Colloques en ligne

Laurent Susini

« Douce & deliée » : la prudence dans L'Astrée

« Soft and fine » : prudence in L’Astrée

1« Douce & deliée ». Ces deux adjectifs caractérisent, au sein du livre 5 de la première partie de L’Astrée, la laine des brebis sacrifiées par le feint Druide Climante, lors de sa parade de magie longuement mise en scène afin d’abuser Galathée : « Apres je pris […] neuf brebis […] dont la laine noire & longue ressembloit à de la soye, tant elle estoit douce & deliée » (5, p. 329). Ces deux derniers adjectifs ont ceci de commun que, suivant les contextes, ils peuvent actualiser un sens tantôt concret, tantôt abstrait. S’agissant d’une chose, délié caractérise ce qui se recommande par son extrême finesse ou délicatesse, et par son caractère imperceptible, tandis que doux vise, quant à lui, ce qui produit « une impression agreable sur les […] sens », sans avoir rien « d’aigre, de piquant, ni de rude1 ». Et s’agissant d’une personne, en revanche, délié caractérise ce qui se recommande par une remarquable habileté ou agilité d’esprit entendue comme adresse et subtilité, tandis que doux vaut synonyme d’« affable, benin, clement », et antonyme de « rude, farouche, fascheux, severe, & violent2 ». Ainsi contextualisée, il n’est pas interdit de voir en l’association de ces deux adjectifs un des motifs convergents, parmi d’autres, d’une possible ressaisie du personnage de Climante en allégorie d’une Prudence noire ou rusée, et en cet attribut d’une « longue » laine bouclée, aussi agréablement soyeuse qu’à peine visible en sa délicatesse, la figuration des voies séduisantes et occultes, sinueuses et patientes de cette insensible insinuation, désormais préférée, dans le monde de la pastorale, aux éclats par trop indiscrets d’une « admiration héroïque arrachée par surprise sinon de force3 ».

2Vertu cardinale entre toutes, et décidant de fait de la possibilité pratique de la tempérance, de la force et de la justice, la vertu de prudence réside au nœud du dispositif proprement romanesque – c’est-à-dire à l’époque, focalisé sur l’amour – de L’Astrée. C’est en effet la maxime de comportement annoncée comme telle dès le début du roman : « la souveraine prudence en amour est de tenir son affection cachée, ou pour le moins de n’en faire jamais rien paroistre inutilement » (1, p. 139), au principe d’une relation complexe, voire tout à fait conflictuelle, d’emblée nouée entre l’intériorité des sentiments et les modes licites ou non, parce que bienséants et discrets ou non, de leur extériorisation. Et c’est dès lors, au risque d’une constante imprudence, la même règle qui se voit ensuite inlassablement rappelée, diffractée, déclinée et rejouée tout au long de la première partie4, motivant les artifices et les ruses déployés par les amants, la plupart de leurs revers de fortune5, et la tentative de divers personnages centraux de dénouer le conflit de l’amour et de la prudence, en invitant par exemple, comme Adamas, à procéder à des mariages « non point par Amour : mais par raison » (5, p. 355), ou comme Céladon, à ne plus penser l’amour véritable comme imprudence mais comme seule douceur (11, p. 649-650).

3Anticipant sur l’anatomie du secret qui occupa tout le XVIIe siècle6 – depuis Accetto7 à Bouhours8 en passant par Madeleine de Scudéry9 –, et sollicitant plus précisément la discrétion des amants, c’est-à-dire tout à la fois, leur parfaite réserve ou mesure, et leur parfaite sagesse ou discernement, la réverbération de ce principe de prudence n’est pas moins sensible dans le roman à travers toute une efflorescence de motifs narratifs consonants : le recours au déguisement, au cross-dressing et au croisement d’identité ; à la dissimulation, au détour, à la vue de loin, à la « porte secrette » (1, p. 133) et à l’ « escalier desrobé » (2, p. 159), à la « cachette d’amour » (arbre ou chapeau), à la grotte, au bois épais, au buisson, à la nuit. Et peu importe à cet égard, même si c’est là tout le moteur du roman, que la prudence mobilisée par les Amants se retourne si régulièrement contre eux et contre elle-même, tant Amour a pour rieuse habitude de s’en « jouer » et de « conduire ses effets au rebours de leurs intentions » (4, p. 249) 10. Loin de participer à sa disqualification, la régulière mise en échec de la prudence par l’Amour n’a souvent d’autre effet dans L’Astrée que l’élaboration paranoïaque d’une prudence de la prudence – ainsi lorsque Phillis est conduite à supposer l’insincérité de Lycidas, dont elle vient pourtant de surprendre les plaintes, au prétexte qu’il l’aurait vue lui-même se cacher de loin11 –, ou le simple recouvrement d’une ruse par une autre – ainsi lorsque ayant couvert son amour pour Cléon par un feint amour pour Laonice, Tyrcis en vient ensuite, pour couvrir cette couverture, à persuader Laonice qu’il feindra désormais d’aimer Cléon12.

4La guerre toujours menée, et le plus souvent victorieuse, de l’amour contre la prudence n’engage somme toute cette dernière qu’à se replier sur elle-même, c’est-à-dire, loin de renoncer à ses artifices, qu’à redoubler ou replier son propre pli, avec ce qu’il suppose de secrète inclusion. Pli des lettres échangées, cachetées ou non13. Pli des vêtements des nymphes – « le bas de leur robe par le devant […] retroussé sur la hanche » et « les manches […] retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple delié », nous soulignons, « qui froncé venoit finir auprès de la main » (I, p. 130). Repli des rives tortueuses14 du Lignon lui-même, telles que réverbérées par le linomple précité, et pli de ses eaux tourbillonnantes dont Céladon noyé se voit « enveloppé15 ». Plis incessants, enfin, du récit, multipliant analepses et prolepses, et voyant tout particulièrement Céladon retrouver à la toute fin du livre 12 ces lieux qu’il avait désertés au tout début du livre 1, mais désormais replié sur l’énigme émergente de sa non-coïncidence à lui-même, au point de demander d’abord de ses propres nouvelles à Tyrcis – « Et comment dit-on, repliqua16 Céladon, que ce Berger se perdit ? » – puis de redoubler ce pli intérieur par les replis de son errance – s’étant approché « sans y penser » de Bon-lieu, il rebrousse aussitôt chemin –, et, in fine, par les replis de sa retraite, dans l’invagination d’une grotte creusée par « les divers tours » (12, p. 683-686) de l’onde.

5C’est à suivre les différents tracés de ces plis et ce qu’ils dessinent du visage de la prudence dans la première partie de L’Astrée qu’on voudrait s’attacher ici, mais en se consacrant, plutôt qu’aux divers modes de leur figuration narrative, aux principes de leur actualisation proprement rhétorique telle qu’elle se fait jour dans la diégèse, à la faveur des diverses grandes séquences insinuatives renseignant les stratégies prudentielles déployées par les personnages.

6Si l’adjectif insinuant ou le terme d’insinuation n’apparaissent jamais dans la première partie de L’Astrée, du moins leur ombre portée se fait-elle des plus sensibles dans la manière dont ses acteurs tendent à dissimuler leurs intentions tout en les poursuivant sans qu’on y pense et sans qu’il y paraisse, et à ne s’exposer ainsi au risque d’être démasqué qu’a posteriori, non sur la base de leurs actes, mais de leurs effets – autant dire, trop tard. Comme le recommande Daphnis à Filandre : « j’estime ceux-là bien advisez, qui se font aimer à leurs Bergeres avant que de leur parler d’Amour » (6, p. 383). Et la même logique s’impose quel que soit l’objectif visé, qu’il importe de se faire aimer ou d’assurer sa vengeance, et, de manière plus générale, d’informer ou réformer le comportement d’autrui sans qu’il y prenne garde, c’est-à-dire sans qu’il s’en défie. De la sorte, qu’Hylas s’applique vainement à séduire Aymée (livre 8) ou Adamas à guérir Galathée de son amour pour un simple berger (livre 10) ; que Sémire s’emploie à détourner Astrée de Céladon (livre 4) ou Climante à saper l’attachement de Galathée pour Lindamor (livre 5) ; qu’Astrée tâche de se faire embrasser par Céladon (livre 4), ou Laonice de se venger de l’affront que lui ont infligé Phillis et Sylvandre (livre 7), les personnages de L’Astrée renoncent presque invariablement à la voie droite et franche qui les verrait s’avancer à découvert, pour privilégier des parcours autrement obliques et sollicitant quatre composantes rhétoriques en tant que telles indépendantes : dérouter, répéter, semer, voiler, mais valant, par la singularité de leur mise en relation et en convergence, patron éprouvé de toute conduite insinuante17.

7La première procédure, dérouter, est fondamentalement affaire de disposition rhétorique, ce que recouvre le terme, non technique en apparence, de conduite régulièrement employé par les personnages. L’enjeu est le suivant : en s’appliquant à brouiller les pistes et à dissimuler toute apparence de plan préétabli à force de détours véritablement ou faussement digressifs, il s’agit de rendre, sinon imperceptible, du moins parfaitement imprévisible l’orientation des parcours instruits par les acteurs, et de dérober ainsi à l’anticipation « l’intention » ou le « dessein » à laquelle ils répondent et qui les vectorisent souterrainement18. C’est ce que thématisent par exemple, dans le roman, la présence du « gratieux Dedale » (2, p. 160) ornant les jardins de Galathée, ou « le tour un peu plus long », par lequel Daphnis « s’approch[e] » de la feinte Callirée sans en « estre veuë, le plus doucement qu’elle peut19 » (6, p. 380). Mais c’est aussi ce que traduit, en termes plus nettement rhétoriques, l’attachement des personnages à ne jamais annoncer d’emblée les fins de leurs actions, et à ne commencer à s’approcher de leur cible que par des voies toutes détournées, suivant des modes de désorientation et d’apparente désorganisation du début de leur plan très clairement réminiscents de la tradition de l’exorde indirect dit par les ambages.

8Dans ce cadre rhétorique prudentiel, de fait, l’orateur appelé à défendre une cause difficile ou odieuse est invité, selon Cicéron, à commencer son discours en évoquant,

à la place de la personne qui suscite l’hostilité, une autre qui soit sympathique aux auditeurs ; ou, à la place de l’affaire qui irrite, une autre qui lui plaise, de sorte que l’esprit de l’auditeur passe de quelque chose qu’il déteste à quelque chose qu’il aime20.

9Or c’est exactement ce que fait Hylas : aspirant à conquérir l’indifférente Aymée, et bien décidé à « y mettre toute [s]a prudence », il juge qu’il ne saurait séduire la belle « ennemie » avant d’avoir séduit sa mère – et tel est donc le « commencement » qu’il donne à son « entreprise » : se familiariser avec la veuve, ou, plus crument, « flatter [l]a vieille », en vue de s’assurer plus tard des faveurs de sa fille, mais en se gardant bien, d’ici là, « de lui faire paroistre [s]on dessein par [s]es paroles » (8, p. 486-487). Sémire de même, en son sombre « dessein » de brouiller Céladon et Astrée : soucieux de « couvr[ir] […] finement son intention », il « commen[ce] » à dérouler son plan en s’immisçant d’abord dans les bonnes grâces de Céladon et en ne manquant aucune occasion d’en dire le plus grand bien à sa Bergère, de manière à substituer à la cause odieuse de ses propres prétentions sur elle, la cause autrement agréable de l’être qu’elle adore (4, p. 300). Et, quoique pour d’autres raisons, Filandre à son tour ne procède pas autrement avec Diane : parce qu’il s’agit de ne donner prise à aucune rumeur et de rester dans les bornes de la plus stricte discrétion, gagner l’honnête amitié de la bergère suppose de gagner d’abord celle de ses soupirants, et de « faire amitié bien étroite avec eux, sans donner aucune connaissance », dans un premier temps, « de celle qu’il port[e] » à la principale intéressée ; et en l’occurrence, « l’Amour le rendit bien si fin & prudent, que continuant son dessein, il ne déceut pas seulement Amidor mais presque [l]es yeux » de Diane elle-même : « il estoit impossible que son dessein eust meilleur commencement21 » (4, p. 368-369).

10La prudence proprement insinuante dont se font l’écho les détours de telles amorces indirectes ne va pas cependant sans le jeu d’une répétition propre à stabiliser insensiblement l’entreprise de désorientation à l’œuvre. Les yeux bandés, de nuit, « sans qu’elle sçeut où elle alloit », la sage-femme Lucine n’est conduite vers la maison d’Olympe qu’après qu’on eut encore fait faire « deux ou trois tours » à son cheval « pour luy oster toute connoissance du chemin » (4, p. 291). « Feignant de faire des oraisons » et « sans le regarder », l’entremetteuse qui tente de débaucher Alcippe l’appelle de même « deux ou trois fois : Alcippe, Alcippe », et ne le conduit « les yeux bandés » jusqu’à la chambre de sa Dame « qu’apres plusieurs détours, et ayant peut-estre passé plusieurs fois sur un mesme chemin » (2, p. 189-190) – pli sur pli. Autant de figurations narratives de ce qui se joue ici de fondamentalement rhétorique, et qu’une Léonide, par exemple, met spontanément en pratique dès qu’il lui importe de se renseigner sur Céladon sans pour autant trahir auprès d’Astrée, Phillis et Diane l’intérêt qu’elle lui porte. Car la voilà aussitôt non seulement recouvrant son dessein premier par une feinte intention de « reconnoistre », selon ses propres termes, « si ce que l’on m’a dit de vostre vertu, Diane, de vostre beauté, Astrée, de vostre merite, Phillis, respond à la renommée qui est divulguée de vous » (exorde indirect par les ambages) ; mais dissimulant encore la tension de ses questions sur Céladon, et ce qu’elle pourrait éveiller de méfiance, par la répétition d’un même procédé, en l’occurrence la multiplication de demandes en tant que telles digressives de son point de vue, parce qu’intéressant d’autres sujets : « L’apres-disnée se passa entre-elles en plusieurs devis & en des demandes que Leonide leur faisoit ; et entre autres elle s’enqueroit qu’estoit devenu un Berger nommé Celadon, qui estoit fils d’Alcippe » (7, p. 406-407). « Plusieurs devis », « des demandes » : le pluriel dit tout ici du rôle accordé à la récurrence de la digression extra causam22 pour instruire la variété et le charme d’une conversation apparemment non finalisée et qu’on dirait procéder à sauts et à gambades, mais ainsi d’autant plus propre à dérober à l’éventuelle vigilance des bergères la tension sous-jacente de l’enquête.

11Gérée avec discernement, surtout, c’est-à-dire sans martellement ni scansion apparente mais combinée à la fluidité d’un style doux-coulant, et dans un constant souci de varier subtilement, délicatement, les perspectives, la répétition participe également à l’approche insinuante de la cible, et à l’art de la circonvenir « peu à peu », lit-on constamment dans L’Astrée, c’est-à-dire progressivement, imperceptiblement, loin de la brutalité de tout assaut frontal. Tel est en effet le rôle proprement enveloppant de la coutume : en « pli[ant] les puissances de [l’] âme » (6, p. 384), infléchir la nature de manière à favoriser son inclusion dans l’apparente évidence d’une seconde nature. Et tel est donc « le meilleur avis » reçu par Filandre pour « engager peu à peu » Diane « en [s]on amitié » : puisque Diane n’est pas accoutumée à ce qu’on lui parle d’amour mais que « [n]ous faisons aisément plusieurs choses qui nous sembleroient fort difficiles, si la coustume ne nous les rendoit aisées », il faut faire en sorte que, « par la coustume », ce que Diane « a si peu accoustumé » lui devienne « ordinaire » : en d’autres termes, « la Bergere qui oyt souvent », et c’est bien l’adverbe l’essentiel, « les discours d’un Amant […], encore qu’elle ne sçache point aimer, ne laisse à se porter insensiblement aux ressentiments de l’Amour », c’est-à-dire, à « aime[r] en effet sans y penser » (6, p. 383-384). Comme le dit Laonice, et Pascal s’en souviendra, « la coustume […] va peu à peu se changeant en nature » (7, p. 418). D’où le rôle de premier plan accordé à la force d’insinuation d’une répétition ni incisive, ni percussive, mais prudemment, doucement, entraînante, et par là-même garante d’une progression sans effort apparent, non moins irrésistible que subtilement émolliente.

12Ce jeu de la répétition serait cependant voué à l’échec s’il n’entendait que remonter le cours de la nature en le contrariant autoritairement. À l’évidence, parce que l’insinuateur ne peut gager l’efficacité de sa démarche que sur son aptitude à renvoyer à autrui l’image de son propre désir, sa tâche ne saurait consister à replier et reconfigurer de l’extérieur les puissances de l’âme de sa victime. Et aussi bien ne s’emploie-t-il, tout au contraire, suivant un apparent transfert d’autorité, qu’à « dévoiler à chacun ce qu’il porte en soi, sans le savoir23 », c’est-à-dire, qu’à favoriser la germination et le dépliement de la seconde nature comme toujours-déjà incluse dans la première24. En d’autres termes, l’insinuateur ne peut donner à entendre que pour autant qu’il peut disposer à entendre. Et les prudents personnages de L’Astrée s’en acquittent essentiellement de deux façons : d’abord en semant le trouble, c’est-à-dire en instaurant un insinuant espace de silence et de questionnement propice à l’écoute ; et ensuite en amenant leurs interlocuteurs à se reconnaître dans le miroir qui leur est tendu, comprenons, en termes plus rhétoriques, à s’appliquer la matière du discours, et, partant, à s’impliquer en elle.

13Semer le trouble, c’est d’abord s’assurer de placer sa cible déstabilisée dans un état non seulement d’inquiétude mais aussi de réceptivité maximale à tout ce qu’on lui pourra dire, et à toutes les passions, jusqu’alors inconscientes ou comme en sommeil, que cela ne manquera pas de réveiller en elle. Les personnages de L’Astrée mobilisent à cette fin plusieurs procédés convergents.

14Le trope présuppositionnel, par exemple, est très efficacement utilisé par Laonice afin d’irriter la jalousie de Lycidas. « [F]eignant de […] demander » à Lycidas et Corilas « des nouvelles » de Tyrcis, qu’aucun des deux ne connaît, elle les informe candidement en apparence : « c’est un Berger qui va plaignant une Bergère morte, et que l’on m’a dit avoir demeuré presque toute l’après-dîner en la compagnie de la belle Bergère Phillis et de son serviteur. » Mais le coup de force consistant à présupposer sur le ton de l’évidence que Phillis a donc un serviteur ne saurait échapper à l’amant de Phillis, qui se saisit d’emblée de cette présupposition comme de l’information principale, et aussitôt suppliciante, de la réponse de Laonice : « & qui est celuy là, respondit incontinant Lycidas » (7, p. 444). L’animal est ferré, et le trouble semé, favorisant l’essor de la jalousie du berger.

15Significativement, s’employant à irriter la jalousie d’Astrée, Sémire recourt auprès d’elle à ce même procédé du trope présuppositionnel, mais en le combinant de surcroit à un autre, la feinte réticence. Commençant par « [s]’estonne[r] […] qu’il y ait si peu de Bergeres qui prennent garde [aux] tromperies » de leurs Bergers « quoy que d’ailleurs elles soient fort avisées », et s’attirant dès lors la réponse attendue d’Astrée : « C’est […] que l’Amour leur clost les yeux », Sémire enchaine aussitôt :

Sans mentir, […] je le crois ainsi, car autrement il ne seroit pas possible que vous ne reconnussiez celle que l’on vous veut faire. Et lors se taisant, il monstroit de se preparer à m’en dire davantage : mais comme s’il se fust repenty de m’en avoir tant dit, il se reprit ainsi : Semire, Semire, que penses-tu faire ?

16Et Astrée, bien sûr, de mordre dans l’instant au double hameçon et du trope présuppositionnel : On veut vous tromper, et de la parade appuyée de sa mise en suspens. Mais invitant Sémire à « parachev[er] ce [qu’il a] commencé », la Bergère n’obtient de lui d’autre réponse que la crucifiante répétition du même procédé : « Ah ! Bergere, […], je ne vous en ay que trop dit » (4, p. 301), feinte réticence des plus insinuantes, et creusant en effet autour d’elle un espace de silence et de trouble désormais susceptible d’être investi par toutes les pensées jalouses les plus tourbillonnantes.

17Le recours à l’interrogation va dans le même sens. Valant invitation « à compléter sur-le-champ le vide que comporte [son] énoncé25 », toute question implique simultanément une mise en débat, c’est-à-dire l’émergence d’un espace de discussion et donc de trouble, si délié soit-il. Et le fait est que, toute claire que peut être à l’occasion la « présomption de positivité26 » de l’interrogateur, il n’en reste pas moins que l’assentiment qu’il sollicite invite l’interrogé à faire sienne la question qu’il lui pose, et qu’une telle appropriation ne saurait donc aller sans une forme, même ténue, de mise en alerte et d’approfondissement. L’assertion s’expose à être rejetée d’instinct ; l’interrogation impulse un mouvement réflexif. Ainsi lorsque le prudent et sage Adamas entreprend de « s’éclaircir tout à fait de la volonté de Céladon » touchant Galathée, c’est à force de relances interrogatives qu’il oblige le Berger à s’emparer de la question de son véritable désir et à y apporter la seule réponse qui lui soit véritablement propre. Significativement, le Druide commence sa manœuvre par un exorde indirect caractérisé, recouvrant ses intentions au point de les prendre au rebours :

Je croy Celadon, que vostre estonnement n’a pas esté petit, de vous voir tout à coup eslevé à une si bonne fortune que celle que vous possedez […]. Dont vous devez loüer les Dieux, & leur en rendre grace, afin qu’ils la vous continuent. (10, p. 566)

18L’artifice est transparent, et n’échappe pas à Léonide narratrice, ni peut-être à Céladon lui-même : feindre d’approuver en première instance l’éventuelle intention du Berger, c’est le disposer à son tour à en faire ouvertement état. Mais face au démenti radical que lui oppose aussitôt Céladon (« Mon pere, si celle-cy est une bonne fortune, il faut donc que j’aye le goust dépravé »), Adamas soucieux de s’assurer de la sincérité d’une telle réponse et de la mettre à l’épreuve, en vient à ne plus recourir qu’à l’interrogation, et à ne plus répondre aux réponses de Céladon que par d’autres questions : « Et comment […] est-il possible que vous ayez si peu de cognoissance de vostre bien, que vous ne voyez à quelle grandeur ceste rencontre vous esleve ?... », « Quoy, vous craignez […] que… ? », « Mais est-il possible […] que… ? », « Pourquoy […] vous figurez-vous qu[e]… ? » (10, p. 566-567). Se faisant l’avocat du diable, et relayant ainsi son mode d’insinuation par excellence – « Pourquoi le Seigneur vous a-t-il défendu de manger de cet arbre27 ? » – le choix de l’interrogation, en sa répétition obstinée, oblige son destinataire à faire sienne la question de son véritable désir et à s’y confronter sérieusement comme au problème essentiel qu’elle figure, plutôt qu’à s’en débarrasser faute d’honnêteté, de temps, ou du simple courage de la vérité. Et, ce faisant, le recours au questionnement permet donc aussi à l’insinuateur de s’assurer en profondeur des intentions et des désirs réels de sa cible, et, le cas échéant, au prix d’un simple jeu de masque ou de miroir, de lui en renvoyer ensuite la séduisante image.

19C’est là tout l’enjeu du thème du reflet, fidèle ou trompeur, qui traverse L’Astrée, qu’il s’agisse des miroirs de Ligdamon (« [il] vous fera voir ce que vous désirez savoir », l. 3, p. 219) ou de Climante (représentant le lieu où Galathée doit « trouver [s]on bien », l. 5, p. 330), et des eaux du Lignon (« Telle Lignon pour la voir s’arresta, / Et pour miroir ses eaux luy presenta », l. 2, p. 186) ou de la Fontaine d’Amour (« Elle reçoit la figure de vostre esprit et non pas de vostre corps », l. 3, p. 238). Réfléchir le désir d’autrui et lui en renvoyer l’exacte et séduisante image, c’est l’inviter insensiblement par là-même à s’appliquer le contenu des paroles qu’on lui destine, et à se les approprier en s’y investissant émotionnellement. Et, entre autres exemples, c’est ce à quoi excelle tout particulièrement le prudent Filandre, qui, soupirant secrètement pour Diane, en vient à dire un soir, pour l’agrément d’un groupe de Bergers, des « Stances […] sur la naissance de son affection » (6, p. 366-367). De fait, la strophe centrale de son poème a beau ne mettre en scène qu’une adresse à un vous non spécifié et possiblement non spécifiable, voire tout à fait indifférent pour d’autres auditeurs : « Ne vous étonnez donc, suivant ceste ordonnance, / Si voyant vos beautez mon amitié commence », c’en est assez, en contexte, pour inviter Diane à s’en appliquer le propos et, sur le mode d’une soudaine prise de conscience, à se confronter ainsi à l’image flatteuse de son inavoué désir. Se fondant en effet sur ce que son amie Daphnis vient de lui apprendre, sur ce que lui donnent simultanément à lire les yeux du récitant, et sur ce qu’elle peut enfin apprécier d’accommodante discrétion dans le flou de la référence visée par le « vous » des Stances, la bergère peut se persuader, selon ses propres termes « que c’estoit à moy à qui ces paroles s’adressoient » (6, p. 367). Engageant à cet égard et le clivage de la réception d’un poème imprécis, voire générique, à dessein, et le principe de sa lecture connivente, c’est-à-dire d’une identification possible dans le miroir virtuellement tendu à l’assemblée des bergères et des bergers, le procédé de Filandre voile en définitive autant qu’il ne sème. Éveillant Diane à l’inavouable vérité de son cœur, il engage dans le même temps la dissimulation des coordonnées de l’énonciation mise en scène par ses stances et le discret estompement des références obliquement visées.

20En l’occurrence pudiquement jeté sur la déclaration d’amour indirecte de Filandre, ce voile de l’énonciation caractérise la plupart des discours résonnant dans L’Astrée, et les modalités en sont tout à la fois si massives et si nombreuses qu’on ne pourra que se contenter de glisser.

21Voix contrefaites (celle de Mellandre en chevalier triste), personnages contrefaits (ainsi des feints Filandre et Callirée), lettres contrefaites (telle celle d’Astrée à Céladon commandée par Alcippe et tracée par Squilindre).

22Feuilletage énonciatif des feintes sermocinations – et voilà, par exemple, Climante racontant à Polémas comment, dissimulé sous le masque d’un feint Druide, il se prit à dire à Galathée : « ce que je vous dy ne viens pas de moy, c’est d’Hecathe que je sers » (5, p. 325-326), ou « Hecathe te fait sçavoir par moi qu’en ce lieu, etc. » (5, p. 331) – mais combien d’énonciateurs se cachent alors dans cet énoncé ?

23Tropes communicationnels – ainsi lorsqu’en présence de Diane, Filandre, couvrant sa constante recherche de la Bergère par une feinte amitié pour Amidor et Filidas, vient à prendre congé d’eux en redoublant de protestations d’amitiés, mais que Daphnis, fine mouche, souffle à l’oreille de son amie : « figurez vous que c’est à vous qu’il parle, & si vous ne luy respondez vous luy faites trop de tort » (6, p. 368).

24Miroitements infinis de l’implicite, enfin, et de dérivations allusives que leurs destinataires, à l’occasion, pourront feindre, au prix d’un repli de la prudence, de n’avoir pas su décoder. Qu’on écoute ainsi la manière si embarrassée, et quelque peu navrante, dont le trompeur Agis semble solliciter indirectement auprès de Léonide le droit de lui parler d’amour : « En fin, belle Nymphe, il ne sert de rien que je dispute en moy-mesme si je dois ou si je ne dois pas vous desclarer ce que j’ay dans l’ame, car le dissimuler est peut-estre recevable en ce qui quelquefois peut estre changé, mais ce qui me contraint de parler à cet heure m’accompagnera jusques au-delà du tombeau » (5, p. 318). Ne formulant pas ouvertement sa requête (Puis-je vous déclarer mon amour ?), mais la repliant sous la forme d’un constat n’intéressant apparemment que lui (Je me pose vainement la question) tout en se gardant bien d’expliciter son objet (non pas l’amour, mais « ce que j’ai dans l’âme » ou « ce qui me contraint à parler »), s’employant de surcroit, quoique sans y parvenir tout à fait, à ce que la valeur dérivée de son énoncé soit susceptible de rester discrètement secondaire et marginale par rapport à sa valeur littérale (et c’est bien là le propre de la dérivation allusive), Agis, en sa maladroite prudence, entendait laisser Léonide libre de s’emparer ou non de la dimension implicite de son énoncé. Réponse réfrigérante, hélas, mais véritablement prudente, de l’intéressée, « comme feignant de n’entendre pas ce qu’il vouloit dire » : « Vous avez raison, Agis, de ne point taire par dissimulation ce qui vous doit accompagner aussi longuement que vous vivrez, autrement ne pouvant estre qu’il ne se découvre, vous seriez tenu pour personne double ; nom qui n’est honorable à nulle sorte de gens : mais moins à ceux qui font la profession que vous faites » (5, p. 318). Audaces de la prudence d’Agis, donc, aux risques et périls de l’illocutoire dérivé.

25Constitutivement polyphonique, et non moins assignable que le Lignon à diverses sources, la parole des personnages de L’Astrée résonne le plus souvent au travers d’une multitude de voiles valant à la fois marques d’urbaine civilité et de prudente discrétion. Mais de tous ces voiles, on voudrait suggérer au titre de conclusion que l’accommodante douceur dont se recommandent presque constamment les discours des nymphes, des bergers et des bergères n’est sans doute pas le moins décisif ni le moins insinuant, tant cette douceur elle-même est double et structurellement ambivalente. Témoignant d’une part, comme l’a montré Delphine Denis, de « l’incorporation langagière d’un ensemble de valeurs » et, à cet égard, « déliée de tout enjeu persuasif autre que celui de l’insinuation du plaisir28 », elle se fait l’écho, d’autre part, d’une prudence fondamentale toujours attentive à divertir, ou ne pas éveiller, la méfiance d’autrui – comme le thématisent dans le roman, parmi tant d’autres exemples, l’application de Diane, ayant surpris Filandre, à s’en aller « le plus doucement qu’elle put pour n’être pas vue » (6, p. 370), ou celle de Daphnis à remettre « si doucement » la lettre de Filandre « où elle l’avoit prise qu’il ne s’en esveilla point29 » (6, p. 371).

26Tenant un juste milieu entre une mollesse énervée ne poursuivant aucun but, et une rudesse frontale condamnée à manquer sa cible, la douceur indissociablement urbaine et prudente à l’œuvre dans L’Astrée entraine insensiblement personnages et lecteurs, et peut recouvrir à ce titre la fermeté du mouvement et de l’intention sourde qui l’anime. Voyons une dernière fois Hylas, de nuit, et déguisé en femme, comme aimanté par le visage d’une jeune fille qu’il vient d’entrevoir : « poussé de la curiosité, je me coulay doucement », entendons exactement : comme on s’insinue, « entre ces Bergeres, qui luy estoient plus pres » (viii, p. 495) – et le choix du verbe couler en ce lieu ne suggère-t-il pas assez, par le biais de la métaphore hydrique, la tension sous-jacente d’un tel fluere, et la nécessité de sa canalisation, voire de son apparente dissipation, par le déploiement compensatoire d’une charmante et prudente douceur ? S’étonnera-t-on d’ailleurs que, dans le monde de L’Astrée, le temps ne passe jamais, mais « s’écoule30 » toujours, à l’image des eaux qui le traversent et le couvraient à l’origine ?

27Souverain pouvoir d’entraînement du récit en son cours, enté sur la séduction d’autant plus insinuante qu’insaisissable du style doux-coulant qui l’informe et qui l’emblématise, dérobant l’appréhension de sa tension par le charme de sa fluidité même, et comme forgé à l’image de ces prudentes rivières, dont Pascal a pu dire qu’elles « sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller31 ».

28Mais aller où, précisément ?

29Devinez.