie de Thierry Vernet, ce qui indique le choix délibéré de la part du traducteur montrant le voyageur solitaire ainsi que son dialogue avec le monde, dans un espace dont l’horizon est presque infini. Ce relatif anonymat qui émane de la couverture peut inviter toute âme éprise d’aventure et d’ailleurs à s’imaginer dans la peau de cet homme voyageur.
Le choix du sujet : « boku » ou l’identité intime du jeune voyageur
52Plus précisément, deux points distinguent cette traduction de la première de l’Usage du monde.
53Premièrement, le nouveau traducteur Yamada opte pour le sujet « boku », signifiant « je » en japonais pour la gent masculine. Parmi plusieurs appellations qui existent en japonais pour la première personne du singulier au masculin, c’est sans doute celle qui a la nuance à la fois la plus douce, la plus jeune et la plus personnelle — c’est, d’ailleurs, le sujet que Haruki Murakami a choisi pour les protagonistes de tous ses romans très intimistes32. En tout cas plus intimiste que « watashi » utilisé dans la première traduction, et qui est certes la première personne du singulier la plus neutre car non genrée — qui peut être utilisée autant par les femmes que par les hommes —, mais évoquant un « je » plus rigide, formel et social, surtout s’il est employé par un homme. Même constat pour la traduction de « nous », la première personne du pluriel. Lorsque Bouvier désigne Thierry et lui-même, cette troisième traduction utilise « bokura », un « nous » bien plus doux que « wareware » qui, dans la première traduction, donnait un « nous » plutôt rigide et solennel. Ce choix du vocabulaire qui désigne le sujet et par lequel le personnage s’identifie et se lie au monde n’est pas anodin ; ce nouveau « je », « boku », donne une image différente et nouvelle du voyageur, dont le rapport au monde semble plus intimiste et intérieur, et en même temps plus en harmonie avec le milieu qui l’entoure.
Un regard tourné vers l’altérité, la diversité du monde
54Deuxièmement, cette nouvelle traduction n’insère aucune photographie de l’auteur en personne, à aucun moment dans le voyage. En revanche, le livre présente d’emblée, sous forme de préface suggestive, la citation de Shakespeare (Roméo et Juliette) figurant en exergue de L’Usage du monde : « il me faut ou partir et vivre, ou rester et mourir [I must be gone and live, or stay and die]33 », ce qui confère une dimension intérieure, voire douloureuse à ce récit de voyage, et à faire comprendre que le départ est bel et bien sous le signe d’une aventure existentielle. Puis dans les pages suivantes, juste après la table des matières, le lecteur découvre la carte allant de Genève jusqu’en Asie centrale et indiquant l’itinéraire relié par de nombreux points de passage où le voyageur s’est arrêté pour des séjours de diverses durées. De nombreux dessins de Thierry Vernet viennent, tout comme dans le texte français34, illustrer chacun de ces contextes, éléments et paysages caractéristiques de chaque lieu.
55Somme toute, ce livre tend à montrer le voyage plutôt que le voyageur, et la diversité du monde plutôt qu’un pays ciblé comme un point culturel fixe. C’est dès lors un livre avec une optique nouvelle, par rapport aux deux premières traductions qui mettaient en lumière le rapport de Bouvier au Japon ainsi que son univers personnel. En effet, cette troisième traduction invite le lecteur japonais à savourer le monde, l’altérité ainsi que le voyage en tant que tel ; comme une manière de vivre contemplative, et en laissant parler par l’écriture le cœur teinté de l’Autre-monde.
Une large réception japonaise
Un contexte social difficile : remise en question du mode de vie moderne et montée en puissance de la conscience écologique
56Le livre arrive dans un Japon vivant à l’ère de la mondialisation accomplie, et en même temps pendant une année extrêmement sombre et désastreuse : en mars 2011, soit cinq mois avant la parution du livre, les Japonais ont connu un véritable cataclysme avec le séisme et le tsunami suivis de l’accident nucléaire de Fukushima. Cette catastrophe a eu pour effet auprès de la population nippone de s’interroger sur un mode de vie contemporain reposant en grande partie sur l’énergie nucléaire, prônant la productivité et la place centrale de la vie professionnelle. La chaîne nationale NHK a montré un certain changement de mentalité de la population dans sa façon de penser la vie et de l’organiser35 ; d’un côté, on peut relever une nouvelle aspiration à réviser les priorités de la vie, de façon à tisser des liens affectifs plus forts avec les proches et, de l’autre, le regret de ne pas disposer suffisamment de temps libre pour soi. Dans cet interstice entre le souhait d’une vie différente et la réalité difficile à changer, il est possible que la thématique du voyage ainsi que la littérature de l’ailleurs aient su insuffler un nouvel appel de lecture.
Une lecture ouvrant le champ des possibles
57Parmi les trois livres de Bouvier traduits en japonais, c’est L’Usage du monde qui a eu le plus d’écho auprès du grand public, ou plus précisément c’est le seul qui ne soit pas resté confiné dans le milieu de l’intelligentsia et des chercheurs universitaires. En effet, en dehors des recherches et des enseignements académiques qui continuent à étudier les œuvres de l’écrivain-voyageur suisse, ce livre a également suscité l’intérêt de certains citadins en quête d’un nouveau style : la librairie innovante « B&B » associant des objets pouvant agrémenter l’activité de lecture — fauteuil, fourniture, meubles, nourriture, bière… — a mis cette troisième traduction de Bouvier dans sa bibliothèque sélective36 ; ou encore la nouvelle collection d’une marque de mode pour femme a pris comme thème central le voyage en s’inspirant des pensées de l’écrivain-voyageur suisse.
Voyager, c’est se déplacer dans l’espace et le temps. C’est une histoire d’humeur, de curiosité, de recherche, d’autres sensations et de moments qui deviennent de futurs souvenirs. Le pouvoir de voyager est fascinant lorsque le quotidien est interrompu par le désir de connaissance. Chaque étape est un point de départ et la destination change. Le voyageur et auteur Nicolas Bouvier dit : « En route, le mieux c’est de se perdre. Lorsqu’on s’égare, les projets font place aux surprises et c’est alors que le voyage commence. » Dans cette collection de vacances, le blanc est complété par des robes brodées et sculptées, des chemises en popeline et en mousseline, de la dentelle et du sangallo, du denim bull et des tissus en cachemire à double épaisseur. […] cette collection de vacances […] raconte l’histoire d’une femme qui aime la découverte et le voyage, animée par un désir de beauté et de féminité, sans destination et loin de toute pression37.
58Il est piquant de voir que l’époque contemporaine a pris Bouvier comme référence et argument pour la revendication de la liberté féminine, lorsqu’on pense à ce que le voyageur disait des femmes, notamment serbes, dans L’Usage du monde, à une époque elles n’avaient pas le droit de vote en Suisse.
59Enfin, durant l’année de la pandémie récente en 2020, le livre a suscité à nouveau de l’intérêt, en étant recommandé pour une lecture de vacances d’été. La situation de rupture avec le monde et la sensation d’enfermement, que nous avons tous connues mondialement — au Japon il n’y a pas eu de confinement à proprement parler, mais les différentes formes de restriction ont continué plus longtemps —, a certainement incité une ouverture au monde extérieur par la lecture de ce récit de voyage ainsi que la revalorisation d’une lenteur de vie, comme au rythme d’une marche.
Réaction japonaise en évolution : cohérence socio-culturelle
60Nous avons ainsi étudié la réception japonaise des œuvres de Nicolas Bouvier, en faisant le lien avec l’Histoire et l’évolution des idées qui animent la société réceptrice. L’apparent paradoxe selon lequel plus le livre s’intéresse au monde extérieur au Japon, meilleure est la réaction des lecteurs japonais, peut alors être interprété sans trop de contradictions, dès lors qu’on considère le point de vue historique des Japonais depuis l’ouverture de l’archipel ainsi que les mouvements de la société moderne et contemporaine internes au pays.
61Ce que cette étude a mis en évidence est l’élargissement du lectorat japonais de Bouvier qui s’est fait au fil des trois traductions de ses œuvres. Au-delà du cadre traditionnel des intérêts universitaires pour un voyageur occidental et de sa valeur littéraire textuelle importante pour la recherche, l’intérêt du public pour la personne de Bouvier en tant qu’individu semble avoir fait basculer les mouvements du marché et de la réception. Cette ouverture est particulièrement frappante pour le troisième livre qui s’ouvre le plus sur l’ailleurs et le voyage en tant que tel, ce qui concorde avec la tendance de la société actuelle dans laquelle l’individu s’interroge sur des possibilités différentes du temps, de la vie et de l’être.
62Aussi, la question pourrait se poser prochainement d’étudier, plus généralement, la dynamique des récits de voyage lus au Japon aujourd’hui et de s’interroger sur la manière dont cette thématique du voyage et de l’ailleurs s’insère dans le contexte culturel japonais actuel.