Colloques en ligne

Wagih Azzam (Genève)

Les deux statues, ou les enjeux du théâtre dans le Jeu de saint Nicolas

Journée "Manuscrits, mètres, performances: les Jeux d'Arras, du théâtre médiéval" organisée le vendredi 16 janvier 2009 à l'Université de Nantes.

1Dans le système symbolique qui régit le fonctionnement de la littérature au Moyen Âge, aucune parole ne paraît pouvoir inventer et prescrire sa loi propre, singulière, s'instituer comme origine. L'originalité semble en effet contraire à la poétique médiévale. Non que l'intention en fût inconnue à une littérature supposée primitive, ni que la nouveauté n'ait pu se masquer sous le voile d'une rhétorique convenue. Il y va, fondamentalement, du symbolique. Pour être recevable, le discours doit produire une garantie: son autorité, qui lui est, nécessairement, antérieure et extérieure.

2En d’autres termes, une parole n’est légitime qu'à condition de retransmettre un héritage, de perpétuer une tradition dans laquelle elle s'inscrit, explicitement ou non, et qu'elle actualise ou réactualise: unique possibilité, pour elle, d'avoir lieu dans le présent d'une communication. Sa présence est donc d'abord représentation.

3C’est en quoi, peut-être, le genre dramatique constitue une forme littéraire et artistique particulièrement significative, mais aussi particulièrement complexe, pour ne pas dire équivoque. Car, donnant à voir et entendre comme immédiatement ce qu'il est censé seulement figurer, le spectacle théâtral oscille entre l'évidence de sa présence – l'intelligence, la jouissance directes du monde sensible qu'il produit sous les yeux du spectateur – et son rôle médiateur, qui la nie.

4Cette tension se manifeste aussi dans la situation géographique du théâtre médiéval primitif. A l'origine, en effet, suivant Elie Konigson 1, le drame, s'intégrant à la liturgie, n'a pas de lieu propre: il a lieu dans l'église ou la cathédrale, dont il épouse la configuration symbolique, et à l'architecture et au mobilier desquelles il se conforme. Mais il éprouve aussi, très tôt, la nécessité de s'en affranchir, avant même d'en sortir, en y créant des «espaces de jeu autonomes» 2. Même si, à «la vieille théorie selon laquelle les drames médiévaux auraient été joués avec force décors sur le parvis des cathédrales» 3, l'on préférait, avec Henri Rey-Flaud, la notion d'un espace circulaire indépendant et urbain 4, on ne devrait pas négliger qu'un «théâtre autonome au sein de la cité garde par bien des côtés des liens étroits, sociaux, psychologiques, spatiaux, avec le milieu qui les suscite» 5. De toute façon, attaché, en principe, à l'office sacré, le théâtre crée son propre espace imaginaire à l'intérieur mais à partir de l'espace symbolique: circonscrit par l'enceinte de l'église – ou de la place publique – dans laquelle il se fond, et cependant près, déjà, d'y bâtir un autre temple, au risque de détourner le culte.

5Or, de caractère religieux, le drame médiéval s'adresse d'abord, dans un but d'édification, à la communauté des chrétiens, aux yeux de laquelle la fonction de représentation est essentielle et le statut de l'image, par là-même, problématique. Si, depuis Charlemagne, l'Eglise occidentale admet et même recommande que soient respectées et honorées reliques, icônes ou basiliques de saints, elle conserve néanmoins envers toute image une attitude de prudence ou méfiance, condamnant iconoclastes et iconodoules dans une même erreur et les renvoyant dos à dos. Dans L’image médiévale, Jean Wirth a bien analysé les positions rigoureuses de Charlemagne, contenues dans les Libri carolini (en 794) 6; il les résume ainsi: «c'est l'intention d'exprimer le modèle par une similitude qui caractérise l'image. Cette intention se manifeste par l'apposition d'un nom sur l'image, comme dans l'exemple [...] d'une belle fille qui, sans inscription, pourrait être aussi bien l'image de la Vierge que celle de Vénus. [...] Les formes sensibles ne transmettent donc pas ce qui est essentiel au modèle; elles ne suffisent pas à le désigner. Sans le nom, l'image ne possède rien de la substance du modèle et ne transmet que des ressemblances accidentelles. L'adoration ne peut donc pas, comme le prétendent les Grecs, transiter par l'image des formes corporelles à la forme spirituelle du prototype. [...] A la limite, on pourrait donc imaginer une vénération de la forme spirituelle devant les images, à condition précisément de savoir qu'elle n'est pas visible dans les images. Cela ne serait possible qu'à un homme instruit mais, aux simples qui ne peuvent lire le nom du saint, l'image n'offre rien d'autre que des formes sensibles à adorer» 7. Déchiffrer l'image nécessite donc un code, qui ne lui est pas inhérent; il faut, pour la convertir, pour en modifier la perception, en orienter la signification, une légende, mais qui, de ce fait, la prive de sa visibilité propre. Appréhendée pour elle-même, l'image se réduit à une idole; elle se résorbe ou s’annihile, par contre, dès lors qu'on la définit comme un symbole. Absolument, elle est équivoque.

6C'est cette ambiguïté, précisément, qui structure le Jeu de saint Nicolas. Je n'entends pas rappeler les composantes profanes et religieuses du drame, mélange d'hagiographie, d'épopée et de fabliau, qui n'a échappé à aucun lecteur. Du moins faut-il noter la tendance quasi-générale des critiques à finalement infléchir l'œuvre dans un sens ou dans l'autre, les uns attribuant à Jehan Bodel une intention spirituelle 8 (fût-elle teintée de matérialisme bourgeois 9), les autres optant pour une profanation radicale 10. Il ne s'agit pas non plus, ici, d'étudier en soi et pour soi, à travers le drame, le thème même de l'image, impliqué par le miracle de saint Nicolas 11, mais de montrer que, à travers les deux statues, le Jeu problématise l'image pour interroger sa propre théâtralité, réfléchir les enjeux du spectacle qu’il donne à voir, de sa mise en scène du miracle. Dans l'opposition des deux statues, celles de Tervagan et de saint Nicolas, ce qui se joue peut-être ainsi, c’est la dialectique à l'intérieur de laquelle le drame tente de définir son espace spécifique, que le prologue, d'emblée, lui dénie cependant.

7L'originalité du Jeu de Saint Nicolas ne se mesure pas nécessairement aux antécédents de l'œuvre 12. En invoquant la garantie des voir disant (v. 7), le Jeu ne nous invite pas «à nous demander à quelles sources livresques il a puisé» 13: son modèle, il l'expose dans le prologue, où, par la bouche du prêcheur, il relate en détail le récit, digne de foi, du miracle qui sera mis en scène.

8L'authenticité du prologue a cependant été contestée par A. Henry, car, il est vrai, ce récit liminaire ne s'accorde pas en tous points avec le drame. Selon le premier, en effet, la guerre menée contre les chrétiens par un roi païen voisin durait depuis un certain temps déjà, lorsque ce dernier décida d'attaquer par surprise ses ennemis (vv. 9-15) – sur leur propre terre sans doute, puisqu'il est question, au v. 18, d'une chapelle (manoque14. Au contraire, ce sont les chrétiens qui, dans la pièce, prennent l'initiative d'envahir les Sarrasins, au grand étonnement du roi d'Afrique: Sont dont crestïen en ma terre? Ont il esmeüe la guerre? (vv. 123-124). Tony Hunt 15 a beau prétendre, pour concilier les deux versions, que, la guerre étant de toute façon donnée comme un préalable, la première action principale du drame, comme du récit, échoit aux païens 16: l'explication, trop artificielle et laborieuse, ne convainc pas et, surtout, sous-estime l'une des données fondamentales du drame, le point de vue que celui-ci adopte. Car une offensive sarrasine en pays chrétien n'investit certainement pas la scène de la même manière qu'une invasion chrétienne en territoire païen 17. Dans ce dernier cas, l’espace symbolique de la scène est entièrement paganisé, sarrasin.

9De même, il n'est pas indifférent que les voleurs, sur scène, reviennent à la taverne, avec leur butin, et y restent dormir parce qu'ils sont épuisés, (vv. 1179 sq.), au lieu que, aux dires du prêcheur, Dieu lui-même, après leur larcin, les incite à s'assoupir dans un refuge quelconque (ne sai ou, en un abitacle, v. 59)18. On peut nommer Dieu, non le représenter; mais alors, le phénomène du sommeil pourrait s'expliquer naturellement. D'autre part, si le récit du prologue focalise l'attention sur le miracle opéré par le saint, peu importent l'endroit et l'identité des voleurs; dans l'économie générale du drame, en revanche, le lieu caractéristique, familier au spectateur, cette taverne, gouvernée par ses règles et sa justice propres, et où a lieu l'intervention de saint Nicolas, en complique assurément la signification.

10Enfin, l'émir d'Outre l'Arbre Sec (vv. 1477 sq.), on le sait, relativise pour le moins le triomphe du christianisme – la conversion des païens –, pourtant absolu et total si l'on en croit le prêcheur (vv. 100-101) 19.

11Cruciales, les observations d'A. Henry n'ont pourtant pas été appréciées à leur juste mesure; sans doute parce que l'éditeur envisageait le problème du seul point de vue de l'authenticité. Ses détracteurs aussi, d'ailleurs, qui tous, à des degrés divers, ont minimisé l'importance de ces divergences, quand ils ne la niaient.

12Je ne veux pas m’attarder ici sur toutes les approches de ce prologue, toutes les tentatives d’authentification ou non, pas toujours convaincantes d’ailleurs. Je m’arrêterai seulement un instant sur celle, plus structuraliste, qu'a tentée Gilbert Dahan 20, et qui permet peut-être mieux d'appréhender la complexité des rapports qu'entretiennent le prologue et l'action scénique, celle du Jeu lui-même, au-delà. Des six prologues de drames religieux que Dahan analyse, il ressort, d'une part, que tous relèvent d'une topique non distinctive du genre dramatique, mais fonctionnent comme élément de transition entre la réalité quotidienne ou liturgique et le théâtre 21. Leur caractère narratif, d'autre part, leur structure fermée, souvent, les situent en marge de l'action proprement dite 22. «D'une manière générale, les prologues [...] ne s'intègrent pas au drame» 23, conclut Dahan, après avoir noté que, ordinairement, l'instance narrative reste étrangère au déroulement dramatique et que son récit, non seulement n'amorce pas l'action, mais ne s'ouvre qu'à peine sur la représentation. Ces traits, à en croire Dahan, le Jeu de Saint Nicolas les accuserait tout particulièrement: «un «prêcheur» [...] prend la parole, présentateur que l'on ne reverra plus» 24, dans un prologue de forme «close» (les adresses aux spectateurs «encadrent le récit, composé lui-même des parties habituelles d'un texte narratif»), à l'exception des «motifs qui ont trait à la représentation» 25 (il s'agit plutôt d'avertissements). Bref, «ce récit résume le drame et forme une unité fermée, presque sans relations avec le Jeu. L'intégration semble alors vraiment impossible» 26.

13Voire. Car, à y regarder de près, le prêcheur s'inclut dans le collectif théâtral: Nous volommes parler anuit (v. 4), canques vous nous verrés faire [...] ensi con je devisé l'ai (vv. 108, 111); ces citations montrent bien qu’il fait déjà partie du spectacle : il est mis en scène 27. Aussi, selon moi, le prologue s'intègre au Jeu; mais ce Jeu est fondé sur une dualité qui lui est essentielle.  Car, indéniablement – c'est là ce qu'on retiendra enfin des analyses de Dahan –, le récit du prêcheur reste indépendant, antérieur et extérieur au drame proprement dit. Considéré isolément, il constitue une représentation en soi, seulement verbale, légitimée (comme une chanson de geste ou un roman) par une instance extrinsèque, l'autorité des voir disant, de l'escrit (v. 61), d’une vita (Qu'en sa vie trouvons lisant, v. 8), garantie qui ne vaut que pour lui seul. Si l'on voulait s'adonner à une étude des sources, elle devrait donc s'appliquer plutôt au récit du prologue. Mais par rapport à la représentation dramatique qu'il annonce, ce dernier occupe à son tour la fonction et la position d'une auctoritas.

14C'est pourquoi nous paraît peu pertinente la question de l'authenticité: l'auctoritas, par définition, toujours transcendante à l'œuvre présentée, ne lui appartient pas, ne revient jamais à sa forme actuelle. Dans le Jeu, le prologue figure cette parole de l'autre, qui détient la loi, détermine le sens du drame et sa réception: quand bien même on l'attribuerait au dramaturge, il est structurellement apocryphe.

15Le prêcheur a donc une fonction symbolique essentielle, d’autant plus qu’il garantit la fidélité de la représentation, par delà toute altération contingente :

Signeur, che trouvons en le vie

Del saint dont anuit est la veille.

Pour che n'aiés pas grant merveille

Se vous veés aucun affaire;

Car canques vous nous verrés faire

Sera essamples sans douter

Del miracle représenter

Ensi con je devisé l'ai.

Del miracle saint Nicolai

Est chis jeus fais et estorés.

Or nous faites pais, si l'orrés.

(vv. 104-114).

16La plupart des critiques, excepté A. Henry 28, ont vu dans cet avertissement un gage, sinon d'authenticité, du moins d'une profonde cohérence: l'auteur du prologue, Jehan Bodel ou un autre, réserverait au dramaturge une marge de liberté, qu'il prend soin de signaler. Cependant, si le prêcheur anticipe sur les éventuelles discordances (aucun affaire), c'est aussi pour prévenir l'étonnement du spectateur, éviter que celui-ci ne soit dérouté, distrait de la représentation: façon, donc, de dédramatiser les inventions originales de la pièce, c’est-à-dire bien sûr d'en minimiser la gravité, ou d'en réduire la portée, mais aussi, littéralement, de les soustraire au drame. Pas plus qu'il n'accepte ces écarts (tout au plus doit-il les constater), le prologue ne promet une convergence absolue. L'exemplarité de la représentation relève plutôt d'un impératif (n'aiés pas, sans doute): l'auctoritas, la loi, enjoint au spectateur de ne pas se laisser séduire par les apparences, de ne pas s'arrêter aux formes matérielles, immédiates et accidentelles, mais de les dépasser pour accéder au sens, à la vérité du miracle, que lui prescrit le prologue. Autrement dit, ce dernier, par rapport à la représentation dramatique qu’il annonce, joue très exactement le rôle d’une légende par rapport à une image.

17En se distinguant du nous (vous nous verrés faire), qui renvoie aux acteurs du Jeu, prologue et drame tout ensemble, le je de l'autorité (con je devisé l'ai), comme l'avait remarqué Roger Dragonetti 29, se décharge des contradictions que l'on pourrait observer – et qu'il exclut par avance du drame, on l'a vu. Mais, d'autre part, compris dans ce nous, je en altère et diffère l'identité, pour la soumettre à la stupéfaction, d'abord, puis à l'arbitrage de vous, en dernière instance, les spectateurs.

18Le Jeu de saint Nicolas inscrit donc dans son prologue une théorie de la représentation théâtrale, qui appelle paradoxalement une dédramatisation, dont il laisse au seul spectateur la responsabilité, conservant ainsi son ambiguïté foncière, de manière à réserver sa signification ultime. (Encore le paradoxe vaut-il pour la théâtralité comme telle, mais la théorie est en fait conforme au dogme chrétien).

19L'efficacité du drame tiendrait à son pouvoir de représenter, on l’a dit, mais aussi de reproduire le miracle de la conversion par l'image. Elle dépend, en d'autres termes, de sa capacité à transmettre la vérité susceptible d'édifier – de convertir ou d'amender – le public. Public que, par identification, la scène révèle à son paganisme foncier, elle-même tout entière paganisée. Le spectateur, installé d'emblée dans le monde des Sarrasins et de leur religion idolâtre, s'y retrouve d'autant mieux, d'ailleurs, que le spectacle de la taverne (nul n'a manqué de le relever) lui renvoie l'image ordinaire de la vie quotidienne arrageoise, jusque dans le miroir dérisoire de son langage profanateur: A! Saint Beneoit (v. 254), foi que tu dois saint Marc (v. 705), foi que je doi saint Jake! (v. 748), Oïl, par saint Jehan (v. 786), de par saint Guillaume! (v. 1114), A! saint Lienars (v. 1133), ou même encore se Dieus te gart (v. 598), Hé! Dieus (v. 659) 30: invocations restituées dans un contexte familier (la taverne) mais ironiquement mises dans la bouche de païens (Auberon, Caignet, Rasoir, Pincedé, Raoulet), soulignant ainsi l'impuissance du langage symbolique et sa profanation

20Aucun affaire: l'avertissement contenu dans le prologue, la grant merveille annoncée, ne désigne pas exclusivement, comme Tony Hunt l'affirmait, l'incongruité de la taverne dans le miracle 31, mais indirectement, même s’il est vrai que la taverne est emblématique de l’originalité ou de l’invention dramatique dans le Jeu, en est en quelque sorte le paradigme. Mais la merveille surgit ailleurs, hors de la taverne. S'il y a lieu de s'étonner – et le texte l'indique par trois fois –, c'est à travers le regard que portent les Sarrasins sur le preudom agenouillé devant une statue grotesque:

(Li amiraus d'Orquenie parole)

Segneur baron, acourés tost!

Toutes les merveilles de l'ost

Sont tout gas fors de che caitif  32.

Ves chi un grant vilain kenu,

S'aoure un mahommet cornu.

Ochirrons le ou prenderons vif?

(Cil d'Oliferne)

N'en ochirrons mie, par foy,

Ains le menrons devant le roy,

Pour merveille, che te promet

(vv. 454-462);

(Li rois)

Segneur, mout m'avés bien servi.

Mais ainc mais tel vilain ne vi

Comme je voi illeuc a destre!

De chele cocue grimuche

Et de che vilain a l'aumuche

Me devisés que che puet estre.

(Li amiraus d'orquenie)

Roys, pour merveilles esgarder

Le t'avons fait tout vif garder.

Or oiés dont il s'entremet:

A genous le trouvai ourant,

A jointes mains et en plourant,

Devant sen cornu mahommet.

(vv. 502-513).

21Seul rescapé de la bataille, unique exemple de la religion chrétienne, le preudom prie et adore un ridicule mahommet cornu. N'était le prologue, il n’est pas certain que rien ne permette d'identifier sûrement la statue avant l'imploration du preudom au moment de sa capture: Sains Nicolas, digne confés (v. 482), invocation, au demeurant, dont on se demande si elle s'adresse au saint ou directement à la statue en présence. Aucune différence, a priori, sinon formelle, entre Tervagan et l'effigie de saint Nicolas, entre l'idole païenne et l'image chrétienne. D'ailleurs, comme l'observait R. Dragonetti, la statue, de bois (fust, v. 31) ou de pierre (v. 780), on ne sait, appelée saint Nicolas par le preudom, nommée tantôt mahommet cornu, tantôt cornu menestrel (v. 999) – «au sens de «canaille», certes, mais aussi de «ménestrel» » –, ou encore nicolai, par les Sarrasins, semble soumise à une «loi de structure qui vise l'indétermination» 33.

22Sur la scène, donc, le spectacle est dans le spectacle (Segneur baron, acourés tost!). Le public se surprend alors, à travers des yeux de Sarrasins, à se découvrir soi-même idolâtre: autre et cependant fondamentalement semblable. Le preudom, d'ailleurs, ne le démentira pas. Au roi d'Afrique, qui l'interroge sur sa foi dans la statue, il répond: Drois est que tous li mons l'aourt [...] Sire, chou est sains Nicolais (vv. 516, 518), bien loin de la nuance établie par le chrétien captif dans le prologue: Sire, ains est fais en le sanlanche Saint Nicolai, que je mout aim (vv. 32-33) 34. Celui-ci se défend clairement de l'idolâtrie; celui-là, au contraire, y abonde. Le décalage se précise encore entre les proclamations de foi des «deux» preudom. Celle du récit ne permet aucun doute; elle atteste que le saint veille sur ceux qui l'invoquent:

Pour che l'aour je et reclaim

Que nus hom qui l'apiaut de cuer

N'iert ja esgarés a nul fuer;

Et s'est si bonne garde eslite

Que il monteploie et pourfite

Canque on li commande a garder

(vv. 34-39).

23S'il est question de profit, certes, le bien auquel il s'applique est suffisamment général (canque) pour qu'on y entende en tout cas un capital spirituel. C'est le roi païen qui en limite l'interprétation à des propriétés matérielles en décidant de confier son trésor à la statue pour vérifier les dires du prisonnier:

– Vilains, je te ferai larder

S'il ne monteploie et pourgarde

Mon tresor [...]

(vv. 40-42).

24Dans la pièce, l'apologie du preudom commence ainsi:

Sire, chou est sains Nicolais,

Qui les desconsilliés secourt.

Tant sont ses miracles apertes!

Il fait ravoir toutes ses pertes,

Il ravoie les desvoiés,

Il rapele les mescreans,

Il ralume les non voians,

Il resuscite les noiiés

(vv. 518 -525).

25 Extrait de son contexte, ce discours semblerait, jusque-là, s'accorder avec son modèle, le compléter même, selon la lecture de J.-Ch. Payen, pour qui «l'idée dominante est que le saint est habile à convertir les âmes» 35. Mais les miracles énumérés ici, le preudom les attribue à la statue, qu'il confond avec le saint. En outre, d'un preudom à l'autre, les bienfaits évoqués (quelle que soit, pour l'instant, leur nature), l'intensité de la foi, par là-même, diffèrent. En effet, tandis que le premier allègue une aide préventive (celui que le saint assiste ne s'égarera jamais) et un bénéfice, c'est un secours et une récupération (ravoir, ravoie, rapele, ralume, resuscite) que le second fait valoir. Nuance, certes, mais qui révèle un changement radical de perspective : non quant à la trame générale (car l'argument préfigure le vol puis la restitution du trésor, en accord avec la légende), mais en ce que le développement dramatique original postule une perte symbolique initiale, contre laquelle, au contraire, en conformité avec la fonction du saint, le prologue garantissait.

26Si le preudom, en conclusion de ce panégyrique, vante néanmoins la protection de la statue, il n'en retient, pour l'illustrer, que l'intérêt matériel, suggérant lui-même, par l'exemple du trésor royal, l'idée d'une démonstration tangible, que le prologue attribuait au seul roi:

Rien qui en se garde soit mise

N'iert ja perdue ne maumise,

Tant ne sera abandonnee,

Non se chis palais ert plain d'or,

Et il geüst seur le tresor:

Tel grasse li a Dieus donnee

(vv. 526-531).

27Le personnage dramatique, dont la profession synthétise les propos que le prologue partage entre le preudom et le roi, est ainsi fondamentalement divisé.

28Voilà donc l'affaire, qui place le spectateur devant sa propre perception de l'image, c'est-à-dire, spéculairement, du drame qui s'offre à son regard 36. Car l'enchâssement est doublement souligné: par la merveille, certes, qui désigne, ici le spectacle du preudom, là, dans le prologue, l'action dramatique; mais par la devision aussi, soit le récit explicatif réclamé par le roi d'Afrique pour satisfaire sa curiosité et comprendre ce qu'il voit (Me devisés que che puet estre) et qui semble faire écho à la narration du prêcheur (con je devisé l'ai), à la légende, censée écarter tout malentendu.

29La merveille ne s'oppose pas seulement au miracle: elle en est la prémisse nécessaire, puisqu'une conversion est en jeu, bénéfice qui devrait déterminer a posteriori l'efficacité du drame sur le spectateur, de même que la récupération du trésor volé, doit prouver aux Sarrasins les vertus de la statue. Le miracle de la représentation – s'il a jamais lieu – impliquait, aussi, un déficit symbolique, une perte préalable, que tout le début de la pièce s'emploie à réaliser: défaite des chrétiens, indifférenciation des images et des religions, identification du spectateur aux païens. Si l’on accepte une telle lecture, ce n’est donc ni maladresse ni hasard, si, au lieu d'illustrer simplement la légende, de s'inscrire dans sa continuité, le drame a commencé par s'en affranchir, par se libérer de son autorité. Tout paraît bien mis en place pour assimiler d'abord l'espace théâtral à une communauté idolâtre résistant à l'empire d'une religion qui prétend lui imposer sa loi, éliminant l'autre, dans lequel elle se reconnaît cependant.

30Au lieu de présupposer la représentation, le Jeu, par un dispositif dramatique complexe, réactive la problématique religieuse des images, pour la reporter sur le plan du spectacle théâtral dont il exhibe l'ambiguïté fondamentale. Dualité sur laquelle repose la structure rigoureuse de la pièce 37: effets de symétrie, jeu continuel de doubles inversés, que les commentateurs, au fil des études, n'ont cessé de souligner, mais qu'il nous faut maintenant relire à la lumière de la stratégie qui les motive.

31 C'est principalement, on l'aura compris, entre la statue chrétienne et l'idole Tervagan, que le drame met en question son identité. Roger Dragonetti a mis en évidence l'objet qui définit leurs rapports 38: «Si l'image de saint Nicolas recouvre de son aspect fruste le trésor du roi, celle de Tervagan, laide en-dessous, mais recouverte d'or, présente les signes inversés du dedans et du dehors de la statue chrétienne»:

A! fieus a putain, Tervagan,

Avés vous dont souffert tel œuvre?

Con je plaing l'or dont je vous cuevre

Che lait visage et che lait cors!

[...]

Car vous avés passé argent,

S'iestes du plus fin or d'Arrabe

(vv. 134-143).

32Qui plus est, «cette couverture d'or [...] ne fait que s'accroître chaque fois que le roi veut obtenir des oracles propitiateurs» (Et si prometés Tervagan Dis mars d'or a croistre ses joes, vv. 162-163), comme la statue du saint semble doubler le trésor (– Che m'est avis qu'il est doublés – Et li sains Nicolais gist sus! vv. 1394-1395).

33«Ressemblances diaboliques fort peu conformes à l'image chrétienne», remarque finalement R. Dragonetti. Mais il faut néanmoins, dans la perspective adoptée ici, envisager encore les différences, révélatrices, me semble-t-il, de l'ambivalence théâtrale problématisée par le Jeu.

34A ne considérer que la valeur mondaine du trésor royal, on réduirait la pièce à une simple profanation de la légende. Or, le miracle, bien entendu, selon l'interprétation canonique, ne consiste pas dans la restitution du bien volé, mais dans la conversion des païens, que celle-ci entraîne: le résultat seul compte, peu importe le moyen. En ce sens, comme les talents des Evangiles, le trésor ressortirait à la parabole: métaphore d'une richesse intérieure dérobée puis rendue, voire (ainsi que l'augurait le prologue) doublée virtuellement ou subjectivement (Che m'est avis), augmentée de ce gain symbolique qu'est le retour à la vraie foi. Capital et bénéfice que la religion chrétienne comprend, en fonction d'une économie divine, dans une perspective eschatologique, c'est-à-dire en prévision des fins dernières.

35Alors que la figure du saint intériorise le trésor pour le projeter vers un au-delà certain, Tervagan, lui, vaut pour son art divinatoire. L'or d'Arabie flatte la vanité de l'idole insatiable en vue d'anticiper l'avenir, que le roi entend connaître et détenir sans délai.

36 L'or, Tervagan le détourne donc à son profit et se l'approprie: il sert, en effet, à grossir ses joues. Si l'image chrétienne, ridiculement simple et dépouillée, ne possède en soi aucune valeur, quoiqu'elle recouvre un trésor inestimable pour la communauté, à l'opposé, l'idole s'enrichit elle-même, mais d'un ornement superficiel, vain masque dissimulant à peine une abjection et une précarité essentielles, selon le roi. Que se révèle, en effet, l'inanité de Tervagan, et le roi n'hésiterait pas à le faire fondre, puis à en redistribuer le précieux métal:

Certes, s'or ne m'aprent mes sors

Les crestïens tous a confondre,

Je vous ferai ardoir et fondre

Et departir entre me gent

(vv. 138-141).

37C'est dans l'évolution dramatique des deux statues que s’accuse leur différence, suivant une partition dont la scène décisive du vol et de son amendement constitue l'axe.

38L'or, donc, favorise la manifestation de l'idole, qui doit s'exprimer selon un langage convenu par avance, un code établi par le roi:

Se je doi gaagnier, si ri,

Et se je doi perdre, si pleure

(vv. 181-182).

39Le message de Tervagan sera ambigu, du moins tel que le perçoit le roi, qui s'en remet à l'avis de son sénéchal:

Senescal, que vous est avis?

Tervagan a plouré et ris:

Chi a mout grant senefianche

(vv. 183-185).

40Comment entendre cet adjectif : grant ? Le roi attribue-t-il à l'oracle un haut sens réservé aux initiés 39, ou en souligne-t-il l'amplitude sémantique difficilement réductible? Nous n'en déciderons pas; quant à nous. Mais l'interprète, lui, le sénéchal, en limitera la portée, lorsqu'il expliquera au roi – mais non sans distorsion –  le message de Tervagan:

Che qu'il rist primes, c'est vos biens:

Vous vainterés les crestïens

A l'eure que contre aus irés;

Et s'ot droit s'il ploura aprés,

Car c'est grans dolours et grans pies

Qu'en fin vous le relenquirés

(vv. 207-212).

41L'idole rit parce que le roi vaincra les chrétiens; elle pleure, car il la reniera finalement. Si, pourtant, l'on décodait les larmes en fonction du langage institué auparavant (v. 182), elles devraient signifier, non la propre affliction de Tervagan, mais une perte pour le roi, résultant de sa conversion.

42La glose du sénéchal – ce n'est pas le moindre des paradoxes – se vérifiera cependant. Devant toute la cour presque entièrement acquise à la religion chrétienne, Tervagan, sans en avoir été sollicité cette fois, délivre verbalement un ultime message (vv. 1512-1515), en un jargon obscur que la nouvelle loi relègue à l'insignifiance, ou plutôt, qui ne dit rien, d'après la traduction du roi, que le regret mortel de l'idole d'avoir été rejetée:

Preudom, il muert de duel et d'ire

De che c'a Dieu me sui turkiés;

Mais n'ai mais soing de son prologe

(vv. 1517-1519).

43Tandis que Tervagan manifeste sa présence sur scène, agit, parle, répond avec une clairvoyance et une efficacité d'ailleurs remarquables, la statue de saint Nicolas, elle, n'opère pas, puisque le trésor confié à sa garde est volé 40: pas plus qu'elle ne satisfait l'attente idolâtre du preudom et des Sarrasins, elle ne remplit donc, d'abord, la fonction de l'icône chrétienne.

44C'est que la réception seule est déterminante: le regard, susceptible de conférer à l'image une force de représentation, pourvu qu'il dépasse la forme visible. Or, dans ses prières, le preudom se trompait de destinataire. L'Ange, d'ailleurs, tenant-lieu du dogme chrétien sur scène, a pris soin, comme le remarquait justement R. Dragonetti, «de [lui] rappeler, lors de l'invasion sarrasine, l'ordre des préséances qui exige que Dieu soit invoqué avant ses saints. Et tout se passe comme si la dévotion du preudome risquait de basculer dans un culte trop zélé qui fait oublier Dieu pour son serviteur et le modèle pour son image» 41:

En Damedieu soies bien chiers

Et en saint Nicolai aprés

(vv. 492-493).

45Saint Nicolas interviendra, certes, pour réparer le vol, comme en réponse aux implorations du prisonnier en sursis, condamné à mort par le roi déçu; et l'on pourrait s'en étonner, car rien ne distingue formellement ces prières des appels que le preudom lançait au moment de sa capture (Sains Nicolais, dignes confés, v. 482):

Sains Nicolais, bons eürés,

A cest besoing me secoures

[...]

Sains Nicolais, le tien secours!

Car chis termines est mout cours

Que chis anemis me promet.

Sains Nicolais, car me regarde!

Je me sui mis en vostre garde,

Ou nule chose ne maumet

(vv. 1238-1239 et 1256-1261).

46Le preudom nomme bien le même saint Nicolas, mais cette fois, en l'absence de la statue. Absolument, le nom désigne le saint – encore que l'invocation demeure douteuse, dans la bouche du preudom, en faveur duquel l'indétermination aura joué. Ainsi aura-t-il fallu, significativement, faire abstraction de l'image pour que le «miracle» de la représentation ait lieu.

47Le drame véhicule, on le voit, une conception de l'image conforme au canon religieux, auquel se référait le prologue et que l'Ange vient rappeler sur scène. Il ne faut  toutefois pas négliger l'ambiguïté délibérément entretenue jusqu'à la fin de la pièce. Si la figure du saint se dédouble sur scène, sous les espèces de la statue, d'une part, et de la personne, d'autre part, pourtant théoriquement immatérielle, il n'est pas certain, néanmoins, que cette distinction ne trahisse en fait une identité profonde relevant de la théâtralité. Disons, en d'autres termes, que la mise en scène d'êtres surnaturels, tel saint Nicolas, ne va pas sans risque d'altération.

48L'Ange lui-même, d'ailleurs, garant de l'orthodoxie religieuse, ne semble pas à l'abri d'une certaine dégradation.

49Son essence angélique, sa nature hiératique, le place dans une position singulière et paradoxale. Qu'il s'adresse aux martyrs de la croisade ou au preudom, en règle générale, «l'Ange parle, mais personne n'entend sa voix. [...] sa consolation ne reçoit pas d'échos sur la terre des hommes», comme le constate H. Rey-Flaud: «l'absence de liaison au niveau des rimes entre l'Ange et les autres personnages du drame marque l'isolement sacré». «Personnage de la transcendance», l'Ange ne saurait «se manifester dans l'immanence de la vie quotidienne. [Il] est l'image d'une religion où la parole divine ne peut jamais s'incarner dans le langage des hommes» 42. Comment s'expliquer cependant, que ce «personnage de la transcendance» soit bien présent sur scène, en chair et en os? Contraint de ne jamais pouvoir communiquer, l'Ange peut-il apparaître, exister au théâtre (fût-ce par convention) à moins de perdre son identité d’ange aux yeux du spectateur? Rey-Flaud oublie, symptomatiquement, de mentionner que l'Ange, au début de la pièce, se montre à un chevalier, qui – M. Zink l'a relevé – ne le «reconnaît pas pour ce qu'il est» 43: Qui estes vous, biau sire, qui si nous confortés (v. 424).

50L'irruption de saint Nicolas ne produit pas un effet différent: Qui iés, qui tel paour nous fais? (v. 1286), demande Pincedé. Il n'a du reste pas échappé à H. Rey-Flaud, ainsi qu'à la plupart des critiques, que «l'intervention tonitruante de saint Nicolas nous ramène sur terre» 44: Fil a putain, tout estes mort! (v. 1281). C'est à l'espace même du drame, plus exactement, à la taverne, à la cour, et non «sur terre», que le franc-parler du saint renvoie. Ainsi s'exprimait Pincedé, justement: Or tost! fil a putain, larron (v. 995); le roi aussi, s'adressant à l'idole: A! fieus a putain, Tervagan (v. 134) 45. Saint Nicolas ne se distingue guère par son langage, au point que l'on peut douter de sa transcendance. Devant Pincedé, d'ailleurs, il décline son identité dans une formule semblable à celle que le preudom employait à propos de la statue (vv. 518-519): Vassal, je sui sains Nicolais, Qui les desconseilliés ravoie (vv. 1286-1287). Davantage, il s'étonne lui-même que celle-ci n'ait pas agi selon l'effet escompté: Bien deüst le tresor tenser L'image qui estoit sus mise (vv. 1293-1294).

51Au fond, la double figure du saint dissocie, dans l'espace scénique, ce que Tervagan réunit. Or, assurément, à travers ce dernier, le Jeu n'entend pas faire mystère de son artifice théâtral. Dans l'imaginaire du Moyen Age chrétien relatif au paganisme, les idoles, statues douées d'une éloquence et d'une mobilité illusoires, sont habitées, en vertu d'un enchantement, par les démons, dont saint Augustin dénonce le subterfuge: «daemones, qui coluntur in templis, per artem nescio quam imaginibus inditi, hoc est visibilus simulacris, ab eis hominibus, qui hac arte fecerunt deos» 46. Ces mêmes démons, d'ailleurs, qui aiment les «scaenicas turpitudines» 47, ont inspiré – toujours selon Augustin – les jeux scéniques des Grecs, heureux d'attribuer aux divinités des crimes humains ou imaginaires afin de se faire adorer à leur place 48. Quoi de plus normal, alors, si les Grecs honoraient les comédiens au même titre que leurs prêtres 49? Culte idolâtre et obscénité théâtrale sont intimement liés.

52Un épisode de La Chanson d'Antioche, entièrement construit autour de l'idole Mahomés, appelée aussi Sathanas, s'applique à en souligner la supercherie, non seulement suivant l'explication traditionnelle (Crués estoit par dedens et fais par triforie [...]. Uns aversiers s'i mist par lor encanterie, Qui la dedens baudist et fait grant taborie, vv. 5303-5307), mais encore par la description de toute une machinerie destinée à la maintenir en suspens et à la faire tournoyer:

De sor .IIII. aïmans le vont metre et drecier,

Ke il ne puist cliner ne nule part ploier.

Mahomés fu en l'air, si prist a tornoier,

Car uns ventials le boute qui le fait remuier

(vv. 4884-4887).

53Effet spectaculaire, qui incite les païens à l'adoration (Dont veïssiés les rois par terre agenoillier, v. 4888), mais ne trompe pas le chrétien qu'est le narrateur.

54A propos de Tervagan, Michael Camille note très justement: «in the Jeu, Bodel actually plays on the irony of the false nature of theatratical representation in his use of an actor manipulating the gross idol [...]. The idea of a mask inhabited by an actor and animated from within nicely evokes the then very current notion that idols were inhabited by evil spirits». En revanche, nous ne le suivons pas lorsqu'il limite l'imposture théâtrale à Tervagan et qu'il l'oppose à «la vérité chrétienne représentée par le signe ou l'image de saint Nicolas» 50, considérant que celle-ci se différencie d'autant mieux du saint qu'il ne s'agirait pas d'une statue, à son avis, mais d'une peinture 51. Sur ce dernier point, le texte est explicite: fust ou pierre, ces termes disent assez la nature de l'image. Au reste, la miniature qui précède le Jeu dans le seul manuscrit conservé 52 représente le preudom agenouillé devant une statue du saint: non pas fruste ou dépouillée, d'ailleurs, mais somptueuse, colorée, si «réaliste» qu'on la confondrait aisément avec l'évêque lui-même.

55Dans la mesure où Tervagan, machinerie ou, plus vraisemblablement, comédien déguisé, ne trompe personne, dans la mesure où il personnifie l'illusion théâtrale, ne démasque-t-il pas aussi, nécessairement, tous les autres personnages, à l'exception de l'image chrétienne, évidemment, emblématique du drame, et dont il reporte l'identité problématique au personnage animé de saint Nicolas.

56Sur la scène du Jeu, l'animation diabolique de l'idole coïncide avec la démonstration du mécanisme théâtral, que le spectateur doit discerner comme tel, sauf (mais aussi, peut-être, quitte) à se laisser prendre au jeu.

57Jeu: à lui seul, le mot cristallise la dialectique, par laquelle le drame met en cause son statut et que nous avons tenté de dégager. Formellement, tout d'abord; car le texte propose deux graphies (ou phonies) concurrentes, réparties selon une distribution qui ne semble pas laissée au hasard. Tandis que le titre, la rubrique, annonce li Jus 53, l'explicit, lui, déclarant que s'achève li Jeus, se conformant donc à l'orthographe (l'orthophonie) fixée par le discours du prêcheur (v. 113), semble indiquer une résolution finale du drame en accord avec le prologue. Prêtons attention, toutefois, aux résonances du signifiant Jus à l’intérieur du drame :

58A commencer par l'étymologie (jocus), que le texte réactive au moment où, le sénéchal ayant exprimé sa crainte que l'explication de l'oracle énigmatique ne déplaise au roi, ce dernier conclut un accord:

(Li senescaus)

Sire, foi que je doi vo cors,

S'espielus vous estoit li sors,

Je croi ja ne vous sera bel.

(Li rois)

Senescal n'aiés pas peür,

De tous mes dieus vous asseür;

Jus soit et fieste necaudent 54

(vv. 192-197).

59Le désagrément annoncé par le sénéchal, la gravité du sors prédisant le destin des Sarrasins (leur conversion) et qui correspond, de fait, au sens du miracle, à la vérité même de la légende attestée par le prêcheur, le roi les minimise – renversement ironique de la mise en garde et de la dédramatisation du prologue. L'autorité païenne accepte l'augure, mais en arrêtant par avance son insignifiance. De l'oracle, en somme, seule devrait importer la manifestation frivole, suscitée par l'or: cette «fête», ce «badinage», à quoi le Jus s'identifie. Sous la caution du roi, donc, c'est une autre convention théâtrale  fondée sur l'impératif d'un jus 55, d'une pure jonglerie festive du langage56.

60En outre, on le sait, les parties de hasart, de dés, qui, avec le vin et le verbiage virtuose 57, constituent l'occupation principale des clients de la taverne, remotivent l'acception première du ludus, opposant à la métaphoricité ou au symbolisme du drame liturgique, la littérarité, la signification propre du jeu poétique.

Caignés, metés jus no argent

(v. 887);

Met jus l'argent, ains qu'il soit pis

(v. 903);

Met jus les deniers, je t'en pri

(v. 907).

61Ces homonymies me paraissent tout à fait révélatrices du niveau où le Jus se situe. C'est à saint Nicolas qu'il revient de le relever, en réveillant les voleurs du trésor, par un rappel à l'ordre vertical:

 Or sus! (v. 1275)

62Ordre auquel fera justement écho l’exclamation du sénéchal au moment de jeter l’idole Tervagan :

Or jus! (v. 1526)

63En cette chute, en ce rejet, ne peut-on aussi entendre l'identité du Jus, de son langage poétique, insignifiant au regard de la loi, ou, du moins, comme le jargon de Tervagan, ne communiquant rien, finalement, que le regret de devoir être renié, au profit d’une conversion ?

64Mais, on le sait, la conversion n’est pas totale. L'amiral d'outre l'Arbre Sec donne sa parole à saint Nicolas tout en restant fidèle à Mahomet (v. 1510-1511). Et, contrairement à la cour, l’espace de la taverne ainsi que les voleurs resteront finalement irréductibles, inconvertibles, mais auront été le véhicule d’une autre conversion, à la cour, qui ne les affecte en rien.

65En portant à l'extrême la loi du ludus, qui consiste à édifier par la représentation, en mimant au plan dramatique le processus de conversion – lequel suppose nécessairement, au départ, une paganisation ou profanation du théâtre, où forme et sens se confondent d'abord –, le Jeu mise sur deux tableaux, tente de concilier respect de la loi et indépendance, l'efficacité symbolique et la jouissance éphémère du spectacle: le trésor, doublé par l'image sainte, et l'or, que s'approprie Tervagan. De même que l'intervention miraculeuse du saint opère sans affecter la taverne, dans laquelle elle a pourtant lieu, ni les voleurs, qui en sont l'instrument; de même, la scène, où se reproduit le miracle, les acteurs fictifs du drame, sans lesquels la représentation ne pourrait s'accomplir, s'effacent en réservant leur identité. Le Jus, pur plaisir théâtral, sert la vérité, mais s'en acquitte aussi, la diffère, reportant la conversion à un futur indéterminé, la projetant en dehors de l'espace scénique – c'est peut-être pourquoi la pièce se clôt, dans l'explicit, avec l'annonce d'un jeus.