L’œuvre de Nicolas Bouvier en espagnol : un transfert partiel pour un dialogue fécond ?
L’œuvre de Nicolas Bouvier en espagnol
1L’œuvre de Nicolas Bouvier n’a été que partiellement traduite en langue espagnole, et de façon tardive. Découvert par le public hispanophone dans les années 2000, après sa mort, Bouvier n’aura pas eu la chance de connaître son œuvre dans la langue de Cervantès, ni d’échanger avec les traducteurs et les éditeurs, ce qui a probablement eu des répercussions sur la façon dont son œuvre est passée dans le champ littéraire hispanophone.
2De prime abord, il peut sembler incompréhensible que l’œuvre de Bouvier soit restée si longtemps inédite en espagnol, s’agissant d’un auteur phare de la littérature de voyage. Mais plusieurs facteurs peuvent expliquer cette lacune. D’abord, il faut se rappeler le contexte de l’Espagne des années 1960 et 1970, un pays soumis au joug franquiste et fermé sur lui-même. Ensuite, à partir de la transition démocratique et de l’insertion de l’Espagne dans le Marché Commun européen en 1986, le marché éditorial connaît une ouverture spectaculaire, principalement à Barcelone, ce qui va permettre d’éditer la nouvelle génération de la littérature espagnole post-franquiste et de publier les auteurs du boom de la littérature latino-américaine. Dans les années 1990, le tournant libéral et le développement de l’industrie éditoriale favorisent beaucoup la circulation des auteurs étrangers connus et considérés comme rentables. Un autre facteur est peut-être aussi le manque de véritables traducteurs littéraires dans un pays qui avait subi trente-cinq ans de censure franquiste, alors même qu’il existait une magnifique tradition de traduction littéraire en Espagne1. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’en France l’œuvre de Bouvier, initialement publiée en Suisse, était également peu connue avant les années 1990, avant que l’écrivain commence à être un invité régulier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. La création en 2007 du Prix Nicolas Bouvier, décerné lors de ce festival, a pu contribuer à mieux faire connaître au public français le nom et l’œuvre de l’écrivain suisse, jusque-là surtout connu dans le milieu des amateurs de la littérature de voyage. En Espagne, en revanche, il n’y avait pratiquement aucune connaissance de l’œuvre de Bouvier avant la publication de la toute première traduction. En Amérique latine, où Buenos Aires et Mexico constituent les deux grands pôles éditoriaux, il n’existait pas non plus d’édition en langue espagnole de textes de Bouvier. Le monde hispanophone, ou plus précisément sa littérature, n’a pas accueilli cette œuvre jusqu’à la traduction de L’Usage du monde, publiée en 2001.
3Dans l’œuvre même de Nicolas Bouvier, le monde hispanophone est d’ailleurs très peu présent. La curiosité voyageuse et littéraire de Bouvier semble s’être tournée en grande partie vers l’Orient et l’Asie. Néanmoins, la Correspondance des routes croisées 2 nous informe qu’il a effectué un voyage en Espagne en 1950, avec des amis. Il en fait état dans des lettres et des cartes postales envoyées à Thierry Vernet. Il y livre notamment des réflexions sur Don Quichotte, que lui inspire sa traversée de la Manche, entre Alicante et Madrid, et suggère à Thierry Vernet l’idée d’un voyage en Andalousie :
Il faudra que nous fassions l’Andalousie à pied. C’est facile et bon marché, on prend un bateau Marseille — Malaga et à pied Malaga — Cordoue, Séville, Grenade, Cadix. Ce pays est curieux et plein d’enseignements. Moins pittoresque que l’Italie parce que bien au-delà du pittoresque (comme la Grèce j’imagine)3.
4Ce projet ne semble pas s’être concrétisé. L’absence d’un récit de voyage en terres ibériques ou latino-américaines est-elle un autre facteur expliquant l’absence de toute traduction avant 2001 ? Rien ne permet de dire que si Bouvier avait publié un récit de voyage dans un pays hispanophone il aurait été traduit plus tôt dans la langue de Cervantès4. Car c’est bien le contexte économique, culturel, éditorial et politique de l’Espagne, et non le fait qu’une œuvre étrangère soit encore inédite en espagnol, qui a déterminé le caractère tardif de cette réception. Dans le cas de la réception de la littérature suisse d’expression française en Espagne, un autre facteur est déterminant : le rôle de la France comme pays médiateur, sur le plan culturel et éditorial. Selon Violeta Pérez Gil :
En ce qui concerne la réception de la littérature suisse romande (limitée à cinq cantons, soit environ un million de lecteurs) en Espagne, je me permettrais d’avancer l'hypothèse suivante : la littérature écrite par des auteurs suisses francophones est traduite ou a été traduite en espagnol dans la mesure où la réception se fait par l'intermédiaire de la France, soit parce que les ouvrages sont publiés par des maisons d’édition françaises, soit parce que les auteurs ont acquis une certaine popularité dans ce pays voisin (dans un cas comme dans l'autre, l'auteur suisse francophone passe souvent pour un Français de France en Espagne)5.
5Or, si l’on examine par exemple la circulation d’un texte comme L’Usage du monde, publié d’abord à compte d’auteur à Genève en 1963, on s’aperçoit que la traduction espagnole n’a eu lieu qu’après qu’il a été publié aux éditions La Découverte, à Paris, en 1985. Une édition de poche (Payot, 1992) a probablement contribué à diffuser plus amplement le texte en France, ce qui a pu faciliter la réception en Espagne. La publication dans une maison d’édition française, une certaine popularité du texte, mais aussi et surtout la proximité de l’Espagne avec la France et l’acceptation de Paris comme capitale artistique dont on écoute les goûts et les modes, tout cela peut faciliter le passage de la frontière pour des auteurs venus de Suisse ou d’ailleurs. À cela s’ajoute la visibilité médiatique de l’auteur, qui dans le cas de Bouvier a pu être assurée par sa fidélité au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, dans les années 1990.
6La première œuvre publiée en espagnol est L’Usage du monde (Los caminos del mundo, 20016). Ensuite, c’est Chronique japonaise qui est entré dans la péninsule ibérique dans une traduction en catalan (Crònica japonesa, 20067). Suivra la traduction en espagnol du Poisson-Scorpion (El pez escorpión, 20118), puis de Chronique japonaise (Crónica japonesa, 20169). L’ouvrage le plus récemment publié est L’Usage du monde dans sa deuxième traduction (Los caminos del mundo, 201910). Les lecteurs hispanophones ont pu alors redécouvrir ce texte qui était resté introuvable pendant des années11.
7En examinant ces différentes éditions, nous avons pu constater la variété des éditeurs. Bouvier n’a pas été publié de façon régulière et homogène, chez un même éditeur, ce qui engendre une certaine fragmentation de la réception12. En revanche, il suffit d’observer les collections et les paratextes éditoriaux pour s’apercevoir que pratiquement toutes ces traductions sont publiées dans des collections consacrées à la littérature viatique : « Altaïr viajes [Altaïr voyages] », « Ulyssus », « Fuera de sí (Contemporáneos) [Hors de soi (Contemporains)] », « Odiseas [Odyssées] »… Les maisons d’édition sont soit entièrement spécialisées dans le voyage, comme La línea del horizonte, jeune structure éditoriale axée sur le voyage et ses cultures, soit très polyvalentes et dotées de multiples collections, dont une consacrée aux récits de voyage. C’est le cas de Península, où a été publié L’Usage du monde. Península est une maison plus ancienne, fondée en 1964, qui n’édite pas de littérature, mais des ouvrages relevant des sciences humaines et sociales, des essais, des textes de non-fiction… Ainsi, tandis que la réception hispanique de Chronique japonaise et du Poisson-Scorpion a pu se faire au sein de collections consacrées à la littérature de voyage, avec une marque de fabrique littéraire, L’Usage du monde, dans sa nouvelle traduction, a été accueilli au sein d’une collection restreinte aux récits de voyage, chez un éditeur de sciences humaines, pour qui la littérature n’est pas la spécialité. Le livre n’est donc pas présenté au public espagnol comme littérature tout court, ce qui diffère de la réception en Suisse et en France. Dans l’aire francophone, le rôle des critiques et des universitaires a été décisif dans le refus d’une catégorisation trop étroite et d’une assignation à un genre codifié :
Inclassable, L’Usage du monde l’est peut-être plus que jamais aujourd’hui, où la critique universitaire, démultipliée, et devenue internationale […] aujourd’hui donc où la critique ne cesse de s’interroger sur le genre, la forme, les sources, la genèse et les véritables enjeux d’un livre qu’on a trop longtemps — pour des raisons éditoriales de « marketing », et de « contexte d’époque » — rallié au seul « récit de voyage ». Alors qu’il en va avant tout, avec L’Usage du monde, et plus encore avec Le Poisson-Scorpion, de littérature13.
8Or, cette réception éditoriale espagnole ne semble pas tenir compte de ce caractère littéraire et inclassable de l’œuvre de Bouvier, en particulier dans le cas de L’Usage du monde. Le texte a été perçu du point de vue éditorial seulement comme un récit de voyage et a donc été « classé », en dépit de sa singularité, dans cette catégorie.
Los caminos del mundo, une traduction en deux temps
9Le profil et le travail des traductrices et des traducteurs est aussi un facteur important à prendre en compte dans la réussite de la réception d’une œuvre étrangère. Sans entrer dans le détail des différentes traductions en espagnol des textes de Bouvier, nous pouvons constater là encore une différence de traitement entre Le Poisson-Scorpion et Chronique japonaise d’une part et L’Usage du monde d’autre part.
10Les deux premiers livres ont été traduits par des traducteurs littéraires. Glenn Gallardo est un poète, musicien et traducteur mexicain né en 1951, qui a vécu une dizaine d’années à Paris. Il est traducteur de textes de Georges Bataille, Paul Valéry, André Gide et Michel Leiris, entre autres. Martín Schifino est un critique et traducteur littéraire argentin né en 1972, qui traduit surtout de l’anglais vers l’espagnol, mais également du français vers l’espagnol. Il a traduit des textes de Baudelaire et collabore à plusieurs revues et journaux du monde hispanophone et anglophone. Pour la seconde traduction de L’Usage du monde, l’éditeur espagnol, Península, a quant à lui fait appel à une traductrice spécialisée, Lara Cortés Fernández, née en 1978 et diplômée en traduction et interprétation. Traductrice assermentée et spécialisée dans le domaine juridique, elle exerce depuis 2005 comme traductrice et interprète indépendante14. C’est une professionnelle de la traduction, rigoureuse et experte comme en témoigne la confiance que lui accordent les éditeurs qui font appel à elle. Mais elle-même reconnaît avoir été surprise lorsque Península lui a proposé de (re)traduire L’Usage du monde, comme elle nous l’a dit dans un courriel :
La maison d'édition voulait rééditer ce livre, en révisant la version précédente, mais lorsque la responsable du projet a essayé de contacter Marga Latorre, elle a appris que, malheureusement, cette traductrice était décédée. À ce moment-là (2017) on m'a proposé de faire ma propre traduction sur la base du premier texte en espagnol. J'avoue que j'étais très étonnée : à la base, je suis une traductrice spécialisée dans les textes juridiques et dans l'interprétation de conférence. Je travaillais quand même depuis 2011 pour le Grupo Planeta dans la traduction d'essais et je venais de livrer à la responsable de Península une traduction du Manifeste du Parti communiste que, apparemment, elle a beaucoup aimée. Après avoir lu cette traduction et d'autres traductions que j'avais faites précédemment, elle a décidé de me proposer de travailler sur L'Usage du monde 15.
11Lara Cortés nous a dit avoir beaucoup hésité avant d’accepter, consciente que la littérature n’était pas son domaine de spécialisation. Nous avons pu constater en lisant la traduction qu’elle avait su relever le défi. La traduction est rigoureuse et d’une très grande fidélité au texte de Bouvier. Cette qualité repose aussi sur l’existence de la première traduction, base solide de travail, et sur un travail d’équipe fructueux avec une relectrice que Lara Cortés a tenu à signaler lors de notre échange. Pourtant la tâche n’était pas aisée :
Traduire L'Usage du monde a été vraiment compliqué. J'hésitais en permanence sur comment transmettre des éléments très particuliers de l'original (comme la ponctuation ou les images, parfois illogiques, toujours étonnantes), sans trop forcer la langue espagnole. C'est vraiment dommage de ne pas avoir assez de temps pour vous parler de mes choix, des débats que j'ai eu avec la relectrice (María Eugenia Santa Coloma, qui a fait un travail excellent, même si son nom ne figure pas dans le livre ; parfois on oublie que la traduction est un travail en équipe et qu'il faut beaucoup de personnes pour produire un texte), les adaptations à la culture cible16…
12Face au plurilinguisme du texte, et à la différence des traductrices allemandes, Lara Cortés a choisi de ne pas toucher à ces insertions d’une autre langue dans le texte, mais en revanche elle a élaboré des notes pour les traduire en espagnol, en différenciant bien ses notes de celles de Bouvier. Face à certains termes issus d’une autre langue mais renvoyant à un élément historique censé être connu du lecteur, elle les a laissés, comme le mot « comitadjis », que Bouvier écrit tel quel. En revanche, elle a explicité en note certains passages, comme les mots français mal orthographiés par des Turcs, que Bouvier relève dans la deuxième partie du livre, ou encore des références culturelles que le lecteur hispanophone pourrait ne pas comprendre, comme la référence à « J’accuse » de Zola.
13À l’inverse, certains éléments de la culture orientale sont partagés avec l’Espagne. Ainsi, les « quelques pépins de passa-tempo 17 » grignotés par de vieux Turcs deviennent tout naturellement des « pipas de girasol », et la note de Bouvier (graines de tournesol grillées) peut être supprimée, car en Espagne, il est très courant de croquer des pipas. De même, le substrat linguistique arabe dont la langue espagnole a gardé de très nombreuses traces dans son vocabulaire, permet de faciliter la traduction de certains termes récurrents, comme « tchaïkhane », maison de thé, qui devient naturellement « chaijana » en espagnol.
14En somme, on a affaire avec Los caminos del mundo à une traduction fidèle et fiable, à un travail digne d’éloges qui mériterait, selon nous, une diffusion plus adaptée à la nature du texte de Bouvier. La réception dans la langue espagnole semble donc avoir été conforme à ce que l’on pouvait espérer pour ce texte, c’est-à-dire, non pas la traduction parfaite (toute traduction reste imparfaite et l’on sait bien que tout texte est retraduisible à l’infini), mais une traduction menée avec soin, relue et débattue, et s’appuyant sur une première traduction. Le seul point à déplorer est le paratexte éditorial de cette version.
Le paratexte éditorial des traductions en espagnol : de la méconnaissance au malentendu
15Il est bien connu que la prise en charge des éditeurs est déterminante dans la réception de l’œuvre, qu’elle soit traduite ou pas. Le paratexte éditorial (et aussi auctorial, bien sûr) est programmatique au plus haut point, lourd d’enjeux pour la lecture, puisqu’il est non seulement « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs18 », mais qu’il est aussi un guide de lecture fournissant des indices sur la manière dont il faut lire le livre et sur le pacte de lecture qui doit s’établir avec le lecteur. Dans le cas d’une traduction, le paratexte éditorial est également dépositaire d’une responsabilité, celle de fournir au texte un « emballage » adapté, qui le protège et le fasse arriver entier à destination, si l’on peut se permettre cette métaphore. Cette responsabilité incombe à l’éditeur de la langue cible, non au traducteur, qui le plus souvent, n’a pas vraiment son mot à dire. Pour qu’une œuvre puisse être transmise le plus intégralement possible au lecteur de la langue cible, la seule qualité de la traduction ne suffit pas, encore faut-il que tous les éléments contextuels soient fidèlement et rigoureusement transférés, eux aussi. Nous voulons parler du nom de ou des auteurs, de la reconnaissance de ce qui incombe à chacun (auteur, illustrateur, traducteur, éditeur, etc.) et de la cohérence des éléments paratextuels (illustration de couverture, titre, sous-titre, mise en page, etc.) avec l’œuvre originale, qui n’est pas qu’un texte, mais aussi le tout que ce texte forme avec les personnes qui l’ont produit, avec leurs intentions et leur projet, et avec sa première édition, qui est une sorte d’acte de naissance.
16Qu’en est-il des traductions en espagnol de Bouvier ? Nous allons ici commenter les titres, les couvertures et autres éléments du paratexte, en particulier dans le cas de L’Usage du monde.
17Sur les trois titres traduits, seul Los caminos del mundo [Les chemins du monde] présente une rupture de la littéralité. En effet, le titre aurait pu être El uso del mundo, le terme « uso » étant tout à fait équivalent à « usage ». « L’usage du monde » peut être interprété comme les pratiques sociales du voyageur dans le monde parcouru. Le voyage prend une dimension sociale. Voyager, c’est avant tout des rencontres, la découverte d’autres sociétés, d’autres usages, et c’est aussi une pratique personnelle du monde, un usage que l’on en fait, pour chercher sa place, et s’accomplir comme habitant de ce monde. Or, le passage d’« usage » à « caminos » opère une modification sémantique et conceptuelle. Les chemins ne sont pas l’usage. Ce choix de traduction engendre une perte inévitable d’enjeux d’interprétation, mais en crée d’autres. Le chemin, c’est la matérialité du voyage, en tant que trajet, en tant que mouvement permanent vers l’avant. C’est aussi la spatialité du voyage alternatif, celui qui n’emprunte pas les voies communes et conventionnelles, mais qui emprunte les détours et les chemins dérobés. Le titre espagnol est riche aussi, mais pas des mêmes richesses que le titre français. Il fonctionne tout aussi bien, opérant un retour à la thématique principale : le voyage. Seulement il n’active pas les mêmes horizons de lecture. Il invite le lecteur à jouir d’un voyage différent, qui va le mener hors des sentiers battus de ce monde, sur des chemins inconnus. Et c’est exactement ce que font Nicolas Bouvier et Thierry Vernet dans le récit. L’autre différence avec l’usage, c’est que ce titre active une pluralité : pluralité des chemins et des lectures du monde19.
18L’édition espagnole de 2019 comprend un sous-titre : Viaje desde Yugoslavia hasta la frontera con la India [Voyage depuis la Yougoslavie jusqu’à la frontière avec l’Inde]. Cet ajout d’un sous-titre explicatif n’est pas exclusif de l’édition espagnole, on le retrouve également dans l’édition en anglais, de même qu’une carte qui permet de retracer l’itinéraire des deux amis voyageurs. Les éditeurs semblent ici se comporter comme s’ils voulaient faciliter la réception, en apportant des informations sur le contenu. Ils considèrent qu’il est nécessaire de préciser un titre qu’ils considèrent peut-être comme trop général ou mystérieux, et prévoient un lecteur cible qui attend des informations géographiques sur le voyage ici relaté. De plus, le sous-titre contient une information non seulement géographique mais aussi de type générique : il inscrit le texte dans la catégorie du récit de voyage, ce que ni l’édition originale suisse, ni l’édition française, ne faisaient20. Tout se passe comme si l’édition d’une traduction poussait les éditeurs à fournir des indications supplémentaires au lecteur pour lui faciliter la réception : il faut un emballage solide pour faire voyager le colis, mais aussi… pour plaire au potentiel acheteur du livre. Il est évident que des considérations de marketing entrent aussi en jeu.
19Ces considérations peuvent malheureusement faire oublier aux éditeurs la responsabilité qu’ils endossent dans l’exacte transmission des informations. Ainsi, dans cette édition de 2019 de Los caminos del mundo, le nom de Thierry Vernet a disparu de la couverture, seul le nom de Nicolas Bouvier apparaît. Si les dessins de Vernet figurent bien dans l’édition espagnole, son nom n’est écrit qu’en faux-titre, et dans une typographie qui ne rend pas justice à son statut de créateur au même titre que Nicolas Bouvier. Le fait qu’il soit mentionné comme auteur des illustrations, juste avant la mention de la traductrice, et dans la même police de caractères (voir fig. 1), trahit une méconnaissance et conduit à une injustice. Cette présentation erronée du paratexte d’une part ne permet pas au lecteur espagnol d’accéder à l’information exacte, qui est que Vernet était le compagnon de route de Bouvier et qu’il a créé ces illustrations pendant le voyage, et d’autre part conduit à escamoter le rôle et le statut de Vernet, présenté alors comme un illustrateur dont on ne sait quand il est intervenu.
Figure 1. Faux-titre de Nicolas Bouvier, Los caminos del mundo, Península, 2019.
20Penchons-nous à présent sur les deux couvertures, celle de 2001 et celle de 2019, dont les codes visuels sont très éloignés des couvertures suisses et françaises, lesquelles ont toujours repris un dessin de Vernet. Pour l’édition de 2001, les éditions Península ont opté pour une illustration qui semble être à l’origine une photo retravaillée. Il s’agit d’une voie ferrée dans un paysage très ouvert, avec un horizon très lointain (voir fig. 2). Le train, métonymie évidente ici du voyage, fait sens avec le titre. Mais rien ne rappelle le contenu du récit, puisque Bouvier et Vernet n’ont pas voyagé en train mais en voiture, à bord d’une Fiat Topolino qui prend quasiment la dimension d’un personnage. De plus, le paysage très plat de l’illustration ne rappelle en rien les territoires très montagneux traversés par les deux voyageurs. On ne peut donc dire que cette illustration soit totalement en cohérence avec le texte.
Figure 2. Couverture de Nicolas Bouvier, Los caminos del mundo, Península, 2001.
21Quant à l’édition de 2019, même si le dessin polychrome de la couverture, aux antipodes du noir et blanc des dessins de Vernet, peut évoquer la thématique voyageuse et les contrées hostiles, avec ses parois abruptes et les sommets enneigés à l’arrière-plan (voir fig. 3), le code graphique très coloré entre en contradiction totale avec le style dépouillé et l’esprit des dessins de Vernet, que le lecteur va découvrir à l’intérieur du livre. Un tel choix s’expose alors à une incompréhension du lecteur, non préparé et mal informé sur le statut de ces dessins. Peut-être l’éditeur avait-il ses raisons justifiant un tel choix : la charte graphique de la collection ? ou encore un problème de droits d’auteur, qui sait ? Il n’empêche que l’éditeur n’a pas transmis fidèlement les informations paratextuelles de l’œuvre originale, à savoir l’image du duo de voyageurs, l’un écrivant, l’autre dessinant, et a fait preuve d’incohérence dans le choix de l’illustration de couverture, ce qui conduit au malentendu.
Figure 3. Couverture de Nicolas Bouvier, Los caminos del mundo, Península, 2019.
22Un autre type de contresens a été commis avec la couverture espagnole du Poisson-Scorpion, qui reprend une photographie montrant un Nicolas Bouvier torse nu et souriant, posant au soleil, devant un arrière-plan où l’on devine un palmier et une plage, ce qui détonne fortement avec le contenu du livre.
23Pour conclure sur l’édition espagnole de L’Usage du monde, on peut saluer le sérieux de la traduction, mais en revanche déplorer une certaine incohérence dans les choix éditoriaux sur le plan paratextuel. Cela pourra décevoir les connaisseurs de l’œuvre de Bouvier, et on peut se demander si celui-ci aurait validé de tels choix visuels.
Une réception critique spécialisée
24Depuis son retour à la démocratie et son intégration à l’espace économique européen, l’Espagne est devenue une puissance occidentale dotée d’une industrie éditoriale et d’un public consommateur de livres de voyage. L’autre monde hispanophone, l’Amérique latine, n’offre pas le même profil. De fait, nous avons déjà dit qu’il n’existait pas d’édition latino-américaine de Bouvier, ce qui revient à dire : pas d’édition argentine ni mexicaine. Cela peut sembler étonnant quand on sait que les traducteurs du Poisson-Scorpion et de Chronique japonaise sont mexicain et argentin. En réalité cela n’a rien de surprenant, les traducteurs et auteurs latino-américains entretenant tout naturellement d’étroites relations professionnelles avec l’édition espagnole. Les raisons de cette absence de circulation en zone hispano-américaine peuvent être culturelles et économiques : le marché du livre y est fortement marqué par l’emprise culturelle des États-Unis et par un modèle très commercial, où dominent quelques très grands groupes éditoriaux. La loi du marché préside alors aux choix. Difficile dans un tel contexte pour une œuvre exigeante comme celle de Bouvier de trouver sa place. De même, la littérature de voyage suppose un public lecteur lui-même demandeur d’évasion, ce qui est un trait des sociétés développées et industrielles, où les gens non seulement sont suffisamment éduqués, lisent, mais aussi ont les moyens de s’acheter des livres. Les graves problèmes sociaux, économiques et politiques des pays d’Amérique latine ne favorisent pas l’émergence d’un tel public.
25Pour examiner la réception critique en Espagne de L’Usage du monde, nous avons cherché des articles, des comptes rendus et des notes publiés dans la presse et en ligne. Pour la sortie de la première traduction, en 2001, une critique a été publiée dans El País, signée du journaliste Jacinto Antón, et reprise systématiquement sur toutes les fiches internet de présentation du livre21. C’est à notre connaissance le seul article de critique littéraire générale qui ait été publié. Le même journaliste, fervent admirateur de Bouvier, le mentionne à nouveau dans un article du supplément littéraire Babelia22 comme l’un des meilleurs auteurs de la littérature de voyage. C’est surtout au cours de la décennie 2010 que d’autres articles issus de journaux ou de sites spécialisés dans le voyage seront publiés.
26En 2013, le journal galicien El faro de Vigo publie un article sur le « savoir voyager » et prend pour exemple le cas de Nicolas Bouvier, dont les textes inspirent au journaliste des réflexions sur le sens du voyage — qui se perd à cause de la rapidité des moyens de transport — ainsi que sur la perte du sens de la communauté dans la société occidentale, déplorée par Bouvier à son retour en Suisse, lui qui avait fait tant de fois l’expérience de la cohésion et de l’entraide humaine au cours de ses voyages. Le journaliste commente également l’écriture de Bouvier dans L’Usage du monde :
Il y retranscrit, non sans humour et surtout avec une grande sensibilité, l'étonnement, la fascination que lui procurent les choses et les gens qu'il rencontre tout au long de son parcours, la découverte de paysages et de cultures différents, vécue comme un détachement progressif, à la fois intellectuel et physique, de tout ce qu'il avait appris jusqu'alors, de ses vieilles habitudes, afin de s'ouvrir à tout ce qui est nouveau23.
27En 2015, un compte rendu d’Iván Marcos, publié sur un site espagnol consacré à la littérature viatique, livre son avis sur la première édition qu’il a trouvée dans une librairie d’occasion, dans le but évident de promouvoir le livre et de raviver l’intérêt des lecteurs. Il cite la fameuse phrase commençant par « Un voyage se passe de motifs24 […] », et qualifie L’Usage du monde de « véritable livre de référence dans le genre de la littérature de voyage. Comme tant de joyaux de la littérature de voyage, il est malheureusement tombé dans l’oubli et est épuisé25. » Il souligne la lenteur et l’esprit particulier du voyage de Bouvier et Vernet :
Le livre est une référence aux voyages calmes, où ce luxe appelé temps est maîtrisé ; c'est un livre qui reflète et revendique le voyage lent. Le regard des deux voyageurs est tranquille et l'errance sans hâte apporte avec elle le plaisir de la route et le flux placide de la vie qui apparaît le long de si belles terres. […] Nous avons ici les expériences et les regards innocents de deux jeunes Européens qui se lancent dans un grand voyage de l'Europe vers l'Orient, un voyage qui portera plus tard l'empreinte indéniable de la légendaire route hippie26.
28Enfin, après avoir souligné avec regret l’impossibilité aujourd’hui d’effectuer un tel voyage en raison des changements politiques, de l’hostilité envers les Occidentaux et de l’instabilité de ces régions, il conclut en rappelant qu’il s’agit là d’un ouvrage essentiel de la littérature viatique, qui évoque « une époque romantique et belle » où l’étranger pouvait encore être reçu avec bienveillance. Mais curieusement le commentaire ne mentionne ni les illustrations de Vernet, ni l’originalité de l’écriture de Bouvier. La réception ne semble donc pas tout à fait complète, ce qui peut être une conséquence de l’encadrement éditorial que nous avons commenté auparavant.
29En 2017, le site internet Viajar, revue en ligne espagnole consacrée au voyage touristique (conseils et informations), publie un article qui présente Bouvier de façon juste et documentée, et reproduit des extraits de Chronique japonaise dans sa version espagnole27. L’article est rangé dans la catégorie « Japon » du site, et côtoie une infinité d’articles sur la gastronomie, les sites touristiques, les hôtels ou l’art de vivre à la japonaise.
30La même année, une très intéressante revue en ligne consacrée au voyage, Viaje con escalas. Revista de viajes, sin prisas por llegar [Voyage avec escale. Revue de voyages, sans hâte d’arriver], publie un article signé de José Alejandro Adamuz, écrivain et journaliste. Il constitue une entrée en matière honnête et digne de ce que représente l’œuvre de Bouvier, avec une présentation claire de l’œuvre traduite en espagnol de Bouvier, illustrée de photographies tirées des livres. Y figure notamment un commentaire sur l’écriture :
Nicolas Bouvier écrivait comme il vivait : intensément. Mais comment écrit-on intensément ? N’est-ce pas la seule façon d’écrire ? Chaque mot devait être exact, les descriptions capables de révéler la vibration du lieu, du moment, des gens — le rythme, la poésie de l'éphémère. Il y a une recherche constante de style qui l’emporte sur le désir de témoigner28.
31Cet article est un des rares qui rende compte de l’œuvre de façon éclairée et globale. En somme, la réception critique en Espagne semble faite essentiellement de quelques comptes rendus sur des sites spécialisés, car nous n’avons trouvé aucune réception académique, aucune production de type universitaire en Espagne29. Autrement dit, la réception critique a eu lieu essentiellement dans le domaine journalistique, mais pas dans le domaine universitaire.
32Selon la traductrice Lara Cortés, Nicolas Bouvier n’est connu que d’un public amateur de littérature viatique, mais pas du grand public30. Dans le monde académique hispanophone, nous n’avons trouvé qu’une traduction en espagnol d’un article de David Le Breton, publié dans une revue universitaire de l’université de Mar del Plata en Argentine31.
33On peut en déduire que Nicolas Bouvier reste peu connu dans le monde hispanophone, un peu plus en Espagne qu’en Amérique latine, et qu’il n’est quasiment pas étudié par le monde académique hispanique. La réception de son œuvre reste limitée à trois titres, et s’est faite en deux temps. D’abord, au début des années 2000, paraît la première traduction de L’Usage du monde (2001), mais cette réception a été très limitée, le livre s’étant vite épuisé et n’ayant pas été réédité. Puis, dans les années 2010, avec la traduction du Poisson-Scorpion et de Chronique japonaise, et avec le développement de la littérature de voyage en Espagne (produite par des Espagnols ou traduite) et la création de collections et de sites spécialisés, on assiste à une meilleure circulation de l’œuvre, à une relative multiplication des mentions et des articles s’y référant. La retraduction de L’Usage du monde en 2019 a même répondu à une demande des lecteurs, frustrés de ne pouvoir trouver ce texte devenu culte. Enfin, on peut remarquer que le récit de voyage se porte très bien en Espagne, car c’est un Espagnol qui a remporté le prix Nicolas Bouvier en 2022, Emilio Sánchez Mediavilla, pour un récit narrant un voyage au Bahreïn32. Pourquoi ne pas imaginer que, même réduite, cette réception de l’œuvre de Nicolas Bouvier ait pu influer sur l’écriture viatique hispanique ? Bouvier est un des rares auteurs francophones du xxe siècle ayant capté par son écriture l’altérité radicale de l’Orient et de l’Asie, mais à rebours de tout orientalisme et de tout exotisme. Sa capacité à faire passer dans son écriture des cultures, des concepts et des réalités autres, en somme, à « traduire » une réalité étrangère, sans aucun préjugé, sans tomber dans les schémas préconçus, par une écriture originale et novatrice, ne pourrait-elle pas fonctionner comme modèle intertextuel pour des auteurs non francophones de littérature viatique ?
La traduction comme nouvel original s’insérant dans la littérature hispanophone : quelle fonction littéraire de l’œuvre de Bouvier en espagnol ?
34La traduction d’une œuvre littéraire crée un nouvel original s’insérant dans la littérature de la langue cible. Dans la tradition littéraire espagnole, certaines œuvres classiques sont elles-mêmes issues de traduction, comme le Sendebar et Calila y Dimna, recueils de contes médiévaux traduits de l’arabe au xiiie siècle, novateurs dans le modèle narratif et dans le modèle de sagesse (profane) qu’ils proposent. On a là un exemple parmi tant d’autres de la façon dont la traduction peut contribuer à fonder une tradition littéraire qui se développera jusqu’au Quichotte, le premier roman occidental. À partir du xve siècle, l’activité traduisante espagnole se tourne vers l’Italie, et les versions castillanes des grands textes de la littérature italienne vont profondément influencer les écrivains et poètes espagnols.
35Tout au long de l’histoire, en Espagne et en Europe, la traduction ne permet pas seulement de faire passer un texte d’une langue à une autre, elle permet aussi que ce texte fasse à son tour partie de la langue, de la culture et de la littérature d’un pays, et puisse produire des effets sur la création littéraire. Cette appropriation ne peut se faire que grâce à une réception soigneusement préparée et encadrée par des conditions éditoriales appropriées à l’œuvre accueillie. Dans le cas de L’Usage du monde, le résultat de ce transfert linguistique et culturel semble ne pas totalement rendre justice à ce que représente ce texte. Son caractère inclassable, son originalité, son décalage permanent par rapport à ce qu’on peut imaginer d’un récit de voyage entre la Suisse et l’Inde, toutes ces caractéristiques méritaient sans doute qu’il soit publié non pas dans une collection spécialisée mais dans une collection littéraire. Il en va de même avec Le Poisson-Scorpion et Chronique japonaise. Quant à la traduction qui a été faite en espagnol, elle est tout à fait digne d’éloges pour sa rigueur et sa fidélité, mais ce qui importe c’est la réception dans la culture cible, qui doit être encadrée et organisée. Nous avons pu constater que même si la réception dans le domaine hispanique n’est pas équivalente à celle de Bouvier en France, pour des raisons diverses que nous avons pu établir — traduction partielle de son œuvre, publication restreinte dans des collections spécialisées, absence de recherche universitaire —, cette réception existe et peut produire des effets sur la littérature en espagnol. Potentiellement, elle pourrait, si la recherche s’en emparait, susciter des comparaisons stimulantes avec des récits de voyage d’écrivains hispanophones.
36Ainsi, par exemple, la littérature de voyage dans le monde hispanique est un champ littéraire d’une importance considérable, bien que peu étudié et peu considéré en tant que tel. Cela est probablement dû à la façon dont s’est formée la littérature en Espagne et en Amérique hispanique. Le récit de voyage est un genre plutôt récent, l’Espagne et l’Amérique latine ayant été davantage des destinations de voyage plutôt que des pays de voyageurs33. Pour prendre l’exemple de l’Amérique latine, ce continent a été maintes fois traversé, exploré et raconté, par les voyageurs européens surtout, jusqu’au xixe siècle. Des premiers conquistadors aux scientifiques européens (Darwin, Humboldt…), c’est avant tout un territoire voyagé et décrit. À partir de la fin du xixe siècle, la recherche d’une identité nationale suscite des récits de voyages écrits par des intellectuels, des militaires et des hommes politiques locaux, soucieux de connaître l’intérieur des nouvelles nations nées de l’Indépendance et d’intégrer cet Autre, ce barbare qu’est l’Indien, à la nation.
37Le voyage touristique, quant à lui, n’est apparu que très récemment, au sein de sociétés dotées d’une classe moyenne (l’Argentine et le Chili surtout), et il est d’abord tourné vers l’Europe et les États-Unis. Il s’agit évidemment d’une façon de voyager bien différente de celle de Bouvier. Autrement dit, un livre comme L’Usage du monde est très éloigné du voyage touristique pratiqué par le citoyen argentin ou chilien privilégié, plutôt porté vers des guides touristiques de Miami ou d’Acapulco.
38Cependant, dans la littérature argentine, des textes pourraient faire écho à L’Usage du monde. En premier lieu, In Patagonia de Bruce Chatwin, livre qui, bien qu’il ait été écrit par un Anglais, fait aujourd’hui quasiment partie de la littérature argentine. Sa traduction en espagnol, qui date de 1994, a été réalisée par Eduardo Goligorsky, un traducteur argentin, et rééditée dans la même collection que Los caminos del mundo 34. Nous ne nous prononcerons pas sur le rapprochement entre Chatwin et Bouvier, qui est discuté par les spécialistes de Bouvier, dont nous ne faisons pas partie. À la lecture de L’Usage du monde, c’est surtout à un livre de Julio Cortázar que nous pouvons penser. Juste avant sa mort (1984), Cortázar et sa compagne Carol Dunlop publient un livre à quatre mains, Les Autonautes de la cosmoroute (ou un voyage intemporel Paris-Marseille) 35 qui raconte un voyage très lent, aux antipodes du tourisme, décalé et ludique. Il s’agissait de prendre l’autoroute de Paris à Marseille, et de s’arrêter systématiquement à toutes les aires comme si c’étaient des lieux inconnus dignes d’intérêt. Une sorte de road trip absurde et interminable en quête de la magie du réel ordinaire. Ce refus délibéré de passer par les lieux prestigieux et cette liberté totale de rester autant de temps qu’on le souhaite (ou que les circonstances nous l’imposent) dans le même lieu, sans obéir à un tempo imposé, cette lenteur et ce temps offert à la contemplation, semblent être des traits partagés par le duo Bouvier-Vernet et le couple Cortázar-Dunlop.
39Enfin, un autre auteur argentin, Mempo Giardinelli, a publié en 2000 un récit de voyage inclassable, Final de novela en Patagonia 36 dont les caractéristiques rappellent aussi, de façon partielle, le voyage de Bouvier dans L’Usage du monde. L’auteur est parti avec un ami, dans une petite voiture (une Ford Fiesta rouge), et à deux ils vont parcourir la Patagonie argentine. Mais ce n’est pas un récit de voyage ordinaire, car le texte est hétérogène et mêle plusieurs lignes narratives et discursives. Le narrateur est un écrivain bloqué dans l’écriture d’un roman qu’il ne parvient pas à terminer, et qui décide d’effectuer un voyage en espérant débloquer ainsi son écriture. Une histoire fictive se déroule alors en parallèle du voyage réel et sur les lieux mêmes de ce voyage, comme si le récit se développait sur deux plans à la fois, et le voyage réel débouche sur la fondation d’un récit de voyage renouvelé qui est en même temps un laboratoire d’écriture pour un nouveau roman37. Giardinelli ne connaissait pas l’œuvre de Bouvier, du moins ne la cite-t-il pas dans les références qu’il énumère dans le texte. Mais on peut déceler là encore des points communs, comme la dynamique du voyage en duo amical, la volonté de laisser une certaine part au hasard, ou l’ouverture aux rencontres. Mais la plus grande ressemblance est l’hétérogénéité narrative et le mélange des genres opérés par les auteurs. Bouvier mêle narration et description, avec des fragments de journal, des poèmes, des morceaux de chronique historique38, tout comme Giardinelli le fera dans son livre. La plus grande différence se situe sur le plan de la nature du projet et du rapport entre le voyageur et le territoire parcouru. Chez Giardinelli, il s’agit de (re)découvrir une partie de son propre pays, et non de s’en éloigner et d’aller à la découverte d’une altérité radicale.
40Ces quelques ponts entre Bouvier et quelques œuvres de la littérature viatique hispanophone (en l’occurrence, argentine) ne sont que des remarques et ne prétendent pas être plus que cela : le constat de quelques parallélismes, qui n’ont pour ambition que d’ouvrir la voie vers d’éventuelles recherches comparatistes. Ces ressemblances sont liées aussi à ce qu’est le récit de voyage aujourd’hui : un genre hybride, polymorphe et en perpétuel renouvellement. Face à la fin proclamée des voyages et des explorations, le récit de voyage du xxie siècle doit en permanence se réinventer. Bouvier en ce sens fait partie des fondateurs et c’est pourquoi la traduction de son œuvre comporte un enjeu de transfert littéraire et culturel, et ouvre la possibilité d’un dialogue avec les textes et les auteurs de la littérature viatique hispanophone.