Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour
1Avant cet été, soyons honnêtes, personne ne connaissait Cédric Sapin-Defour ; je n’avais en tout cas pour ma part jamais ne serait-ce qu’entendu le nom de ce professeur d’Éducation Physique et Sportive de quarante-neuf ans, passionné de montagne et écrivant de temps à autre sur les beautés alpines. J’ai découvert son nom sur la première de couverture d’un livre, lors de l’un de ces nombreux temps de latence que seule la Société Nationale des Chemins de Fer peut nous offrir. D’ailleurs, si je me souviens bien, ce n’est pas vraiment son nom qui m’a attirée, mais le titre qui l’accompagnait : « Son odeur après la pluie1 ».
2Gérard Genette a raison de dire d’un titre qu’il possède une fonction séductive2, et cela même s’il la discute par ailleurs. Ce titre m’a retenue, intriguée. De quoi était-il question ? Qui pouvait avoir une « odeur » après la pluie ? Le possessif suggérait un possesseur ; qui pouvait avoir une émanation corporelle dépendante de l’eau ? Son odeur après le sport ; voire après l’amour… mais après « la pluie » ? Le groupe nominal brisait en quelque sorte l’attendu, tout à la fois linguistique et physiologique, prouvant là encore le rôle « fondamentalement » relationnel de la préposition puisque, sans pour autant être une expression toute faite, un cliché de langue, une odeur corporelle surgit davantage après l’effort que sous l’influence de l’élément aqueux. Dans ce titre, le second groupe nominal rompt et rejoue ce que l’on nomme collocation en sémantique, soit une forme de figement linguistique, une combinaison récurrente de mots, statistiquement parlant.
3Le mystère demeurait. Qui pouvait sentir plus fort par temps de pluie ? Qui pouvait « sentir » – et l’on entend bien toute la connotation péjorative du verbe employé de manière absolue lorsque l’agent est un animé –, qui pouvait sentir fort, voire peut-être même mauvais, lorsqu’il était mouillé ?
4La réponse se fit, évidente.
5Mon chien.
6Un rapide coup d’œil sur la quatrième de couverture confirma cette intuition et me fit acheter l’œuvre qui racontait, d’après l’éditeur, l’histoire d’amour partagée pendant treize ans entre le narrateur et son chien, un bouvier-bernois nommé Ubac.
7Ainsi, par le biais d’une métonymie, inversant le cliché de l’« odeur de chien mouillé », Cédric Sapin-Defour proposait un titre à la gloire de son chien.
8Choisir l’odeur pour désigner l’être n’est pas anodin. Au-delà du retournement axiologique – un chien ne sent pas mauvais, il a une odeur propre, à lui, qui le distingue des autres –, il est une raison phénoménologique à ce choix : on sait à quel point les senteurs, les parfums, les odeurs, chez Baudelaire ou ailleurs, nous permettent, en nous abreuvant d’elles, de faire renaître dans des réminiscences toutes proustiennes celles et ceux qui ne sont plus. Est donc sensible car lisible, dès le titre, une volonté de rendre hommage, de louer, de faire renaître, et d’amener à la postérité ; le genre épidictique se mettant au service d’un animal qui n’est pas considéré comme un individu mais comme un être à part entière, singulier, unique, dont l’odeur ne varie pas en fonction d’une distance qu’il a parcourue, du déodorant qu’il met ou du parfum dont il s’asperge, mais du temps qu’il fait, comme, si dès le titre, l’auteur nous montrait combien cet être-là qu’est le chien, contrairement à nous, est en prise directe avec la nature, les éléments.
9En septembre, fort du succès du livre, les éditions Stock ont de nouveau tiré ce roman à des milliers d’exemplaires. Le livre est cette fois enrubanné d’une jaquette présentant la photo d’Ubac. Choix publicitaire avant tout, jouant de l’image de ce beau Bouvier-Bernois assis, dressé, le regard semblant fixer on ne sait quel horizon.
10Je n’aime pas cette jaquette ; elle enlève au titre sa finesse, sa promesse, sa dimension énigmatique, sa revendication animale, brute « écopoétique » – le mot est à la mode. Elle joue précisément sur ce que l’auteur avait en premier lieu voulu éviter : le pathos, l’appel aux sentiments, à notre fibre sensible, écueil prévisible lorsque l’on souhaite retracer la vie d’un être aimé, quel qu’il soit, et dont la mort vous prive à jamais d’un pan de vous-même.
11De fait, ce que raconte Cédric Sapin-Defour dans son roman, c’est la spécificité de la relation entre l’homme et l’animal et, par-delà, la singularité non pas tant d’un être, même s’il lui rend hommage, mais d’une race, celle des chiens, et de l’animal en général. À ceux qui disent que l’« animalisme » est un « anti-humanisme », l’auteur oppose l’histoire d’Ubac qui nous apprend combien l’humain peut apprendre de l’animal. Loin de tout antispécisme puisque l’auteur n’a de cesse de rappeler les différences entre l’homme et l’animal, comment se traduit stylistiquement cette ode au chien ? Par quels procédés linguistiques et rhétoriques l’histoire d’Ubac illustre-t-elle un animalisme éclairé, raisonnable et raisonné, à savoir l’idée que le chien est un être sensible, intelligent, capable de comprendre et de souffrir, et de renvoyer à l’homme sa propre part d’humanité ?
12Pour répondre à cette question et tenter de vous expliquer ce qui m’a plu dans ce roman de Cédric Sapin-Defour, je vais tout d’abord m’intéresser à la manière dont l’auteur souligne la singularité et l’exceptionnalité de cette relation entre le narrateur et son chien, à travers quatre points de saillance stylistique que sont la métaphore, la xenia linguistique, les déstructurations syntaxiques et le lyrisme. J’analyserai ensuite la façon dont l’auteur réhabilite, ou tout du moins prône un animalisme éclairé grâce à l’onomastique, à la personnification, à l’ironie et à la modalisation autonymique.
Une relation d’exception
Exprimer la grâce : la métaphore
13Comment traduire la spécificité, l’importance et la force de ce ressenti pour l’animal qui parfois détermine une vie ? Comment révéler cette faveur accordée par la vie qu’est le sentiment du narrateur pour son chien ? Et comment dire cette grâce comptée qu’est la relation entre Ubac et son maître ? Oscillant entre images baudelairiennes et reprises sarrautiennes, Cédric Sapin-Defour choisit tout d’abord la métaphore, figure marquante, voyante, qui permet de représenter, de transfigurer et d’exprimer ce qui peut difficilement être dit et qui se meut, ces émotions qui nous gouvernent, d’autant plus ambivalentes qu’ayant pour objet l’animal, jamais elles ne seront éprouvées en retour.
14Il en est ainsi par exemple du sentiment du narrateur pour son chien, empli d’amour mais aussi de tristesse, puisqu’un animal de compagnie, normalement et nécessairement, mourra avant nous, qui se trouve ainsi traduit : « L’issue de cette union ne fait aucun mystère, s’abandonner à la refuser ou n’entreprendre que de l’envisager, dans les deux cas, la tristesse rôde, rudoie et c’est une drôle de danse, roulis de chaque jour, pour que la joie prenne le pas, relègue cette évidence et l’étouffe » (p. 24). On relèvera la métaphore verbale et filée du pas de deux qui personnifie chacune de ces émotions contraires que sont la tristesse et la joie et en fait des partenaires qui ne peuvent qu’évoluer ensemble, de manière synchronisée, inextricablement liés, et cela même si l’un des actants – la joie, heureusement – brille plus que sa comparse, dame tristesse.
15Ailleurs, le sentiment pour l’animal est dit faisant percevoir autrement le temps, de manière parfois enchanteresse : « Car c’est bel et bien le projet d’une existence déjà pourvue de ses joies en abondance, qu’aucune minute ne tombe dans le vide, et en cela, je serai désormais assisté d’un métronome enchanteur » (p. 51, voir aussi p. 63). La double métaphore reprend l’une des isotopies du paragraphe qui assimile le lien ressenti pour l’animal à de la magie – on retrouve le terme « alchimiste » dans la même page. Pour l’auteur, même si ce sentiment nous relie aussi à la mort – c’est là le sens du métronome qui nous chuchote, telle l’horloge baudelairienne, que le temps nous est compté – nous nous devons d’accepter la part d’inexplicable qui nous pousse vers un chat, un chien. L’animal est transformé en un maître du temps qui fait réapprendre la préciosité de chaque instant, et cela même s’il nous rappelle constamment que la fin guette.
16Cet indicible élan qui nous meut et nous pousse parfois vers d’autres êtres, cette dynamique de l’émotion et du sentiment que nous pouvons ressentir pour d’autres, fussent-ils canins, peut ainsi émerger grâce aux mots, comme dans : « Un appel, un élan, quelque chose qui tire à la fois pousse, un peu repousse. » (p. 20). La reprise parasynonymique mais néanmoins plus précise « un appel, un élan » forme expolition et traduit la volonté de dire au plus près ce qui n’a pas de nom, ainsi que le suggère le pronom indéfini « quelque chose », sujet de verbes mis en parallèle par un radical commun, cette dérivation soulignant par l’ajout du préfixe cette force qui parfois s’éprouve de manière contraire. L’isotopie du mouvement est retranscrite dans le sémantisme des noms et de chacun des verbes d’action, dans la juxtaposition de segments et dans la place incongrue des adverbes qui fait douter de leur incidence : cet élan vers l’animal est ressenti comme viscéral, attractif pour certains, répulsif pour d’autres, mais c’est une émotion dynamique, entière, mobile, qui n’est fixe ni figée.
17Ces métaphores traversent toute l’œuvre, apparemment seules capables de dire les ambivalences et complexités des émotions du narrateur face à son chien, de manière simple, directe : « Avoir un chien resserre le temps et en bouleverse les pulsations » (p. 54), ou parfois à travers des métaphores plus prosaïques : « Si la contagion du bonheur s’envisage, comme pour les ricochets, les derniers rebonds sont un peu mous. » (p. 215), lesquelles réactivent le rôle didactique de la métaphore.
18La rencontre avec Ubac est vécue tel le « grand feu » de Léonor de Récondo qui peut tous nous toucher, grâce à une métaphore imbriquée dans une exophore mémorielle qui fait de ce premier échange : « un de ces rares instants où tout se cale et qui embrasent une vie » (p. 50). Les relations avec le chien du narrateur, elles, sont vécues comme un corps à corps soyeux et hétéroclite entre deux êtres ; il est dit que « la fortune a frotté deux étoffes inconnues » (p. 51).
19Et cela jusqu’à la fin, la mort d’Ubac, qui entraînera la mise en mots de ce paradoxal sentiment de grâce qui est celui lié à l’adoption d’un animal : « Je t’exprime cela du bout des lèvres mon chien, ne pense pas appesantir ma vie, tu l’as tellement délestée, la balance est indéfiniment en ta faveur » (p. 269).
20L’amour canin est un concentré d’amour humain, une grâce accordée ambivalente puisque comptée mais acceptée ; il est ce qui élève l’âme, ce qui rappelle l’essentiel, ce qui révèle la superficialité, et cela malgré les contraintes qu’il induit et la souffrance nécessaire liée à la perte programmée de celui ou de celle que l’on aime.
Dire l’étrangeté : la xenia linguistique
21Pour dire cette relation hors du temps, unique et étonnante, qui fut celle avec son chien, mais aussi celles qu’il entretient, parfois tout aussi étranges avec l’humain, le narrateur s’emploie également à jouer du caractère étrange et étranger de certaines tournures, de cette « xenia » aristotélicienne que j’aime tant et qui traduit bien linguistiquement et poétiquement l’étrangeté de moments qui ne peuvent parfois se dire mais simplement s’éprouver.
22L’auteur utilise ainsi un vocabulaire rare, voire un peu désuet, suranné, pour décrire sa rencontre avec Ubac, comme s’il était à la recherche d’un terme d’exception pour traduire un moment d’exception. Il invente ainsi un néologisme métaphorique : « […] en coupant le contact, je me jure de ne pas idéaliser tout ce qui, dans les minutes à venir, percolera de cet endroit » (p. 32). En réutilisant la racine latine d’un mot et en la transformant en un verbe français, le moment de transition mais aussi de transmutation, voire de diffusion et de concentration qu’est cette rencontre jaillit, audible, étonnant, détonnant. Plus loin, nous trouvons, commentant la propension qu’a chacun à faire de l’humour dans ces moments de grande solennité : « Peu d’êtres sont assez courageux pour exposer leurs fendillements, un jour en pratiquants convaincus du kintsugi, nous saurons surligner d’or nos fissures et les exposerons au grand jour » (p. 43). Le « kintsugi », méthode japonaise qui consiste à réparer les porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de poudre d’or, devient l’image d’un monde utopiste où l’humain ne cacherait pas ses fêlures mais les exposerait en les transmuant, en les surlignant afin d’orner et d’embellir le monde. Pour dire sa relation avec Ubac, le narrateur fait appel au terme « ensauvager », qui existe mais est néanmoins rare : « Il sera là à ensauvager nos vies » (p. 48). Au terme d’exception répond le moment qui l’est tout autant, ainsi de la mort de son premier chien : « j’ai pleuré quatre heures de rang » (p. 22, pour signifier « de suite »). La locution fait rejaillir la côté un peu militaire, expédié et expéditif de la chose, l’homme se cachant dans sa voiture pour pleurer à l’abri de tous.
23D’autres exemples pourraient être cités ; ainsi lorsqu’il revient chercher le chiot : « C’est lui, c’est sûr, les changelins ne sont pas de ce conte, je reconnais sa petite lice et cette façon de se déplacer3… » (p. 61) ; lorsqu’il vit avec : « Il remue calmement, la neige ne le sidère pas, un des ancêtres de son razana bernois doit lui chuchoter qu’il n’y a pas lieu de la craindre4 » (p. 71) ; lorsqu’il se compare à la mère d’Ubac : « je crois qu’elle tancerait fort5 » (p. 112), Ubac est dit se tenir en cas de conflit tel un « spondophore » (p. 116). Cette sophistication lexicale tend ainsi parfois à la préciosité ; préciosité voulue pour dire le trésor qu’est la relation avec l’animal et la richesse d’avoir connu un chien tel qu’Ubac.
24Ce vocabulaire recherché, suranné ou ignoré, jamais gratuit, s’étend à la syntaxe qui multiplie elle aussi des tournures inusitées, ainsi du recours aux constructions impersonnelles qui se multiplient dans l’œuvre comme : « il fleure bon le mouvement » (p. 32) à la place de « ça sent bon le mouvement » ; « Ubac décide qu’il est le moment de la grande traversée » (p. 67), ou « Il n’est pas le moment de penser » (p. 77) traduisant par l’irruption de cet impersonnel la singularité de l’instant ; « il est des séquences de notre existence » (p. 85) ; « il est le moment du repas » (p. 90) ; ou la tournure récurrente « il me plaît » (p. 34) et non « ça me plaît » pour traduire la volonté du narrateur qui s’oppose aux attitudes communes. Ce choix de la construction impersonnelle, s’il marque bien un niveau de langue soutenue en remplaçant « c’est » ou « ça » par l’impersonnel, fait aussi perdre au verbe son agent et permet à l’auteur de mettre en exergue la dimension transcendante de ces moments, le fait qu’ils ne relèvent pas que du choix humain mais aussi d’une forme de destinée et qu’ils surgissent ainsi, et comptent comme autant de moments d’importance. Ainsi, lorsque l’auteur voit le chiot pour la première fois, il écrit : « Il est le moment de la rencontre. Il n’arrivera plus » (p. 38) au lieu de « C’est le moment de la rencontre », faisant surgir de manière abrupte telle une décision divine le caractère unique et nécessaire, au sens philosophique, de cette première rencontre. La reprise de deux pronoms – l’impersonnel et le personnel de rang 3 – rend encore plus étrange la tournure puisque notre esprit a tendance à assimiler l’un à l’autre, alors que le pronom personnel reprend « le moment de la rencontre » et nous oblige à reconsidérer la phrase et à accorder plus de temps et d’attention à ce moment de découverte entre le narrateur et son chien.
25Aux mots et aux tournures d’exception correspondent ainsi les moments d’exception, hors du quotidien, de la commune langue et de la commune attitude, que sont ces temps partagés entre l’homme et l’animal.
Faire percer la singularité : la déstructuration syntaxique
26Le caractère étonnant, singulier de la rencontre d’Ubac puis de la relation que le narrateur va entretenir avec lui est transmis par une déstructuration syntaxique, un bouleversement fréquent de l’ordre canonique de la phrase, voire un redoublement de certains postes langagiers ou des figures de construction qui en brisent la linéarité afin de capter notre attention sur ces moments-clefs de la relation entre un homme et son chien.
27Lorsque les phrases sont complexes, elles reposent souvent sur l’asyndète, à savoir l’absence de coordination et de subordination entre les propositions, c’est-à-dire une prédilection pour la juxtaposition, ce qui donne lieu à un style coupé, énumératif ; à nous de rétablir les liens logiques :
Je souhaite à chacun de rencontrer ces géographies de la diversion, on remet la main sur le temps fuyant, les idées s’ajustent sans rien dire, quelques réponses à ces fichues questions que la vie charrie nous viennent et, drôle de sorcellerie, la rémanence de cette affaire nous invite à notre retour à la traverser plus légèrement encore. (p. 183)
28Il y a certes une relative et une coordination dans cette phrase mais les propositions s’accumulent jusqu’au point d’acmé – la « drôle de sorcellerie » –, restituant la superposition de sensations et d’émotions ressenties lors des promenades en pleine nature avec Ubac. Ce primat du ressenti, de l’émotion vive, brute et simple, que permet la relation avec l’animal est aussi traduit par l’alternance de ces longues phrases avec des phrases, très courtes, non canoniques et emphatiques car souvent averbales, ainsi de la phrase d’incipit : « Une porosité au bonheur ou quelque chose comme ça » (p. 17) qui donne corps de manière abrupte à la pensée brute. En ces cas-là, le narrateur disparaît et ne reste plus que la percée dans sa conscience par le biais de segments de pensée, de paroles, de discours autonomes. On retrouve ici cette volonté de dire l’émotion à travers la figure de l’épanorthose qui consiste à retoucher syntaxiquement le discours en proposant une nouvelle manière de dire, mais cette redite est vague, floue, imprécise puisque transcrite par l’indéfini « quelque chose » et le démonstratif « ça ».
29Plus encore, parce qu’Ubac bouleverse la vie du narrateur, les composants phrastiques vont aussi être bouleversés ou certains compléments antéposés afin de gagner une valeur rhématique. Ainsi, dans : « Seul, dans les lieux publics et pour masquer de l’être, on se saisit de la première babiole et l’on joue à la vie dense. » (p. 18), l’antéposition de l’apposition et du circonstanciel de lieu soulignent la solitude existentielle et vaine sur laquelle s’appuie notre société de consommation en l’absence de vraie relation. Ailleurs, c’est la postposition du sujet qui met en exergue la spécificité de l’attente de l’animal : « Commence un mois d’attente, joyeuse, impétueuse et qui pourrait combler, mais s’il passait vite, ce serait aussi bien » (p. 53). On relèvera par ailleurs dans cette phrase des appositions étonnantes qui ne viennent pas caractériser le groupe nominal en son entier mais seulement le complément du nom « attente », d’où l’étonnement avec la reprise du sujet par le pronom « il ». C’est un peu comme si un temps la prédication seconde l’emportait sur la prédication première, soulignant la spécificité, le bonheur donc l’agrément qu’il y a au sein d’une attente qui elle relève du désagrément. Les inversions des constituants sont ainsi récurrentes, on pourrait encore citer : « […] de devenir son familier rassurant est une promotion qui m’honore. » (p. 89). Les bouleversements syntaxiques vont jusqu’à l’anacoluthe, voire la synchise tant certains compléments semblent ne se rattacher à rien et la phrase même perdre de son ordonnance : « Douze bouviers bernois, pauvre leur mère, un été de canicule, douze dont 6M et 6F mais ici-bas comme ailleurs, le masculin l’emporte » (p. 19). On retrouve dans cette phrase le goût de la coordination, de la proposition lapidaire ; les groupes nominaux se suivent sans réelle incidence. Le narrateur passe outre toute relation – logique ou phrastique – et nous livre ses pensées par lambeaux.
30Ailleurs, ce sont des déplacements ou ajouts syntaxiques qui permettent à l’auteur de marquer la surimpression des émotions. Ainsi, lorsque le narrateur de dire : « Nous naviguons à vue dans la banalité d’un jour, sombre à la fois pâle, n’attendant rien que demain » (p. 17). On s’attendrait à trouver : « sombre et pâle à la fois » ou « à la fois sombre et pâle ». L’incidence de l’adverbe est comme doublée, renouvelant le cliché porté par la métaphore adjectivale du jour sombre, brisant l’opposition trop facile des antonymes et faisant surgir l’absence de sens de cette journée, son aspect délétère et prototypique pour l’auteur, de nos sociétés sans lien avec l’autre. Les hyperbates sont nombreuses, après des phrases souvent courtes, créant l’impression de phrases qui vont « droit au but » mais qui permettent au narrateur de se dire et de se positionner dans un second temps, au regard du propos général qui vient d’être énoncé : « Autour, des gens habitués et j’en suis » (p. 18) ; « comme si le ciel n’existait pas et sans nous manquer plus que cela. » (p. 17). Lorsqu’il voit l’être aimé pour la première fois, rien ne l’arrête, même pas sa laideur, ainsi que le traduit avec humour l’hyperbate réitérée : « Il est là, calme, sans s’épuiser de vouloir séduire, écarquillant ses yeux vitreux, on dirait un rat sauf les dents sauf la queue et sauf l’effroi. » (p. 45).
31Les phrases de l’auteur traduisant sa relation à Ubac sont parfois complexes à comprendre car elles sont resserrées, concentrées. Ainsi de certaines qui jouent de renvois très proches entre les pronoms : « Me méfiant de l’impatience, je cède volontiers à son plus doux associé qu’est l’imaginaire, celui-là réussit la prouesse d’à la fois frustrer l’empressement et de s’en délecter, il réchauffe quand l’autre brûle » (p. 53). La phrase n’est pas déstructurée mais chaque groupe juxtaposé renvoie par référence pronominale à un autre groupe, parfois largement oublié car situé en début de phrase, ainsi du pronom « l’autre » qui renvoie à l’impatience. Cet art de la concentration renvoie harmonieusement à celui de la maxime ; on croirait entendre La Bruyère. De fait, le narrateur transmet beaucoup de vérités générales ou d’aphorismes destinés à nous faire prendre conscience de la singularité de la relation à l’animal dans son œuvre, portées par des présents gnomiques, des pluriels, des articles à valeur généralisante, des tournures impersonnelles et des indéfinis : « Pour toute chicane de la vie, peser ce que l’on admet d’abîmer d’elle et présume de garnir est une hygiène à laquelle il est bien bienvenu de se plier » (p. 31). Pour être comprise, cette phrase nécessite que le sujet de la principale aille trouver sa référence, dépendante du pronom « elle », dans le groupe circonstanciel, qui lui est normalement assujetti. D’où ces effets de phrases forcloses, parfois hermétiques, complexes à saisir, qui transmettent d’autres vérités sur le chien qui ne sont pas toujours facilement accessibles.
32Qu’il s’agisse de phrases ramassées, réduites à des lambeaux ou déstructurées dans leur ordonnance logique, il me semble que Cédric Sapin-Defour fait bien usage d’une langue qui est celle du XXIe et qui « liquide la période6 », comme l’écrit Marie-Albane Watine dans son ouvrage consacré à l’histoire de la phrase française, afin de retranscrire par ces brisures les éclats de voix, de pensée et d’émotions de l’homme face au monde et à son chien.
Transmettre l’amour et la souffrance : le lyrisme
33Son odeur après la pluie est un roman empli d’un lyrisme palpable, récurrent, ostensible. Moderne, aussi, car tendant à l’impersonnel et rejoignant celui de poètes contemporains comme Lorand Gaspar ou Florence Pazzotu7. De fait le lyrisme connaît différentes définitions ; il renvoie généralement à l’expression poétique, exaltée, intense de sentiments et d’émotions. Pourtant, pour l’auteur, se pose le problème suivant : comment transmettre son amour pour son chien puis sa souffrance à sa mort, sans passer par l’effusion d’un « je » lyrique, dont l’auteur ne veut pas et qui ne lui correspond pas ?
34Le roman présente certes des topoï, ou lieux communs, soit des thèmes récurrents, liés aux registres lyrique et élégiaque. Ainsi de l’échange du premier regard, du coup de foudre qui fait des deux protagonistes des Roméo et Juliette inter-races :
Nous nous regardons, aimantés, sans cligner, et ce jeu d’enfants où le premier baissant les yeux perd la partie, prétexte à tant d’idylles naissantes, débute pour ne s’achever qu’à la seconde où l’un d’entre nous les fermera pour toujours. Ce chien ne me lâchera jamais de son œil attentif et je sais que par ces lucarnes de l’âme, au-delà de voir, il regardait et savait tout de moi dont ce que je m’efforçais à rendre invisible. (p. 42)
35Le jeu des pronoms, l’omniprésence du sème de la vue, l’opposition entre essence et apparence, le présent de narration, l’alternance des focalisation, le terme d’« apparition » qui précède l’extrait rappelle Stendhal, Flaubert, élevant l’amour du narrateur pour son chien à la hauteur d’autres plus mythiques. De même, la perte de l’être cher est décrite comme la fin d’une vie, celle du locuteur, de celui qui éprouve, de celui qui aime, à propos d’Ubac ou de son précédent chien :
Il fallut décrocher le téléphone pour prendre un rendez-vous qui pique une vie, se rendre chez notre vétérinaire, le sien le mien et en repartir seul, détroussé, un collier et une poignée de poils comme uniques talismans. En quelques centilitres d’une seringue, l’après s’éteint et rien ne revient. (p. 22-23)
36Si le thème est bien lyrique, l’expressivité du locuteur ne passe aucunement par le champ lexical des sentiments, ni même par la présence de la première personne. C’est grâce au jeu des pronoms et au travail rythmique, phrastique et poétique, fondé à la fois sur un rythme croissant et des apodoses courtes, une métaphore filée, des homéotéleutes ou rimes internes en [un] et des indéfinis que le passage émeut, touche et transmet la désespérance face à la mort.
37D’autres topoï sont présents, comme l’homme et son chien face à la nature, lieu nécessaire de l’écriture lyrique selon Jean-Michel Maulpoix8 : « J’étais indifférent à ces silences habités, Ubac m’a délivré quelques clefs pour les saisir un peu, promu d’un être inconscient à celui qui regarde, puis voit. » (p. 190-191). Ou encore la fuite du temps et l’invitation à profiter du moment présent. « Tempus fugit » et « carpe diem » reviennent ainsi à intervalle régulier dans le roman ; on pourrait citer : « On dit qu’il faut l’avoir perdu pour se rendre compte du bonheur ; j’en doute, dans sa tenue et dès sa venue il est éprouvable » (p. 55) ; ou encore : « C’est à savoir, ce bonheur a ses dates de péremption, vous aurez beau vous employer chaque jour au ralentissement de sa vie ou à l’accélération de la vôtre, c’est ainsi, on ne négocie pas avec la chronobiologie, les chiens fanent » (p. 24). Dans cet exemple, prosaïsme et lyrisme s’entremêlent, les registres techniques des termes « dates de péremption » et « chronobiologie » allant apparemment peu avec l’image ronsardienne de la fleur. Ce que l’on voit aussi à travers cette énonciation qui joue de la cinquième personne qui floute, sépare et dépersonnalise, et de l’énonciation généralisante – présent gnomique, pronom personnel indéfini « on », détermination générique – c’est que le lyrisme ici a-personnel de Cédric Sapin-Defour réside tout autant dans le dire que dans le dit, ainsi que le reconnaît d’ailleurs Ludmila Wurtz, dans son essai sur le lyrisme : « […] dresser l’inventaire des thèmes lyriques est une tâche sans fin : ce ne sont pas les objets qu’il [le poète lyrique] évoque, mais le point de vue subjectif qu’il adopte qui caractérise ce discours9 ». Triste réalité que le narrateur nous force à accepter, à imaginer de manière facile, directe, tragique, nos amies les bêtes s’étiolant plus rapidement que nous, et un peu plus chaque jour.
38Très peu d’exclamations dans Son odeur après la pluie, encore moins d’intensifs. Le lyrisme passe par des configurations figurales et énonciatives plus que par la présence de lexies renvoyant à l’intensité et à l’affectivité. Transmettre l’amour et la souffrance, donc, plus que les dire. Il en est ainsi par exemple de la fin du roman, vaste apostrophe rhétorique adressée à l’absent, avec des questions tout autant rhétoriques devenues pathétiques puisque jamais elles n’obtiendront de réponse, et tout aussi tragiques puisque chacun y a déjà pensé. Ainsi de la vie à venir sans l’autre que l’on aimait : « Et la suite, mon Ubac ? Je n’en sais rien mais je la pressens rude, extrême, pourquoi notre douleur ne se distinguerait-elle de l’universelle ? » (p. 263) ; ou encore : « Sais-tu d’instants en instants, cette place que tu prenais dans chacun de mes jours ? Être ensemble heureux occupait tout mon temps, que vais-je faire de cette masse confisquée ? Nous le savions, c’était écrit, à contaminer infiniment nos existences, le gouffre serait sans fond, mais que fallait-il faire, nous retenir ? » (p. 265). Je m’arrêterai là car les questions sont nombreuses, formant mélopée incantatoire, transmettant les sentiments de solitude, de souffrance et d’incompréhension face à la mort, et la difficulté du manque de l’autre.
39Plus moderne mais tout aussi émouvante me semble être l’anaphore des présentatifs « il y a » à la fin du roman, structurant le chapitre XXI en son entier. Je n’en cite qu’un extrait :
Il y aura ces nouveaux quelque part et ces nouveaux quiconque dont je me demanderai à chaque fois ce que tu en aurais fait toi.
Il y aura de retrouver le monde aride des sentimentalismes proscrits et de faire avec ou contre ce monde où les corps méfiés font refuge.
Il y aura de ne voir, partout, qu’un amour approximatif.
Il y aura l’univers privé de ta brillance, et de m’inquiéter : qui désormais régulera le monde ?
Il y aura cette certitude perforante que notre histoire n’est ni soluble ni fongible dans le temps.
Il y aura sans trop y croire d’attendre de revivre. (p. 267)
40Embrayé par un futur qui envisage les faits de manière catégorique, qui se fait prédictif, voire gnomique, cette litanie des moments qui ne seront plus – donc de ceux qui ont été – entérine l’appartenance du roman au genre épidictique en rendant hommage de manière indirecte – puisque portée soit par des connotations péjoratives, soit par des négations lexicales et grammaticales – à tous les instants de vie partagés entre le narrateur et son chien et à la grandeur de celui qui est loué. La très lyrique anaphore et le retour à ligne poétique sont modernisés par l’alternance d’une énonciation personnelle – le « je » s’adresse au « tu » et réunit les deux êtres en un « nous » ; – à une dépersonnalisation portée par l’infinitif, les indéfinis et les pluriels. Les figures, modalisations et déstructurations phrastiques sont en revanche présentes dans chaque phrase ; là perce la subjectivité et le lyrisme : à travers une hyperbate : « et de m’inquiéter », une métaphore – la certitude « perforante » ; un adverbe – « sans trop y croire » ; un terme rare – « la brillance ». L’effet de liste créé blasonne les moments et cet être qui ne seront plus.
41Cédric Sapin-Defour ne porte pas sa peine aux nues ; il la transmet, lui donne corps, chair, mots. Cédric Sapin-Defour ne chante pas l’absent ; il le représente, le figure, le fait entendre. Là est la modernité lyrique de son œuvre.
42Au-delà de cette narration d’une relation d’exception entre le narrateur et son chien, qui interroge sur ses différences d’avec une relation humaine, le roman de Cédric Sapin-Defour se veut un roman animaliste dans la mesure où il porte la cause animale et présente le chien en tant qu’être sensible, digne d’estime et de considération. Cette thèse ne s’oppose pas à l’humanisme, elle en est au contraire un reflet, un élargissement, voire un approfondissement ; une réflexion interrogeant « l’humaine condition », et cela particulièrement à travers quatre points d’ancrage stylistique que sont l’onomastique, la personnification, l’ironie et la modalisation autonymique.
Un roman animaliste
La réflexion sur l’onomastique ou le « baptême » canin
43En privilégiant une désignation métonymique, le roman Son odeur après la pluie propose dès le titre une réflexion sur le nom, et particulièrement sur le nom propre qui permet l’identification immédiate du référent, contrairement au nom commun. Le nom propre est interrogé, mais aussi l’acte de nommer en tant que tel.
44Ainsi, par un jeu sur les pronoms et sur la référence, l’auteur questionne la relation entre cette notion de « baptême linguistique » et celle de l’essentialisation et l’individualisation de l’être. De fait, lorsque le chiot à peine âgé de deux mois est aperçu, l’auteur écrit « Numéro douze entre dans ma vie » (p. 39), faisant d’un groupe nominal non déterminé un nom propre, « désignateur rigide » n’ayant besoin d’aucune détermination puisque désignant directement le référent, mais mentionnant aussi, par écho, l’ordre d’apparition du chiot aux yeux du narrateur. Ce premier nom devenu propre apparaît ainsi en modalisation autonymique, soulignant tant son étrangeté que le regard du narrateur sur les animaux, lequel les considère comme doués d’une individualité, d’une essence singulière, unique. L’individualisation par le nom se poursuit deux pages plus loin : « Une minute au moins après l’embouteillage des onze, il apparaît, il le chien » (p. 41). On remarquera la différence marquée entre les deux pronoms puisque le premier est en italique et le deuxième non. Le premier pronom est un être déjà essentialisé et individualisé, en cours de baptême linguistique, le pronom n’ayant pas de majuscule mais étant dédoublé par l’italique. Le deuxième pronom permet quant à lui une dislocation emphatique soulignant l’appartenance de cet individu à une autre race, un autre monde, celui des canidés.
45Le jeu sur la pronominalisation se poursuit dans le roman et interroge la relation entre le nom et le genre, puisqu’un développement descriptif une page plus loin débute ainsi de manière étonnante, alors que le narrateur vient de voir Ubac pour la première fois : « Puis, d’un coup, elle accélère, ce qui dans sa définition d’une cinétique pressée revient à une marche délivrée de ses habituelles rêveries ; elle ne fait aucun cas de ses onze frères et sœurs, les piétine sans ménagement, une patte sur un œil, l’autre sur un autre œil , et pose ses deux antérieurs rikiki sur mon pantalon marbré, elle voudrait me gravir. » (p. 43). La description s’étend ainsi sur deux pages, nous interrogeant sur ce pronom qui n’a aucune référence anaphorique et qui ne va prendre sens par cataphore que trois paragraphes plus loin, par le biais d’un commentaire du narrateur : « Car oui, comble des plaisanteries pesantes, j’ai cédé au réflexe de genre ». (p. 43) L’étrangeté de ce développement a un effet immédiat : on ne comprend pas de quoi il s’agit ; j’ai pour ma part relu le paragraphe d’avant. Deux paragraphes dont la cohésion est assurée par un pronom sans référence, c’est beaucoup. Ce qui donne à l’explication enfin assertée une allure de conglobation ; nous invitant dès lors à relire le passage et à voir dans ce « Numéro douze » une femelle. Cette réflexion linguistique n’est pas anodine puisque pour beaucoup, un chien est un terme qui désigne tout autant la femelle que le mâle, le terme de « chien » implique un genre neutre, asexué. Genrer un animal est une première étape vers l’individualisation, laquelle a néanmoins ses limites, ainsi que le constate le narrateur, puisque, tout aussi personnalisant qu’il soit, le nom propre de l’animal n’est pas un prénom : « Chez les bêtes on ne dit pas prénom, la zoolâtrie a ses bornes dont celle des baptêmes assimilés » (p. 50). Cette réflexion liée à la référence et à l’onomastique traduite par l’usage du terme en mention est donc d’importance, mais aussi cocasse puisqu’en l’occurrence, le narrateur s’est trompé et qu’il s’agit d’un mâle, d’où le nom qu’il lui attribuera ensuite, toujours souligné par la modalisation autonymique : « Ruban bleu recomposera les lieux à sa façon » (p. 54, repris p. 56, 57), soulignant la primauté du référent sur le sens, la réduplication du geste clichéisé et genré de la maternité (pourquoi du rose ? pourquoi du bleu ?) mais aussi le fait que ce nom n’est que temporaire, passager.
46Cette réflexion anthroponymique donne lieu à deux pages de réflexion sur ce qu’induit de donner un nom : prise de possession, arbitraire du signe, anthropomorphisme, nouvelle naissance, et cela jusqu’au possible conditionnement induit par le nom, ainsi lorsque le narrateur de dire : « Mnémosyne ou Apollinaire par exemple, en dépit de leurs promesses, sont parfaitement inadaptés aux rêves d’une vie légère » (p. 58). La répétition du sème de l’image permet à l’auteur de jouer de manière sylleptique sur le sens de la « légèreté » ; même si le chien permet projections et rêves d’idéal, il est avant tout une invitation à un bonheur immédiat, exempt de soucis et de réflexion sur le passé et l’héritage, caractéristiques tant du poète de la modernité que de la mère des Muses.
47Cette interrogation sur le nom trouvera son achèvement lorsque le narrateur commentera la faculté qu’a l’homme à faire siens les mots : « Pour ce versant des montagnes privés du soleil, les Savoyards disent l’envers. Ou le revers. C’est comme prendre la vie à rebours, tapi sans être transi, reclus mais pas exclu. Ici, il me semble être à ma place. » (p. 59). L’italique signale la mention de termes appartenant au registre montagnard, lesquels sont précédés d’une définition périphrastique puis d’une poétisation paraphrastique avec parallélisme syntaxique et homéotéleute, soulignant l’appétence du narrateur pour ces paysages qui le préservent des hommes. « Ubac », parasynonyme du même registre technique pour signifier ce versant nord, sera donc le nom propre choisi pour désigner ce chien qui protègera le narrateur du monde et le lui révélera. « Ubac » devenu nom propre par la grâce de la majuscule ne sera ensuite jamais modalisé ou mentionné, parce qu’il renverra toujours et directement au référent désigné, à savoir le chien tant aimé, pierre angulaire de la vie du narrateur et du récit.
48Ce que montre ainsi l’auteur dans son roman, c’est combien le « baptême linguistique », et par là-même toute profération d’un nom propre, révèle et la performativité du langage, et sa subjectivité. Par ces réflexions et mise en abyme anthroponymiques, Cédric Sapin-Defour rejoue ainsi ce qui essentialise et individualise tout à chacun ; nous invitant dès lors à reconsidérer ces êtres qui ont un nom ; donc qui sont.
La personnification du chien : entre anthropomorphisme et écopoétique
49Cédric Sapin-Defour fait-il preuve d’anthropomorphisme dans son roman ? De fait, même si l’auteur s’en défend et prend soin de distinguer les caractéristiques des deux espèces, nombreux sont les passages où, par le biais de personnifications, Ubac est considéré comme une personne, un être humain, avec des caractéristiques, des réactions et des sentiments qui d’ordinaire sont propres aux hommes, et qui nous interrogent par ce biais sur la condition animale.
50Avant même de personnifier, l’auteur raconte. Or la narration de cette relation entre un homme et son chien suit le schéma narratif classique d’un récit de vie : naissance, baptême, coup de foudre, apprentissage de la vie à deux, maladie, incompréhensions, réconciliations, conscience de l’approche de la mort, décès et souffrance de ceux qui restent. Le chien, tout comme l’enfant, a un « carnet de santé » (p. 63) donné à la première visite médicale ; lorsqu’ils s’embrassent pour la première fois, le narrateur constate que : « […] son haleine n’est pas celle qu’on attend d’un deuxième rendez-vous » (p. 62). Il existe donc une sorte de « personnification narrative » – j’invente ce terme – puisque la biographie romanesque d’Ubac lui offre la même considération qu’à une personne. Son odeur après la pluie pourrait ainsi être étudié aux côtés des biographies ou autres récits de vie.
51L’auteur met par ailleurs fréquemment en exergue les sentiments et émotions éprouvés par Ubac. Lorsque le chiot est adopté, le narrateur s’interroge : « Peut-être ont-ils pleuré, peut-être a-t-il hurlé d’effroi ? » (p. 62). Si des pleurs d’humidification existent chez les animaux, le fait de pleurer pour exprimer une émotion, que celle-ci soit la tristesse, la peur ou la joie, n’a pour l’instant jamais été observé chez les bêtes. De même, l’effroi est un sentiment plus qu’une émotion, qui induit la notion d’horreur. Ainsi, les deux verbes sont à considérer comme des métaphores verbales personnifiantes, c’est-à-dire contenant le sème « humain », lequel rejaillit sur l’animal, et cela même si elles sont modalisées par l’adverbe épistémique « peut-être » et la modalité interrogative qui proposent plus qu’ils n’imposent ces hypothèses anthropomorphiques liées à Ubac. Ailleurs, une chienne est dite « […] au regard las mais alerte » (p. 36). Si l’auteur n’impose pas, il croit néanmoins en cette existence d’émotions et de sentiments chez l’animal et interroge notre tendance toute cartésienne à en nier l’existence, y voyant une lâche commodité d’être dominant, ce qu’il commente quelques lignes plus loin : « C’est inhumain d’arracher un être à sa famille, les hommes entre eux, par la morale et la loi, sont condamnés pour cela. Les bêtes, elles, ne ressentent rien. C’est assez commode de jurer à leurs absences, on résout là bien de nos tourments. » (p. 62).
52Pour l’auteur, les chiens n’ont pas seulement des sentiments ; ils ont aussi un caractère, propre, individuel, lequel leur fait tenir des rôles différents dans la société. Ainsi, lorsqu’il écrit : « Oui des chiens partout ! Des petits, des immenses, des affolés, des au ralentis, des silencieux, des grandes gueules, des accueillants, des sceptiques… » (p. 32), on voit combien la caractérisation devient classification en raison de l’emploi « substantival » des adjectifs et participes, visible aux déterminants et à l’incidence devenue interne, les chiens n’étant pas classés par race mais regroupés en raison de caractéristiques morphologiques ou psychiques, comme nous. On relèvera la syllepse savoureuse sur « grandes gueules », ne sachant plus trop si l’expression désigne la taille de la « face » du chien, de sa mâchoire ou le fait qu’il se fasse bruyamment entendre. Cette distinction psychologique se poursuit puisque le narrateur s’interroge plus loin : « Je les regarde un par un, je me demande qui est de la famille de qui, qui est un peu chef ou doyen, lequel est réservé ou boudé » (p. 33), comme si les chiens entretenaient des rôles sociaux ou familiaux en fonction non de leur hérédité mais de leurs ressemblances ou différences psychologiques, de leur manière de se comporter en société. Leurs différences physiques sont d’ailleurs plus loin attribuées non à des « races » mais à des ethnies, ce parallèle permettant au narrateur de confronter la diversité animale au racisme humain, ainsi lorsqu’il écrit en parlant des chiens observés : « Toutes les ethnies semblent allègrement cohabiter. Pourquoi nous les hommes issus du même singe avons-nous été d’un monomorphisme aussi confondant jusqu’à percevoir dans la moindre nuance de mélanine une distinction radicale et la plus haïssable qu’il soit ? » (p. 35). Le terme d’« ethnies » n’est pas neutre, il renvoie aussi à des pratiques sociales et culturelles communes.
53Enfin, en ce qui concerne l’intelligence animale, la capacité de raison, voire l’existence d’une âme – vaste question, déjà chez l’homme –, l’auteur se montre ambivalent. Le narrateur dit ainsi parler avec son chien, ce qui induit la maîtrise du langage, la compréhension de notre langue, et non simplement la faculté de communiquer : « C’est une habitude que nous aurons toujours : discuter. Et lui demander son avis. […] Lors de ces conversations, il exprimera parfois son ennui. » (p. 66). On relèvera la récurrence du sème de la parole, propre de l’humain. Ailleurs, le narrateur dit : « Ubac est un bon chien. / La bonté en personne. /J’aimerais y être pour quelque chose mais c’est moins moi que son âme. » (p. 115) ; les retours à la ligne soulignent les assertions qui s’opposent aux théories de l’« animal-machine » et prédiquent l’existence d’un esprit, d’une « âme » chez le chien. On relèvera aussi la phrase : « L’humanité d’Ubac n’est pas une fadeur, elle est délibérée et résolue » (p. 116) dans laquelle les deux participes passés véhiculent l’idée d’un agent qui exerce sa raison, qui a conscience de ses actes. Anthropomorphisme, donc. Et pourtant, l’auteur d’écrire, quelques pages plus loin, en parlant du refus de gronder Ubac suite à la découverte tardive de quelques-unes de ses bêtises : « Je le sais inapte à relier deux actes distants » (p. 118). Est donc niée la présence d’une mémoire chez l’animal, donc d’une des spécificités de l’homme. Pour autant, nous continuons bien à aimer et à considérer comme humains, jusqu’au bout et malgré tout, ceux que nous aimons et qui perdent la mémoire.
54Le roman de Cédric Sapin-Defour, en prônant l’existence d’une intelligence, de sentiments et même d’une âme chez l’animal, trouve sa place dans cette vague « écopoétique » qu’est l’animalisme et nous invite à considérer l’animal, que nous devons respecter et pouvons dès lors aimer, psychiquement il s’entend, tout autant qu’un être humain, ainsi que le fait d’ailleurs remarquer avec amusement et intelligence le narrateur à sa belle-sœur : « Mais au fait, qui es-tu pour classer les amours ? En quoi le mien avec Ubac serait méprisable et celui entre Sartre et Beauvoir d’une noblesse absolue ? » (p. 120).
Brocarder la cynophobie : le rôle de l’ironie
55L’auteur ne fait jamais la morale, ne prend jamais à partie ceux qui n’aiment pas les bêtes, les dénigrent ou croient au contraire tout savoir d’elles. Il se moque souvent gentiment d’eux, dans le cadre d’énoncés où perce un humour léger, ténu, qui pointe avec malice les incohérences et extrémismes d’un discours, plus qu’il n’en raille les locuteurs.
56Ainsi, l’auteur n’hésite pas à allier sa recherche de sophistication lexicale avec des termes et des tournures plus courantes, l’idée n’étant pas d’écrire comme Grainville mais de jouer avec les registres, en insérant çà et là un terme qui ressorte et laisse percer son regard : « Dans les étapes de la domestication du chien, il se dit que la recherche d’enfants de substitution, avec le commensalisme et la protection contre le froid, fut un des leviers ayant rapproché les humains des cabots, alors va pour une paternité de circonstance » (p. 44-45). En trois remarques très pragmatiques liées par un zeugme, dont l’une vise le fait de partager ses repas, l’auteur résume les thèses qui expliquent scientifiquement pourquoi l’homme a domestiqué le chien. Perce ici une ironie « polyphonique », dans la lignée d’Oswald Ducrot10, puisque le locuteur qu’est le narrateur émet un énoncé dont il se distancie tout en laissant entendre comme par écho son propre point de vue ; phénomène de polyphonie donc, soit la perception de plusieurs « voix » en un même énoncé.
57On trouve ainsi ailleurs : « Si aux yeux de beaucoup, l’adoption d’une bête est une interrogation cosmétique comme on barguignerait sur la couleur d’une veste, cette perspective parce qu’elle met en gage autant de moi me remue jusqu’à la nausée et c’est agréable. » (p. 31). Le terme « barguigner », plutôt vieilli, désigne le fait de marchander mais aussi en langage familier le fait d’hésiter, de ne pas réussir à se décider. On relèvera dans ces deux exemples l’opposition de points de vue entre un point de vue scientifique et doxal sur l’animal, et celui empli d’amour du narrateur qui n’assume pas le point de vue énoncé ; ces exemples de polyphonie abondent dans le roman. Jamais néanmoins l’auteur ne fait la leçon à ceux qui pensent l’animal comme un jouet d’apparat ou une manière de ne pas vivre seul ; il se moque gentiment d’eux en stigmatisant leurs propos et en les réduisant à des jargons tout à la fois excluants et risibles, soulignant dès lors que la relation entre l’homme et l’animal est beaucoup plus que la conséquence d’une évolution biologique et sociale.
58Ailleurs, c’est la référence qui se fait savante pour dire avec humour que lorsqu’on fait le choix d’un chien, on ne se rend pas toujours compte qu’il mourra avant nous et que ce choix induit nécessairement larmes et fracas, ce dont certains se protègent en refusant de s’attacher. Ainsi, lorsque l’auteur écrit : « Les amateurs du gris du Gabon l’ont bien compris et s’assèchent moins la cornée » (p. 24), la périphrase utilisée désigne les perroquets jaco qui peuvent vivre en captivité jusqu’à quarante-neuf ans. Y a-t-il néanmoins réellement beaucoup de personnes à posséder, collectionner de tels oiseaux de compagnie ? Le terme d’« amateurs » joue et sur son sens originel d’ « aimer » et sur celui de « collectionner ». N’est-ce pas là la réponse de l’auteur à ceux qui déconseillent l’attachement à un chien au motif qu’il mourra avant eux ? Et la mise à distance de ceux qui, pour ne pas souffrir, ne veulent pas aimer ?
59Peut-on être plus ou moins moqueur ? Lorsque Cédric Sapin-Defour stigmatise ceux qui n’aiment pas ou ne comprennent pas la relation entre l’homme et l’animal, il ne le fait jamais très méchamment, mais toujours très clairement :
L’éthologie canine est la science des rabat-joie.
Quand c’est la seule poésie que nous souhaitons consulter, elle nous sert des allèles et de la synapse rusés, en Cartésie, quelle tristesse, tout s’explique et se dissèque. Ainsi, au fil des siècles, la face du chien se serait transformée, loin de la gueule originaire du loup solitaire. Deux petits muscles sont apparus aux contours de l’œil, mutation génétique soulevant les sourcils, élargissant le regard et offrant au chien d’aujourd’hui cette expressivité mignarde dont raffolent les cartes postales et qui embobine l’homme attendri. Dire par les yeux je t’aime ne serait donc que l’opportunisme nourricier d’une bestiole, fine stratège ayant saisi les vulnérabilités du voisin bipède. Cette version n’est-elle pas glaçante ? C’est autre chose. Assurément. (p. 41)
60La première phrase asserte de manière générale et dépréciative le point de vue du narrateur sur les explications scientifiques de la physiologie canine grâce à l’emploi du présent gnomique, de la formule attributive à valeur d’identification, de l’emploi de l’article à valeur générique et du pluriel. Ce point de vue est ensuite corroboré dans la suite de l’énoncé par autant d’indices de la prise de distance du locuteur au regard de l’énoncé transmis. Ainsi, le vocabulaire scientifique « allèles », « synapse », « disséquer », « génétique » : le néologisme toponymique « Cartésie » renvoyant par métonymie à un pays qui valorisait le savoir au détriment des émotions par référence à Descartes ; les connotations péjoratives sur « servir », « tristesse », « disséquer », « opportunisme », « bestiole », « stratège », l’isotopie du savoir totalisant trop voyante avec les pluriels, le connecteur de conséquence « ainsi » et le pronom indéfini « tout » ; le conditionnel mettant en doute l’hypothèse « se serait transformée » laissent bien percevoir que le narrateur ne cautionne pas cette hypothèse évolutionniste. Ce qu’il ne manque pas de réitérer à travers la question rhétorique finale valant assertion dépréciative.
61Il me semble pourtant que cette ironie à l’égard de ceux qui ne fréquentent pas, ne comprennent pas ou n’apprécient guère les bêtes n’est jamais méchante ; elle ne souhaite pas blesser mais cherche plutôt à questionner. L’auteur ne s’épargne jamais d’ailleurs complètement, pratiquant dans son roman une autodérision bienvenue qui rééquilibre les choses en se moquant aussi de ceux qui ne jurent que par les animaux. Ainsi de l’adverbe final « Assurément » du passage cité qui transmet une modalisation épistémique qui elle-même instaure une distance au regard du présentatif « C’est autre chose ». L’auteur se moque ici aussi de la propension qu’ont ceux qui aiment les bêtes – et j’en fais partie – à ne pas expliquer un lien inexplicable relevant du magique, du non-dicible, de l’entre deux, parfois proche de l’entre soi.
62Cédric Sapin-Defour manie enfin bien une autre forme d’ironie, proche de l’ironie socratique puisqu’elle passe par des questions dites rhétoriques, faussement naïves, qui viennent après des développements rendant hommage à la race des canidés et destinée à mettre le lecteur de son côté en feignant la recherche de son assentiment. Ainsi, pour illustrer ces promenades réflexives auxquelles nous assujettit le chien, il écrit : « Aristote ne moissonnait-il pas quelques pensées en déambulant à travers son école des promeneurs ? » (p. 176). Oui, tout le monde le sait. Lorsqu’Ubac sent avant le narrateur et sa compagne la survenue d’une onde sismique, le narrateur écrit : « Ce chien à la vie douillette serait donc de la trempe des éléphants de Yala fuyant le tsunami. Qui lui a dit ? » (p. 188), la vaine interrogation soulignant l’instinct, voire la prescience des animaux. Les exemples sont nombreux de ces questions faussement dialogiques destinées à souligner les mille et une qualités de l’animal : « Ce chien me réapprend à lire le vivant autour, à écouter les musiques de la nature, ses amplitudes, ses respirations, à mesurer ses états, à déchiffrer ses codes. L’ai-je su un jour ? » (p. 188). L’on voit ici combien la question feint l’ignorance, alors que l’auteur sait pertinemment de quoi il retourne. On pourrait encore citer : « Qui un jour, depuis sa chaire vermoulue, a décrété que l’animal était à ce point distant de l’homme, démuni de ci, de ça, d’émoi, d’exaltation ou d’un autre de nos sensibles monopoles et que tout rapprochement était sot ? » (p. 198), qui permet de critiquer la théorie de l’animal-machine de Descartes, donc par corolaire ceux qui pensent que l’animal n’a ni émotions ni sentiments, ces derniers étant aussi liés à la pensée et à l’exercice de la raison.
63Le procédé est ainsi éminemment dialogique puisque, sous couvert de faux dialogue et d’ironie, Cédric Sapin-Defour met en évidence de manière très didactique la faiblesse de position de ceux qui dénigrent les animaux, voire la fausseté ou le manque de solidité de leur argumentation, tout en assurant ses propres positions.
Interroger les stéréotypes animaliers : la modalisation autonymique
64Cet amour des mots, l’auteur ne l’exerce pas seulement à propos de ceux qui sont rares ; il s’interroge aussi souvent dans son roman sur leur adéquation à la réalité. Perce ainsi l’éthos d’un narrateur en marge, qui ne se retrouve pas dans le monde qui l’entoure, tant il prend soin de signaler par des modalisations autonymiques ces non-coïncidences du dire, qu’elles apparaissent comme banales, juste évoquées : « Dans ma famille, on est enseignant d’EPS, prof de gym on dit » (p. 39) ou plus philosophiques : « Je jette un œil au jardinet et me dis Vivement, ce mot qui néglige à ce point la vie. » (p. 54).
65Ce pouvoir des mots qui catégorisent, rangent et ordonnent est surtout utilisé dans le roman pour interroger les stéréotypes liés à l’animal. En mettant à distance ces termes que nous utilisons dans notre relation avec les chiens, c’est-à-dire en jouant encore une fois de polyphonie, l’auteur critique la relation entre l’homme et l’animal, entre autres celle de domination :
J’ai déjà « eu » un chien. Iko, une merveille de compagnon, un labrador beige du corps et foncé des oreilles, que ses précédents propriétaires (c’est l’idée que se font certains de leur lien à cet objet mouvant, il y a maître aussi mais que dire ?) (p. 22)
66L’utilisation des guillemets autour du verbe « être » et de l’italique sur le substantif « maître » sont une marque de modalisation autonymique et signalent une non-coïncidence du dire. Ce que signale le texte ici, c’est que les mots normalement usités et induisant une relation de possession ne conviennent pas au narrateur ; le chien est pour lui un compagnon, et non une possession. Les mots que nous utilisons pour dire notre relation à l’animal trahissent une aliénation à un système de valeurs qui fait de l’homme l’être dominant, le supérieur du chien. Il en est de même plus loin, lorsque le narrateur entreprend d’apprendre quelques règles de vie à son chien : « je ne sais pas si éducation est le bon terme, disons l’ambition de nous doter des attributs d’une vie légère… » (p. 109). Par la modalisation autonymique, Cédric Sapin-Defour stigmatise la volonté d’homme d’étendre son emprise, son système de valeurs à l’animal ; il sous-entend que le chien doit se plier aux règles édictées par l’homme. Dans l’un comme l’autre de ces exemples, on voit que le narrateur commente ces emplois par des incidentes métadiscursives qui renvoient au fonctionnement de la langue en l’interrogeant.
67Ce que l’auteur met en exergue par ces modalisations, c’est le caractère préconstruit des expressions, clichés de langue que nous employons au quotidien dans notre relation à l’animal et qui véhiculent une conception hiérarchique, dominatrice, tout autant préconstruite, ingérée et digérée, que nous n’interrogeons jamais, et cela même si nous aimons les animaux. Ainsi, lorsque le narrateur dit : « Alors nous allons nous promener, j’y tiens, aucun ne promène l’autre, il s’agit d’une chose équilibrée » (p. 172). Par l’italique, l’auteur questionne ce complément d’objet direct habituellement à la troisième personne auquel nous nous sommes habitués et qui ne devrait pas exister – bien que l’emploi transitif existe mais plutôt jusqu’au XIXe siècle, et induit nécessairement une réification de l’être promené, donc, d’une certaine manière, la négation de son anima, de sa dimension d’être animé, doué d’une âme.
68Ailleurs, dans la lignée d’une Olivia Rosenthal, la modalisation va permettre d’inverser les relations et de faire jaillir notre caractère animal, donc notre proximité avec ceux que nous pensons être un bien qui peut s’acheter, se vendre, être abandonné : « Certains nous déclarant famille, nous préférons meute car au sein d’un tel groupe où les liens du sang ne sont pas exigés, l’on se jure sans cérémonie fidélité, secours et liberté » (p. 156) La meute, c’est le groupe, la bande, composée d’êtres qui s’attachent, viscéralement, éternellement, sont prêts à mordre pour se défendre les uns les autres, et n’ont pas besoin d’aval de l’Église ou de la mairie pour exister. Dans ce substantif, il y aussi l’errance, concept qui plaît au narrateur qui déménage, a au départ du mal à se fixer, et aime barouder.
69Enfin, ce que fait éclater la modalisation autonymique, c’est aussi l’intelligence animale qui s’oppose à la pseudo-vérité éthologique qui voudrait que les chiens soient dressés et obéissent en fonction du timbre de voix et des sonorités :
J’ai essayé avec ramener, démener, malmener. Ça n’a jamais agi. Quand bien même rehaussés du ton de l’escampette, les suffixes ne font pas illusion. Statisme absolu chez mon compagnon.
En revanche, parce qu’il y a dedans un bout de promesse, « On va se promener ? » à demi chuchoté et la vie remue jusqu’aux tournis. Ce mot est le sien, celui des élans. (p. 134)
70Est-ce la mémoire, l’intelligence animale qui est ici soulignée ? Je ne sais. Toujours est-il que ce que l’expérience met en exergue, et paraphrase de manière légère mais très précise, c’est qu’Ubac reconnaît un mot, et qu’il lui a associé un sens ; un seul, et que lorsque le signifiant change, le signifié aussi. Certes le chien ne peut pas parler, mais il communique. Mais combien de mots comprend-il ? Dans une société où notre vocabulaire se réduit comme peau de chagrin, viendra-t-il un jour où le chien comprendra plus de vocabulaire qu’un adolescent ? Je n’ose le croire. Mais les chiens différencient, et comprennent certains mots.
71Face à cette « langue des maîtres », transmettant notre propension à la domination, l’auteur propose une nouvelle langue, emplie d’humanité. Le narrateur s’essaye ainsi à remotiver certains termes et gestes oubliés, afin de mieux caractériser sa relation avec Ubac :
Il y a peu, dans une salle de trop d’attente, j’ai lu un bel article sur un geste quasi disparu, l’enluminure, cet art d’orner les récits. D’un matériau moins clinquant que l’or, c’est cela que tu as fait et fais encore, par touches élégantes, tu embellis ma petite histoire. Notre vie commune mérite mieux que de lui trouver des mots qui font joli mais enlumineur te va si bien. (p. 286)
72D’Argos, le chien d’Ulysse, on retient la fidélité, l’intelligence et l’amour, puisqu’ainsi que le raconte Homère dans le chant XVII de l’Odyssée, alors que le héros rentre à Ithaque après son long périple, déguisé en mendiant, un seul être le reconnaît : son chien. Homère écrit : « Or, un chien couché leva la tête et les oreilles ; c’était Argos. », puis, plus loin : « Quant à Argos, le destin ténébreux de la mort s’empara de lui, aussitôt qu’il eut revu son maître, après vingt ans d’absence11 ». On sait l’exégèse superbe que fit Pascal Quignard de ce passage. On peut mourir de penser, ou peut aussi mourir d’aimer.
73Dans Son odeur après la pluie, ce n’est plus l’animal qui se meurt d’avoir perdu ou reconnu son maître, mais le narrateur qui se meurt et clame sa douleur d’avoir perdu son chien. Il me semble que Cédric Sapin-Defour illustre et détaille certes l’intelligence, la sensibilité et la grandeur du chien déjà perceptibles dans le récit d’Homère ; mais il va plus loin, transcrivant par son style la relation unique que nous pouvons entretenir avec eux. S’il n’est pas certain que nos animaux aient une âme, ils ne sont ni machines, ni automates. Capables de comprendre, d’éprouver, de s’attacher et de souffrir, de communiquer, d’anticiper, de se tromper, les chiens renvoient aux hommes une part de leur humanité, de leur bonté, ou bien de leur bêtise, voire de leur cruauté. Cédric Sapin-Defour ne rejoint pas Condillac pour autant car, s’il se laisse parfois aller à l’anthropomorphisme, son style, oscillant entre lyrisme, didactisme et ironie, cherche avant tout à mettre en avant combien la considération que nous devons porter aux animaux change notre rapport à eux : non d’égal à d’égal mais d’être vivant, pensant et aimant, à être vivant, éprouvant et aimant.
74Et pour cela, je l’en remercie.