1Nicolas Bouvier est devenu, en quelques décennies, un auteur de tout premier plan, à la fois en Suisse et en France, puis en dehors de l’aire francophone. Ses récits de voyage ont connu une large diffusion grâce à de nombreuses traductions qui n’ont pourtant jamais été recensées ni étudiées de manière détaillée. Les actes de ce colloque visent à combler cette lacune, au moins partiellement, en examinant comment ses textes ont circulé à travers le monde entier, et quels sont les enjeux de leur réception. Jusqu’où s’étend aujourd’hui l’aura internationale de Bouvier, et dans quelles proportions son œuvre culte, L’Usage du monde, s’est-elle diffusée ? Comment l’écrivain genevois est-il lu hors de France et de Suisse, dans des langues et des cultures éloignées du contexte bien particulier qui lui a donné la possibilité de partir à la découverte du monde ?
Traduire l’œuvre d’un voyageur
2Cette enquête prend d’autant plus de relief que la traduction de l’œuvre d’un voyageur est un geste symboliquement fort. Les pôles qui structurent habituellement le récit de voyage — « ici » et « là-bas » — sont en effet reconfigurés pour être adaptés à un nouveau contexte, le lecteur n’étant plus francophone comme dans la publication initiale, mais germanophone, anglophone, italophone ou encore japonophone : Chronique japonaise en japonais implique nécessairement une autre réception que celle du texte d’origine. Les récits de Bouvier, qui se voyait lui-même comme une figure de passeur1, ont tous pour point commun d’être fondés sur un dialogue entre les cultures et une circulation entre les langues, et il revient alors au traducteur ou à la traductrice de redonner forme, dans une langue encore différente, à des concepts et des réalités qui ont fait l’objet d’une première translation, donc d’une possible transfiguration ou d’une mésinterprétation ; traduire Bouvier, c’est donc d’une certaine manière traduire au second degré.
3C’est aussi rendre hommage à son amour des langues, modernes et anciennes : rappelons qu’il a commencé par étudier le sanskrit à l’université de Genève et qu’il aime particulièrement l’anglais de la Renaissance, celui de la traduction anglaise des Essais par l’écrivain élisabéthain John Florio : « [l’anglais de Florio] est vert comme l’aubépine et les deux langues alors bien plus chaudes et cousines qu’elles ne le sont aujourd’hui2. » Les traductrices qui ont accepté de nous livrer leur témoignage, notamment celles qui ont connu Bouvier comme Robyn Marsack3 et Barbara Erni4, ont toutes deux souligné le rapport gourmand à la langue qui était celui de l’auteur, et le plaisir qu’elles ont eu à travailler avec lui sur la matérialité du texte. Barbara Erni rappelle les enjeux de traduction spécifiques à la Suisse, qui possède quatre langues nationales, et revient sur une amitié de dix années au cours desquelles elle a non seulement traduit certains textes de Bouvier en allemand, mais également collaboré à ses travaux iconographiques et fait l’intermédiaire avec des éditeurs lorsqu’il était à l’étranger. Anastasia Gladoshchuk revient quant à elle sur son travail de traduction en russe pour la revue moscovite Littérature étrangère en 2020, et sur l’importance de l’interprétation dans ses choix de traduction. C’est ainsi qu’elle a traduit le titre de L’Usage du monde par une expression signifiant « les routes du monde », tout comme Robyn Marsack a opté pour le titre The Way of the World — sens également retenu pour la traduction espagnole, Los caminos del mundo [Les Sentiers du monde]. En confrontant les traductions de ce titre dans de multiples langues, on fait apparaître deux tendances majeures : celle qui met l’accent sur l’usage du monde en tant qu’« expérience » existentielle, et celle qui renvoie plus explicitement au récit de voyage à travers le terme de « route » ou de « chemin ».
4Dans sa vaste quête de sens sur la diversité des cultures, Bouvier n’a cessé de se confronter à la dispersion linguistique et au problème de l’incompréhension, objet de méditation dans son texte intitulé « Voyage, écriture, altérité », où il fait le lien entre l’expérience de l’incompréhension, qui est régulièrement celle du voyageur, et le mythe de la tour de Babel, grâce auquel s’expliquerait la dispersion originelle des langues. Bouvier rappelle et réfute rapidement la version de l’Ancien Testament, où le chaos des langues apparaît comme une punition divine adressée aux hommes orgueilleux qui « s’étaient mis en tête de construire une tour qui atteindrait le Ciel5 ». Il souscrit davantage à la tradition hassidique qui voit dans le don des langues un remède à la monotonie de la langue unique :
À en croire certains auteurs, même le défi de la Tour de Babel n’aurait pas suffi à tirer l’humanité de son laconisme et de sa torpeur. […] La Tour se serait édifiée dans un silence de mort. Dieu qui contemplait ce gâchis avec un sourire navré aurait alors, dans son infinie miséricorde, créé toutes ces langues, dialectes ou patois différents pour réveiller une curiosité qui s’était éteinte6.
5Une vision optimiste, donc, de l’incompréhension comme moteur de la curiosité. Que Bouvier convoque le mythe de la tour de Babel pour penser l’expérience du voyage, alors que ce mythe est la référence par excellence des traducteurs — notamment depuis la publication de l’œuvre somme de George Steiner, Après Babel —, confirme bien l’identité profonde du voyage et de la traduction qui est au cœur de sa vision des cultures, indissociable d’une géographie des langues. La description de la traduction comme acte de communication que rappelle Steiner vaut d’ailleurs pour le récit de voyage, qui repose sur un schéma « émetteur-récepteur » avec une « langue source » et une « langue cible » et passe par « une opération de déchiffrage et d’interprétation, un relais d’encodage-décodage7 ». Le traducteur se confronte comme le voyageur à ce que Steiner appelle « l’énigme […] profonde de l’individualisme humain », autrement dit à l’énigme de la différence :
Que des milliers de langues différentes, incompréhensibles entre elles, aient été, ou soient encore, parlées sur notre minuscule planète illustre avec force l’énigme plus profonde de l’individualisme humain, témoigne qu’au niveau biologique et bio-social deux êtres ne peuvent être totalement identiques8.
6Cette énigme, c’est celle que creuse Bouvier dans beaucoup de ses voyages, en manifestant tantôt de la curiosité et tantôt de la frustration dans les pays, comme le Japon, dont la langue est difficile d’accès pour un Occidental9.
7La traduction de l’œuvre de Bouvier suppose ainsi la prise en compte des instances que construit le récit de voyage, notamment celle de l’auteur et du lecteur, qui sont historiquement et culturellement situées. Dans son article sur le « lecteur caché » dans L’Usage du monde, Sarga Moussa analyse le point de vue genevois, suisse et plus largement occidental qui s’exprime à travers le « nous » employé dans le texte, support d’une forte autocritique. Le texte demande implicitement au lecteur de se dépouiller de ses repères culturels pour adhérer à une nouvelle vision du voyage et de la vie, plus axée sur le sensible, et de relativiser l’opposition entre « Orient » et « Occident ». L’expérience du dépouillement fait aussi, plus concrètement, l’objet d’un partage sensible entre l’auteur et le lecteur, invité à mettre en cause son confort matériel pour accéder à une transformation de son être.
Perception et postérité dans l’aire francophone
8Avant même d’aborder la traduction et la réception de Bouvier à l’étranger, un retour s’impose sur les mécanismes de sa reconnaissance en Suisse et en France. La genèse de L’Usage du monde et les étapes qui ont mené à la consécration de son auteur sont certes bien connues : d’abord perçu comme inclassable, connu seulement de quelques happy few, ce récit est finalement devenu un livre culte10, et son auteur « a accédé à une notoriété tout à fait extraordinaire pour un auteur de Suisse romande11 ». Mais au-delà de la réception d’une œuvre singulière, qui tient non seulement à ses qualités esthétiques mais aussi à un contexte éditorial et sociohistorique, c’est la personnalité de Bouvier lui-même qui a sans doute contribué à ce succès. Philippe Antoine avait déjà montré, dans son article sur « La fabrique du tales teller 12 » en 2017, à quel point Bouvier savait créer une connivence avec son lecteur grâce à la posture du conteur, adoptée notamment dans ses entretiens. L’homme et l’œuvre ne sauraient être envisagés séparément dans le cas de Bouvier, qui a quelque chose d’un Montaigne contemporain, très habile dans sa façon d’occuper le champ littéraire par une sympathique posture de maître ignorant13.
9C’est ainsi que Daniel Maggetti propose de remplacer le terme de « réception » par celui de « perception » pour analyser la manière dont la presse suisse a relayé l’œuvre et la personne de Bouvier dans son pays natal, de ses débuts en tant qu’auteur aux années 1980. Professeur à l’université de Lausanne et spécialiste des littératures en Suisse romande, Daniel Maggetti revient sur son propre parcours universitaire qui a commencé par un mémoire sur Le Poisson-Scorpion à une époque où Bouvier était peu connu, mis à part dans le monde culturel genevois. En s’appuyant sur des données chiffrées qui permettent d’évaluer la fréquence d’apparition du nom de Bouvier dans la presse helvétique — du moins dans une partie des périodiques des années 1950 à 1980, facilement accessibles grâce à la numérisation —, il restitue la trajectoire de l’écrivain, qui a d’abord été « un Genevois discret » (1950-1960), avant de s’imposer comme « une plume genevoise remarquable » (1961-1965). Est ensuite arrivée la « romandisation » (1966-1970) au contact des écrivains les plus reconnus de la littérature romande et à travers le système des prix littéraires. C’est dans les années 1970 que Bouvier a acquis une visibilité non plus seulement en Suisse romande, mais également en Suisse alémanique. Le début des années 1980 a enfin marqué la naissance d’une véritable consécration, due en partie à la réception favorable du Poisson-Scorpion, à la fois en Suisse et en France. C’est notamment la coédition de ce texte entre Bertil Galland et les éditions Gallimard qui aurait ouvert la voie, selon Daniel Maggetti, à « l’adoption » de Bouvier par le monde littéraire français.
10Liouba Bischoff souligne à son tour le rôle des circuits éditoriaux, des prix littéraires et de certains acteurs culturels, comme le Centre culturel suisse à Paris ou l’Institut français, dans la diffusion de l’œuvre de Bouvier en France et dans certains pays culturellement liés à la France. Elle rappelle que le succès est venu dans les années 1990 avec la fondation du festival Étonnants Voyageurs par Michel Le Bris, avant que ne s’opère une véritable classicisation de L’Usage du monde, érigé au même rang que les récits mythiques d’un Kerouac ou d’un Chatwin, et intégré aux programmes de l’enseignement secondaire et supérieur. Il est fréquent de voir les œuvres de Bouvier, notamment le volume « Quarto » paru en 2004, affichées en vitrine des librairies françaises, et soixante ans après la publication de L’Usage du monde, l’auteur de ce livre culte connaît déjà une postérité impressionnante dans le monde littéraire, qui se révèle cependant contrastée : Liouba Bischoff montre comment se dessine une ligne de partage entre certains écrivains voyageurs contemporains, qui revendiquent l’héritage du maître au point d’entreprendre parfois de véritables pèlerinages sur ses traces, et les explorateurs du réel qui tiennent à distance la littérature-monde et les présupposés simplistes du festival de Saint-Malo — littérature sédentaire contre frisson du dehors. Bouvier n’a cependant jamais signé le manifeste Pour une littérature-monde (2007), puisqu’il est mort en 1998, ce qui le préserve de l’amalgame avec l’esprit de Saint-Malo : pour Jean Rolin, François Bon ou Arno Bertina, Bouvier est avant tout un grand écrivain.
Accueil de Bouvier et de son œuvre à l’étranger
11Si la réception de Bouvier à l’étranger n’a jamais fait l’objet d’une saisie panoramique, il faut signaler quelques articles qui ont ouvert cette voie. Dans un colloque organisé en 2013 au musée du Quai Branly et à la BNF par Olivier Bessard-Banquy, Alexandre Gefen et Dominique Rabaté, intitulé « Usages de Nicolas Bouvier. Pour les cinquante ans de L’Usage du monde », Sylvain Cardonnel14 s’intéressait déjà à la manière dont Bouvier fut perçu par les Japonais lorsqu’il débarqua à Tokyo en 1955 : couverte par deux journaux japonais à grand tirage, l’arrivée du jeune voyageur occidental fut très « médiatisée » dans un contexte où l’Europe et la France avaient la prédilection des Japonais, tout juste libérés de la tutelle américaine. L’image de Bouvier au Japon a certes pris une plus grande envergure par la suite, avec la traduction de ses œuvres en japonais — ici étudiée par Naoko Tsuruki —, mais ce premier accueil avait quelque chose de spectaculaire par le regard inversé que révélait une lettre à Thierry Vernet : « On me montrait du doigt avec une curiosité d’écureuil ; je suis le seul barbu de Tokyo, et dans la matinée il avait paru un minuscule entrefilet sur mon arrivée avec une photo timbre-poste sur laquelle je fais un geste très marseillais qui peut être diversement interprété15. »
12L’Usage du monde a ensuite été inscrit au programme de l’agrégation de lettres modernes en 2018, ce qui a généré plusieurs publications — sur L’Usage du monde et sur l’ensemble de son œuvre — qui ont contribué à ouvrir davantage Bouvier vers d’autres aires culturelles, notamment le dossier consacré à « Bouvier, intermédiaire capital », par la revue en ligne Viatica. Sarga Moussa mettait déjà l’accent, dans son introduction, sur « l’internationalisation de l’œuvre de Bouvier16 », à la fois par le biais de la production critique et par celui des traductions ; la question de la traduction était par ailleurs abordée (mais dans le sens inverse à celui de la réception de Bouvier à l’étranger) dans la contribution de Muriel Détrie sur Bouvier lecteur et traducteur de Bashō17. Peu après paraissait un important numéro de la revue Roman 20-50 consacré à Bouvier, dont on mentionnera ici simplement la contribution de Claire Keith (Marist College, New York) qui, à travers le prisme des postcolonial studies, n’hésitait pas à égratigner la statue de Bouvier en soulignant son dandysme ou sa recherche d’une fraternité virile — ce qui témoignait déjà de la prise en compte d’une réception située hors de l’aire francophone18, même s’il s’agissait uniquement de la réception académique.
13Il restait cependant, pour bien prendre la mesure des relations entre Bouvier et le monde anglo-saxon, à étudier sa réception dans la presse et à prendre en compte son activité de conférencier dans les universités américaines. C’est chose faite avec l’article de Raphaël Piguet, qui montre ici que la reconnaissance de Bouvier a coïncidé, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, avec la parution en anglais de certains de ses livres. Des recensions élogieuses lui ont valu une place de choix, si ce n’est un statut de mystagogue, dans l’imaginaire anglophone du voyage, et l’appui de certains de ses célèbres homologues comme Colin Thubron ou Patrick Leigh Fermor. Raphaël Piguet nuance toutefois cette célébrité, qui semble s’être essoufflée plus récemment, et relève une particularité de cette réception anglo-saxonne, qui est d’avoir élargi la réception de Bouvier, tout en renforçant son identité suisse. Car c’est avant tout son visage de « swiss writer » qu’il a présenté aux étudiants californiens ayant suivi son séminaire en 1989 pendant sa résidence au Max Kade Institute, financée par la fondation Pro Helvetia : c’est à cette occasion qu’il a réuni ses réflexions sur la tradition vagabonde helvétique, en convoquant Platter, Paracelse et Cendrars. Cette expérience californienne semble lui avoir ouvert, de son vivant, les portes du succès dans toute l’Amérique du Nord, puisqu’elle a été suivie d’invitations à Toronto ou à New York, dans des festivals ou des séminaires, dans les années 1990.
14Comme on le voit avec son arrivée au Japon dans les années 1950, ou avec ses séjours aux États-Unis dans les années 1990, Bouvier s’est particulièrement fait connaître dans les pays avec lesquels il a noué une relation spécifique. Il n’a certes pas écrit sur les États-Unis, mais il l’aurait sans doute fait s’il n’était pas décédé prématurément, et s’il avait pu parachever sa logique diachronique qui a toujours consisté à se déplacer sur un axe Est-Ouest, afin de « trouver les vieux avant d’aller voir les jeunes19 ». Outre le Japon et le monde anglo-saxon, on ne sera pas surpris que l’œuvre ait trouvé un public en Corée, en Chine ou en Iran, et qu’inversement, elle soit très peu connue en Amérique latine, où l’auteur n’a pas voyagé, même si d’autres facteurs sont à prendre en compte : dans le cas de l’Amérique latine et de l’Espagne, le contexte éditorial, socio-économique et culturel permet d’apporter d’autres explications au peu de visibilité de l’œuvre, comme le montre l’article d’Isabelle Bleton sur l’œuvre de Bouvier traduite en espagnol. Il a fallu attendre 2001 pour trouver une première traduction de L’Usage du monde en espagnol, alors que les traductions ont été plus précoces dans d’autres langues européennes (allemand, anglais, italien). Les logiques de réception sont ainsi complexes et multifactorielles, et ne se superposent pas facilement à la carte du monde parcouru par Bouvier. On notera par exemple l’absence de traduction en arabe, alors que Bouvier s’est rendu en Algérie en 1948, même s’il est vrai qu’il n’en reste que de courts écrits de jeunesse.
15Si l’on excepte les traductions en norvégien, en tchèque et en serbo-croate, que nous n’avons pas pu intégrer à ce tour du monde des traductions, nous avons fait en sorte de recenser, nous l’espérons, toutes les langues dans lesquelles les œuvres de Bouvier ont été traduites. Cette dynamique a été amorcée de son vivant, dans les années 1980 puis 1990, permettant des échanges directs entre l’auteur et certains de ses traducteurs ou traductrices, mais elle a surtout pris de l’ampleur après sa mort, soit depuis les années 2000-2010.
Premières traductions du vivant de l’auteur : années 1980 et 1990
16L’Usage du monde (1963) a d’abord été traduit dans différentes langues européennes, la première étant l’allemande (Die Erfahrung der Welt, première édition en 1980 ; la deuxième œuvre à avoir été traduite en allemand est Le Poisson-Scorpion, grâce au travail de Barbara Erni, en 1989), ce qui n’a rien d’étonnant puisque celle-ci est l’une des langues nationales de la Suisse, son pays d’origine. Frank Estelmann montre toutefois les limites de la réception de cette traduction, bien que celle-ci fît l’objet d’une seconde version révisée : dans la mesure où la tradition du récit de voyage d’écrivain n’a pas connu, dans l’aire germanophone, le même succès qu’en France ou en Angleterre, la dimension proprement littéraire du premier récit de voyage de Bouvier, qui est flagrante chez le grand styliste qu’il était, n’a pas immédiatement été perçue comme telle en Allemagne, d’où des choix de traduction qui ne rendent pas toujours compte de la richesse et de la subtilité de la langue bouviérienne.
17Il n’en a pas été de même pour la traduction anglaise de L’Usage du monde (The Way of the Word, 1992), certes plus tardive que l’allemande, mais qui s’est très vite inscrite dans le cadre du travelogue à la Chatwin. Une préface de l’illustre Patrick Leigh Fermor, dans la réédition de 1994 de cette traduction, faisait ainsi de Bouvier un frère en nomadisme. Mais ce que nous apprend la traductrice anglaise de L’Usage du monde (ainsi que du Poisson-Scorpion et du Journal d’Aran), c’est que Bouvier contribua lui-même, de son vivant, à la « fabrique » de cette réception, puisqu’il correspondit avec Robyn Marsack et donna son point de vue sur tel ou tel choix de traduction, dans une langue qu’il connaissait par ailleurs bien lui-même — n’oublions pas qu’il lisait à Ceylan les Essais de Montaigne en traduction anglaise, et qu’il a par ailleurs donné des séminaires en anglais à USC (University of South Carolina) en 1989.
18La réception italienne de l’œuvre de Bouvier commença non pas avec la traduction de L’Usage du monde, mais (si l’on excepte L’Art populaire en Suisse, traduit en italien et publié au Tessin, en 1991, à l’occasion des 700 ans de la Confédération) avec celle du Poisson-Scorpion, paru simultanément à Milan et Bellinzone (Tessin), également en 1991 (Il Pesce-Scorpione) : Anne Marie Jaton montre que cette traduction est le fruit d’une rencontre entre l’auteur et son futur traducteur, le poète italien Beppe Sebaste, mais elle signale aussi que la quatrième de couverture du livre orientait la réception vers un double malentendu, faisant de Bouvier un historien et un voyageur — alors qu’avec ce récit qu’il qualifia lui-même, par la suite, de « petit conte noir tropical20 », il rédigea un texte où la composante fictionnelle est très présente. C’est donc essentiellement après sa mort, avec la traduction italienne de L’Usage du monde en 200421, rééditée à pas moins de six reprises entre 2020 et 2022, que le succès véritable survint — post mortem, alors même que Bouvier était allé à plusieurs reprises en Italie. On voit qu’à l’intérieur d’un même pays, la réception d’un auteur doit elle-même être historicisée.
À partir des années 2000 : une nouvelle vague de traductions
19La réception de Bouvier ne s’est pas limitée aux « grandes » langues européennes. Après sa mort, la Pologne a découvert en lui un auteur qui a su conquérir, au-delà de la sphère limitée des spécialistes du voyage, un vaste public qui, grâce notamment à la figure tutélaire du grand journaliste voyageur que fut Ryszard Kapuściński, était lui-même tout prêt à s’ouvrir à un auteur qui consacra toute sa vie célébrer les ailleurs. C’est en 1999 que parut Oswajanie świata, littéralement « L’apprivoisement du monde », qui renvoie aussi subtilement, comme le montre Malgorzata Sokolowicz, à la traduction en polonais du Devisement du monde de Marco Polo, le célèbre marchand vénitien qui est lui-même, par sa curiosité, à la fois au fondement de la tradition du récit de voyage moderne22 et à l’horizon du grand voyage en Orient de Bouvier lui-même. Dans un pays qui venait de s’ouvrir politiquement à l’Ouest, mais qui, en réalité, n’avait jamais rompu, culturellement, le dialogue avec les écrivains occidentaux, il y avait là comme une volonté de rattraper le temps de l’Histoire, Bouvier apparaissant au fond doublement, de ce point de vue, comme un passeur.
20Bouvier a voyagé toute sa vie, souvent longtemps et parfois très loin — jusqu’en Extrême-Orient. Dans cette aire géographique, le Japon fut son pays de cœur. Naoko Tsuruki montre très bien la convergence, dans Chronique japonaise (le premier livre de Bouvier traduit en japonais, en 1994), entre la disponibilité affirmée du voyageur face à une altérité à laquelle il est tout prêt à s’ouvrir et le bouddhisme zen, impliquant une attitude de renoncement du sujet à une maîtrise sur son environnement. Curieusement, cependant, c’est non pas avec la traduction de cet ouvrage que l’écrivain genevois s’est fait connaître du public japonais (l’hypothèse de N. Tsuruki est que cette sorte de convergence mentale aurait été précisément ce qui aurait conduit à la relative indifférence du public japonais, plutôt désireux d’être confronté à son autre), mais avec la traduction, datant de 2011, de L’Usage du monde, qui toucha un large public — le terrain ayant été préparé par une anthologie d’extraits de différents ouvrages de Bouvier parue en 2007 : comme en Italie, c’est après la mort de l’écrivain suisse que vint le succès au Japon, à travers son premier récit de voyage, dont la réussite semble tenir au moins autant aux pays décrits, à l’ouverture au monde du voyageur, qu’à la manière de les décrire, autrement dit au talent littéraire de l’auteur.
21Les affinités de Bouvier avec le Japon ne sont pas passées inaperçues en Corée — pays qu’il a découvert, moins en profondeur, en 1970 —, malgré les relations conflictuelles entre ces deux pays voisins. Halia Koo avance une hypothèse pour expliquer ce paradoxe : si la vision que Bouvier donne du Japon dans Chronique japonaise est appréciée par les Coréens, comme en témoigne un article de 1992, c’est précisément parce qu’il a visité le pays après la défaite de la Seconde Guerre mondiale, soit un pays en ruine et humilié… Il faut ensuite attendre 2016 pour que L’Usage du monde soit traduit en coréen, avec une série de transformations comme l’ajout de sous-titres et d’épigraphes qui créent une image mélancolique et larmoyante de Bouvier, susceptible de plaire au public coréen en quête d’un exutoire à la rigueur excessive de la société. Par son analyse de la presse et des blogs de lecteurs sud-coréens, Halia Koo dresse un bilan extrêmement favorable de la réception du livre et de son auteur, qui incarnent un idéal de liberté, de lenteur et d’authenticité dans un pays qui s’interroge sur ses valeurs.
22La réception des œuvres de Bouvier en Chine, autre pays voisin du Japon, a été encore un peu plus tardive, à l’image de la découverte de ce pays par l’auteur, lequel ne s’y est rendu pour la première fois qu’en 1984. Jingjing Yang signale l’existence d’une seule étude universitaire en 2009, et elle explique ce manque de visibilité par l’émergence très récente en Chine des recherches sur la littérature de voyage occidentale — et majoritairement sur celle écrite en anglais. Ce n’est qu’en 2016 que L’Usage du monde a paru à Shanghai sous un titre signifiant « Le Tao du monde », pour correspondre à une notion philosophique importante en Chine, suivi en 2019 d’une nouvelle version chinoise à Taïwan, avec un titre reprenant davantage la notion d’« usage ». En 2021, Chronique japonaise en chinois a permis aux Chinois de redécouvrir leur propre histoire à travers celle du Japon, et de saisir la « continuité géographique et temporelle23 » entre l’Asie et l’Europe, qui était si importante aux yeux de Bouvier.
23La Grèce et l’Iran constituent par ailleurs deux étapes essentielles de cette continuité entre Europe et Asie, et l’œuvre de Bouvier y a également laissé son empreinte. Le passage de la Topolino en Grèce a été fugitif — ou du moins, c’est le récit de cet épisode qui est bref, car seule la route de Salonique à Alexandropolis est évoquée dans L’Usage du monde —, mais sa poésie a pu être traduite en grec moderne grâce à son cousin Bertrand Bouvier, helléniste émérite qui fut professeur ordinaire à l’université de Genève. Vasiliki Tsaita-Tsilimeni étudie dans le détail la version bilingue du recueil Le dehors et le dedans, parue en 2008 aux éditions Stigmè, pour montrer comment Bertrand Bouvier parvient à rendre un usage photographique du langage, et comment il accentue la tendance archaïsante et soutenue du vocabulaire.
24Un colloque sur « Nicolas Bouvier dans le monde » se devait enfin d’interroger sa réception en Iran, sachant l’importance de l’étape iranienne dans L’Usage du monde, mais aussi les rémanences de cet épisode de voyage dans le recueil de poèmes Le dehors et le dedans (1982). Nous avons rappelé que le festival de Saint-Malo avait, dès 1991, fait décoller la carrière internationale de Bouvier. La chose se confirme s’agissant de sa réception en Iran, comme nous l’apprend Vajiheh Zarei, qui étudie de manière détaillée les changements de l’horizon d’attente dans la critique iranienne, qui passe d’une exigence d’authenticité (le récit de voyage comme témoignage historique supposément exact) à la prise en compte de plus en plus grande de l’expérience sensible du voyageur. Mais s’agissant des traductions proprement dites, une vraie spécificité se révèle, qui ne doit pas surprendre s’agissant de l’Iran, où Hafiz et Saadi sont connus jusque dans le moindre village : c’est le recueil de poèmes de Bouvier qui est traduit en premier (2018), une année avant son grand récit de voyage — et cette traduction, qui prend en compte le plurilinguisme qui traverse l’œuvre de Bouvier, est semble-t-il une vraie réussite. La découverte de l’Iran dans L’Usage du monde fait certainement partie des expériences les plus inspiratrices pour les voyageurs qui ont mis leurs pas dans ceux de Bouvier, comme Frédéric Lecloux (L’Usure du monde, 2005) ou François-Henri Désérable (L’Usure d’un monde, 2023), qui représentent l’une des multiples facettes d’une postérité abondante.
25Cette enquête a permis de montrer les liens forts existant, et pas seulement dans le cas de Bouvier, entre réception et traduction : une œuvre non traduite est bien souvent méconnue ou peu connue dans d’autres pays que celui d’origine de l’écrivain, sauf, bien entendu, si la langue est la même — et encore, dans le cas de la France, la réception de L’Usage du monde révèle un décalage important par rapport à la date de première publication. En règle générale, un lien peut être établi entre les pays parcourus par Bouvier et les langues dans lesquelles certains de ses ouvrages viatiques ont été traduits — mais là aussi, d’autres paramètres ont pu jouer, comme les rencontres personnelles, ainsi dans le cas de l’Italie. Enfin, ce que révèlent sans doute la plupart des traductions existantes de l’œuvre bouviérienne, c’est que celle-ci touche, de plus un plus, un vaste public, jusque dans les pays les plus éloignés comme la Corée, où des lecteurs enthousiastes témoignent, dans leurs blogs, du choc parfois existentiel qu’a pu leur procurer la lecture de L’Usage du monde. On ne peut que se réjouir que la littérature (viatique) permette de franchir les frontières, grâce à des femmes et des hommes qui redonnent chaque fois une nouvelle vie aux ouvrages traduits.