Le faire-bibliothèque chez Alberto Manguel : pour une méthode de lecture plasticienne
1En 1933, dans Sur le pouvoir d’imitation, Walter Benjamin exhorte à « Lire ce qui n’a jamais été écrit » (Benjamin, [1933], 2000, p. 359). Il poursuit : « Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les étoiles ou dans les danses » (Benjamin, [1933], 2000, p. 363). Dès lors, le lecteur ne se contente plus de déchiffrer le monde ; il en performe1 plutôt les signaux, qu’ils soient naturels (constellations, empreintes, etc.) ou culturels (danses, peintures, artefacts artistiques ou non). Alberto Manguel incarne un « lecteur universel » (Sesé, en ligne) en quête d’une définition de la lecture en champs élargis, telle qu’appelée par Walter Benjamin. Cette construction de la figure d’un lecteur absolu ou universel en passe par l’établissement de la lecture comme pratique transversale de la pensée. Dans Le Livre d’images, les remerciements d’Alberto Manguel débutent par l’éloge des « lecteurs ordinaires », entendus non seulement comme lecteurs des textes, mais surtout, lecteurs d’images :
Autant qu’à celle des mots, je prends plaisir à la lecture des images et à la découverte des histoires explicitement ou secrètement tissées dans toutes sortes d’œuvres d’art – et sans qu’il soit nécessaire de recourir à des vocabulaires obscurs ou ésotériques. Ce livre est né du désir de revendiquer, pour des lecteurs ordinaires tels que moi, la responsabilité et le droit de lire ces images et ces histoires (Manguel, [2000], 2001, p. 11).
2Ce faisant, Alberto Manguel tend à résorber l’opposition entre les lectures textuelles et visuelles : toutes deux procèdent de dynamismes et de plaisirs complémentaires sinon communs. Ainsi, la bibliothèque devient-elle le lieu d’une lecture entendue au sens large : lecture des livres, mais aussi des images, et plus absolument du monde. Avant de fixer un savoir, la bibliothèque, cette « représentation ou autoreprésentation de l’activité savante » (Jacob, 2007, p. 28-29) et amatrice, fonde les conditions de possibilité d’existence de ce savoir et de sa lecture. L’organisation en collections des livres au sein d’un espace commun ne représente qu’une part restreinte du rôle des bibliothèques. L’important réside bien davantage dans sa destination d’usage. En tant que lieu du pensable, la bibliothèque se fait catalyseur du savoir2. Ainsi, au-delà de la définition matérielle et architecturale s’esquisse une définition pragmatique de la bibliothèque. Comme lieu, elle incarne une dynamique dans laquelle s’affirme sa dimension pratique et personnelle (au détriment de sa dimension abstraite d’institution). Alberto Manguel, à travers une pratique comme appréhension physique et motrice de la bibliothèque (« lieu de savoir » selon la définition qu’en donne Christian Jacob (Jacob, 2007, p. 28-29)), interroge les méthodologies de lectures usuelles, par une pratique heuristique dans laquelle le livre n’est plus simple support au savoir, mais matériau à sculpter la pensée et le processus créatif d’écriture de l’auteur. La manière dont Alberto Manguel constitue sa bibliothèque – ce que nous désignons sous le terme de « faire-bibliothèque » – nous semble relever d’une méthode sculpturale (nous tenterons de le démontrer plus avant dans cet article). Déplacer les livres, les faire se rencontrer dans l’espace de la bibliothèque, rendre leurs agencements malléables assimilent le faire-bibliothèque à une sculpture. La méthode de l’écrivain-lecteur découle d’une compréhension plastique de la bibliothèque ; sa posture est celle d’une lecture plasticienne, attentive à la fabrique de la pensée au contact du monde et des livres. Pour le dire autrement : en modelant sa bibliothèque et en spatialisant sa pensée par le livre, Alberto Manguel développe une compétence sculpturale : un faire-bibliothèque comme faire-lecture et faire-monde3 où la constitution de sa bibliothèque et son usage deviennent les symptômes d'une interrogation du monde en pratique (et par la même, de sa co-création).
3L’attitude lectrice de cet écrivain est abordée au prisme de méthodologies plasticiennes, méthodologies que l’on retrouve dans les pratiques d’autres littérateurs ou théoriciens tels Aby Warburg ou Walter Benjamin (qui pourront être évoqués au titre de satellites mangueliens). Le rapport qu’Alberto Manguel entretient à sa bibliothèque (et qu’il décrit à maintes reprises dans ses textes) interroge explicitement notre orientation en bibliothèque. À la question kantienne : « qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » (Kant, [1786], 2001), Alberto Manguel substitue la question suivante : « qu’est-ce que s’orienter dans une bibliothèque ? » Pour y répondre, il institue le moment qui consiste à « faire la nuit » comme une prémisse méthodologique nécessaire à la lecture. La pensée s’institue ensuite comme processus d’évolution livresque du savoir, induite par une praxis spatialisante et plastique de la bibliothèque. Dans la bibliothèque de l’écrivain, la lecture émane d’un faire-bibliothèque constitutif d’un faire-monde singulier4.
Faire la nuit
4Dans La bibliothèque, la nuit, Alberto Manguel pose les fondations d’une nouvelle méthode de lecture. Plus particulièrement, la réouverture d’un espace sensible de la lecture nécessite un faire la nuit5, le réinvestissement d’un moment archaïque du savoir : celui d’une veille où se joue un dé-saisissement du raisonnable, du su et du lu (Manguel, [2006], 2009). La nuit, lieu de la « lecture archaïque des constellations » (Alloa et Pic, 2012, §10), n’est pas l’espace du « sommeil de la raison » (comme l’imaginaire goyesque le promeut6), mais plutôt le lieu d’une autre rationalité, d’un autre rapport à la réalité.
5Alberto Manguel, s’il écrit le jour, préfère lire la nuit, à la lueur des lampes qui dessinent arbitrairement des zones et divisions dans sa bibliothèque. Parmi ses autres rituels, celui de s’installer le soir dans son jardin, sous deux grands sophoras pour discuter. « L’obscurité encourage la parole » (Manguel, [2006], 2009, p. 277), dit-il, la nuit et ses constellations convoquent un essayer dire7 (Didi-Huberman, 2014, p. 53) qui nous fait langager le monde8, prélude à l’activité de lecture.
6Au même titre que l’entropie – mouvement naturel de désordre de la bibliothèque –, la lecture, la nuit, initie de nouveaux agencements livresques et cognitifs. Alberto Manguel, dans La bibliothèque, la nuit, explore les pratiques intimes de la bibliothèque. Il construit une réflexion heuristique sur une pratique marginale : la lecture nocturne qu'il entreprend fréquemment. Au chapitre « L’ombre », l’auteur explique que : « Toute bibliothèque évoque son propre fantôme ténébreux, tout agencement suscite à sa traîne, telle une ombre, une bibliothèque d’absents » (Manguel, [2006], 2009, p. 117). Dans chaque bibliothèque, il est question d’une ombre, d’une deuxième bibliothèque, en négatif, qui accompagne la première9. Ainsi, de même que toute bibliothèque est dialectique, le savoir et la lecture s’envisagent également selon ce mode. Dans cet ouvrage, Alberto Manguel se remémore la constitution de sa bibliothèque personnelle au sud de la Loire, dans une ancienne grange du XVe siècle, en 200010. Vaisseau lumineux dans la nuit, la bibliothèque de l’écrivain apparaît à l’image d’une île : espace lointain et isolé, lieu solipsiste de l’existence et de l’écriture qui la constitue. Dans sa sonorité même, son « expressivité phonique11 » (Genette, 1979, p. 110 et p. 112), la nuit porte en elle une impression lumineuse, une ouverture ou un éclat – de ceux qui persistent sur la rétine lorsque l’on ferme les yeux : bien des épiphanies de lecture adviennent la nuit tombée.
7Système élémentaire doté d’une « importance cosmique » (Genette, 1979, p. 101), l’alternance jour/nuit préside au mouvement livresque de la bibliothèque (les déplacements des livres, induits par les manipulations inhérentes au travail de l’écrivain) et fonde sa mythologie. À la dialectique du jour et de la nuit, Alberto Manguel va opposer une nuit nécessaire : une nuit comme ouverture, disponibilité et attention aux inattendus du savoir, qui initie de nouveaux agencements de lecture. Le jour et la nuit de la bibliothèque constituent deux moments d’une journée de travail et d’étude. Côté « jour », la bibliothèque – régulée et ordonnancée – est celle dont on peut comprendre l'agencement, dont on peut rationaliser l'ordre et le système de classement :
Pendant la journée, la bibliothèque est un royaume d’ordre. […] La structure du lieu est visible : un labyrinthe de lignes droites, où l’on n’est pas censé se perdre mais trouver : une pièce divisée en suivant un ordre apparemment logique de classification ; une géographie qui obéit à une table des matières prédéterminée et à une hiérarchie mémorable d’alphabet et de nombre (Manguel, [2006], 2009, p. 26).
8La bibliothèque côté « nuit » est celle – intuitive, personnelle, amatrice – dont l'ordre est mouvant et intempestif, dont le catalogue est toujours à recomposer :
[...] la nuit l’atmosphère change. […] L’ordre décrété par le catalogue de la bibliothèque n’est, la nuit, que pure convention ; il perd dans l’ombre tout prestige. […] Libérés des contraintes quotidiennes, inaperçus à ces heures tardives, mes yeux et mes mains se promènent avec audace entre les rangées bien ordonnées, recréant le chaos. Un livre en appelle un autre, inopinément, en nouant des alliances entre des cultures et des siècles différents (Manguel, [2006], 2009, p. 26).
9La nuit est toujours pensée dans sa « relation nécessaire au jour ». « La nuit, dit Blanchot, ne parle que du jour » (Genette, 1979, p. 106-107). Cette phrase, si elle dénie la valeur autonome de la nuit, modélise le rapport inclusif et nécessaire que les bibliothèques diurnes et nocturnes entretiennent chez Alberto Manguel. Elle relativise par là même les oppositions canoniques entre ordre et désordre, achèvement et infinité, entendement et sensibilité, approches rationnelles et irrationnelles des choses et des sources livresques chez l’écrivain. La nuit, chez Alberto Manguel, est une transgression passagère dont la valeur ne perdure que si elle ménage un retour à un nouvel ordre donné. En tant qu’accident et fantasme romantique, la nuit matricielle12 doit toujours être ramenée à la logique diurne.
10Ainsi, le « désordre fondamental et joyeux » (Manguel, [2006], 2009, p. 26-27) de la bibliothèque rompt avec une fiction de connaissance : dé-ranger sa bibliothèque, la déballer, déployer son territoire, la « remballer » sont autant de manières de travailler à l’érosion des assurances scientifiques et des modèles de connaissance dominants13. Les pratiques quotidiennes de la bibliothèque en disent long sur des processus inhérents à sa construction, à son développement, à son démantèlement parfois. Particulièrement, les manipulations successives des livres remettent en cause l'ordre établi de la bibliothèque. Chez Alberto Manguel, l’entropie se définit comme dynamique d’abolition de tout catalogue et de tout classement. Elle mesure le degré de désordre de la matière, sa propension naturelle à l’auto-sabotage. Phénomène intensif par excellence, l’entropie incarne un principe vital, mais néanmoins paradoxal, de la bibliothèque. Le faire-bibliothèque entropique contrarie l’illusion représentative de la bibliothèque-monde : illusion que le monde et sa connaissance sont immuables. Quand la bibliothèque immobile n’est que l’avatar d’une bibliothèque de survie, la bibliothèque qui institue le doute recèle au contraire une puissance créatrice. Avec Alberto Manguel, l’entropie nocturne est un principe de désordre nécessaire qui s’accorde avec la naissance de la pluralité et de l’infini comme conceptions cosmologiques fortes de la modernité14 : pluralité des ordres et des agencements, infinité combinatoire du faire-bibliothèque. Expérimentée de nuit, la bibliothèque engendre un désordre bien matériel, à l'origine de désordres méthodologiques et épistémologiques plus fondamentaux.
Phénoménologie spatiale de la lecture
11 L’entropie nocturne constitue avant tout une entropie spatiale, où la pratique de la bibliothèque est également de l’ordre d’une phénoménologie spatialisante du savoir. Cette spatialisation de l’intention savante s’articule intimement à une dynamique créatrice au contact même des livres, où la relation tactile et manuelle au matériau-livre s’apparente à un contact magique évoqué par Maurice Merleau-Ponty : « […] ce rapport magique, ce pacte entre elles [les choses] et moi selon lequel je leur prête mon corps pour qu'elles y inscrivent et me donnent leur ressemblance [...] » (Merleau-Ponty, [1964], 1979, p. 192). Alberto Manguel est un écrivain qui pratique sa bibliothèque, qui s’y inscrit. Ainsi dit-il : « J’ai pensé parfois à me constituer une bibliothèque qui ne comporterait que mes volumes les plus manipulés » (Manguel, [2006], 2009, p. 49). Le faire-bibliothèque ou « phénomène de bibliothèque » (Foucault, 1983, p. 105-106) (pour parler avec Michel Foucault15) se loge non plus exactement entre les livres et la lampe – comme l’imaginaire, mais bien plutôt entre le livre et la main. La malléabilité des livres et de leur agencement relève de ce qui semble être une véritable pratique sculpturale. Le mouvement heuristique de la bibliothèque devient chez l’écrivain une logique intentionnelle, une pratique à part entière ; la bibliothèque est le lieu d’une lecture faite sculpture. La lecture qui active le contenu des livres – qui nécessite une manipulation – s’apparente à une pratique sculpturale. De la même manière que l’artiste modèle son intention dans la matière, l’écrivain modèle sa pensée dans les livres. L’entreprise d’Alberto Manguel doit s’entendre comme une entreprise poétique, au sens étymologique du terme : la pratique des livres est une poétique au sens plein. Penser la lecture comme acte sculptural transmue l’écrivain en plasticien qui modèle la matière livre autant que les mots et la pensée, par agencements et montages. L’écrivain, étymologiquement poète, ne peut manier l’écriture que s’il souscrit à une pratique de la lecture, plasticienne et poétique elle aussi. Le lieu de la bibliothèque cristallise ainsi les stases de l’écriture ; elle est l’antichambre de la création.
12Le faire-bibliothèque s’entend en plusieurs sens. En tant qu’écrivain, Alberto Manguel est producteur d’une bibliothèque neuve, constituée par sa production littéraire. En tant que lecteur, il génère une bibliothèque personnelle, amassée et organisée au fil du temps. Dans les deux cas, le faire-bibliothèque est un inextricable faire-lecture qui en passe par la spatialisation d’un savoir mouvant, modus vivendi. La logique productrice de la bibliothèque trouve sa consécration dans la bibliothèque Mnémosyne, instituée à Hanovre dès les années 1900 par l’iconologue Aby Warburg. Paradigme de la bibliothèque du théoricien, Mnémosyne interroge l’ordre des livres, mais aussi les apories de la raison classificatrice16. À l’expérience idéaliste du classement définitif, Aby Warburg préfère de loin une expérience pragmatique et évolutive de la bibliothèque ; un classement advenu « […] par le rêve de contiguïtés signifiantes où la proximité physique des livres sur le rayonnage tracerait des itinéraires intellectuels et heuristiques » (Baratin et Jacob, 1996, p. 15). La bibliothèque se révèle « une intelligence17 » (Manguel, [2006], 2009), où l’espace de lecture se transmue en espace de production. Ainsi, chez Alberto Manguel, la constitution de sa bibliothèque personnelle s’accompagne, en parallèle, de la constitution d’une bibliothèque de travail plus immédiate, celle du « cabinet de travail ». La proximité des livres « à portée de main » engage une manipulation effective et mentale des ouvrages. À une logique économique de stock et de thésaurus doit s’opposer une logique de prélèvement : le lieu résiste comme réceptacle à ce qui advient, lieu de l’impromptu. On parlera de bibliothèque « promptuaire » : « ce qui est in promptu est là, sous la main (ad manum), prêt à l’emploi – disponible à l’improvisation » (Falguières, 2003, p. 16). La bibliothèque personnelle ou plasticienne, matériau préhensible, s’ouvre à l’imprévu de la pensée, à l’intempestif d’une lecture. De fait, l’art de la lecture nous fait posséder les choses « "en [notre] cœur" et pas seulement sur une étagère » (Manguel, [2006], 2009, p. 194) : la bibliothèque in promptu et ad manum repose sur une logique d’imprégnation du savoir, d’une lecture par contact et contagion – posture élémentaire de l’amateur (littéralement, celui qui aime).
13 Alberto Manguel dit bien :
[...] tous [les ouvrages de mon cabinet] me font l’effet d’extensions de moi-même, prêts à portée de main, toujours obligeants, de vieilles connaissances. Souvent j’ai dû travailler dans des chambres où ne se trouvaient pas ces volumes familiers, et je ressentais leur absence comme une sorte de cécité ou d’aphonie (Manguel, [2006], 2009, p. 183).
14L'intimité avec les volumes touche à une expérience sensible originelle. Le livre absent prive son lecteur de ses sens, il l’ampute de sa sensibilité : en l’absence du monde, le lecteur dépérit, perd son corps et toute capacité créative. Dans la lignée des Wunderkammern renaissantes (« chambres des merveilles », ancêtres des cabinets de curiosités explicitement évoquées par Alberto Manguel), les livres prennent la valeur de « talismans qui se sont déposés sur [son] bureau au fil du temps et qu[’il] manipule distraitement tout en réfléchissant aux mots qu[’il va] écrire » (Manguel, [2006], 2009, p. 183-184). La bibliothèque, où les ouvrages se promènent, se perdent et se redécouvrent, devient le lieu privilégié de la sérendipité de la pensée créatrice. La découverte heureuse, au hasard de l’effleurement d'un livre contenant l'information recherchée, devient principe moteur de la connaissance.
15 Cette mobilité devient constitutive de la bibliothèque toute entière. Laissé aux lois du hasard, son ordonnancement défie les systèmes rationnels et mécanistes du savoir, du monde. Dans la bibliothèque, les livres s’agrègent en formations inattendues dignes de constellations cosmiques. La détermination de ces agencements découle de « règles secrètes de similarité » (Manguel, [2006], 2009, p. 169), d’une libre association des livres dans laquelle naît, par analogie, ressemblance et similitude, un savoir spécifique au lieu (propre à l’épistémè renaissante du XVIe siècle18). Désordre, dérangement, déclassement : la bibliothèque trouve son modus vivendi dans le mouvement, la mobilité des corps – inertes ou non – qui la peuplent.
16 Cette génération du savoir par contact, liée à la question du préhensible, devient chez Aby Warburg une véritable « loi » qui régit non seulement sa bibliothèque, mais surtout la manière dont il l'utilise en tant qu'outil de connaissance. La « clé », le point d'orgue de cette bibliothèque, réside dans la « loi du bon voisinage » ou la « loi du bon voisin » qui donne son ordre à la bibliothèque warburgienne. Ce « mode d'emploi original » (Warburg et Recht (cont.), 2012, p. 14), principe moteur de la bibliothèque, est défini par Alberto Manguel dans le chapitre « Une intelligence » :
[...] ‘la loi du bon voisin’ : le livre que l’on connaissait bien n’était pas, dans la plupart des cas, celui dont on avait besoin. C’était son voisin d’étagère inconnu qui contenait le renseignement essentiel, même si son titre ne permettait pas de le deviner (Manguel, [2006], 2009, p. 208).
17Les changements de configuration incarnent un véritable art de la combinatoire borgésien. Et c'est dans l'intranquillité qu’Alberto Manguel, lecteur autant que sculpteur de la pensée, constitue le système de sa bibliothèque, le remodèle sans cesse. Dans une bibliothèque, le lecteur se laisse gagner par la proximité des livres, établit un rapport de connivence avec eux. C'est dans une génération par contact qu'un dialogue « senti-sentant » (Merleau Ponty, [1964], 1979, p. 182) s’engage presque d'un livre à l'autre (et du livre au lecteur)19. Le frottement entre-deux des ouvrages – chaleur inframince20 – génère du savoir par abrasion et contagion21. L'efficacité de la bibliothèque ne se limite pas à sa propension accumulatrice, elle réside plutôt dans son rôle de catalyseur et d'amplificateur de l'information. Son ordre, son désordre heuristique et son appréhension tactile induisent une dimension mouvante du savoir. Bouger ses livres en revient à redessiner les topographies de la connaissance, à faire bouger les frontières de nos territoires de pensée. L’élégie formulée lorsque Alberto Manguel « remballe » (Manguel, 2018) sa bibliothèque en 2015 atteste bien de l’impératif vital d’être au contact des livres ou mieux, au milieu d’eux, besoin absolu d’une intimité livresque avec le monde. La bibliothèque, nécessairement fragmentaire, est à l'image de la pensée des créateurs : mouvante, pratique avant tout, entreprise plastique par excellence. Lorsque les mots font défaut, il faut adjoindre le geste à la pensée. Le faire-bibliothèque est un retour à l’anté-prédicatif22 de l’action savante ou poétique. Le faire-bibliothèque, résolument territorial, interroge le lieu physique autant que le lieu phénoménologique23 de la lecture : entendu non plus seulement dans son acception spatiale, le lieu n’est pas qu’un contenant (et de même la bibliothèque), il institue des relations propres à l’émergence du savoir. L’exemple paradigmatique de la bibliothèque d’Alberto Manguel, lieu de la pensée in-vivo, accrédite l’image d’un savoir survenu dans une relation « hors d’usage », mouvementée et contiguë aux livres. Pierre Montebello nous dit que « […] La pensée ne peut se saisir autrement que dans l’imposition même du monde en elle [...] » (Montebello, 2003, p. 40). Ainsi, lire une œuvre d’art, un livre, le monde consiste à penser depuis les choses-mêmes, à sentir l’imposition même du monde en nous, son mouvement, sa connexité. C’est cela même que fait Alberto Manguel dans sa bibliothèque : il pense depuis les livres-mêmes, dans la matière de leurs agencements.
Faire-bibliothèque et faire-monde
18Stéphane Mallarmé dans La Musique et les Lettres évoque en 1895 « l’instinct de ciel en chacun » (Mallarmé, 1895, p. 67). Cette aspiration vers l’absolu, Alberto Manguel cherche résolument à l’approcher via la lecture et l’écriture. L’instinct de ciel – par-delà la métaphore cosmologique – renvoie à une lecture que l’on pourrait qualifier de « constellatoire » : une lecture qui procède par association et reliance d’ouvrages, d’images et de sources. Nous verrons comment cette méthode combinatoire réactive une mantique conjecturale, proche de conceptions divinatoires et archaïques. En effet, pour Wolfram Hogrebe, « aujourd’hui encore, sans une part d’intuition divinatoire, nous ne saurions guère comment aborder les animaux, les hommes et le monde en général » (Hogrebe, 2012, § 16). L’abord d’une bibliothèque appelle aussi cette intuition.
19La pratique de la bibliothèque est une pratique d’orientation, où le faire-bibliothèque dessine, entre autres, constellations littéraires et théoriques futures. La constellation24 incarne donc tout à la fois un « modèle de rationalité visuelle » (Christin, 2011, p. 53), mais aussi un « chaosmos » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 12), lieu d’un ordonnancement du chaos selon les lois du hasard. Alberto Manguel file explicitement la métaphore astronomique et spatiale, avec pour épicentre les étoiles et leurs constellations :
L’ordre remémoré suit un schéma dans mon esprit, la forme et les divisions de la bibliothèque, un peu à la façon dont un observateur des étoiles réunit en figures narratives les minuscules points lumineux ; mais, à son tour, la bibliothèque reflète la configuration de mon esprit, son lointain astronome (Manguel, [2006], 2009, p. 199)25.
20Si le faire-bibliothèque atteste de manipulations et d’agencements conscients des livres, reste une part de hasard dans leur mobilité propre : « […] les livres conservent une mobilité bien à eux ; ils se rassemblent en formations inattendues, ils observent des règles secrètes de similarité, de généalogies non attestées, de communautés d'intérêts ou de thèmes » (Manguel, [2006], 2009, p. 169). Dans la bibliothèque, les « formations inattendues » évoquées par Alberto Manguel, font pressentir une génération spontanée des systèmes constellatoires. De même, « les règles secrètes de similarité » annoncent une grammaire stellaire de l’ordre de la libre association (telle que présente dans le savoir foucaldien par ressemblance et similitude). La bibliothèque s’agence et s’explore en constellations qui font et défont le milieu dans lequel elles prennent place. Les livres forment des complexités multiples qui s’ordonnancent de manière éphémère et imprévisible. La bibliothèque et la lecture chez Alberto Manguel sont plasticiennes en ce sens qu’elles configurent des rapports de forces, des polarités, des équilibres précaires et des dispositions provisoires que la lecture se doit d’actualiser. La lecture comme sculpture est une forme conquise sur le chaos.
21 Le terme « mantique » renvoie à « l’art de la divination ». La mantique est une lecture archaïque, pré-rationnelle, qui touche à une interprétation universelle des choses. La lecture mantique est celle des devins, de la lecture des augures antiques. Depuis environ dix ans, elle est réhabilitée comme modèle de lecture plasticien26. La lecture plasticienne a donc trait à des pratiques dites (à tort) « irrationnelles » ou « occultes ». Ainsi, chez Walter Benjamin, le collectionneur – proche de la figure du bibliophile et du lecteur – devient au contact des livres, un « interprète du destin » (Benjamin, [1931], 2015, p. 43), insistant par là même sur la relation irrationnelle et magique qui lie le possesseur à son objet. L’expérience de bibliothèque d’Alberto Manguel est une expérience résiduelle, de pulvérisation commune des corps de chair et de papier. L’aura des livres, leur infime pulsation, tient à leur fondamentale illisibilité résiduelle27. Alberto Manguel est plus explicite encore lorsqu’il dit que « les livres ont été longtemps des instruments de l’art divinatoire » (Manguel, [2006], 2009, p. 16)28. L’atlas Mnémosyne se définit quant à lui comme outil permettant de « [...] maîtriser […] la tension tragique entre la magie instinctive et la logique discursive » (Manguel, [2006], 2009, p. 216). Notre propos se situe bien dans cet entre-deux d’une « magie instinctive » de la lecture des œuvres et d’une « logique discursive » qui semble être la finalité de toute expérience complète. Ces différentes allusions anecdotiques (chez Walter Benjamin, Aby Warburg ou Alberto Manguel) trahissent une sécularisation de ces pratiques de lecture divinatoires et la réhabilitation d’un modèle mantique de lecture.
22 La lecture plasticienne est un « appel à un modèle prélogique de lecture, un lire antérieur à tout livre » (Pic, 2012, p. 386), un acte divinatoire29. La dimension performative du faire-bibliothèque nous invite à lire les signaux qui n’ont pas encore été écrits ou dont l’alphabet nous est inconnu. Penser la lecture comme divination réactive donc la part de désir et d’attente enjouée qui préside à toute dynamique lectrice : l’œuvre préfigure ou présage un sens à venir, l’annonce d’une interprétation. L’avenir (ou à venir) dont il est question n’est pas une temporalité exactement déterminée, mais bien plutôt un avenir prévisible. Dès lors, la temporalité de la lecture ne s’envisage plus comme un rapport passé-présent, mais comme une correspondance passé-présent-futur30.
23 Chez Alberto Manguel, la bibliothèque est un présage. Être le lecteur de la bibliothèque consiste ainsi à se laisser désorienter ou orienter par elle. Faire-bibliothèque, faire-lecture et faire-monde sont des logiques cosmiques où la pratique plastique de la bibliothèque s’assimile à un acte quasi-divinatoire. Car livres, tables de lecture, zones de bibliothèque sont autant de templa contemporains, de zones de disponibilité qui ouvrent
[...] une aire possédant ses propres règles de disposition et de transformation pour relier certaines choses dont les liens ne sont pas évidents. Et pour faire de ces liens, une fois mis au jour, les paradigmes d’une relecture du monde (Didi-Huberman, 2013, p. 384-385).
24Alberto Manguel, au contact de ses bibliothèques multiples, augure un nouveau type de lecture : la plasticité de la bibliothèque initie, au contact des choses, un lire autre, de traverse, oblique, où le sens se constelle dans la spatialisation du lire. La bibliothèque ne se définit pas de manière ontique et immuable par les écrits qu’elle contient, mais bien plutôt par le mouvement des sources qu’elle recèle. De même, la lecture n’est pas de l’ordre d’une simple découverte des textes ou des choses, mais plutôt de leur mise en relation au sein d’un lieu donné. Aussi,
le pouvoir des lecteurs ne réside pas dans leur capacité à recueillir des informations, ni dans celle d’ordonner et de cataloguer, mais dans le talent avec lequel ils interprètent, associent et transforment leurs lectures (Manguel, [2006], 2009, p. 101).
25La nuit de la bibliothèque, ses mouvements – réguliers ou aberrants, son entropie intrinsèque, sont autant de désordres méthodologiques et épistémologiques qui interrogent les champs élargis de la lecture. Dans le faire-bibliothèque, tel qu’embrassé par Alberto Manguel, la bibliothèque est agissante : elle enjoint à repenser une genèse des corps pensants et lisants, de l’intelligence, de la lecture et du monde. La constitution de la connaissance et du savoir advient par induction, depuis les livres et leurs manipulations, depuis leur possession physique et matérielle, manière de sculpter la pensée. En ce sens, la bibliothèque s’entend comme un Denkraum, un espace de pensée propice à l’émergence créative, et plus fondamentalement, d’une lecture plasticienne du monde.