Colloques en ligne

Claire Stolz

Une façon d’aimer de Dominique Barbéris, style et art d’écrire la « chanson grise » de mondes disparus

1J’ai le plaisir de vous présenter aujourd’hui un des plus beaux romans de la rentrée 2023, Une façon d’aimer de Dominique Barbéris, œuvre qui a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française1.

2Ce livre de 200 pages est un bijou de grâce, d’élégance et de profondeur nostalgique, à l’écriture finement ciselée. Évoquant une période et des faits que les lecteurs sont peu nombreux à avoir connus, il résonne cependant dans la sensibilité de beaucoup par sa délicate nostalgie du temps perdu de l’enfance et par l’exotisme d’une Afrique dont l’atmosphère (réelle ou fantasmée) est rendue à merveille.

3De quoi s’agit-il ? de l’histoire de Madeleine, une femme des années 50-60, « de la génération de la guerre » (p. 16) partie s’installer avec son mari à Douala au Cameroun, à la veille de l’indépendance qui sera proclamée le 1er janvier 1960, dans l’atmosphère inquiète et délétère de la fin d’un monde, histoire résumée par la narratrice comme « une histoire sage, une vie retirée et discrète traversée d’un bref coup de folie, une romance secrète. » (p. 16). Une histoire et un personnage qui résonnent avec les plus grands romans d’amour de notre littérature (et sans doute de la littérature anglaise), ce qui participe à l’épaisseur littéraire du roman : on pense à Mme Bovary (Madeleine refuse les avances d’un médecin, mais aurait rêvé « d’autre chose, beaucoup mieux : Jean Marais [...] ou Gérard Philippe » (p. 53), épouse par raison un brave commerçant et n’est pas insensible ensuite au charme du mystérieux Yves Prigent, séducteur et « homme à femmes ») ; on pense à la Princesse de Clèves par l’élégance innée et maintes fois soulignée du personnage (elle a un air de Michèle Morgan2), par sa réserve et sa pudeur (avec l’ourlet à la cheville de la fameuse « robe parachute », (p. 17), ou avec la « jupe grise à plis sous le genou » (p. 23) quand elle prend de l’âge), même si c’est peut-être une rebelle silencieusement étouffée comme le personnage de Thérèse Desqueyroux, roman qu’elle affectionne ; la scène du bal, où elle rencontre Prigent, réveille le souvenir du bal de la Vaubieyssard ou de celui où la Princesse de Clèves rencontre le duc de Nemours, mais aussi le bal du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras : la scène opposait Lol dissimulée par des plantes vertes et Anne-Marie Stretter faisant son entrée glorieuse, comme le bal de Douala oppose Madeleine Morand, toujours « en retrait » (p. 108), « avec l’air embarrassé des femmes qui font tapisserie » (p. 106) et Elizabeth Shermann, « une Américaine très en vue, tapageuse et trop parfumée » (p. 106).

4Mais ce roman, c’est aussi l’évocation des atmosphères de la seconde moitié du XXe siècle, avec d’une part l’après-guerre, marqué par le retour des plaisirs de la vie et par le processus de décolonisation vécu dans la douleur par les colons et par les colonisés, et d’autre part le dernier tiers du siècle qui rejette dans les limbes de l’Histoire cette période des années 50 et voit s’effacer cette génération :

C’était la génération de la guerre. Ils disaient qu’ils avaient tiré leur épingle du jeu. Ils avaient vu leur petite partie du monde. Ils ne réclamaient rien à personne. Ils n’intéressaient plus personne non plus. (p. 201)

5Dans cette présentation, je n’aborderai que quelques aspects de cette œuvre très riche. Je parlerai d’abord de la structure et de l’énonciation du roman, avec une approche un peu linguistique, puis je montrerai qu’Une façon d’aimer est une œuvre de mémoire, c’est-à-dire écrite en hommage à monde disparu, dont la trace s’efface, et selon un art savant qui tient de la poésie verlainienne, dans sa puissance d’évocation et par son estompage de lignes trop franches et de couleurs trop crues.

La structure du roman et son énonciation

La structure

6Une Façon d’aimer a une structure aussi subtile que fortement affirmée. En effet, ce roman assez court est divisé en trois parties (30 pages, 31 pages, 120 pages) subdivisées elles-mêmes en chapitres (5 pour les deux premières parties, 12 pour la troisième) en général assez brefs, de 3 à 12 pages environ, sauf le chapitre 7 de la troisième partie, qui compte 32 pages qui raconte les promenades quotidiennes de Prigent avec Madeleine au printemps-été 58, pendant environ un mois. Le roman, souvent au sein d’un même chapitre, fait des allers et retours entre divers lieux (principalement la campagne nantaise et Douala) et diverses époques (les années 50, les années 60, les années 70 ou 80).

7La première partie présente la vie de Madeleine avant la rencontre avec Guy, son futur mari, évoque les souvenirs qu’en a la narratrice enfant à la fin des années 60 et raconte la dernière visite que celle-ci a faite adulte à sa tante et à son oncle retraités à Nantes ; après la mort de ses parents, Sophie, la fille de Madeleine, donne à la narratrice une enveloppe avec des photos, des lettres et des coupures de journaux, retrouvée dans les affaires de la défunte. Le document le plus frappant est une photo de Madeleine, légendée « Douala, allée des Cocotiers, 1958 » :

Ma tante est prise d’assez loin ; elle a vingt-sept ans, ou vingt-huit. Elle porte une de ces robes claires, d’été, à la mode dans les années cinquante : un imprimé fleuri dont on ne distingue pas le motif, une jupe large et froncée du type « parachute », l’ourlet à la cheville. (p. 17)

8La deuxième partie évoque l’histoire de la famille, l’enfance et l’adolescence de Madeleine, histoire quasiment uniquement féminine (la narratrice parle d’« un huis-clos féminin à la fois rassurant et étouffant » (p. 48)  :

  • La grand-mère Régine Le Tellec qui avait « toujours regretté son mariage » (p. 45) et dont le mari Léonard Le Tellec était mort opportunément en 1939 ; ses deux filles, Madeleine et Olivia (mère de la narratrice) ; la belle-sœur de la grand-mère, Émilienne, qui a deux fils, Joseph, né la même année que Madeleine, se destinant très tôt à la prêtrise, et un autre dont la narratrice ne dit rien.

  • Les lieux de cette enfance : la boutique de confection de la grand-mère à Nantes, près du Pont du Cens, qui sera reprise par Madeleine et son mari à leur retraite, et surtout la maison de campagne, au sud de Nantes, près de celle d’Emilienne.

9La place de la mode féminine est très importante pour ces femmes qui ont été durement privées d’élégance pendant la période de la guerre, et elles consacrent leurs dimanches à la couture, dans l’air du temps :

Ta tante, disait ma mère, adorait la mode. [...] Les femmes retrouvaient le goût de la toilette. Les magazines donnaient des conseils de beauté, proposaient des patrons gratuits. » (p. 50)

10Les deux derniers chapitres de cette deuxième partie décrivent la rencontre entre Madeleine Le Tellec et Guy Morand, leurs fiançailles et leur fête de mariage en septembre 55, mariage qui semble avoir relevé de la part de Madeleine d’une décision de raison et non de cœur (« J’ai vingt-six ans. J’ai pris ma décision. Je vais me marier. », dit-elle p. 62), puis le départ des jeunes époux pour Douala à bord du Mangin.

11La troisième partie, qui constitue les deux tiers du roman (p. 81-203) est consacrée au séjour de Madeleine à Douala, à son histoire avec Yves Prigent, à son retour en France et à la fin de sa vie. Autrement dit, c’est la partie « romanesque » du livre. Elle évoque le climat humide de Douala et l’atmosphère de cette période de fin de colonisation, à la fois inquiétante et désinvolte. Il y a deux moments particulièrement forts, qui sont le bal où Madeleine rencontre Prigent et la fête chez les Villers, où « l’aparté », selon le mot de la narratrice, de Prigent avec Madeleine fait jaser et provoque une scène de la part de Guy.

L’énonciation et les modalisations

12Le récit est mené à la première personne par une narratrice qui est la nièce de Madeleine et qui essaie de reconstituer son histoire à partir des documents de l’enveloppe que lui a donnée Sophie, ainsi qu’à partir des témoignages de celle-ci, de Guy, d’Olivia (la mère de la narratrice), et de documentation livresque. Le point de départ de cette enquête est significativement ce qui est l’emblème du passé, à savoir un double souvenir d’enfance, la photo qui représente Madeleine et Sophie allée des Cocotiers à Douala, photo qui se trouvait sur le buffet de la grand-mère quand la narratrice était enfant et qui se trouve aussi dans l’enveloppe de Sophie, ainsi qu’une remarque intrigante de la grand-mère à propos du mariage (p. 33) : « Parles-en donc à ta tante, de ce genre de bêtise. Elle a failli en faire une, et une grosse. Tu gardes ça pour toi, bien sûr. »

13Le côté enquête très documentée, ainsi que le fait que la narratrice et Sophie aient des points communs biographiques avec l’autrice, pourraient faire interpréter ce JE de la narratrice comme autobiographique, si bien qu’il a été nécessaire de mentionner au seuil du livre : « Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite. »

14Mais pourquoi alors avoir choisi d’écrire à la première personne ? En fait, ce JE permet une narration presque constamment déportée par rapport à son personnage, menée souvent sur le mode de l’hypothèse (avec l’utilisation du conditionnel : « Ce serait alors au tout début de la soirée, avant la pluie. » p. 123) et, plus largement de l’épistémique, mais basculant parfois aussi sur la modalisation aléthique de la construction fictionnelle, ce qui lui confère la validité poétique et nostalgique de l’évocation d’un monde qui a bel et bien existé mais qui est révolu. En voici deux exemples :

Le plus probable [épistémique], c’est qu’elle ait croisé Prigent en ville, par hasard. [...] Toujours est-il [aléthique] qu’ils se sont trouvés face à face. (p. 125-126)

Il paraît [épistémique] que Guy regardait Madeleine fixement dans l’ombre et qu’elle souriait avec cette gêne ambiguë des jeunes femmes quand un homme s’intéresse à elle de trop près. [...]

En tout cas [aléthique], ma mère est formelle, c’est le soir de ce dimanche d’août que Guy a décidé de « demander » Madeleine quand il rentrerait de son premier séjour. (p. 57)

15En effet, loin du narrateur omniscient, la narratrice multiplie les modalisations épistémiques, avec des moyens très divers :

  • modalisateurs verbaux impersonnels comme : il paraît / paraît-il / il est possible /il est probable/ il est certain :

Il paraît que le soir, la ville se remplissait de cris d’oiseaux, de battements d’ailes, et des cris des enfants qui sortaient des crèches et des écoles. (p. 19)

Il est possible qu’il n’y ait rien eu d’autre, que ç’ait été aussi simple que cela. C’était peut-être lié à sa timidité à elle, à ce qu’elle avait de raide et d’un peu triste qui l’avait ému. (p. 114)

  • adverbes modalisateurs comme : peut-être/ sans doute/ probablement :

C’était peut-être un de ces hommes qui travaillent dans le renseignement derrière le paravent de leur poste. (p. 119)

  • semi-auxiliaires de mode (devoir/ pouvoir) :

Mais sur ce qui l’attend, elle ne doit pas savoir grand-chose, avec l’éducation qu’elle a reçue [...]. (p. 69)

  • mises en débat par des questions ouvertes, non rhétoriques ou des interrogations indirectes (je me demande si, je ne sais pas si...)

Prigent est arrivé tard, d’après les témoignages du personnel du terrain d’aviation. A-t-il attendu Madeleine ? A-t-il pu se rendre au bout de la rue Clémenceau ? A-t-il dû changer ses plans, arrêté par des barrages en ville ? (p. 184)

  • verbes d’opinion à la première personne : je pense/ j’imagine

J’imagine qu’avec ses cases blanches entre les cocotiers sur les bords du Wouri, la ville pouvait avoir l’air d’une des petites stations balnéaires de la côte atlantique. (p. 81)

  • verbes d’opinion à la personne 3 ou 6 avec un sujet personnel (ma mère pense que), ou indéfini (on pense que...) :

C’était un ami de Raymond et Jacqueline. [...]. On peut donc supposer que dès le lendemain, il se trouvait sur la terrasse. (p. 116)

16En affinité avec la modalisation épistémique, qui situe les procès dans la sphère de la croyance plus que dans celle de la réalité, la narratrice utilise de façon intensive le pronom on :

  • Parfois en énallage familier d’un nous collectif un peu large, ou d’un ils

Le soleil tapait fort mais l’intérieur de la maison restait sombre et humide ; [...] ; on [= nous/la famille du temps de l’enfance de la narratrice] gardait les volets fermés. (p. 30)

L’été, on [= ils/les jeunes Madeleine, Olivia, Guy et Joseph] partait en promenade à la fin de l’après-midi, à l’heure où le soleil baisse [...] ; et je me suis dit quelquefois qu’à cette heure-là, notre campagne si plate [...] n’est pas si différente de celle qu’on [= vrai indéfini] voit sur les tableaux des environs de Rome [...] (p. 55)

Ce on permet de confondre les époques, comme on le voit avec l’exemple de la p. 55 et d’ouvrir sur la confusion ou du moins sur le rapprochement de lieux pourtant fort éloignés et différents3.

  • Le plus souvent on est utilisé avec sa valeur d’indéfini, (« L’été 55, [...] on envoyait les réservistes en Algérie » p. 58 ; à propos des photos, le on indéfini permet au lecteur de partager le point de vue de la narratrice, comme s’il regardait par-dessus son épaule : « En fond de décor, on voit deux lignes parallèles[...] », p. 58 ; « On devine une colonne de la large terrasse et plus bas, éclairée par des taches lumineuses , la piste sur laquelle les couples tournaient dans la chaleur moite de la nuit. » p. 110-111).

  • On est aussi utilisé comme sujet du discours citant ou du point de vue adopté, ce qui accentue le climat épistémique :

Dans la famille, on a toujours dit que ç’avait été un beau mariage. (p. 72)

On disait que les syndicats étaient infiltrés par les communistes. (p. 92)

On disait en hochant la tête : C’est inquiétant, très inquiétant. (p. 111)

On disait qu’il avait des contacts avec les milieux indépendantistes, qu’il pouvait être un négociateur efficace, qu’il en imposait par une relative modération et qu’il savait jouer habilement de sa « séduction personnelle ». (p. 119)

On me dira qu’en 58 les succès de la France d’après-guerre étaient concurrencés par ceux qui venaient d’Amérique. (p. 112)

17Souvent le climat épistémique est porté par le cumul de plusieurs des moyens que je viens de citer, comme dans ce passage où la narratrice évoque une photo d’une des fêtes où se trouve Madeleine (c’est moi qui souligne) :

Je me demande si ce n’est pas lui [Prigent] qu’on voit à l’arrière-plan d’une des photographies de l’enveloppe. Difficile de savoir où et quand elle a été prise : au dos il n’y a pas d’indication. Sur la galerie d’une case dont on ne voit qu’une faible partie ? [...] C’est certainement une soirée entre amis. Guy et Madeleine ont amené leur fille.[...] elle est pieds nus, la tête penchée vers le sol (elle a dû y repérer quelque chose) [...]. Il semble aussi qu’elle porte la même robe en plumetis, attachée par deux nœuds sur les épaules, que sur la photographie de l’allée des Cocotiers – ce qui m’incline à dater la photographie de 58, peut-être septembre. (p. 120)

Discours rapportés

18La narratrice en tant qu’enquêtrice essayant de reconstituer l’histoire de Madeleine, a recours à beaucoup de discours rapportés, cités, commentés. Elle utilise :

  • des discours directs marqués ou non par des guillemets ou des dialogues avec des tirets, le plus souvent avec un verbe de locution anté-, post-posé ou en incise ; l’absence des guillemets ou des tirets indique une plus forte intégration du discours rapporté dans le récit ; c’est une forme qui, dans cette écriture, se rapproche du discours indirect introduit par QUE, et atténue l’énonciation du discours cité dans un effet de sur-énonciation du discours citant narratorial, comme on le voit avec les deux exemples ci-dessous :

Je pense, a dit lentement Sophie, que mon père l’aimait sans mesure.

Nous avons laissé le mot retomber en nous ; il nous coupait le souffle. Soudain, Sophie a continué : Il lui a pardonné. Il lui pardonnait tout ; c’est souvent comme ça dans les couples. Il y en a un qui pardonne et qui accepte. (p. 39-40)

Il sourit en fumant. Puis tendit la main à Madeleine : Vous dansez ?

Elle s’excusa : Non, je danse très peu, je ne danse pas bien.

Mais il insista et il la tira vers la piste. (p. 104)

  • beaucoup de discours indirects introduits par QUE, attribués (« Maman disait que... ») ou non attribués (« On disait que... »), mais assez peu de discours indirects libres

  • des références livresques (« En 58, d’après ce que j’ai lu, les “événements” s’accéléraient. » p. 18 ; « Douala au temps des colonies, Douala sous le mandat français : je ne connais tout cela que par les livres. » p. 19)

  • mais aussi beaucoup de citations non introduites, souvent non attribuées, en italiques et parfois entre parenthèses pour souligner l’autonymie ou suggérer qu’il s’agit d’une expression stéréotypée (« les pièces rapportées » p. 28), d’époque (« aux colonies ») ou de groupe social, ici les expatriés :

On critiquait l’armée, le gouvernement, les décisions de la métropole (Ils ne comprennent rien à Paris) (p. 111)

ou familiales (chaque famille a ses stéréotypies expressives), par exemple :

(Bientôt l’école! Au moins, ça vous occupera). (p. 30)

ou idiolectales : la grand-mère a ainsi toute une batterie d’expressions frappantes :

Elle nous a toujours conseillé à Sophie et à moi, de rester célibataires : Les hommes vous bourrent le crâne. Ils mentent comme ils respirent. (p. 28)

Sophie n’aura pas la beauté de sa mère ; elle sera beaucoup plus ordinaire ; Sophie sera de celles « dont on ne parle pas ». (p. 29, 34, etc.)

19ou sans italiques :

Elle nous disait toujours : « La liberté, c’est la moitié de la vie. » (p. 45)

Focus sur les italiques vs les guillemets

20Car ce qui est frappant aussi, c’est que l’usage des italiques dans tous ces cas n’est pas systématique et peut alterner avec de simples guillemets par exemple pour les métaphores figées :

Un brouillard « à couper au couteau » (p. 189)

21Les guillemets indiquent que la narratrice reprend consciemment un cliché ; ils signalent une hétérogénéité discursive mais non énonciative. Les italiques indiquent que ces clichés font partie d’un discours rapporté : ils signalent une hétérogénéité énonciative et pas seulement discursive.

Les recherches seraient très difficiles ; il serait impossible de localiser l’appareil.

Une aiguille dans une botte de foin.

[...]

Ils avaient tous les deux la même phrase en tête : la forêt vierge ne rend pas ses morts. (p. 179)

22Les italiques, en alternance avec les guillemets, marquent aussi un type d’expression qui, sans être totalement figée, s’inscrit dans un stéréotype situationnel, par exemple celui de la photo de groupe :

On sent qu’ils viennent de s’appeler avec bonne humeur : « Allez, venez pour la photo ! Si vous ne vous pressez pas, vous ne serez pas sur la photo-souvenir. »

[...]

(Serrez-vous un peu plus, sinon on ne verra pas tout le monde.) (p. 110)

23On trouve même des italiques appliqués sur une partie d’un discours direct, soit pour marquer un stéréotype d’expression (sous-entendu : c’est une expression reprise souvent par les Français – ou même simplement par Guy –, obligés de quitter le Cameroun), soit pour marquer une insistance du locuteur du discours cité :

Mon oncle protestait : « Je suis parti là-bas pour travailler. Je n’avais rien trouvé en France ; on n’y était pour rien. » (p. 20)

24On les trouve aussi en reprise (parfois diaphonique, comme dans le premier exemple ci-dessous) d’un discours rapporté direct et portant ainsi la phrase au rang de maxime gravée dans la mémoire :

Je me revois sortant du magasin, ma mère disant : « Tu n’es jamais contente de ce que tu as. Tu n’es pas très jolie quand tu fais la tête. Tu seras vite cataloguée. »

Les enfants capricieuses comme toi sont vite « cataloguées ». (p. 46)

À la maison, un univers de femmes ; un huis-clos féminin à la fois rassurant et étouffant, fait de principes et d’interdits :

Tiens-toi droite, tu seras bossue plus tard. Respire par le nez ; ferme la bouche. Tu as l’air sotte quand tu ris. (p. 49)

On s’est contenté de lui dire : C’est la nature, c’est normal. C’est mieux que de rester vieille fille, il faut passer par là. Tu ne seras pas la première, tu ne seras pas la dernière. Tu ne passeras pas entre les mailles du filet. Les phrases codées des femmes entre elles (p. 69)4

25Dans certains cas, les italiques sont encadrés de parenthèses, les citations étant ainsi portées au rang de leitmotiv :

Ses jupes sous le genou de – longueur « raisonnable », comme on disait dans ma famille.

(Ne me parlez pas des mini-jupes.) (p. 46)

Ma grand-mère adorait les faits divers et les romans policiers. Je me souviens d’interminables conversations, les dimanches soir, à l’heure du thé, sur les « terrains vagues », les « détraqués » et la pleine lune,

(J’ai une sainte horreur des « terrains vagues »). (p. 48)

26Le marquage autonymique par les italiques cherche à indiquer une polyphonie, soit que l’expression soit reprise par de nombreux locuteurs, soit qu’elle soit typique d’un locuteur et récurrente dans sa bouche5.

27Mais des exemples a contrario existent, où on a des expressions stéréotypées et reprises visiblement plusieurs fois par un locuteur sans qu’il y ait recours aux italiques : par exemple

Grand-mère avait une confiance aveugle dans l’huile de foie de morue. Elle m’en administrait tous les matins à moi aussi une cuillerée suivie d’une bouchée de pain pour faire passer le goût : « Ça te fortifiera. » (p. 29)

28Ce qui semblerait montrer que l’usage des italiques est non seulement un marquage polyphonique, mais aussi un signe d’insistance, destiné à faire résonner davantage l’énoncé et ses locuteurs. Une figure d’amplification, en quelque sorte, comme dans cet exemple tiré du discours narratorial :

Elle faisait semblant de ne pas entendre. Combien d’enfants font semblant ? (p. 34)

29Certains emplois cumulent l’amplification avec la modalisation autonymique marquant la non coïncidence du mot à la chose, pour reprendre la catégorisation de J. Authier-Revuz :

« Ta tante, disait toujours grand-mère, n’était pas franchement jolie – ce qu’on appelle jolie -, mais elle était si élégante ! » (p. 18)

30Ou bien dans ces occurrences où certains mots sont soulignés par les italiques pour indiquer l’insistance véhémente qui leur est appliquée, que ce soit dans le discours narratorial (premier exemple) ou dans les discours rapportés :

C’est fou comme je revois tout ça, comme tout est imprimé en moi au fer rouge. (p. 32)

Ils protestaient autour de la table, réécrivaient sans fin l’histoire : Ils n’auraient jamais dû lui donner à boire ; on ne donne pas à boire à un blessé ; ils n’auraient jamais dû prendre cette piste [...] Ils n’auraient jamais dû appeler les gendarmes. (p. 123)

Qu’est-ce qu’ils veulent, disaient-ils, puisqu’ils vont avoir l’indépendance ? Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? (p. 92)

31Mais l’italique est aussi (car les deux valeurs se cumulent) un signe de mise à distance de l’énonciation citée pouvant aller jusqu’à l’ironie, comme on le voit bien quand Sophie donne l’enveloppe à la narratrice : le mot colonies est d’abord en usage, avec des caractères romains, puis en modalisation autonymique avec des italiques comme signe de non-coïncidence du discours à lui-même, appuyant la glose du mot :

Il y a des coupures de journaux et pas mal de photos prises là-bas, quand ils étaient aux colonies. (Elle a eu cette curieuse expression, vaguement ironique : aux colonies.) (p. 37).

32vs la simple connotation autonymique des guillemets :

Mais on était « aux colonies », et il me semble qu’il y avait un décalage, qu’ils auraient pu danser le menuet, le quadrille des lanciers ou la valse viennoise [...] (p. 112)

33Tout se passe comme si la citation de Sophie était donnée d’abord sans interprétation, et qu’ensuite, l’interprétation ironique, sans doute marquée par l’intonation était signifiée à l’écrit par les italiques, l’italique apportant un soulignement différent des guillemets qui marquent l’autonymie comme simple hétérogénéité discursive, signalant un mot venu d’un discours autre. Dans ces cas, le soulignement par les italiques de l’hétérogénéité énonciative correspond aussi à une sous-énonciation du discours citant.

Une œuvre de mémoire, sur le temps qui passe

34Une façon d’aimer est avant tout une œuvre de mémoire : il s’agit de faire revivre un type de femme, la femme effacée et élégante d’après-guerre, appartenant à la génération de la guerre, et de faire revivre la fin du monde des colonies, tout en lui associant l’ineffable nostalgie des temps de l’enfance, dans une sorte de réinterprétation de la madeleine de Proust, avec une affection particulière pour les nuances en même temps que pour les brouillages ; bref Dominique Barbéris suit un art poétique très verlainien, « la chanson grise où l’Indécis au Précis se joint » ; et d’ailleurs, la narratrice cite un passage de Sagesse (dans « Le ciel est par-dessus les toits »), « la vie est là, simple et tranquille » (p. 26). Cet art poétique est en quelque sorte matérialisé et signifié par les photos en noir et blanc aux bords ondulés comme les biscuits de la célèbre fabrique nantaise LU, Lefèvre Utile. En effet, la photo est à la fois précise, comme la matérialisation du souvenir, une sorte de monumentum, c’est-à-dire un objet chargé de conserver la trace du souvenir ; mais en même temps, certains détails restent imperceptibles et elle recèle beaucoup de mystère, d’autant plus que souvent elle n’est pas légendée et que donc la scène et ses personnages ne sont pas totalement identifiés.

La reconstruction précise d’une époque

35La narratrice se documente pour imaginer le Douala des années 55-58. Elle pose ainsi les éléments essentiels de sa géographie de la ville : la Délégation, l’hôtel Akwa Palace, la Poste, le magasin Printania, le dancing Parallèle 4, le port, et les noms de rue : l’allée des Cocotiers, l’avenue du Vingt-Sept-Août, le boulevard du Général-Leclercq, le square Nachtigal... Elle cite des noms d’arbres (cocotiers, avocatiers, manguiers, frangipaniers) et de quelques animaux, les margouillats, « petits lézards froids, furtifs et dodus » (p. 90) et les roussettes, sortes de chauve-souris ; elle parle aussi beaucoup des oiseaux sans plus de spécification.

36Madeleine et Guy habitent dans « une case », maison avec des détails exotiques comme des « fenêtres sans vitre, fermées par ce genre de volets à lamelles qui protègent à la fois de la chaleur et de la lumière – des claustras » (p. 87), lieu sans vraie intimité : « On se fréquentait, on dînait les uns chez les autres, on s’épiait » ; « comme tous les lieux d’exilés où les gens vivent les uns sur les autres, c’était un lieu d’intrigues. » (p. 99) ; ils ont à leur service un « boy », qui lui aussi, semble les espionner, voire conspirer. Et de la poussière rouge de latérite partout, qui recouvre la terre, les rues et pénètre dans les canalisations si bien que « l’eau de l’évier coulait rouge comme du sang » (p. 97).

37Ils arrivent avec leur culture européenne et la narratrice choisit d’évoquer des objets d’époque qui auraient pu avoir leur place dans les Mythologies de Roland Barthes, qui datent justement de ces années 1955-1960 : la robe parachute de Madeleine à la « silhouette de gravure de mode » (p. 19), la quatre-chevaux noire de Guy, l’appareil Kodak, le paquet rouge des Craven A fumées par Guy et par Prigent ; la littérature à la mode de l’époque : « Henri Troyat, Gilbert Cesbron, François Mauriac » (p. 24) et le titre mystérieux et évocateur Poussière de Rosamund Lehmann. Les années 50-60, c’est aussi l’âge d’or de Paris Match (magazine qui fait le lien entre la génération de Madeleine et celle de la narratrice) et des stars du cinéma et du spectacle : Jean Marais, Gérard Philippe, Liz Taylor et Richard Burton, La Callas... Trois d’entre elles ont une importance particulière dans le roman : Michèle Morgan, Humphrey Bogart et Peter Finch.

38Madeleine Morand en effet, « avait, paraît-il, à l’époque, “quelque chose de Michèle Morgan” dans la blondeur et le maintien. » (p. 18) ; sur la fameuse photo de l’allée des Cocotiers, elle a « une silhouette de gravure de mode » (p. 19) ; au dire de sa sœur, elle avait « travaillé »6 sa ressemblance avec l’actrice par la coiffure et la blondeur de ses cheveux, et l’on peut dire que l’autrice, elle, a travaillé la paronymie du nom et du prénom de son personnage avec ceux de l’actrice. La ressemblance physique est relevée par la famille et par les hommes qui la rencontrent, en particulier par son mari, et par Prigent, même si elle n’a pas les yeux bleus comme son modèle, mais vert pâle (sur les photos en noir et blanc, on voit donc seulement qu’elle a les yeux clairs, comme ceux de la star).

39Humphrey Bogart prête à un des domestiques noirs de la Délégation son « front haut et osseux, une tête tout en longueur et ce mélange si caractéristique et si curieusement attirant de morgue et de mélancolie », bref le serviteur est « comme la version noire » de l’acteur (p. 100), au point que « tout le monde, dans le milieu blanc, lui donnait ce surnom. » (p. 100).

40Prigent, quant à lui, ressemble à l’acteur Peter Finch, par sa coiffure et par ses yeux d’un bleu intense :

Il était mince et nerveux avec une mèche brune qui lui retombait sur le front, une forme d’autorité et de brusquerie, un regard bleu sombre – comme Peter Finch dans Au risque de se perdre. (p. 114)

41Bogart et Prigent-Finch incarnent des environnements virils et inquiétants, car Bogart « si curieusement attirant » est peut-être indépendantiste, et Finch joue dans un film au titre évocateur ; l’un et l’autre sont des incarnations de la séduction et de ses dangers : ainsi Audrey Hepburn dans le rôle de sœur Luc est mise en garde contre le séduisant Docteur Fortunati joué par Peter Finch :

« Méfiez-vous, sœur Luc, c’est un génie, c’est le diable ; c’est un homme, c’est un célibataire. » (p. 114)

42Le cinéma, avec les livres, est un élément important de l’environnement culturel de Madeleine, elle que la narratrice soupçonne d’avoir rêvé épouser un Jean Marais ou un Gérard Philippe ; mais il est un aussi un sujet d’angoisse avec l’épisode dit « du cinéma » (p. 85) où des Noirs indépendantistes s’étaient introduits silencieusement dans le cinéma de Douala, acculant les spectateurs vers l’écran ; et ne peut-on voir une allusion au film d’angoisse d’Alfred Hitchcock Les Oiseaux (1963) dans la description récurrente du vacarme d’oiseaux non identifiés au crépuscule ?

43Enfin, un couple d’objets surannés a une importance particulière, c’est le disque et le tourne-disque, qui apparaissent dès le début du roman, associés à « l’invisible poussière du temps » (p. 15) :

On l’a gardé jusqu’à ce qu’on ne puisse plus utiliser le vieux tourne-disque. On baissait doucement le bras ; on avait l’impression que la pointe diamant atterrissait. La piste de la face 2 était rayée. Ma mère m’a longtemps accusée d’en être responsable. (p. 16)

44Ils vont servir à la diffusion d’une quantité innombrable de chansons, qui forment le décor sonore du roman à tel point que la liste en est faite à la fin du livre : il s’agit de chansons des années 50-60 au premier rang desquels « Madeleine » de Jacques Brel (« Ce soir j’attends Madeleine... », 1961) et la chanson des Lumières de la rampe de Chaplin, « Deux petits chaussons... », 1952; des chansons de Guy Béart ( « La vie conjugale », notamment, qui ouvre le livre, bande originale du diptyque Jean-Marc ou la vie conjugale et Françoise ou la vie conjugale d’André Cayatte, 1964), le célèbre « Bambino » de Dalida (1956). Ce répertoire de midinette dans lequel a baigné Madeleine dès son enfance, puisque c’est sa mère qui fredonne sans cesse « Deux petits chaussons... » et « Fou de vous... », accompagne la vie sentimentale du personnage ; il devient une représentation de la gamme des sentiments et émotions de cette femme si discrète et si secrète.

« l’Indécis au Précis se joint » : la chanson grise

45Dans ce décor d’époque, Dominique Barbéris dépose délicatement « l’invisible poussière du temps » (p. 15) que l’on essaie en vain de souffler sur un vieux disque.

46Du point de vue diégétique, la chronologie est assez balisée : rencontre de Madeleine et Guy en 1950, mariage en 1955 et départ pour Douala, naissance de Sophie en 1957, rencontre de Prigent en mai ou juin 58 lors d’une soirée à la Délégation, « de la manière la plus banale » (p. 103) ; puis rencontre devant la poste quelques jours après ; ensuite Prigent n’est plus vu avant septembre 58, date à laquelle il revient et voit régulièrement Madeleine tout le mois, puis repart pour Yaoundé. Il revient un an plus tard en octobre 59, et la revoit lors de courtes promenades ; puis a lieu la fête chez les Villers : « c’est là, à ce moment qu’il y avait eu un aparté entre ma tante et Yves Prigent [...], et il parlait tandis qu’elle écoutait sans le regarder, consciente qu’on l’observait » (p. 160), ce qui entraine une scène de la part de Guy à l’encontre de Madeleine. On a une seule date précise : le 13 octobre, Prigent appelle Madeleine pour annoncer son départ et lui demander de le voir avant de partir ; le rendez-vous ne pourra avoir lieu du fait des désordres à Douala ce jour-là ; le soir l’avion emmène Prigent et s’écrase. Fin décembre 59, Madeleine rentre en France avec Sophie, suivie par Guy deux mois plus tard.

47Mais ce déroulement est brouillé par beaucoup d’imprécisions soulignées par la narratrice elle-même :

Je ne peux rien dater avec précision. Mais je suis sûre par exemple que Prigent est revenu en septembre 58, trois mois après le bal, juste après l’assassinat d’Um Nyobè. (p. 136)

48L’Indécis verlainien, c’est aussi l’usage de l’imparfait (et du plus-que parfait) assez massif dans le roman en particulier dans les deux premières parties, avec des emplois très divers, de description, d’habitude, d’itératif, de pseudo-itératif, mais toujours avec cet aspect sécant qui fait que les bornes du procès ne sont pas posées ; de ce fait, la perception du temps est déformée, la dizaine de jours d’octobre 59 paraissant plus longue que l’année d’absence de Prigent, épousant ainsi le ressenti émotionnel de Madeleine. L’imparfait alterne avec quelques passés simples, et bien sûr avec des présents et des passés composés référant au temps de la narration, par exemple quand la narratrice décrit les photos.

49L’Indécis, c’est aussi l’utilisation du démonstratif neutre ça (assez durassien) pour parler de ce qui a été vécu par Madeleine :

Ça s’est passé de la manière la plus banale. (p. 103)

Il est possible qu’il n’y ait rien eu d’autre, que ç’ait été aussi simple que cela. (p. 114)

Dans le fond, il ne s’est pas passé grand-chose. Même rien du tout. [...]. Ce n’était pas son genre. (p. 36-37)

50La narratrice essaie de préciser, avant de renoncer :

Une histoire sage, une vie retirée et discrète traversée d’un coup de folie, une romance secrète. Difficile de savoir ce qui arrive à une femme. (p. 16)

51Cette opacité explique la prégnance de la modalisation épistémique ou l’usage de l’alternance italiques /guillemets répondant à des critères à première vue mal déterminés ; mais c’est aussi l’utilisation de très nombreuses citations non seulement de chansons mais aussi littéraires non attribuées, avec une quasi généralisation du régime de l’allusion : la narratrice fait mine de ne plus savoir quel est l’auteur, comme lorsqu’elle termine l’évocation de la nuit africaine par ce qu’elle présente comme « le souvenir d’une lecture » (p. 98) qui n’est autre qu’un passage de plusieurs lignes de La Jalousie (1957) de Robbe-Grillet, dans un jeu de cache-cache remarquable puisque Une façon d’aimer, comme le livre de Robbe-Grillet, se déroule dans des maisons coloniales pleines de fenêtres à claustra, de regards voyeurs, et a aussi pour sujet la jalousie du mari, jalousie surmontée parce que, comme dit Sophie, « Il lui a pardonné. Il lui pardonnait tout. » (p. 40).

52De même, la narratrice cite « un écrivain japonais » sans le nommer (il s’agit de Dasai Osamu, Soleil couchant, 1947) : « Il définissait le secret comme une chose qui manque absolument aux animaux, qui n’existe que chez les hommes. » (p. 41). Et dans la même page, à propos du contenu de l’enveloppe donnée par Sophie, elle écrit : « Une des seules pièces à conviction qui éclairent non pas une vie mais, selon cette belle expression que j’ai lue autrefois dans un livre, le fait mystérieux et obscur d’avoir vécu. » (p. 41), citation de Jankelevitch dans L’irréversible et la nostalgie (1974)7.

53Il y a avec ces deux citations non attribuées dans la même page, et à propos du secret, comme une sorte de mise en abyme de cette thématique et un écho du mystère de Madeleine, souligné à plusieurs reprises, par exemple par sa fille : « C’était comme s’il y avait en elle une autre femme que nous ne connaissions pas. » (p. 40).

54Et la narratrice parle de « son curieux regard clair et comme rentré vers l’intérieur » (p. 68) qui rappelle celui de Bérénice dans l’Aurélien d’Aragon. Ce régime allusif entre ainsi en affinité avec la brume dont est gazée l’évocation de ce passé et permet finalement au lecteur d’adhérer plus facilement à l’atmosphère qui est dessinée, en l’accordant à ses propres représentations et en tissant un rapport de connivence entre narratrice et lecteur, voire communauté de lecteurs : c’est exactement le phénomène d’« incorporation » décrit par Dominique Maingueneau8.

Le sens de l’H/histoire ?

55En conclusion, je voudrais aller un peu plus loin que les critiques que j’ai pu lire, qui parlent de « nostalgie », « mélancolie » etc. Une façon d’aimer permet aussi de sentir le passage du vent de l’Histoire, tel qu’il est ressenti émotionnellement par les individus qu’il tend à effacer :

[…] ce bal perdu dont je cherche à retrouver la trace - et c’est un peu comme si je passais en imagination le long du mur de l’ancienne délégation de Douala en essayant d’en surprendre les bruits, moi, vivante, du bon côté du temps et de l’Histoire, et eux, tous ces danseurs, passés de l’autre côté du temps.

Ma tante Madeleine passée de l’autre côté du temps. (p. 112)9

56Le livre fait des allers retours et des parallèles entre différentes époques : l’enfance de Madeleine et Olivia, l’enfance de la narratrice et de Sophie ; la jeunesse de Madeleine, l’âge adulte et la vieillesse de Madeleine et Guy, le présent aussi, à Paris, à Douala, à Nantes, dans la forêt de Monts, près de la côte atlantique. Le lien est souvent établi grâce à la maison de campagne, lieu de l’enfance, sans doute au sud de la Loire, non loin de la côte, sans autre précision. Ces lieux sont touchés par le passage du temps : la narratrice cite notamment un passage de Julien Gracq tiré de La Forme d’une ville, (Corti, 1988) qui décrit le quartier du Pont du Cens « à cette époque » (p. 47) ; elle lie les lieux entre eux par des relations d’analogie, soit qu’elle imagine que certains quartiers de Douala ont pu ressembler aux villes balnéaires de la côte atlantique (p. 81), soit qu’elle rapproche Douala et Nantes par leur place dans un passé révolu et dans une géographie proustienne :

Le Douala dont je vais parler n’existe plus. De même, la ville de Nantes que j’ai connue enfant, partagée entre deux côtés aussi nettement distincts et éloignés dans mon esprit que chez Proust ceux de Guermantes et de Méséglise. (p. 41)

57L’Histoire colorise de son atmosphère désuète cette histoire intime et secrète, imprimée de manière floue sur des photos en noir et blanc. Le livre, dans sa représentation du temps et de l’Histoire, donne sens et vie à l’histoire de Madeleine, relevant en quelque sorte le défi lancé par Sophie quand elle dit :

D’une certaine manière, ma mère est l’héroïne d’un roman que personne n’écrira. (p. 41).