Colloques en ligne

université Meijigakuin et Jacques Lévy

Le peu de la langue. Nicolas Bouvier et le japonais

1L’affaire est entendue : du japonais, Nicolas Bouvier n’avait que des rudiments. Aussi pourrait-il paraître saugrenu sinon incongru de vouloir parler de son rapport à cette langue. Mais je crois que la rencontre avec celle-ci, avec ses moments de bonheur ou de malheur, n’a pas été sans effet sur son écriture. Au risque de l’extrapolation, je voudrais montrer que chez lui le peu de langue rejoint le « peu » dans la langue et que, sans la présence de ce « peu », rien de ce qui fait la force des textes de son séjour japonais ne nous parviendrait. Dans un passage où il est question de « l’ambivalence » des Japonais à l’égard de l’étranger et de leur façon de ne rien vouloir montrer de ce qu’il appelle « le vrai Japon avec toutes ses épines », Nicolas Bouvier ouvre une parenthèse dans laquelle il annonce la méthode qu’il a adoptée pour parler du Japon : « (Au fond, deux moyens seulement de mettre les choses en perspective : la pratique courante de la langue, et l’histoire du pays. Comme on ne peut pas faire de la grammaire, faisons de l’histoire1.) »

2De la grammaire, c’est en effet ce qu’il ne fait pas dans le livre pour lequel il avait obtenu une commande lors son second séjour au Japon, et dont le texte est repris dans la première partie de Chronique japonaise. Ces pages procèdent, par césures et par bonds, d’un train assez allègre et selon des modes narratifs contrastés, à l’évocation des différentes périodes de l’histoire du pays depuis ses origines mythologiques. Le survol, au ton tantôt caustique, tantôt attendri, cherche avant tout à mettre en vedette la singularité du Japon qui peut se résumer à sa capacité à importer les cultures étrangères, à les assimiler et à les japoniser par composition avec sa culture autochtone (le bouddhisme allié avec le shintoïsme, le savoir chinois avec l’esthétique japonaise, la modernité occidentale avec les structures sociales traditionnelles, etc.). À la chronique proprement dite, le récit, porté par un humour indéfectible et un sens aigu de l’anecdote, va mêler diverses considérations sur les qualités et les travers de la mentalité japonaise. L’ambition est ici assurément de creuser les traits anthropologiques et psychologiques du pays, grâce à la « perspective » qu’offrirait le tableau historique. Néanmoins, toute critique que soit l’usage que l’auteur peut en faire, la documentation demeure de seconde main puisque l’on n’y fait pas de grammaire, et, s’il est vaguement fait mention du système de notation du japonais (l’emprunt des caractères chinois et la création du syllabaire) et qu’un certain nombre de noms propres et expressions y figurent, transcrites non sans fantaisie, il n’est fait que très peu cas de la langue, de sa fonction et de sa transformation en regard justement de la composition non séparatrice des cultures, censée être le trait spécifique du Japon.

3On reste dans ces conditions en droit de se demander jusqu’où la perspective ouverte par l’histoire peut compenser le défaut de la grammaire. Au reste, ces pages nous intéressent-elles sans doute aujourd’hui davantage par le portrait qui s’y profile de leur auteur que par l’histoire du pays (et aussi, peut-être, davantage par sa fictionalité que par sa documentarité), comme le suggérait déjà, avec une tendresse un rien cruelle, son ami Thierry Vernet : « Ce n’est pas le Japon qui a fait un livre… Tu aurais écrit le même livre sur un autre pays… Ce livre est peut-être un tout petit peu de toi2. » Toutefois, il n’est pas non plus interdit de déceler dans les citations inquiètes des mots et tournures japonaises parsemées dans les détours de ce panorama historique comme un amour un peu obscur, mâtiné de son contraire, à l’endroit de la langue japonaise. D’ailleurs, recueillis dans les deuxième et troisième parties de Chronique japonaise puis dans le volume intitulé Le Vide et le Plein, les « carnets », eux, abondent en considérations sur ce qui serait la face négative de la langue – ce que Nicolas Bouvier appelle le « langage », en l’assimilant au protocole qui régirait les relations sociales.

4Dans une autre parenthèse, qui précède celle susmentionnée, l’écrivain déclare au sujet du livre qu’il écrit sur le pays, après quelques sarcasmes lancés à l’endroit des « spécialistes » japonais de littérature étrangère qui, à ses yeux, ne maîtriseraient pas la langue de leur spécialité : « (L’inverse est vrai aussi : je fais un texte sur un pays dont je ne parle même pas convenablement la langue et dont je ne lis pas l’écriture3.) » Il n’y pas lieu de lire dans ce propos un aveu gêné, puisque Nicolas Bouvier n’est pas dans la position de l’érudit ou du spécialiste, et qu’il ne séjourne pas au Japon de longue date. Il s’agit, je crois, de l’expression de quelque chose de plus ambigu, au point que l’on pourrait soupçonner que son amour pour la langue a été contrarié. L’écrivain n’a sans doute jamais eu l’intention de maîtriser le japonais, mais d’en être tenu à distance ne lui en est pas moins insupportable : la frustration de ne pouvoir communiquer, en l’état brut de la langue, motive plus d’un mouvement d’humeur dans les carnets. Car la rencontre avec la langue a eu lieu : je veux parler de son premier séjour en 1956. Le contraste avec le second séjour est saisissant dans la relation qui en est faite dans la deuxième partie de Chronique japonaise intitulée : « 1956, l’année du Singe ».

5L’apprentissage du japonais y est décrit comme une évidence (« J’ai évidemment appris ce j’ai pu du japonais parlé4 », dit-il en précisant toutefois qu’il fait une croix sur la langue écrite). Et, effectivement, les langues se délient quasi immédiatement avec les habitants d’Araki-chô, le quartier populaire au voisinage de Shinjuku, tout le récit respirant comme une heureuse mélancolie, en dépit des difficultés d’argent qui iront jusqu’à l’expérience de la faim. La communication en cet espace curieusement douillet malgré ou à cause de la rareté mène Nicolas Bouvier droit au noyau de ce qu’il va chérir du Japon : une tendresse taquine, une délicate indolence, une frugalité naturelle. En effet, plus que dans tous les autres textes, le japonais transcrit ici est-il sonore. Et le lecteur ne peut pas manquer d’être frappé par le privilège qui y est accordé au proverbe : « J’ai commencé par mémoriser des proverbes. Tous les proverbes japonais qui touchent au malheur, au chagrin, à la malchance sont d’une grande force d’expression. Une piqure de guêpe sur un visage en larmes [qui n’est pas transcrit dans le texte et se dit nakittsura ni hachi] vaut bien je trouve notre : Un malheur n’arrive jamais seul. Pour le reste, ils sont tout aussi sentencieux, plats, rassis, que les proverbes de chez nous, mais ils ont sur ma modeste opinion personnelle l’avantage d’être connus et approuvés par trois générations d’anonymes au moins. Un proverbe n’a pas forcément besoin de signifier quelque chose, sa fonction est de rassurer : au moins on sait où l’on va ! En tout cas ils font merveille. Quand je les place à bon escient, c’est chaque fois cette même stupeur incrédule qui salue ordinairement chez l’étranger la moindre preuve de tact, de savoir, d’à-propos… O-djozu nêêê ! (Est-il pas doué !)5 »

6De cette première immersion linguistique, décrite comme l’incorporation du « peu » de la langue, un « peu » ô combien revigorant que le proverbe incarnerait, Nicolas Bouvier semble garder la nostalgie tout au long de son second séjour. Tant et si bien qu’il ne va cesser dans ses carnets de maudire la barrière qui l’en sépare, soit ce qu’il appelle le « langage ». Accusant celui-ci de tous les maux qui l’éloignent de l’expérience vécue lors de son premier apprentissage de la langue, il va même jusqu’à trancher que, si les étrangers ne savent pas, les Japonais, eux, ne « peuvent » pas, qu’ils sont empêchés de nous parler. Mais il reste qu’il lui est difficile de faire le départ de la langue et du langage, et la transparence, au-delà ou en deçà du « langage » censé faire obstacle, n’est plus à portée de mains pour l’étranger adulte et respectable vivant à Kyoto qu’il est maintenant. L’écrivain dès lors la cherche au bas de l’échelle sociale ou part à sa rencontre par des excursions hors des villes – la nuit du hanamatsuri à Tsukimura (la relation à la fois hallucinée et dépitée de sa participation à une fête locale au fond du département d’Aichi) ou son grand voyage, décisif, pour le nord. Pour n’en citer qu’un exemple : « Le langage : plus embarrassé à mesure que la catégorie sociale s’élève, parce que les échos, contrecoups, ramifications et conséquences d’une erreur si bégnine soit-elle sont en raison directe de l’importance que leur auteur s’accorde, ou possède réellement. Si vous ne parvenez pas à vous faire entendre d’une vendeuse à l’étalage, aucun espoir d’y parvenir avec le chef de rayon – qui sait un peu d’anglais et a suivi un cours spécial pour pouvoir affronter l’étranger. Elle était simplement dépassée ; il vous opposera une incompréhension hiérarchiquement renforcée. Il n’a en tout cas pas à s’aventurer dans des improvisations qui pourraient tourner à la déconfiture. Ni à comprendre cette phrase japonaise que vous lui adressez, pourtant claire, mais qui contient trois fautes. Un garçon de course, une paysanne un peu éméchée ou le livreur-cycliste d’un restaurant comprendra par contre aussitôt : le temps qui presse, la situation modeste qu’il occupe, bref ! cette forme de stupidité n’est pas dans ses moyens. Au besoin, il crayonne sur un demi-billet de cinéma un plan qui est la clarté même et file où son vélo l’appelle. “Hinsureba tsûzuru” (la pauvreté rend ingénieux)6. »

7Il y a un curieux raté dans la transcription de cette locution qui mérite d’être noté car il est révélateur de la valeur contradictoire que Nicolas Bouvier attache à la notion de pauvreté. On dit plutôt Kyû sureba tsûzuru, qui signifie en effet que quand on est aux abois, on parvient à se faire entendre, qu’on y arrive. Quand est employé hin, qui équivaut effectivement à « pauvreté », on attendrait plutôt : Hinsureba donsuru, qui veut dire exactement le contraire : la pauvreté abrutit. Mais, en dépit de son usage plus ou moins fâcheux, l’écrivain va continuer à tabler sur le proverbe qui ne fera pas toujours « merveille », comme dans ce passage : « “Iwanu ga hana” (le silence est rempli de fleurs), ai-je dit à cette entraîneuse de dix-huit ans qui m’abreuvait de gentillesses, pour m’excuser de ma gaucherie à lui rendre la pareille. Mais mon ami Yuji m’a aussitôt engueulé…7 » La locution, qui n’est pas très éloignée de notre : « le silence est d’or », n’est pas spécialement bien placée en ces circonstances, et il n’est pas étonnant que son ami lui remonte les bretelles… Pourtant, malgré ces remontrances, Nicolas Bouvier repart à la charge quelques lignes plus loin pour enchérir sur la vertu du proverbe : « Mais pour moi qui suis étranger, les meilleurs des proverbes japonais me font partager par éclairs une mentalité qui n’est pas la mienne. La brièveté de la sentence, son tour finaud et sentencieux. Ce sont des flashes et le temps de ce flash, je deviens japonais8. » Un peu comme cette laminaire amère, le kombu, dur comme une semelle de cuir, qu’il mâchonne et qui lui tient lieu de déjeuner au cap Erimo9, de la langue japonaise le proverbe serait ce qu’il y a de plus solide à se mettre sous la dent. Cet attachement au proverbe pourrait surprendre chez cet auteur qui, par ailleurs, est si méfiant envers les tournures convenues ou apprêtées de la langue. Mais c’est bien ici encore une certaine esthétique de la frugalité qui est prisée, une usure de l’idiome dont il espère tirer parti. Le proverbe est peut-être rassis et triste, mais il peut aussi avoir la fraîcheur d’un sens archaïque qui ressurgit. Serait-ce le cas par exemple de celui-ci qu’il cite à brûle-pourpoint, après avoir médité sur le « zen à rebours » de Dazai Osamu ? « Un proverbe qui me concerne : Nemimi ni mizu (de l’eau sur une oreille qui dort)10. » La formule, fort usitée encore aujourd’hui, exprime la surprise ressentie en apprenant un événement ou une nouvelle ignorée jusque-là, le plus souvent contrariant. La raison pour laquelle cette expression le concernerait spécialement reste cependant mystérieuse puisqu’elle n’est suivie d’aucun commentaire. La prendrait-il à la lettre ? y verrait-il quelque image d’un éveil, l’expression d’une expérience ? On ne sait, mais je voudrais la mettre en rapport avec cette boutade, souvent citée : « Si je comprenais parfaitement le Japon, je n’écrirais rien de ces lapalissades, j’emploierais mieux mon temps, je ferais – qui sait ? – du Robbe-Grillet en japonais11. » Ce n’est pas tant ce que le nom de Robbe-Grillet est supposé représenter (un certain snobisme littéraire, présume-t-on) qui est intéressant ici, que l’idée de la quête de quelque chose d’indéterminé, qui deviendra trouvaille – une quête définie quelques lignes plus loin en ces termes : « jalonner la distance et peut-être, si le cœur est bon, la raccourcir un peu ». Cette dernière tournure exprime autant le sentiment d’une distance infranchissable, que peut souvent inspirer la pratique d’une langue que l’on ne maîtrise pas, que son contraire : l’éventuelle proximité que son souvenir ou sa notation peut offrir, en infléchissant le travail de l’écriture vers la découverte d’un lien intime, le temps d’un flash, l’espace d’un mot, avec ce qui, dans le japonais, ne serait pas de l’ordre d’une langue étrangère.

8Car Nicolas Bouvier, aussi contrarié qu’il soit par ce qu’il appelle la « barrière du langage », reste toujours attaché à la notation des « peu » dans le bruissement du japonais – des « peu » dans le détour d’un échange, où son amour pour le pays et sa langue trouvent beaucoup mieux à se loger, je crois, que dans ses développements sur la littérature japonaise. Lesquels développements, en effet, relèvent pour une part de préjugés aujourd’hui parfaitement intenables : Proust qui n’aurait jamais été traduit en japonais parce que trop difficile, l’influence de Maupassant qui règnerait sans partage sur toute la littérature moderne parce que facile, sans oublier le « froid » qui traverserait les textes de tous ses auteurs (un « froid » qu’il pratique du reste lui-même avec une certaine virtuosité dans les premières pages en ouverture de Chronique japonaise, et que l’on retrouve peut-être aussi dans les plis de l’écriture du Poisson-scorpion). Non, c’est bien plutôt à coups d’insignifiants quiproquos que la distance se raccourcit (si le cœur, ou plutôt les cœurs sont bons), et que le « peu » qui se produit alors ressemble beaucoup à celui évoqué dans ce passage, au sujet d’une gare perdue du grand nord du Japon : « Dans ce peu qui me ressemble je me sens chez moi, je m’y retrouve, j’ai enfin le sentiment de comprendre ce que l’on cherche à me dire12. » Ou encore dans celui où est commenté le trop célèbre haïku sur Matsushima : « Matsushima ya / Aa Matsushima ya / Matsushima ya13 » « (Ce cri, l’écho d’un cri, puis l’écho d’un écho qui s’abolit lui-même, et l’on ne sait si c’est l’homme ou le paysage qui a disparu14.) » Plus que l’image du poète s’abîmant dans l’écho réitéré de l’objet qu’il chante, cette appréciation dit à sa façon et en contrepoint la relation au Japon et au japonais de Nicolas Bouvier : un « peu » en fuite par « défaut » de langue, que l’écriture ne peut noter que de la manière dont il lui échappe.