Les Deux Beune de Pierre Michon : une écriture de la reprise
1Commenter, dans Lectures sur le fil, le très beau texte à double détente que constitue désormais Les Deux Beune de Pierre Michon1 est à bien des égards une gageure. Les Lectures sur le fil jouent en effet plutôt la carte d’une relative virginité critique sur des ouvrages d’actualité. Or, aux yeux d’une huronne en Michonie, la masse des écrits critiques apparaît comme passablement écrasante2. S’y ajoute le métadiscours nourri de Michon sur son œuvre, recueilli dans ses nombreux entretiens, dont certains sont rassemblés dans Le Roi vient quand il veut3. Quant à l’actualité d’un texte génétiquement complexe, dont la rédaction s’inscrit dans le temps long, elle est bien problématique ; seule la date de publication est actuelle, mais il s’agit presque d’un épiphénomène.
2La simplicité de la présentation de l’ouvrage sur le site de Radio-France est en effet quelque peu trompeuse : « C’est un livre composé de deux textes écrits à plus de vingt-cinq ans d’intervalle, et dont la première partie a déjà été publiée en 19964. » La question est un peu plus compliquée. À l’origine, il y a une demande de Jacques Réda, qui souhaitait un texte pour la NRF5. Dans un entretien de mars 1996, Michon produit quatre carnets préparatoires datés de 1987, 1988, 1989 et 19916. Il déclarera ensuite en avoir perdu et n’avoir conservé que les deux derniers (RVQV, 243-244). Trois chapitres repris dans La Grande Beune paraissent donc en pré-publication sous le titre L’Origine du Monde dans La NRF en 19887. Puis les chapitres 7 et 8 de L’Origine du monde sont publiés dans le volume Compagnies de Pierre Michon en 19938.
3En 1996, pour l’édition en volume, Michon change le titre, parce qu’il a déjà été utilisé (RVQV, 243) et parce qu’on a trop parlé du tableau de Courbet9. L’ouvrage est publié sous le titre La Grande Beune et ne comprend que les chapitres 1 à 6, sans les chapitres 7 et 8 prépubliés. D’après Michon, il correspond au premier carnet, le seul antérieur à la rédaction (les trois autres lui sont concomitants)10. Michon dit avoir volontairement élagué et supprimé la suite pour y préserver l’énergétique du désir.
4Enfin Les Deux Beune est publié en 2023. Il reprend le texte de La Grande Beune de 1996, avec quelques rares ajouts ponctuels, d’autant plus significatifs que Michon déclare : « je fétichise le déjà écrit comme du pétrifié. Du marbre. » (RVQV, 223). Le second volet, La Petite Beune, qui comporte également six chapitres, commence par les chapitres 7 et 8 prépubliés en 1993, avec des modifications de détail et, surtout, l’insertion dans le chapitre 2 (anciennement ch. 8) de pages narrant l’effacement des peintures dans une grotte préhistorique par deux personnages iconoclastes.
5Plusieurs articles ou entretiens ont été publiés sur les carnets préparatoires11, notamment par Pierre-Marc de Biasi. On y voit des éléments qui apparaissent dans La Petite Beune (p. ex. RVQV, 261-262) ce qui implique que le texte de La Petite Beune a été pour l’essentiel écrit à la fin des années 80 et au début des années 90, puis révoqué avant de rentrer en grâce. Les carnets de Michon jouent un rôle primordial dans le processus d’écriture, analogue à celui d’un condensateur ou d’un accélérateur de particules, car ils permettent de créer, en partie sous l’effet du hasard, par la rencontre aléatoire des notules, un réseau serré de connexions qui servent la densité de l’écriture et la consistance de l’univers diégétique, tout en lui insufflant une énergétique particulière : « Le carnet, par sa clôture physique de support, a cette vertu de susciter des interconnexions violentes entre des idées, entre des savoirs, ou entre des pensées et des savoirs. » (RVQV, 250)
6Et pourtant, si Michon est un peu incongru dans Lectures sur le fil, parce qu’il n’est qu’accidentellement rattaché au fil de l’actualité, ou presque, il y trouve sa place pour d’autres raisons. D’abord parce que l’écrivain-funambule écrit sur le fil tendu de l’émotion :
Chacun de mes récits est écrit d’un seul élan. Ce sont des fugues de 30 à 60 pages qui me permettent de ne pas perdre de vue mon incipit et d’amener mon émotion de départ intacte jusqu’à la fin. C’est de la fabrique émotionnelle : je veux écrire dans ce tremblement, comme un fil-de-fériste sur sa corde. Et j’aimerais que le lecteur tremble comme moi sur cette petite longueur de corde. (RVQV, 61)
7Et aussi parce qu’entre ferveur et doute, l’écrivain écrit aussi sur le fil du rasoir, ou plutôt sur le fil tranchant de ce silex biface ambivalent qui est récurrent dans Les Deux Beune, ce qui conditionne aussi, du côté de la réception, une lecture sur le fil.
8Au risque d’abuser de l’isotopie couturière, je souhaiterais montrer que cette écriture sur le fil relève essentiellement d’une poétique de la reprise, entendue de diverses manières. Tout d’abord, le texte Les Deux Beune procède fondamentalement d’une reprise, puisqu’un texte antérieur est repris, modifié, augmenté et republié, ce qui a pour effet d’inscrire la dynamique de la reprise dans l’œuvre à la fois macrotextuellement et microtextuellement. Le dispositif matriciel du confluent apparaît alors comme une version spatialisée de la reprise. La reprise concerne aussi les emprunts, picturaux ou littéraires qui saturent une écriture lestée par le déjà-là de la culture. Elle opère également, de manière interne à l’œuvre, au niveau du déploiement narratif, exploitant le déjà écrit pour élaborer par stratifications successives l’univers diégétique. Enfin, par un effet de mise en abyme, Michon diffracte un portrait de l’écrivain en « repriseur » au travers de ses personnages et de leur activité manuelle outillée et répétitive.
Écrire les reprises du désir : le sens, les sens et l’acte
9Dans La Grande Beune, tout est affaire de désir. L’écriture du désir est aussi désir de l’écriture, c’est à-dire que la trame érotique qui évoque le désir éprouvé par le narrateur pour Yvonne dit en même temps, consubstantiellement, les affres du rapport passionnel de l’écrivain à l’écriture. Pourtant, il ne s’agit pas d’un texte allégorique à double fond où l’on pourrait séparer une lecture à plus haut sens d’un récit-véhicule qui n’en serait que le truchement. Les deux désirs se disent l’un par l’autre, ou encore, pour reprendre un terme cher à Michon, le rapport à l’écriture s’incarne, indissociablement, dans les élans des corps et des sens, de même que l’érotisme ouvre sur l’écriture. La littérature se fait dans un lit, comme l’amour12 : « […] ce que je demande à la littérature, est que la rédaction d’un texte soit une fabuleuse dépense d’énergie, aveugle mais très consciente, pleurante et riante, limitée dans le temps, comme la copulation. » (RVQV, 215)
10À cela s’ajoute que, dans la conjonction de ces deux élans, l’écriture travaille constamment à ouvrir le spécifique sur le générique, le récit individuel sur l’anthropologique ou le mythe, le présent sur l’origine. En cela, elle se conforme au programme du premier titre repris à Courbet, L’Origine du monde : le titre du tableau infléchit l’œuvre, qui n’est plus seulement la représentation d’un sexe féminin offert puisqu’elle questionne la sexualité en général et, selon Michon, le péché : « […] j’avais formé le vœu, en faisant ces carnets, d’écrire un roman qui se serait appelé L’Origine du monde et qui aurait eu pour point de départ l’origine du monde, c’est-à-dire la différence des sexes, le péché originel, etc. 13 » Cette origine du monde est en réalité à la fois sexuelle, éthique, (pré)historique et linguistique, comme le précise Michon dans cette autre exposition de son projet :
[…] soit l’origine de l’homme tel que nous sommes, Lascaux, les cavernes – et l’origine du monde telle que la voit Courbet, le sexe de la femme. Il fallait marier les deux, en quelque sorte. L’origine de l’homme, l’obsession des commencements (du langage surtout, de l’être parlant) a été une de mes marottes depuis l’enfance […]. Et pas besoin d’être grand lacanien pour rattacher l’origine du langage au sexe de la femme […].14
11C’est pourquoi, dans l’incipit, le narrateur arrive dans une auberge rouge, réminiscence balzacienne15 qui fonctionne comme un sas d’indétermination spatio-temporel, brassant tous les siècles (Moyen Âge, Antiquité) et superposant la Dordogne et la Valachie antique ou moderne16. Par la suite, c’est la grotte préhistorique aux peintures effacées qui sert d’amplificateur et de surface de projection au désir, à la fois présent et atemporel, individuel et universel, dans ses deux dimensions, érotique et scripturale.
12La Grande Beune est fondamentalement un récit d’amour inassouvi, la possession ne se faisant que de manière oblique et fantasmatique. Cette spécificité narrative a une conséquence générique : ceci n’est pas un roman. Dans l’entretien « L’objet roman », Michon affirme que La Grande Beune n’est surtout pas un roman, une « chose baraquée » à la Eco. Puisant en revanche dans le lexique théâtral, il catégorise le texte comme « une scène d’exposition, c’est Phèdre avec sa nourrice, c’est Hélène et Yvonne dans une scène œdipienne ». Dès lors, l’assouvissement du désir et la fin du récit en deviennent inconcevables : « C’était fini. L’élan, le désir, la volonté, l’ensemble métaphorique qui faisait tenir ce texte s’effondraient. Il était gavé. Tout ce que j’aurais pu faire ensuite n’aurait été que redondances, actions, bêtises. » À Marianne Alphand qui lui demande ce qui aurait transformé le texte en roman, Michon répond : « Le passage à l’acte. Il aurait fallu que le jeune narrateur fasse son deuil de la belle buraliste ou bien en fasse son plaisir. Ces deux solutions ont été écrites mais elles étaient misérables17. » La Grande Beune, écriture du désir et désir d’écriture, met alors en œuvre une conception du désir comme énergétique nécessairement non-bornée.
13En 2014, Michon déclare cependant : « Je pense souvent à en écrire la suite18. » Or, à ce moment-là, la suite est déjà écrite, en partie du moins, depuis longtemps. Ces propos, qui mènent à la publication de 2023, semblent relever à première vue de la palinodie, puisque le narrateur passe finalement à l’acte. Michon nous laisse à l’orée de ce passage à l’acte et fait donc précisément ce qu’il récusait en 1996 : passer sur l’autre rive. Il expliquait en effet alors qu’il aurait souhaité mettre en épigraphe de La Grande Beune un extrait des Trois Mousquetaires, un échange entre Milady et le bourreau de Béthune où la condamnée apprend qu’elle doit mourir « sur l’autre rive19. » Il commente ainsi ce choix :
Ça aurait été bien car on ne connaît pas l’autre rive de la Grande Beune. […] L’autre rive, dans La Grande Beune, c’est le roman même car il n’y a pas de pont.
M. A. – Tu aurais pu faire traverser la rivière à ton narrateur. Tu aurais ainsi trouvé un deuxième souffle.
P. M. – Pour quoi faire ? Qu’aurait fait mon narrateur ? Mon narrateur aurait joui ou il aurait souffert ou bien il serait mort.20
14Or précisément, dans le texte de 2023, le narrateur Pierre va faire ce que suggère Marianne Alphant :
J’enfilai le pont.
J’étais sur l’autre lèvre. (PB, 134)
15Le blanc typographique entre les deux énoncés figure la rivière, la Petite Beune. Mais serait-ce aussi le « grand saut » dans le roman, le passage à l’acte aussi bien sexuel qu’auctorial et générique ? Oui et non. Passage à l’acte est un mot composé, une synapsie où prédomine un sème résultatif qui ne correspond pas exactement à la combinaison du sens de ses formants. Le passage à l’acte, en tant que forme topique et irrémédiable de l’événementialité fictionnelle, est ainsi à la fois stéréotypé et paradoxalement statique. C’est probablement pour cela que Michon affirme : « Le déroulement romanesque, les passages à l’acte me dégoûtent. Mais quand je les fais, pas quand je les lis21. » Dans Les Deux Beune, Michon cède au passage à l’acte sans y céder complètement, le différant à la toute fin du texte, à l’instar de ses personnages : « Nous différions encore. Nous faisions durer. Nous vautrant dans l’imminence […]. Je ne pris pas sa bouche. Pas encore. » (PB, 150-151) Manifestement, la double énonciation travaille l’interrogation « Fallait-il même conclure ? » (PB, 147), énoncé à double détente où interfèrent la voix du narrateur-personnage et celle de la régie narrative pour questionner simultanément la nécessité du passage à l’acte sexuel et de la conclusion du texte. Le dernier plan, avant le blanc final, montre le narrateur « trouss[ant] haut » une Yvonne gémissante (PB, 151). Le verbe trousser est important chez Michon parce qu’on trousse des femmes comme on trousse des vers et parce qu’il prélude à la jouissance sans en rendre compte encore. En fin de compte, Michon remotive la synapsie passage à l’acte en y faisant entendre plus le passage que le dénouement afin de préserver « la liberté absolue, celle de l’acte » (RVQV, 256). Il y réactive en effet l’inchoativité aux dépens du résultat et saisit le basculement dans le procès mais non son aboutissement, en s’arrêtant à son tout début – textus interruptus.
16Toutefois, cette semi-palinodie correspond peut-être plutôt à une évolution. Michon a accordé un entretien à Augustin Trapenard pour la Grande Librairie, dans lequel il définit ainsi le désir : « Le désir à ceci de particulier qu’il ne se répète pas, il se reprend à chaque fois, c’est une reprise22. » La définition du désir, d’abord conçu comme tension unique, inassouvie et éphémère, puis quelques décennies plus tard comme reprise, semble donc justifier, dans les deux cas, la forme même du texte qui l’exemplifie. C’est-à-dire que Les Deux Beune se présente comme un « échantillon » de reprise, qui donne à voir dans sa structure même la reprise et, de fait, le désir amoureux ou scriptural dont la reprise apparaît comme la palpitation spécifique.
17Cette recatégorisation significative de la palinodie apparente comme reprise est lisible à la fois au plan macrotextuel est au plan microtextuel, notamment par le biais de l’épanorthose, dont le fonctionnement s’apparente à une reprise discursive. À la fin de La Petite Beune, Pierre commence par récuser le sens au profit des actes : « Le sens est une salamandre au fond d’un puits. Je ne pensais pas au sens, je pensais aux fesses, je pensais aux actes. » (PB, 138) Puis une épanorthose auto-corrective infléchit la perspective : « Le sens n’est pas une salamandre au fond d’un puits. Le sens est un biface. Il était dans ma main. » (PB, 141), ou plus précisément encore :
Elle me dégaina, scandaleusement.
Mon silex, mon sens. (PB, 151)
18Le sens n’est pas l’objet d’une quête insondable, il est la quête, il est l’acte et notamment l’acte sexuel ou l’acte d’écrire. Ceci rejoint les propos de Michon sur l’écriture : il n’y a nul absolu au bout de l’écriture, mais c’est dans la ferveur de l’acte de création même qu’« un peu de vérité advient ». Dès lors « Tout insensée qu’elle soit, la discipline d’écriture est porteuse de sens pour celui qui s’y livre […]. » (RVQV, 30). En somme, l’adjonction de La Petite Beune dit et montre une réflexion en acte sur, précisément, l’acte qui est aussi le sens, Michon valorisant alors la reprise contre l’accompli afin de préserver l’énergie de l’acte contre un « passage à l’acte » fossilisé.
19Cette réflexion sur l’acte, d’amour ou d’écriture, qu’engage cette œuvre désormais bipartite semble d’ailleurs régir la distribution de deux constructions syntaxiques qui apparaissent comme spécifiques aux deux volets du texte, si l’on observe le relevé suivant :
–
La Grande Beune |
La Petite Beune |
Cette chose incongrue qui vous pousse magistralement au ventre (22-23) ce qui me poussait au ventre (23) son parfum dans le bois me poussait au ventre (27) mon désir […] me pesait au ventre (28] ce qui vous pousse au ventre (31) Cela me perchait au ventre (44) ce qui nous perchait au ventre (46) ce qui leur perche au ventre lui perchait dans la voix (54-55) |
Il allait la nuit sur les Beune (77) Jeanjean [...] courait et couvrait la plus blanche des Beune (86) sa chair qui courait les Beune la nuit (92-93) elle aussi, elle allait y voir. (114) Tu cours aussi les masques, Yvonne? (121) cette grande dinde me tirait le ventre comme à deux mains (128-129) Moi aussi à ma façon je courais les Beune la nuit (131) |
–
20Dans La Grande Beune, on constate la prédominance d’une construction combinant prototypiquement :
- une expression indéfinie en position de sujet (relatif décumulatif, pronom démonstratif neutre pas vraiment anaphorique, syntagme nominal « cette chose »),
- un datif de la totalité impliquée qui fait du narrateur le lieu ou l’expérienceur de l’éclosion du désir, sans rôle actif,
- un des deux verbes en emploi parasynonymique (en discours et non en langue), soit pousser, soit percher, qui constitue alors un néologisme,
- le syntagme prépositionnel récurrent « au ventre » ; la construction évite ainsi le déterminant possessif ce qui suggère l’autonomisation du « ventre ».
21La sémantique grammaticale permet ainsi un (dé)réglage de l’agentivité et du rapport méronymique partie / tout qui problématise la notion de sujet ainsi que le rapport de possession inaliénable établi entre ce sujet et les parties de son corps. Dans La Grande Beune, le désir advient au sujet, malgré lui, et l’absorbe.
22Dans La Petite Beune, cette construction ne réapparaît qu’une fois, avec un sujet déterminé, « cette grande dinde ». On observe en revanche une concurrence entre deux constructions qui calquent « courir la gueuse » et « aller aux putes ». Cette fois, le sujet est en position de sujet grammatical d’un verbe de mouvement dynamique, associé à l’imparfait itératif caractéristique de la reprise. D’une Beune à l’autre, le désir ne se coule pas dans la même signature syntaxique ; l’organisation générale d’un texte à double détente et la syntaxe tendent à une valorisation accrue de l’acte. Comme l’écrit Chaudier : « Son axiome cardial, c’est l’équivalence sans reste entre le verbe être et le verbe agir23. » Seul compte donc l’acte en lui-même, continuellement repris, mais à chaque fois inscrit dans l’ici-maintenant. D’où l’importance des deux déictiques presque triomphaux à la fin des Deux Beune, qui font de l’acte une adhésion à un présent en expansion où s’engouffre aussi l’origine, tout comme la langue morte s’immisce dans la langue vivante :
« Vous savez que c’est maintenant. »
Le Présent se rencontrait enfin.
Hic fututa sum. (DB, 150-151)
Confluences
23D’une certaine manière, La Petite Beune répond à un appel à la complétude, comme programmée par le texte où tout va par deux, puisqu’elle fait couple avec la grande. Jeanjean est ainsi un double de Jean grâce au prénom redoublé. À Yvonne, désignée fréquemment comme la « reine » (GB, 20 et passim), répond son repoussoir, Mado, constamment appelée « La petite » (GB, 46 et passim), propriétaire d’une « petite voiture » (GB, 130) qui se trouve être fort opportunément une Dauphine. Si Yvonne est une « géante » (GB, 40) qui rappelle le poème de Baudelaire ainsi intitulé, Mado pérore sur Baudelaire : la baudelairienne de pacotille est une version affadie de la baudelairienne incarnée.
24Plus significative est, dans La Petite Beune, l’insistance sur les termes confluent / confluer, qui présuppose la binarité mais qui va bien au-delà, puisqu’il suggère aussi l’existence d’un point focal mystérieux où se mêlent les flux, qui aimante le désir. Or, précisément, cette insistance sur le confluent légitime la nouvelle structure bipartite du roman, conçu comme la rencontre de deux flux d’écriture. Autrement dit, la structure du texte exemplifie doublement le désir, qui est lui-même double, érotique et scriptural : elle exemplifie la reprise, comme dynamique agissante inscrite dans le temps, mais aussi le confluent, configuration qui spatialise la reprise tout en insistant sur le centre insondable vers lequel tend le désir.
[...] Jean […] courait le long des eaux et s’arrêtant au confluent des Beune […]. ( PB, 84)
[…] une loi […] presque aussi coupante que celle qui joignait entre elles les cuisses d’Yvonne ? (PB, 100)
Les cuisses d’Yvonne, sans doute, c’était l’heure, plus requérantes que le tableau titré Le Confluent des deux Beune vu de Bord […]. (PB, 101)
[…] une simple rivière à truites, assez rapide, qui confluait je ne sais où […]. (PB, 141)
25L’allusion au titre de tableau fait discrètement signe du côté de la série de Monet, qui a peint vingt-trois toiles en 1889 consacrées aux deux Creuse, la grande et la petite, ainsi qu’à leur confluent lors de son séjour chez Rollinat24. Si Michon dit avoir été inspiré par des rivières américaines pour concevoir les Beune, la Creuse, qu’il ne mentionne pas, semble tout aussi présente. Il concède dans un entretien que la Creuse est pour lui ce que la Provence fut pour Giono, mais il ajoute aussitôt que « jamais La Creuse n’est nommée dans les Vies minuscules », de peur qu’on lui « accroche la casserole régionaliste » (RVQV, 28-29). La Creuse, si proche phoniquement de la gueuse, n’aurait-elle pas alors laissé son empreinte sur la Brune Yvonne en lui instillant sa voyelle fermée (graphiée par le digramme <eu>) pour aboutir à la Beune, où « s’allonge la sourde valeur vocalique »25de la rivière-femme ?
Claude Monet, Creuse, soleil couchant (1889), Colmar, Musée d’Uterlinden, n° 1226 du catalogue raisonné. Un autre tableau de cette série, représentant exactement le même paysage, s’intitule Au confluent des deux Creuses (n° 1222 du catalogue).
26Le confluent intime du corps féminin, comparé ou surimprimé à celui des Beune aux bas nylon (DB, 30, repris PB, 111) est aussi le creuset mystérieux de l’amour et de l’écriture :
[…] il y avait tout contre les bas nocturnes cette chair d’un jour éblouissant au plus blanc de quoi j’imaginais, vingt fois répétée, assénée, reçue dans des bonds intenses et ponctuée de sanglots, la lourde phrase sans réplique toujours redondante, toujours jubilante, suffocante, noire, l’écriture absolue qu’elle portait au visage. (GB, 44)
Rivières qui avez des noms, chemins qui n’en avez pas. Femmes, qui coulez, marchez, venez. Femme à qui je donne son nom, son poids son sens, sa phrase. (PB, 142)
Je pensais à cette part du monde que nous ne voyons pas, mais dont nous savons qu’elle existe, comme le sexe de la femme. (PB, 143)
27En « ces points géodésiques du songe26 », la femme et la rivière se confondent. Il n’est probablement pas anodin que le nom de l’Yonne – département baptisé d’après une rivière – figure au début (GB, 17), comme une préfiguration d’Yvonne. Dans le troisième chapitre de La Petite Beune, le confluent réapparaît sous la forme temporelle de « février et mars à leur joint » (PB, 107), sorte de hors-temps calendaire et carnavalesque propice à la libération des désirs, puisque le monde qui « craque » n’a plus « que ses imaginations lubriques pour tenir » (PB, 106).
28À ce confluent simultanément hydrographique, anatomique, temporel, existentiel et poétique, on trouve non une essence mais un acte qui ensemence le mystère. Le titre Les Deux Beune, dans lequel il faut entendre Le Confluent des Deux Beune comme le tableau assez malicieusement introduit, dit donc à peu près la même chose que L’Origine du monde. D’ailleurs, si l’on juxtapose mentalement les tableaux de Monet et de Courbet, il apparaît que la disposition des masses dans la peinture du confluent des deux Creuse de Monet n’est pas sans rappeler celle de L’Origine du monde, comme si tout le paysage se modelait sur une anatomie féminine gigantesque ; mais n’est-il pas vrai que « Le monde est une femme » (PB, 111) ?
29Michon avoue d’ailleurs lui-même avoir été sensible aux lignes qui organisent le tableau de Courbet, schématisables sous la forme d’un Y renversé, Y qui constitue délibérément l’initiale d’Yvonne, « la buraliste […] au prénom à l’initiale de delta pubien Y, l’ouverte de Courbet. » 27. Comme l’écrit Hugo dans Alpes et Pyrénées, « le confluent de deux rivières est un Y »28. Le phénomène relève à nouveau de l’exemplification : le Y donne à voir le confluent féminin, en inscrivant le corps dans la lettre et dans le verbe ; il s’apparente aussi au tracé cartographique qui représente la jonction des rivières, comme le suggère ce « delta » qui appartient également au lexique de l’hydrographie ; il se fait pronom adverbial pour loger le mystère des confluents dans « elle allait y voir » (PB, 114). C’est encore l’initiale Y qui justifie qu’Yvonne devienne la louve d’Ysengrin (GB, 40). Le confluent exemplifié dans le Y attise le désir, mais il est en effet aussi l’espace du danger : « cela me faisait penser aussi aux deux célèbres rivières du Dakota, Little big Horn et Big Horn, au confluent desquelles Crazy Horse le Sioux a scalpé le général Custer29 ». Le réseau d’interconnexions est donc ici assez vertigineux. C’est justement ce feuilletage sursaturé de significations et de références qui permet de donner à l’univers diégétique à la fois sa consistance et sa dynamique.
Écrire avec : la reprise dialogique et picturale
30Cette épaisseur tensionnelle du monde de la fiction est également nourrie de reprises relevant du dialogisme interdiscursif, c’est-à-dire fondées sur l’interaction avec « des discours réalisés antérieurement par des tiers30 », et sur des reprises qui, de manière analogue, jouent de l’interaction avec des œuvres picturales célèbres, les deux types de reprises pouvant s’enchevêtrer, comme nous le verrons.
31Recenser tous les souvenirs littéraires qui viennent nourrir Les Deux Beune est une entreprise presque impossible ; Michon en a d’ailleurs reconnu certains dans ses entretiens. Ces emprunts concernent par exemple Giono (l’« écaillère », femme de mauvaise vie, vient de Mort d’un personnage, le renard écorché de Regain, RVQV, 347-350) mais aussi Dumas, Flaubert (RVQV, 362-372)31, Baudelaire, Hugo, Alain-Fournier32, sans oublier Bataille (RVQV, 267-268) ou Leroi-Gourhan (RVQV, 367)... Pour ne pas trop m’égarer dans cet océan, je voudrais me concentrer sur deux exemples qui permettent de montrer ce que La Petite Beune apporte à La Grande Beune, deux exemples qui sont donc essentiellement liés à la nouvelle forme du texte paru en 2023.
32Peu avant la fin de La Petite Beune, Michon introduit deux routiers massifs et mutiques, immémoriaux et lestés de tous les ailleurs mystérieux qu’ils ont traversés, conduisant des trente-huit tonnes chargés de grumes. Leur fonction est celle d’une caisse de résonance : hommes de tous les temps et de tous les lieux, ils permettent de dilater le spécifique pour le rendre accueillant au générique, comme cela se produisait dans l’auberge de l’incipit. Michon insiste de façon trop appuyée sur leur aspect inquiétant et sur « la très longue visière [promenant /sur le mur //l’ombre d’un grand oiseau] » (PB,110). L’alexandrin niché au cœur de la phrase est un indice dialogique : si « l’ombre d’un grand oiseau » se souvient peut-être d’Anabase de Saint-John Perse33, il semble surtout que la visière de la casquette ornée des « armes » (PB, 110) d’une firme rappelle la visière d’un casque et, par contiguïté, son cimier. Ces deux « chevaliers errants » muets et blasonnés sortent tout droit du poème ainsi intitulé et de « L’aigle du casque » de La Légende des siècles, texte qui est lui-même paradoxalement « inerrant34 », non-errant, en raison de son évidence procédant d’une archi-énonciation perçue comme transcendante :
Leurs cimiers se dressaient difformes sur leurs heaumes
Tiphaine dit : Allons ! Il leva sa visière, [...]
Alors l’aigle d’airain qu’il avait sur son casque, [...]
[…] se mit à frapper à coups de bec Tiphaine […].35
33Michon l’a d’ailleurs affirmé : « […] je suis une véritable éponge. […] Mais La Légende des siècles et le Testament sont des textes qui font partie de mon stock intérieur : ils sont intégralement en moi, plus clairs que mes propres souvenirs. » (RVQV, 294-295). Par un effet retour, ce passage hugolien rend plus perceptible la composante chevaleresque de l’incipit, discrète quoique présente dans « les gens d’armes » passés par « le fil d’une épée » (GB, 13), la métaphore filée de la pluie devenue cheval – « un galop de pluies de septembre cabrées » (GB, 11) « le corps multiple et cavalier de la pluie » (GB, 14) –, l’« armée naine » (GB, 14-15), le château contenu dans le toponyme Castelnau. De manière plus radicale encore, le « passé indéfini » (GB, 12) immémorial dans lequel plonge celui qui s’aventure dans l’auberge de la sibylle Hélène consone avec le vers du poème liminaire de la Légende des siècles, « La vision d’où est sortie ce livre » : « Tous les siècles […] étaient là36 ». C’est bien ce que Michon a voulu faire dans l’incipit de La Grande Beune, afin d’enraciner d’emblée l’aventure individuelle dans le mythe, mais l’intertexte balzacien évident – « murs rouges », « taverne rouge » (GB, 12-13) – tend à y occulter l’intertexte hugolien. La page de La Petite Beune sur les deux routiers errants est donc doublement une reprise, externe d’abord puisqu’elle relève du dialogisme interdicursif, interne ensuite puisqu’elle reprend une composante introduite à l’orée du texte afin de la rendre rétroactivement plus saillante.
34Ce frottement met en lumière d’autres éléments hugoliens, comme le surnom Jeanjean, qui est peut-être, comme le dit Michon, un nom à la Giono (RVQV, 352), mais qui est surtout un Jean [Val]jean zézayé, celui qui prend la femme, comme d’autres prennent l’argenterie. Michon a longuement médité sur le nom Jean Valjean et sa dualité, procédant en partie de son double référent biblique, Jean le Prophète et Jean l’Apôtre : « V’la Jean, bien sûr, c’est ecce homo37. » Dans Les Deux Beune, comme dans les textes sacrés, il y a aussi deux Jean, il y donc aussi l’homme.
35Mais la page de La Petite Beune sur les deux paladins de la route constitue aussi une amorce. Le trente-huit tonnes immobilisé par le brouillard qu’ils conduisent se trouve au sommet d’un raidillon que gravit le narrateur Pierre (après Bernard dans La Grande Beune). Il y trouve Yvonne et s’exhorte au passage à l’acte en se répétant « maintenant » et « Prends sans ambages. Dis-lui que tu prends. » (PB, 112-113). Toutefois, l’épisode s’achève sur un nouveau fiasco. Doit-on comprendre que, dans un texte ou le désir d’écriture et le désir érotique se disent l’un par l’autre, inextricablement, et où l’ardeur est taraudée par l’impuissance, « l’ombre » du « grand oiseau » Hugo (« Je suis oiseau », proclame « Ibo38 »), ou du trente-huit tonnes Hugo (!), serait quelque peu castratrice pour l’écrivain ? Ces mots sont repris littéralement dans la scène finale, celle qui conclut ou presque, adressés cette fois à Yvonne : « c’est maintenant », « Montre que tu prends. Dis que tu prends. » (PB, 150-151). Ils soulignent ainsi l’évolution de la velléité au passage à l’acte.
36Le deuxième exemple permet de mettre en lumière le travail souterrain qui agrège les réminiscences littéraires et les réminiscences picturales pour donner consistance à l’univers de référence. Dans une écriture en recherche de la présence, l’incorporation de la peinture permet un redoublement de présence, charnelle, certes, mais hantée par le mystère : « [...] j’écris entouré d’images. Je suis iconolâtre. [...] la peinture fait écrire si on ne l’interprète pas, si on s’y perd, si on l’interroge et la pille. » (RVQV, 65) Toutefois « la peinture à la fois redouble les apparences et fait douter d’elles, les fait vaciller » se rapprochant en cela de sa « façon d’écrire, à la fois épaisse et en attente d’une apparition de l’invisible. » (RVQV, 110)
37Pour mieux mettre en évidence l’apport de La Petite Beune dans la version de 2023, prenons donc le roman par la queue. Après avoir à nouveau convoqué la « géante » au « corps immense » (PB, 145-146) qui rappelle la « géante » et « reine » du poème de Baudelaire, dont le corps paysager invite à « dormir à l’ombre de ses seins / Comme un hameau paisible au pied d’une montagne39. », le narrateur multiplie les références baudelairiennes :
Je fus contre elle. Je ne pris pas sa bouche. Pas encore. Ah nos langues. Je courbais un peu les épaules, les bras tendus. Mon visage plongea dans la crinière bleue.
De part et d’autre d’elle je pris à deux mains l’ourlet bleu nuit. Je troussai haut. Quand elle eut ses jupes levées à la taille et qu’alors elle gémit, je revis en un éclair la grotte toute blanche. C’était du lait. (PB, 151)
38L’« ourlet », dont le balancement a déjà été évoqué dans le roman, provient probablement de « À une passante40 », tandis que « Mon visage plongea dans la crinière bleue » retravaille « La chevelure » :
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ; […]
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,41
39Conjoignant l’ivresse amoureuse et l’ivresse de l’écriture, toutes deux ineffables, la phrase conclusive « C’était du lait » installe comme performativement et métaleptiquement (par transgression de l’étanchéité du plan diégétique) la page de nouveau blanche, comme du lait précisément. Michon a livré ses réflexions sur la vache sacrificielle dans Madame Bovary dans l’entretien « La vache et l’archer » (RVQV, 362-372), mais il y affirme aussi « Flaubert me fait croire à la jouissance féminine. (RVQV, 363) ». Or c’est le lait qui permet de dire cette jouissance féminine dans le roman de Flaubert : « elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait42. » Dans la fin de La Petite Beune, la dissémination phonique du [ε] irrigue le texte comme le fleuve de lait qui coule dans les veines d’Emma (« courbais », « ourlet », « elle », « éclair », « c’était »), à l’instar de ce que faisait déjà Flaubert (« sentait », « recommençaient », « chair »). Mais cette phrase conclusive est surtout une reprise du premier portrait d’Yvonne :
[...] je me retournai et elle était derrière son comptoir. Je la voyais à mi-corps. Elle avait les bras nus.
Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre [...]. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. (GB, 21)
40Dans cette première occurrence, « c’était du lait » est suivi de « C’était large et riche comme là-haut les houris », où il pourrait y avoir encore une réminiscence baudelairienne, « C’est une femme belle et de riche encolure ». Ce vers provient du poème « Allégorie43 », mot dont les phonèmes (hormis le /g/) sont disséminés dans « C’était large et riche comme là-haut les houris », de manière à créer, de surcroît, un effet de double rime interne, suggérant à la fois l’abondance et la binarité, ce qui exemplifie précisément les propriétés de la gorge décrite (les deux seins sont source de lait).
41Mais dans cette première description, outre Baudelaire et Flaubert, il y a aussi Manet. Si le lait renvoie également au lait et au miel de la terre de Canaan dans la Bible, il évoque surtout la blancheur nacrée du décolleté de la serveuse du Bar aux Folies-Bergères de Manet. La présence de ce tableau au cœur du texte n’a pas encore été signalée, à ce qu’il me semble (sauf erreur). Bruno Blanckeman a cependant évoqué au sujet d’Yvonne une chanson des années 1920 où il est question d’une tenancière de bar vue à mi-corps, avec des sous-entendus grivois, ce qui s’en approche44. Michon semble lui-même orienter implicitement l’exégète quand il explique : « Milady est un des ressorts qui m’a fait écrire le personnage d’Yvonne, quoiqu’elle soit brune alors que Milady était blonde. C’est le même genre de femmes avec des carnations extraordinaires qui trouent un roman45. »
Manet, Un bar aux Folies-Bergère, 1881-1882, Institut Courtauld, Londres
42La gorge blanche de la serveuse (prénommée Suzon) troue bien et la toile, et le texte, son visage à la fois plus coloré et plus terne étant en retrait par rapport à ce point focal. Puisque les seins sécrètent le lait, la gorge de lait est à la fois une métaphore et une métonymie, surdéterminée par le lacté. Vue à mi-corps, la buraliste Yvonne est comme la barmaid Suzon, une silhouette à la fois plantureuse et étranglée, une brune auréolée de paquets de cigarettes comme la blonde de Manet est auréolée de bouteilles. C’est « un beau morceau » (GB, 19, 64), s’exclame le narrateur, ce qui superpose au moins trois significations. Il faut entendre, évidemment, quelque chose comme : « c’est un beau brin de femme ». C’est aussi un corps érotisé par le morcèlement, le comptoir fonctionnant à la fois comme une sorte de présentoir qui met en valeur « l’origine du monde » en traçant une frontière à la hauteur de la jarretière de ces bas convoqués de manière presque obsessionnelle dans le texte, et une barrière qui en interdit l’accès. Enfin, pour un écrivain qui prend au sérieux la chair du verbe, « morceau » acquiert un sens métatextuel. Michon affirme en effet : « J’ai un goût (dangereux, à contrarier sans cesse) pour ce que les Anglais appellent le purple patch, le beau morceau d’écriture, le lambeau de pourpre. » (RVQV, 38) ou bien « J’appelle cela deux morceaux mais surtout pas deux romans. »46. Là encore, cet emploi sylleptique de morceau pourrait bien être le fruit d’une innutrition baudelairienne ; Baudelaire emploie en effet le mot pour parler d’un corps féminin qui s’avère par la suite être une statue, un « morceau » d’art, dans « Le masque » :
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,47
43La vue à mi-corps qui revient de façon insistante dans le texte justifie aussi les variations autour de Mélusine, des « reines qui sont carpes du nombril en aval » (GB, 72), de « la Reine qui est carpe du nombril en aval » (PB, 85) et des « reines-serpentes » (PB,123) : la queue de poisson scelle irrévocablement l’origine du monde.
44Des souvenirs littéraires se sont donc greffés sur un souvenir pictural. D’autres éléments vont dans le même sens : la présence dans le tableau du Y renversé, dessiné par l’enfilade des boutons puis l’évasement des pans de velours noir, le reflet vu de dos qui magnifie l’ampleur de la chute de reins et justifie la désignation de « grande callipyge » (PB, 116), l’homme penché vers la jeune femme à l’extrême droite du tableau qui réapparaît dans le texte sous les traits de Jeanjean :
Un homme survint, qui dépassa cavalièrement tout ce monde et, s’appuyant au comptoir, se pencha à peine sur Yvonne [...]. Elle s’était empourprée, le menton plus blanc hésitait s’il continuerait de sourire. Il continuait ; mais il y avait dans les yeux cet appel, ce rêve, ce refus qu’ont les femmes de l’ombre et celles à la messe, une servilité délicieuse et un vain frisson de révolte plus délicieux encore. Elle bronchait, elle cédait, elle donnait à la fois sa révolte et sa défaite, les deux s’aiguisant sans qu’aucune ne l’emporte. Cela se fit en un moment, le murmure inaudible de l’homme, les mains appuyées sur la vitre aux briquets, le regard vacillant d’Yvonne et ce pathos brûlant à ses joues, l’éclair de bête bronchant, tenue ; [ajout 2023] plus que jamais massivement pleine et massivement évidée. (GB, 33-34)
45Le visage « empourpré », le menton « plus blanc » et surtout, ce regard dont on ne sait s’il exprime la plus grande vacuité ou la plus grande plénitude sont ceux de la jeune femme de Manet. En ce sens, les derniers mots de cet extrait, un des rares ajouts de 2023, sont cruciaux ; ils consonent avec le développement sur la peinture, à la fois hyperprésente et hantée par l’absence, qui s’applique aussi à l’écriture. Cette absorption dans une plénitude intérieure est reprise dans la suite du texte
[...] elle était ivre d’elle-même ; elle me jetait par en-dessous ce regard enjôleur mais impersonnel, fuyant, qu’ont les femmes ensevelies dans leur propre chair au point de ne plus vous voir ni vous entendre, leur annonceriez-vous la fin du monde ; elle faisait des rires de fée, soudain rougissait et s’arrêtait, comme giflée [...]. (PB, 108)
46Yvonne, c’est donc aussi l’ivresse, cette ivresse qui est intimement liée à l’écriture dans Le Roi vient quand il veut ; Michon cite d’ailleurs dans La Petite Beune « Le vin de l’assassin » (PB, 131) comme pour inciter obliquement à se souvenir du poème en prose « Enivrez-vous »48. Cette ivresse (du plein ou du vide, qui sait ?) rapproche Yvonne d’un passage de Tablée, texte de Michon entièrement consacré à des toiles de Manet sur le thème du café-concert, même s’il ne s’agit pas d’Un bar aux Folies-Bergères :
Elle ne s’extrait pas du nombre, du demos, par l’espace qui porte des signes, mais par une plongée vers l’intérieur, qu’on ne voit pas – et qui, pour ce qu’on en voit, peut aussi bien regorger de signes qu’être le vide intégral. Elle fait le vide. Elle est à elle-même son propre signe – elle est le signe. Elle est verticalement comme engouffrée en elle-même, comme tombant et toute droite dans cette chute interminable. Sa solution, son règne, c’est le solipsisme : je me suffis à moi-même, je suis le monde. On me touche et je ne sens pas, on me parle et je n’entends pas, je regarde et je ne vois pas. Je suis au fond de moi.49
47Dans Tablée encore, Michon insiste sur le « visage nu, exhibé50 » des femmes de Manet, ce qui rappelle le visage « nu comme un ventre » d’Yvonne. Un autre élément encore peut étayer cette hypothèse de la présence d’Un Bar aux Folies-Bergères au cœur de La Grande Beune. Michon a affirmé que la marque de flagellation d’Yvonne avait été inspirée par « Milady marquée51 », mais elle semble aussi procéder du ruban noir, contrastant avec la blancheur de la peau, que la serveuse porte au cou. Cela expliquerait l’insistance à faire sourdre de cette blessure au cou érotisée un « miel noir » (GB, 66) qui serait aussi l’encre de la ligne d’écriture se détachant sur le fond d’une page blanche :
[...] elle avait sur la droite ainsi découverte, épargnant le grain de beauté mais la poignant au plus plein, largement bourgeonnant au cou, fleurissant plus bas sous le carrick et effleurant la joue d’un pétale abject, la marque épaisse, boursouflée de sang noir et plus meurtrie qu’un cerne, plus mâchée que ses lèvres, que laissent avec éclat les fouets. (GB, 41)
48Peut-être pour brouiller les pistes, Michon ajoute en 2023 « Un autre cinglon au gras du mollet » (GB, 43) ; quoi qu’il en soit, le lait, le sang et le miel se conjoignent et se confrontent, non sans violence, sur cette chair promise qui est aussi une page promise :
[…] Il y avait tout contre les bas nocturnes cette chair d’un jour éblouissant au plus blanc de quoi, j’imaginais, vingt fois répétée, assenée, reçue dans des bonds intenses et ponctuée de sanglots, la lourde phrase sans réplique toujours redondante, toujours jubilante, suffocante, noire, l’écriture absolue qu’elle portait au visage. (GB, 44).
49Dès lors, cette violence faite à la chair ou à la langue peut aboutir à la jouissance, qu’elle soit érotique ou littéraire, qui fait jaillir des « cris de fée » (PB, 151), quant à eux nervaliens52.
50L’écriture de Michon ne relève pas de l’allégorie, qui supposerait une stratification sémiotique, puisque le charnel et le spirituel y sont consubstantiels ; de même, les reprises d’éléments littéraires ou picturaux ne doivent pas être considérées, à proprement parler, comme des « références ». C’est bien d’innutrition qu’il s’agit : « la citation ne doit pas être guillemetée. [...] C’est pour ne pas en avoir peur. [...] pour la rendre perméable à mon écriture, ou me rendre perméable à la sienne en écrivant. » (RVQV, 263). « Écrire avec » suppose aussi d’homogénéiser tout ce qui vient nourrir l’écriture en effaçant l’altérité, comme les deux Jean iconoclastes effacent les peintures préhistoriques de la grotte :
Ils avaient tout balayé au Kärcher [...]. Interrogé, Jean m’avait répondu que ce n’était rien. C’était Monsieur Ajax Propre.
Ajax, soude caustique, eau de Javel, white-spirit [...] ils ne s’étaient rien refusé. Bisons ineffables et vaches de manganèse, félin au bond et renne blessé, ils virèrent tout. [...] Jeanjean voulait-il donner à visiter la seule présence vraie, qui est une absence ? (PB, 99-100).
51L’anadiplose sur « Ajax » est un indice ; Ajax, le héros de la guerre de Troie, est précisément celui qui massacre un troupeau dans un accès de folie. La mythologie point ainsi sous la trivialité du produit ménager et l’anecdote se conjoint à une mémoire universelle. Le rapport de l’écrivain à la littérature déjà-là est donc tensionnelle : écrire, c’est donc simultanément se mettre à table, se nourrir gloutonnement de « charcutailles de haute époque » (GB, 13) que l’on incorpore, et pratiquer la tabula rasa en passant l’héritage à la moissonneuse-batteuse (les salles autrefois peintes sont situées derrière la moissonneuse). C’est pourquoi « chaque livre, à chaque fois, est un salut aux pères et une insulte aux pères » (RVQV, 116). Le rapport à l’écriture d’autrui est comme le rapport à l’écriture propre ou l’amour, fait d’adoration et de destruction, parce que toute écriture (et même toute peinture) est à la fois hyper-présence et absence.
52Si cet effet de présence doit beaucoup à la reprise d’éléments allogènes, littéraires ou picturaux, qui jouent un rôle crucial dans la construction de l’univers romanesque, on a vu aussi que cette forme de reprise est aussi étroitement associée à la reprise intratextuelle, qui joue des effets de réitération pour douer cet univers d’une épaisseur et d’un dynamisme qui lui sont, semble-t-il, propres. C’est sur cette forme de reprise / variation, présupposant la successivité du texte linéaire, que je voudrais désormais me pencher.
La reprise / variation et la densification de l’univers diégétique
53La macrostructure de la reprise, exemplifiée dans la structure bipartite, détermine localement un certain nombre de reprises / variations locales qui servent la cohésion de l’univers diégétique, au sein d’un roman « densifié » (RVQV, 25) où la brièveté attise l’intensité. Elles concernent par exemple les processions d’enfants (GB, 38 ; PB, 119) ou les poissons qui sautent et retombent avec « un bruit mat » de l’incipit (GB, 14) qui sont repris dans la scène finale mais redoublés (PB, 146 et 151) pour mieux faire entendre leur pulsation rythmique. Le « dur chant » d’Yvonne fantasmée comme un poisson agonisant (GB, 73) devient « le chant aux lèvres » (PB, 93) du plaisir. La variation peut inclure une reprise à l’identique d’un même segment textuel, ce qui accuse le travail sur la narrativisation de la description. C’est le cas de la description du sourire d’Hélène voyant son fils :
Elle souriait. Ses rides dans ce sourire s’ordonnaient à merveille. (GB, 14)
[…] il n’était pas figé, le sourire d’Hélène, il variait, sautait en un instant de la joie à la mélancolie, et de l’une à l’autre ses rides s’ordonnaient à merveille autour de cet arc-en-ciel de l’âme, changeant, vibrant […]. (PB, 91)
54La première occurrence est un peu statique, même si le jeu de ces rides qui semblent émaner du sourire et le diffuser comme des ronds dans l’eau est évidemment saisissant. Jouant contre elle, tout contre elle, la deuxième séquence descriptive ne fige pas et récuse l’ordonnancement ; elle saisit l’humain jusque dans sa vivante impermanence. Michon pratique la description en acte.
55Un type très particulier de reprise intervient dans la construction « au long cours » du sens figuré. Les éléments figurés ou fantasmatiques sont presque toujours d’abord introduits sous une forme non métaphorique ou non fantasmatique, de manière à acquérir une sorte de réalité dans l’univers diégétique et dans la mémoire du lecteur, ce qui décuple ensuite l’efficacité de la métaphore ou du fantasme, comme naturalisés, ainsi que la cohésion d’un univers romanesque qui semble tenir sui generis. Par exemple, la « reine » Yvonne est « haut talonnée comme une grue, nue sous son falbala comme un poisson qu’on écaille » (GB, 43-44). La première comparaison active de surcroît une syllepse sémantique : Yvonne est à la fois semblable à un échassier et à une femme de mauvaise vie. Or celle-ci a été préparée par l’introduction d’éléments non figurés, d’abord par les Vénus « au long cou fin » représentées sur les cartes postales (GB, 19), puis par la véritable grue morte au « cou blanc » pendant comme celui du jésuite martyrisé, étalée sur le comptoir (GB, 32), là où le narrateur imaginera Yvonne morte parmi les carpes. Quant à la deuxième comparaison, elle s’inscrit dans le fantasme récurrent de l’éventration d’une Yvonne devenue carpe qui se mêle à l’observation d’une scène triviale de vidage des poissons à la fin de La Grande Beune. Michon a avoué que « [Rodolphe] a une formule qui m’a donné l’image finale de La Grande Beune : “Pauvre petite femme ! Ça bâille après l’amour comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine.”» (RVQV, 364-364), mais il y a peut-être surimprimé un autre souvenir flaubertien, celui du premier chapitre de Salammbô, « tout en viol, tout en tuerie de poissons » (RVQV, 230), ainsi qu’une réminiscence de La Raie trop humaine de Chardin, elle aussi rose et ouverte. Or cette comparaison de la femme avec la carpe a été amorcée par une première vision, celle d’Yvonne « jetée nue sur les tables poissées » (GB, 29). Tout le devenir poisson (mort) d’Yvonne est là, programmé, grâce à la fausse dérivation et la pseudo-motivation relative, dans la langue travaillée à bras-le-corps et dans ces tables très concrètement poissées, à partir desquelles se développe la dérive fantasmatique. Le mobilier de l’auberge, cet autel sur lequel les victimes sont immolées et offertes, constitue le point commun qui relie la grue et le poisson, ces deux avatars d’Yvonne.
56Enfin un dernier exemple est particulièrement frappant, parce qu’il est lié à une des rares corrections du texte de La Grande Beune. Jean le Pêcheur est, de manière récurrente, assimilé à un Indien, un Mohican, un chaman qui fait le lien avec les hommes de la préhistoire. Michon explique dans un entretien que l’Indien a été suggéré par le parallèle entre les Beune et les rivières Big Horn et Little big Horn53. Mais, dans le texte publié de 1996, l’introduction de l’Indien n’est justifiée que par son « sac-médecine »54, ce qui est un peu léger. Dans le texte de 2023, Michon ajoute dans le deuxième chapitre une phrase qui ne figurait pas dans la version de 1996 : « Entre deux cahiers corrigés à la grande table d’auberge, j’allais faire un flipper, me confronter au Big Indian emplumé qui vous défiait au fronton. » (GB, p. 33). Comme Yvonne la Grue, Jean l’Indien procède donc dans le dernier état du texte d’un élément déjà implanté dans l’univers diégétique sous une forme non figurée, ce qui le leste de réalité. L’ajout de 2023 a une incidence capitale sur la cohésion d’un texte tissé d’interconnexions : l’Indien devient le pendant de l’inquiétant renard empaillé qui trône dans l’auberge, ce qui détermine l’assimilation ultérieure de Jean le Pêcheur à la fois au Renard pêcheur d’anguilles du Roman de Renart et au Mohican. Bien plus, le renard et l’indien réels sont immédiatement contigus à Hélène, puisqu’ils se trouvent dans l’auberge ; si Jean est issu du ventre d’Hélène, ses deux avatars sont issus de l’auberge d’Hélène, ce qui est à peu près la même chose. Même les aventuriers n’échappent pas à leur mère. Ce processus de construction du sens figuré avec ancrage factuel liminaire semble reconduire macrotextuellement ce que Chaudier repère au niveau de la phrase : « La phrase de Michon conjoint le factuel, le subjectif et le métaphorique. Elle pose un thème (fait ou idée) ; elle en propose une interprétation subjective ; celle-ci se déploie ensuite en métaphore. 55 » Primordial, l’ancrage dans le concret est aussi ce qui justifie l’insistance sur l’activité manuelle comme modélisation de l’écriture.
« Cent fois sur le métier… », ou variations sur l’outillage
57La Petite Beune, dont l’adjonction permet structurellement d’exemplifier la reprise dans le texte de 2023, insiste sur les figures de l’écrivain, diffracté entre Jean le Pêcheur, Jeanjean et le narrateur. Cette triade ne compose toutefois pas un système, avec par exemple un « bon » modèle et un contre-modèle, mais un dispositif plus instable qui met en scène les aspirations et les doutes de l’écrivain. Jean le Pêcheur est ainsi une figure d’écrivain qui connaît l’échec, puisqu’il retourne chez sa mère. Or le point commun entre ces trois figures, c’est leur maniement d’un outillage au service d’une activité (para)professionnelle itérative, ce qui dit deux choses : écrire c’est se colleter avec la matière concrète du monde ; c’est aussi une incessante reprise.
58Ces figures sont perméables les unes aux autres et échangent leurs propriétés ou leurs activités : le narrateur possède Yvonne comme Jeanjean ; Jean le Pêcheur fouette l’eau « de nylon clair » de la Beune (GB, 30) comme Jeanjean fouette Yvonne, ce qui suppose une équivalence entre fouetter et foutre. De même, pêcher, c’est aussi écrire, puisqu’il faut des « harpons pour aller pêcher, écrire sur l’eau » (GB, 31). L’écriture n’est-elle pas, justement, une pêche à la ligne ? Et au bout de cette ligne, il s’agit d’embrocher des lettres écrites : le passage sur la pêche à l’écrevisse se fonde précisément sur la quasi-paronomase entre écrit et écrevisse, comme le souligne la dissémination des phonèmes /kR/ :
[...] Jean, penché sur le grouillement inlassable de carapaces naines et archaïques qui crapahutaient dans les balances, insomniaques elles aussi et sans trêve ramant comme c’est le destin des écrevisses, violemment exaltées là par tout ce qui puait au milieu de la balance, archaïqement puait [...] (PB, 79)
59Les écrevisses noires sont les mots que fouille « sans trêve » une écriture incessamment reprise, grâce à ses « outils ». La réflexion sur l’outillage commence avec le silex préhistorique ou plutôt transhistorique, puisqu’il réfère tantôt à l’outil, tantôt au sexe, tantôt aux deux simultanément, comme l’affirme le narrateur à la fin du livre : « Mon silex, mon sens » (PB, 151). Le silex est d’ailleurs un condensé phonique de sexe et d’outil. Cette réflexion sur l’outillage se poursuit par de longues considérations sur l’équipement complexe du pêcheur. Par rapport au chapitre prépublié, Michon introduit quelques corrections au début de La Petite Beune, dont une épanorthose significative qui concerne justement l’attirail du pêcheur :
Il était à la tête pourtant d’une collection d’objets qui formaient une espèce de capital, [ajout 2023] mais qui étaient plutôt des moyens de production [...]. (PB, 81)
60L’épanorthose vient infléchir le sens du « capital » du pêcheur-écrivain vers celui de l’outillage ; il s’agit non de biens détenus mais de simples « moyens de production », dans une activité d’écriture qui est plus une quête toujours reprise qu’une possession. En effet, la coupure épistémologique entre les mots (poissons ou écrevisses) et les choses, le fait que le mot ne vale pas la chose, instille l’inassouvissement au cœur du travail de l’écrivain :
Et certes, si les poissons qu’on dit d’argent l’étaient véritablement, c’est-à-dire incorruptibles, œcuméniques, précieux non pas seulement à l’œil et à la langue mais par une secrète capacité à courir de chose en chose en valant pour toute chose, alors Jean eût été riche [...]. (PB, 83)
61L’erreur de Jean le Pêcheur, personnage dont Michon a exposé la genèse56, c’est peut-être de courir après un Grand Brochet, alias le Grand Broché, un livre (broché) absolu qui n’existe pas : Jean est « tendu vers ce croqueur de lignes [le Brochet] qui devait bien faire dans les trente livres (PB, 95). Michon file ici malicieusement la syllepse et le parallèle entre la pêche et l’écriture.
62L’outillage de Jean est explicitement rapproché de l’équipement de Jeanjean, qui sert lui aussi itérativement mais plus rarement puisqu’il s’agit de la moissonneuse « qui était son capital à lui, plus encombrant et sommaire mais un peu plus rentable que l’autre capital, si élégant, sophistiqué, archaïque [...]. » (PB, 87). Quant au narrateur, il se spécialise dans les engins de sciage explicitement érotisés :
[...] Hic fututa sum, ici je suis baisée. Ici vous le serez, Madame. Un établi, une scie circulaire bâchée, un outillage divers, des mortaiseuses à bedaine ; et, dressées contre le mur, de ces tronçonneuses d’alors qui pesaient des tonnes, gros moteur et garde-scie épais, lourdement phalliques, Tromeca, Leroy-Somer. (PB, 144).
63L’écriture envisagée non plus comme la pêche ou la moisson, mais comme travail brutal du bois, est bien celle de Michon, qui déclare : « ce que m’a donné Faulkner, c’est la permission d’entrer dans la langue à coups de hache [...]57. » Ces coups de hache, on les entend résonner dans Les Deux Beune, rythmant l’acte sexuel vécu comme l’acte d’écrire à moins que ce ne soit l’inverse (GB, 43-44). L’écriture est violente et jouissive, aux prises avec la matière et sans cesse reprise. Ce texte de la liquidité par excellence qu’est Les Deux Beune dresse donc finalement, et paradoxalement, un portrait de l’écrivain en « Roi du Bois ».
64Il y a ainsi chez Michon une obsession du tangible, du concret, tout aussi prégnante que son appétit de visualité, ce qui explique son insistance sur l’outillage de l’écriture qui, loin des conceptions abstraites ou intellectualistes, prend d’assaut la matière de la langue et la matière du monde. Le défi est alors de créer un univers diégétique doué d’une épaisseur, d’une densité concentrée, d’une intensité qui récuse le statisme et qui, paradoxalement, incarne une certaine forme de sacré dans sa puissance d’apparition, transcendance infusée dans la matière. C’est là qu’intervient la poétique de la reprise : en puissant secrètement dans une mémoire picturale inconsciente, en convoquant Lascaux, Courbet, mais aussi la Creuse peinte par Monet et le Bar aux Folies-Bergères de Manet, il dote sa création d’une consistance qui semble la faire exister par elle-même, loin de tout despotisme énonciatif (alors même que l’écriture est puissamment subjective) et la rend vraisemblable en l’adossant à du déjà connu. Cette remémoration inconsciente, qui opère au niveau de la réception, vaut également pour les réminiscences littéraires, hugoliennes et baudelairiennes entre autres. La démarche est aux antipodes d’une démonstration d’érudition statique : d’une part, Michon puise dans « une “dix-neuviémité” décalée » qui apparait comme « une force disruptive, “intempestive” 58», en « karcherisant » ce qu’il adore, et d’autre part la culture permet de lester l’œuvre d’une humanité offerte en partage. C’est aussi cette volonté de densifier et d’autonomiser l’univers diégétique qui justifie les reprises exploitant la successivité narrative, notamment celles qui préparent l’introduction du sens figuré en l’arrimant à des éléments non figurés convoqués au préalable. C’est aussi elle qui légitime le recours fréquent aux procédés d’exemplification qui font que l’écriture donne à voir ce qu’elle dit, notamment la reprise et le confluent, enrichissant ainsi la référence en dehors (semble-t-il) du contrôle de la régie et favorisant une sorte d’immédiateté perceptuelle. Fondamentalement ambivalente, l’écriture acharnée (dans tous les sens du terme, y compris étymologique) problématise son passage à l’acte, à savoir le moment d’une épiphanie ténue entre la jouissance et le doute, qui est celui de la rencontre du monde, accomplie non dans la représentation mais dans la « figuration », c’est-à dire « la possibilité d’écrire le monde59 ». Michon l’affirme : « Oui, la peinture et la littérature sont cette interminable, cette épuisante relance du monde, qui sans cesse retombe. » (RVQV, 66). La reprise a donc aussi son versant négatif. L’écriture de la reprise, même si elle parvient à faire sourdre le vrai dans les interstices de l’absurde, s’apparente au travail de Sisyphe. Où l’on retrouve, justement, le Y….