Colloques en ligne

Robyn Marsack

Faire connaissance avec Monsieur Bouvier

Getting to know Monsieur Bouvier

1Je suis devenue traductrice par un heureux hasard. Au début des années 1980, j’étais éditrice pour Carcanet Press, une petite maison d’édition indépendante basée à Manchester, et j’ai parlé avec enthousiasme du livre de Bruno Monsaingeon, Mademoiselle, entretiens avec Nadia Boulanger. Michael Schmidt, le directeur-fondateur de Carcanet, m’a suggéré de traduire le livre moi-même pour Carcanet. C’était un apprentissage exigeant, mais le livre a été bien reçu. En 1983, l’éminent critique littéraire George Steiner a recommandé à Michael un livre d’un auteur suisse, qu’il a décrit comme un « petit chef-d’œuvre sombre et étincelant ». C’était Le Poisson-Scorpion. Michael me l’a donné pour faire un rapport, j’étais d’accord avec Steiner : c’était brillant, et il a décidé de le publier, si je voulais bien le traduire. Le livre n’était pas difficile à lire, mais il était certainement difficile à traduire. Cela a réclamé un grand effort, et la première version que Bouvier a vue, il ne l’a pas aimée. Je n’aurais pas pu le faire sans l’aide de plusieurs lecteurs, et ce travail collaboratif fut encore plus nécessaire en ce qui concerne L’Usage du monde.

2Il y a d’abord la question du ton du livre et de son genre. Le Poisson-Scorpion est sous-titré « récit ». Bouvier lui-même a dit plus tard : « Le début s’apparente à un reportage très littéraire, parce que dans ce livre la mise en forme est particulièrement importante, et il finit comme un conte tropical. Après, je me suis dit que je pourrais peut-être écrire une fois de la fiction1. » Aujourd’hui, je pense qu’on pourrait le qualifier d’« autofiction », pour tenir compte de son mélange de faits et de rêves éveillés. Heureusement, un ami qui a lu l’une des quatre ou cinq versions a dit que cela lui rappelait Henry Miller ou Lawrence Durrell, et il est apparu que l’œuvre de Durrell était bien connue de Bouvier. Cela m’a donné le ton dont j’avais besoin : Bouvier est plus modeste que l’écrivain anglais, et plus délicatement caustique, mais ce souvenir de Durrell a contribué à me mettre à l'aise avec la luxuriance de sa prose.

3Je sais, après en avoir parlé avec d’autres traducteurs en anglais, que deux extrêmes de l’écriture française — la tendance lyrique et la courte phrase sans verbe — sont problématiques pour nous. Prenons l’exemple du Poisson-Scorpion :

Dans ce gracieux agencement d’échos, de reflets, d’ombres colorées et dansantes il y avait une perfection souveraine et fugace et une musique que je reconnaissais. La lyre d’Orphée ou la flûte de Krishna. Celle qui résonne lorsque le monde apparaît dans sa transparence et sa simplicité originelle. Qui l’entend, même une fois, n’en guérira jamais2.

4Ma première tentative fut assez littérale : « The lyre of Orpheus or the flute of Krishna. Whatever has sounded in its clarity and simplicity since the world began. Whoever has heard it, even once, will never be cured of it. » L’éditeur, qui a lu cette ébauche, a modifié la dernière phrase ainsi : « No one who has heard it, even once, will ever forget it. » Mais « forget » ne faisait pas l’affaire. La musique laisse une marque. J’ai essayé « No one who has heard it, even once, ever ceases to long for it ». J’ai modifié « long » pour « yearn ». Puis : « Having heard it once, you are always yearning to hear it again. » Mon ami qui a lu cette version n’a pas aimé : « trop français », a-t-il écrit dans la marge ! En fin de compte, j’ai restructuré les phrases, et la phrase sans verbe a été changée : « Whatever we mean when we speak of Orpheus and his lyre, Krishna and his flute ; something clear, natural, simple ; the return to ancient springs. Once you have heard it, you always yearn to hear it again. » En lisant cela de nouveau, je pense que j’aurais peut-être dû garder « long to hear it ». Une traduction, comme un poème (comme dit Valéry), n’est jamais terminée, seulement abandonnée.

5Bien sûr, les champs de référence de Bouvier sont très variés, et d’ailleurs, j’imagine que même les lecteurs français ne comprendraient pas tout. Un petit exemple concernant Le Poisson-Scorpion indique la façon dont un traducteur doit également être un interprète culturel. On se souvient que le narrateur s’agite en regardant la vie des insectes dans sa chambre, et décide de se joindre à une visite dans un bordel : « Buffon devait bien, à l’occasion, croquer une marquise, et Fabre culbuter la bonne3. » Ces noms ne signifiaient rien pour moi jusqu’à ce que Bouvier les ait identifiés gentiment. Une option aurait été de les remplacer par des noms plus familiers, mais au xviiie siècle, les naturalistes anglais étaient souvent membres du clergé, et il est peu probable qu’ils aient eu des relations sexuelles avec des duchesses… J’ai donc choisi d’élargir la référence : « Sometimes even Buffon must have taken a break from zoology to tumble a duchess, and Fabre interrupted his entomology to have a bit of fun with a maid [] » Dans ce cas, j’ai eu l’avantage de pouvoir consulter l’auteur. Il était stupéfait, d’ailleurs, de découvrir que sa référence à Lefroy sur les insectes était quelque chose que j’avais vérifié avec un descendant de Lefroy ; il pensait qu’il avait peut-être inventé le nom. Bouvier a écrit à Michael Schmidt au début du processus :

Plaisir aussi de penser que ce texte sera traduit dans une langue que j’adore et connais assez bien (mieux l’américain que l’anglais) celle de Forster, de Conrad, de l’Orwell de Burmese Days, de Bruce Chatwin etc. J’ai demandé à pouvoir jeter un coup d’œil sur la traduction, nullement par méfiance mais par pure gourmandise […]4

6Il s’agissait d’un fil de noms intimidants de grands auteurs, mais j’ai été rassurée lorsqu’il a répondu à l’ébauche finale avec bonne humeur. Il a fait observer : « De façon générale j’ai un peu durci le ton quand le texte perdait de sa violence et, là où c’était possible cherché le mot anglo-saxon plutôt que celui de l’origine latine ou française5. »

7Un bon exemple en est ma traduction trop polie de sa description des chauves-souris : « delicately unfolding their wings to reveal the silky stomachs of well-fed trollops ». Mon éditeur a modifié « trollops » — un mot un peu archaïque — pour « well-fed wenches », en préservant l’allitération française : « des ventres soyeux de catins bien bourriquées ». Bouvier, cependant, griffonna dans la marge des « well-fucked whores », et cette version beaucoup plus anglo-saxonne fut imprimée.

8Heureusement, en 1988, The Scorpion-Fish a remporté le prix Scott-Moncrieff pour la traduction du français de l’année au Royaume-Uni, un prix nommé d’après le premier traducteur anglais de Proust. À ma connaissance, le livre a reçu très peu d’attention de la presse au Royaume-Uni, mais beaucoup plus aux États-Unis. En écrivant à Michael en 1989, Bouvier a dit de l’édition de Carcanet : « Je regarde toujours avec plaisir ce petit livre-cercueil6. »

9Nous nous sommes rencontrés pour la première fois non pas à Édimbourg, comme le dit François Laut dans sa biographie, mais à Glasgow en août 1990, quand Nicolas et sa femme étaient en route pour Islay. Il avait été chargé d’écrire un article pour Géo, qui est inclus dans la sélection publiée par Eland en 2019 sous le titre So It Goes. Nous avons pris un café en regardant George Square, et il a apprécié la vue d’un orchestre militaire avec les joueurs de cornemuse qui marchaient devant, leurs kilts se balançant. Avec le succès d’estime de The Scorpion-Fish, Nicolas était impatient de voir L’Usage du monde traduit, mais comme récit de voyage, il ne correspondait pas à la liste de Carcanet. Nicolas m’a écrit qu’il était très différent du Poisson-Scorpion 

qui est, dans un style baroque, l’histoire d’une recomposition, qui est beaucoup plus écriture que voyage. L’Usage du monde est un livre heureux, un peu dans la veine de Patrick Leigh Fermor. Il peut se lire par quelques pages chaque soir, ou chaque semaine. Il poserait des problèmes de traduction très différents et certainement plus faciles à résoudre que Le Poisson-Scorpion. Vous serez stupéfaite que la même plume ait écrit deux livres presque antithétiques7.

10J’ai essayé de susciter l’intérêt de plusieurs maisons d’édition littéraires, mais aucune d’entre elles ne pensait qu’il y aurait une audience suffisante pour les livres de Bouvier. À l’époque, Edinburgh University Press avait une filiale, Polygon, qui était un important terreau pour les talents écossais, et qui a également publié quelques traductions. Le rédacteur en chef était Peter Kravitz, qui a commandé une expertise sur L’Usage du monde. Le lecteur a noté que le livre était « sexiste en partie, je le crains, principalement parce qu’il a été écrit dans les années soixante », mais il était enthousiaste dans l’ensemble : « à la fin, le lecteur a le sentiment d’avoir presque fait le voyage lui-même. Une description fine et nuancée d’une culture rencontrant l’autre » et en a recommandé la publication. Peter a également parlé avec enthousiasme du livre à Austryn Wainwright de la Marlboro Press en Amérique, lorsqu’ils se sont rencontrés à la Foire du livre de Francfort en 1990, et il a obtenu des droits nord-américains afin qu’il puisse y avoir une copublication.

11La traduction a eu une longue gestation. Je suis retournée voir un ami qui avait fait des commentaires constructifs sur The Scorpion-Fish, et encore une fois, il a été extrêmement utile. Le lecteur le plus utile, de façon inattendue, fut Patrick Leigh Fermor lui-même. Mais avant d’en arriver là, j’ai eu le plaisir d’aller à Genève et de passer trois jours à travailler le texte avec Nicolas. C’était un homme d’une grande courtoisie, de culture et de charme ; dans son bureau rouge pompéien à Cologny, un verre de vin toujours à portée de main, fumant constamment, il repoussait les suggestions et les interprétations de phrases et de passages que j’avais marquées comme particulièrement délicates ou déroutantes. Parfois ses suggestions étaient vraiment utiles, parfois non : je suppose que nous étions presque dans la même position vis-à-vis de la langue de l’autre — capables de la lire avec aisance mais pas maîtres des nuances subtiles et des associations d’idées. Il m’a écrit en anglais : « I think we did a good job and the text has kept its gipsy and leisurely gait 8. »

12Nous avons parlé de trouver quelqu’un pour écrire un avant-propos comme moyen de propulser le livre vers le grand public, et Nicolas avait alors rencontré Leigh Fermor, le doyen des écrivains de voyage britanniques, qui avait récemment connu un énorme succès avec son deuxième volume de voyages d’avant-guerre à travers l’Europe, Between the Woods and the Water / Entre Fleuve et Forêt. Leigh Fermor a demandé à voir une copie de la traduction, qui était déjà à un stade avancé à ce moment-là. Je l’ai envoyée avec une certaine appréhension, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me renvoie une lecture ligne par ligne de la dactylographie, avec des suggestions et des annotations sur chaque page, parfois même de petits croquis au crayon9 ! Donc, le livre a essentiellement été édité par Patrick Leigh Fermor, et énormément amélioré en conséquence. Au début, me frayant un chemin dans le fourré d’annotations, j’étais très découragée, mais son « A1 ! » ou « merveilleux ! » occasionnel était encourageant. Je peux donner un exemple de quelque chose de minuscule. À Quetta, Nicolas a passé beaucoup de temps à parler à Terence, une figure de l’époque du Raj (l’empire britannique), déjà dépassée. Terence parle de son initiation sexuelle dans un bordel de Mayfair, où la tenancière était Mme Fitts. Leigh Fermor a écrit en marge : « Mme Fitz, abréviation de Fitzgerald, je crois. Juste avant la guerre. » Je pense qu’il a dû l’écrire parce qu’il la connaissait vraiment ! Et en anglais, Fitzgerald a une aura de classe supérieure, appropriée au cadre de Mayfair. Donc, bien sûr, j’ai modifié le nom. Les suggestions plus larges étaient souvent dans l’intérêt de faire circuler l’anglais plus facilement : j’avais tendance à m’en tenir trop étroitement au français.

13Il y a quelques notes de bas de page dans L’Usage du monde, je me suis donc permis d’en ajouter. J’en ai ajouté une demi-douzaine lorsque je pensais que la référence était nécessaire ; à quelques reprises, j’ai intégré ses notes de bas de page dans le texte. Leigh Fermor m’a posé une question sur « the White Lady and the Surly Monk » et a demandé si les « menus [qui] tenaient du Mage et de la Tzigane amoureuse » de Terence nécessitaient une note explicative. La Dame et le Moine étaient des personnages inventés, répondit Nicolas, et quant à ce que j’avais traduit comme « the Wise Man », il voulait dire « the Wizard of Oz 10 »… Pas besoin d’explication. Ça me laisse toujours perplexe !

14Le livre a été enfin publié en 1992. Nicolas a approuvé la conception de couverture, bien que Thierry Vernet, apparemment, n’ait pas aimé l’ajout de bleu à son dessin en noir et blanc. Cette première édition ne comprenait aucun des dessins de Vernet. L’éditeur ne les aimait pas, et ne voulait pas de dépense supplémentaire. Leigh Fermor a écrit un avant-propos merveilleusement enthousiaste et engageant, chacune de ses trois ébauches ayant pour titre « dans une extrême hâte » et la modifiant encore au denier stade avant publication. Il a alors décidé de faire explicitement référence à mon choix de titre en anglais, The Way of the World, qui est le titre d’une pièce de théâtre du xviiie siècle de William Congreve. Peut-être que peu de lecteurs reconnaîtraient cet emprunt aujourd’hui. J’ai senti que ça jouait sur le double sens de « chemin » et de « manière », même si maintenant je pense que je pourrais choisir le pluriel « ways [les voies] ». Leigh Fermor a qualifié le livre de « rien de moins qu’un chef-d’œuvre » et a conclu l’avant-propos en disant : « C’est un voyage inoubliable, et on a hâte qu’il ne se termine jamais. »

15Il a été beaucoup plus largement commenté que Le Poisson-Scorpion. Je pense donc que c’est le nom de Leigh Fermor qui a donné l’impulsion décisive. Le critique de The Independent s’est demandé pourquoi il avait fallu trente ans pour atteindre les lecteurs anglophones, car son écriture était dans la même veine que Colin Thubron et Patrick Leigh Fermor :

en fait son mélange de modestie, d’adaptabilité et d’érudition portée légèrement, sa curiosité et son respect pour ceux qu’il rencontre rappellent Leigh Fermor […] Tous deux évoquent un monde en rapide disparition, affligé par les ravages de la guerre et du tourisme11.

16J’ai été très heureuse qu’il soit mentionné dans l’article du Times Literary Supplement de Dervla Murphy, qui avait voyagé dans de nombreux pays et publié son livre Full Tilt, from Ireland to India with a bicycle en 1965. Elle remarque que cette route est à la fois bien connue — la « piste hippie » — et en 1992, impossible à suivre comme les jeunes hommes l’ont fait quarante ans plus tôt ; ils y sont arrivés, dit-elle, « juste à temps ». Les critiques ont apprécié le bonheur de la découverte — non seulement des gens, des lieux, de la musique, de l’architecture, mais aussi, comme le dit Murphy, « la joie plus subtile et ambiguë d’un jeune homme découvrant ses propres capacités et limites et la meilleure façon d’utiliser ses dons12 ». Mais Philip Glazebrook — un homme de lettres à l’ancienne, qui avait voyagé dans les Balkans et en Turquie — a écrit au sujet de sa différence par rapport à l’écriture de voyage anglaise : « Le voyageur anglais [essaie] de commander une expérience aléatoire et de lui donner un sens […], mais Bouvier raille spécifiquement une telle intention : “comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti du tout13.” »

17Polygon est devenu une maison d’édition différente, parce qu’indépendante de Edinburgh University Press et plus axée sur la culture écossaise. The Way of the World a suivi The Scorpion-Fish dans l’obscurité pendant près d’une décennie. Jusqu’à ce qu’Eland, une maison d’édition londonienne entièrement consacrée à la réédition de livres de voyage épuisés ou négligés, les remettent en lumière. Dervla Murphy est une star de leur liste. Rose Baring, la rédactrice en chef d’Eland, a découvert The Way of the World en 2006, et a été bouleversée par ce récit. Elle a pris contact avec moi (comme les droits de la traduction me revenaient) et a réussi à le republier l’année suivante. Cette nouvelle édition a été recomposée (en Inde, en l’occurrence) avec quelques corrections et a rétabli les dessins de Vernet. Il y avait une superbe photo de Nicolas dans sa Topolino sur la couverture, où il était sous-titré « deux hommes dans une voiture de Genève au col de Khyber », ce qui a immédiatement suggéré le contenu du livre. Il comprenait une reproduction d’une page de ses carnets, et, très utilement, une carte. Eland n’a pas utilisé la préface de Leigh Fermor, ce qui m’a un peu surprise. L’édition de la New York Review, publiée en 2009, s’est servie de la composition d’Eland et a conservé la préface. Certes, il s’agit de publications posthumes, tristement ; je pense que Nicolas aurait trouvé le travail de Rose tout à fait à son goût.

18J’ai été très heureuse — et Nicolas aurait été très heureux — de voir les critiques de ce livre de poche nouvellement présenté. Une fois encore, les gens « découvraient » Bouvier pour la première fois. Dans The Guardian, l’écrivain voyageur Rory MacLean a déclaré : « Si vous lisez un seul livre de voyage cette année — ou même dans les quarante prochaines années — ce devrait être celui-ci14. » Il a comparé favorablement l’écriture de Bouvier à celle de Leigh Fermor et à celle de Jack Kerouac. De son côté, l’éminent historien du sous-continent indien, William Dalrymple, a recensé le livre pour le Financial Times, le comparant aux « grands classiques du genre », « exaltant, innocent, perspicace et tout à fait agréable », un « livre de voyage d’un jeune homme »15.

19Quelques années se sont écoulées avant qu’Eland ne réédite The Scorpion-Fish, en 2014, encore une fois avec des corrections mineures. J’ai écrit une Postface, replaçant le livre dans son contexte et donnant un aperçu de la vie de Bouvier et de son œuvre. Il avait bénéficié de quelques critiques éparses mais il n’avait pas eu le même impact que The Way of the World. Néanmoins, Rose était déterminée à ce qu’Eland publie le Journal d’Aran, mais elle pensait qu’il n’était pas assez volumineux, et elle présenta deux autres de ses essais sur L’Écosse. Patrick Leigh Fermor commençait ainsi sa préface de 1992 à The Way of the World : « Quand des voyages comme celui-ci commencent-ils vraiment ? Quand l’auteur est très jeune, comme l’enfant baudelairien amoureux de cartes et d’estampes éclairées par des lampes16 ? » Je lui ai suggéré d’inclure dans cette nouvelle édition La Guerre à huit ans, ce qui, à mon avis, lui a tendu un miroir fascinant de sa propre passion pour les voyages, la musique, l’histoire — et des faits insolites, pour son observation attentive des gens et de leurs interactions. Bouvier a écrit : « L’enfance, plus qu’un âge, est un état d’esprit17 », un état d’esprit que Nicolas a conservé toute sa vie.

20J’ai vraiment aimé traduire les essais sur Aran et sur Xian en particulier, et l’essai sur l’enfance. Il a été intéressant de traduire le long essai sur son voyage dans les Lowlands d’Écosse, commandé à l’origine par Kenneth White, parce que c’est la seule fois que j’ai eu une connaissance directe du terrain et de la culture sur laquelle Bouvier écrivait. J’avoue que je n’ai pas pu résister à l’envie d’ajouter une demi-douzaine de notes de bas de page aux essais écossais, et cela m’a rendu un peu inquiète au sujet des pays que je ne connaissais pas — en particulier la Corée — quant à son exactitude dans les noms et certaines de ses interprétations. Avec Internet, bien sûr, certains détails étaient beaucoup plus faciles à vérifier que dans les années 1990. Par exemple, lorsqu’il parle des « reines du hareng » à Eyemouth dans les années 1950, j’ai pu retracer certaines photos sur le Web et j’ai constaté que le nom qu’il a donné avec assurance pour la Reine de 1952 était erroné, j’ai donc ajouté une note. Peut-être était-il parfois difficile pour lui de déchiffrer sa propre écriture ! Et en tant que personne vivant à Glasgow, je ne pouvais pas le laisser s’en tirer avec la déclaration selon laquelle les Romains n’étaient jamais allés plus loin que la Northumbrie, car il y a les restes d’une maison de bain romaine à environ dix kilomètres au nord du centre-ville, loin de la frontière avec l’Angleterre.

21Rose Baring a écrit une préface enthousiaste sur sa découverte de Bouvier, et elle a trouvé des images fascinantes pour la couverture, consciente de l’œuvre de Nicolas en tant qu’« iconographe ». Il a été très difficile de se mettre d’accord sur un titre : en fin de compte, Rose a choisi « So It Goes », la phrase de Kurt Vonnegut qui apparaît, comme elle le dit, « comme un mantra » dans ses essais. Nous avions espéré que l’éminent écrivain voyageur Colin Thubron pourrait écrire une préface, mais il était engagé dans d’autres travaux. Il a toutefois fourni une citation pour la jaquette, qualifiant Bouvier de « l’un des écrivains voyageurs les plus brillants, les plus pénétrants et les plus singuliers de son temps18 ». Il y a eu quelques critiques, mais aucune dans les principales chroniques littéraires : la publication du livre était un acte de foi de la part d’Eland. L’éditeur ayant vu la réputation de ses auteurs monter et descendre, il garde ses livres disponibles parce qu’il est convaincu de leur valeur et qu’ils trouveront un public.

22Je suis très heureuse, bien sûr, d’avoir contribué à faire connaître l’œuvre de Bouvier à un auditoire anglophone, et parfois encore étonnée que ce soit mon travail, plutôt que celui d’un traducteur plus professionnel, qui ait transporté ses livres à travers la Manche et l’océan. Ce fut un immense privilège de faire sa connaissance en personne ainsi que dans ses écrits, et de voir mes horizons s’élargir géographiquement et esthétiquement.

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Illustrations : les traductions anglaises de 1987 à 2019.
Nicolas Bouvier, The Scorpion-Fish, 1987, Carcanet ; The Way of the World, 1992, Polygon ; The Scorpion-Fish, 2014, Eland ; The Way of the World, 2007, Eland ; So It Goes, 2019, Eland.