Colloques en ligne

Bérengère Moricheau-Airaud

« Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple » : « ni une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire »

Cette communication a été faite dans le cadre du séminaire Lectures sur le fil, le vendredi 20 octobre 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. En ligne sur toutes les plateformes de podcast et sur : https://shows.acast.com/lectures-sur-le-fil/episodes/berangere-moricheau-airaud.

1Dans Se ressaisir, lorsqu’elle décrit les agents déterminants de sa trajectoire sociale, Rose-Marie Lagrave met en avant le rôle de quatre institutions dans le modelage de son être social : « La famille, l’Église, l’École et l’État1 ». De fait, « la famille est constamment évoquée car elle apporte des ressources, des spécificités et des repères qui peuvent même, malgré la modestie des situations sociales, relever d’un capital culturel, relationnel, voire matériel et financier. Bien sûr, il y a d’abord les parents ». Leur rôle ne manque pas d’ambivalence : « ils ne sont pas toujours des aides car ils sont inquiets de ce qu’ils ignorent, ont un “champ des possibles assez restreint quand ils pensent à nos métiers” et des ambitions à la fois très conventionnelles et très floues2. » Néanmoins, même lorsqu’ils ont éprouvé cette dualité, les transfuges consacrent souvent des récits à leurs parents, et en particulier à leur mère. La cinquième œuvre d’Annie Ernaux, Une femme3, publié quatre ans après La Place4, consacré à son père, retrace l’existence de celle-ci, de l'usine, où elle est conduite à travailler dès l'adolescence, à la maison de retraite et à l'hôpital, où elle accompagne sa fin de vie. De même, le quatrième roman d’Édouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme5, publié trois ans après Qui a tué mon père6, décrit la vie de sa mère dans la pauvreté et la nécessité, à l’écart de tout, écrasée, humiliée parfois par la violence masculine, jusqu’au moment de sa révolte, de sa fuite, de sa métamorphose. La proximité des sujets et la similitude dans l’ordre de publication des textes consacrés au père puis à la mère témoignent d’une même recherche de « don reversé7 », même si la nature du récit diffère entre eux. Ce constat pourrait être ouvert au texte que Didier Éribon consacre à sa mère, publié au printemps 2023, Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple8. D. Éribon est né à Reims d’un père ouvrier et d'une mère femme de ménage puis ouvrière dans une verrerie. Il passe son enfance dans un petit logement ouvrier, puis dans un immeuble HLM, et sa famille déménage à la fin des années soixante dans une cité périphérique de la ville. Seul dans une fratrie de quatre garçons à poursuivre des études après l'âge obligatoire, il milite un temps dans une organisation trotskiste. D’abord journaliste pour Libération et le Nouvel observateur dans les années 1980 et 1990, il codirige ensuite le séminaire « Sociologie des homosexualités » à l’École des hautes études en sciences sociales de 1999 à 2004, puis exerce comme professeur des universités à Amiens de 2009 à 2017. Son premier essai autobiographique, Retour à Reims9, évoque son retour à sa ville natale, les retrouvailles avec son milieu d'origine, avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant, et vers lesquels il ne revient qu’après la mort de son père : il décide alors de se plonger dans son passé et de retracer son parcours de transfuge de classe. De même qu’A. Ernaux et É. Louis en étaient venus au récit consacré à la mère après celui lié à la figure du père, celui de Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, « reprend le travail d’exploration personnelle et théorique qu’il avait entrepris dans Retour à Reims après la mort de son père10 », mais cette fois pour « analys[er] le déclin de sa mère, notamment son placement en maison de retraite11 ». La réflexion engagée « sur la vieillesse et la maladie, sur nos rapports aux personnes âgées et à la mort12 », est pour D. Éribon une manière de se confronter au fils qu’il a été pour sa mère dans ces circonstances, ainsi qu’une interrogation plus large sur notre rapport à la vieillesse et aux personnes âgées. La représentation qu’il dresse de la fin de vie de sa mère, avec le regard et le discours d’un transfuge de classe, d’un sociologue, lui permet d’affronter sa mauvaise conscience : ainsi la restitution biographique se mue-t-elle, par le prisme du récit de transfuge, de l’analyse sociologique, en parole politique – et c’est ce que nous nous proposons de montrer, par l’étude de la représentation donnée de la vie de la mère, laquelle fait ressortir une certaine présence de l’auteur lui-même qui, à son tour, rend perceptibles les motivations de ce texte, à la fois tombeau offert à la mère, purge cathartique d’une mauvaise conscience de fils, et revendication politique.

L’histoire de la mère

2Comme l’annonce son titre, ce texte donne à lire la vie, la vieillesse et la mort d’une femme du peuple. Toutefois, à la différence de ce qu’il laisse entendre, ces trois scansions biographiques ne sont pas présentées de manière chronologique, puisque les premières pages se situent dans une temporalité postérieure à la mort de la mère, et cela établit d’emblée que la progression se fera par analepse. En outre, et ce n’est pas une surprise pour un texte de D. Éribon, ce n’est pas un texte sur « une » femme du peuple, mais « la » femme du peuple qu’a été sa mère : si l’article indéfini a bien une valeur générale, ou seulement une valeur intermédiaire, ce n’est que par-delà la description de la mère qu’il en vient à parler d’une femme du peuple. Enfin, la vie, la vieillesse et la mort d’une femme du peuple ne sont pas racontées de manière équivalente, en termes quantitatifs, car c’est un texte qui parle surtout de la vieillesse de la mère : la mort est assez peu évoquée, et la vie, certes plus décrite, ne l’est que par certains aspects, convoqués comme caractéristiques13. Aussi est-il bien plus juste de dire, comme nous pouvons le lire dans des articles de presse, que « le philosophe et sociologue D. Éribon, auteur de Retour à Reims, reconstitue la vie de sa mère, morte à 87 ans14. »

Des fragments

3De fait, la reconstitution n’est pas linéaire. Les premières pages donnent un bon exemple de ce parcours aléatoire de la chronologie : elles se situent juste après que le narrateur et ses frères « ont placé », selon l’expression consacrée, leur mère en maison de retraite, et la narration revient alors brièvement deux ans en arrière, quand il n’était alors que « question d’un studio dans une aile d’une maison de retraite réservée aux personnes qui avaient conservé leur autonomie physique » (p. 14), ce que la mère avait refusé : « Je ne veux pas habiter là ! » (p. 14). Après cette courte analepse, la narration revient au moment où la mère se trouve dans l’obligation d’« accept[er] ce qu’elle avait refusé » (p. 15). Le récit comble alors l’interstice par la narration de tous ces moments où « elle était tombée […] en se levant la nuit pour aller aux toilettes ou en prenant sa douche le matin » (p. 15), de toutes les manifestations de la dégradation de l’état de santé de la mère. Sa mort ne survient dans le récit que bien plus tard : « Mais c’était probablement une manière de nous préparer à l’annonce fatale. Car, le lendemain, c’était fini. [blanc] » (p. 134). Un « donc » marque alors une suture avec les toutes premières pages du récit, avec le moment où le narrateur venait d’installer sa mère dans sa maison de retraite : « Je n’ai donc pas revu ma mère après ces deux journées racontées plus haut, où j’étais allé à Fismes l’installer dans son nouveau “chez-elle”. » (p. 134). De surcroît, les scènes sont souvent itératives, narrées à l’imparfait, introduites par une indication de temps relevant d’une saisie totalisante exprimée régulièrement par un « chaque », en particulier dans le chapitre intitulé « Scènes de la vie quotidienne », où la fragmentation est soulignée par des puces en forme de point : « Avant chaque rentrée scolaire, quand il fallait nous “rhabiller”, mon frère aîné et moi, ma mère nous emmenait avec elle pour accomplir ce qui s’apparentait à un rituel de fin d’été » (p. 262), ou encore « Chaque soir, quand elle rentrait de l’usine, ma mère s’installait dans un fauteuil et dormait un quart d’heure. » (p. 271).

4À l’absence de linéarité s’ajoute ainsi le rendu des souvenirs par bribes : par morceaux, par scènes ou par photos, et cette pratique signale combien la remémoration se reconstruit pièce par pièce : « j’eus la réponse en voyant ces mêmes livres – exactement les mêmes – dans les mains de l’actrice qui incarne A. Ernaux dans l’adaptation au cinéma d’un roman de cette dernière : elle est en train d’en acheter quelques-uns dans un hypermarché près de chez elle » (p. 242). L’absence de suite des événements et ce morcellement des faits sont très suggestifs des méandres de l’anamnèse.

Des béances

5Le récit est en outre troué de très nombreux manques, et le narrateur se livre conjointement à une enquête. Les lacunes concernent souvent ce que le narrateur ne sait pas ou n’a jamais su, et il exprime alors sa méconnaissance à travers des négations, ici redondantes : « Je n’avais aucune idée de l’endroit où l’on pouvait acheter ce genre de livres (dans mes carnets de notes préparatoires à la rédaction du présent ouvrage, j’avais écrit : “Mentionner les romans qu’elle lisait. Aucune idée de comment elle se les procurait”). » (p. 242). Ces négations sont relayées par des interrogations, indirectes, ci-dessus, ou directes (p. 122). Les lacunes du récit peuvent aussi être dues à ce qui s’est perdu dans la mémoire, et qui s’exprime à nouveau par des interrogatives : « Je me souviens qu’elle nous avait emmenés avec elle au commissariat (je ne sais plus exactement quand, ni en quelles circonstances [...). » (p. 49). De manière symptomatique, les questions se multiplient, mises en valeur par leur détachement dans l’espace parenthétique – « Ma mère le savait (comment ?), et elle avait réussi à aller le voir quelques heures plus tôt dans sa chambre » (p. 41) – ou dans une incidente – « je n’ai jamais vu ma mère recevoir une amie – en avait-elle ? – quand nous habitions dans un appartement d’une cité HLM » (p. 43) – mais plus souvent déroulées en une longue kyrielle, comme celles-ci, qui ne concernent pas sa mère, mais « la dame qui était assise en face de [s]a mère, à la table de la salle à manger, et qui la regardait fixement » :

Je me suis demandé : qui était cette femme ? Qu’avait-elle été, dans sa jeunesse, dans sa vie adulte ? Avait-elle été une « femme au foyer », ou avait-elle exercé un métier, et lequel, ou plusieurs, et lesquels ? Y avait-elle été syndiquée ? Peut-être avait-elle travaillé dans la même usine que ma mère ou une usine de la même zone industrielle ? Peut-être avaient-elles participé à des grèves ensemble ? Qui sait ? (p. 81)

6Le récit de la remémoration ne cesse de buter contre ces questions : aussi, tout en continuant à signifier ces lacunes, l’enquête se fait le lieu d’une recherche de compréhension de la vie de sa mère, de sa vieillesse et de sa mort.

Des parallèles

7L’écriture enquête qui vise à combler les trous est en effet accompagnée d’une écriture parallélique qui, elle, vise à expliquer les faits, et recourt pour cela largement à des appuis intertextuels. Dans son ouvrage sur les transclasses, Chantal Jaquet souligne le rôle que la littérature et la philosophie tiennent pour D. Éribon :

La philosophie ne peut en effet se passer de la littérature qui lui fournit un champ d’expériences et d’hypothèses d’une richesse et d’une justesse trop souvent insoupçonnées. Didier Éribon estime ainsi que la littérature offre autant de ressources que la sociologie ou les livres plus théoriques pour appréhender la diversité des expériences individuelles et collectives qui adviennent dans le monde social et, du reste, il prend largement appui sur elle pour comprendre son propre parcours15.

8La part analytique de la démarche ressort d’abord d’un dialogue incessant avec l’intertextualité. Déjà, dans Retour à Reims, D. Éribon explique l’importance de ses détours :

Je savais qu’un tel projet – écrire sur le « retour » – ne peut se mener à bien qu’à travers la médiation, je devrais dire le filtre, des références culturelles : littéraires, théoriques, politiques… Elles aident à penser et à formuler ce que l’on cherche à exprimer, mais surtout elles permettent de neutraliser la charge émotionnelle qui serait sans doute trop forte s’il fallait affronter le « réel » sans cet écran16.

9Les emprunts et renvois à d’autres textes sont d’autant plus perceptibles qu’ils sont variés : même si tous gravitent autour de la question de la vieillesse, de la fin de vie, les sources se caractérisent aussi par leur origine cosmopolite : japonaise, israélienne, sud-africaine, française, russe, irlandaise, allemande, américaine – ce qui justifie encore, d’un autre point de vue, la portée généralisante du titre. Le lecteur croise ainsi « Narayama » de Schichirô Fukazawa17, La Vie sans fards de Maryse Condé18, Vers les chats de Tehoshua Kenaz19, Histoire de ma mère de Yasushi Inoué20, L’Abattoir de verre de J.M. Coetzee21, La Solitude des mourants de Norbert Elias, La Vieillesse de Simone de Beauvoir22, Une femme d’A. Ernaux23, Le Pavillon des cancéreux d’Alexandre Soljenitsyne24, Oh ! les beaux jours de Samuel Beckett25, Le Corps même de Christa Wolf26, Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev27, La Ligne de nage de Julie Otsuka28… et de très nombreux autres textes encore. Cette intertextualité est toujours mise en résonance avec le propos du narrateur. La référence peut venir en appui depuis une note de bas de page, à certains égards une place attendue, mais elle peut être aussi présente dans le corps de la page, mise sur un pied d’égalité avec le propos du narrateur :

Dans l’un de ses ouvrages autobiographiques, La Vie sans fards, Maryse Condé raconte que, visitant le Dahomey (l’actuel Bénin) dans les années 1960 avec deux touristes afro-américaines rencontrées dans l’avion, elle passe une soirée avec elles dans un bar où […] elles commencent à se plaindre de leurs maris ou compagnons […]. (p. 46)

10Le parallèle sera ensuite explicitement établi par la narration : « je me dis cependant que, mutatis mutandis, les lois sociales et culturelles de la domination masculine et les effets qu’elles produisent dans la vie des femmes ne fonctionnent pas de manière très différente dans le monde blanc » (p. 47). La référence intertextuelle peut aussi être une des mailles dans la trame de la réflexion, avec des marques de suture au début puis à la fin du détour, assurées par des anaphoriques, dans un tissage étroit au cœur du texte : « Bohumil Hrabal décrit longuement ce flux d’impressions et d’émotions qui s’emparent d’une personne arrivant dans ce monde nouveau qu’est la maison de retraite, que l’on connaît souvent déjà, de l’extérieur […]. Cette description pourrait-elle s’appliquer à la dame […] ? » (p. 80-81, nous soulignons). L’emprunt se fait ailleurs plus ponctuel, lorsqu’il se trouve notamment au cœur d’une boucle réflexive, qui montre le discours autre tout autant qu’elle l’intègre dans le propos : « Était-elle au moins heureuse, au cours de ces explorations à travers les strates de ce que Christa Wolf appelle, dans Le Corps même, une “archéologie intime” ? » (p. 116-117). A contrario certaines sources font l’objet d’un chapitre dédié29, notamment ces textes de Simone de Beauvoir et de Norbert Elias, dont le narrateur souligne le rôle de déclencheur d’écriture :

En quittant ma mère le lendemain de son entrée à la maison de retraite, je m’étais dit qu’il me faudrait relire deux livres que je connaissais bien, et dont j’avais l’intuition qu’ils pourraient m’aider à comprendre ce qui était en train de se passer : La Vieillesse de Simone de Beauvoir et La Solitude des mourants de Norbert Elias. (p. 281)

11Ces références et emprunts intertextuels sont assez fréquents pour paraître caractéristiques, d’autant plus qu’ils sont signalés par divers mécanismes d’analogie. C’est ainsi à une parabole que se trouve assimilée explicitement la nouvelle de Schichirô Fukazawa (p. 30) Cette même référence est décrite encore comme une « œuvre d’imagination » qui « offre une vision allégorique de la relégation sociale – et physique – qui attend les personnes âgées et des deux attitudes possibles de celles qui y sont assujetties […]. » (p. 30-31, nous soulignons). De même, ce rapprochement avec la Winnie de Beckett a tout de l’allégorie : « Elle me faisait penser à la Winnie de Oh les beaux jours, s’enfonçant toujours plus dans le mamelon qui l’enserre, la paralyse peu à peu et l’aspire vers les tréfonds de la terre. » (p. 106, nous soulignons de même). Ailleurs, les articulations qui joignent le récit à ces références intertextuelles sont plus ouvertement encore des termes qui disent la similitude, toujours dans un commentaire métadiscursif, comme ici l’évocation du tableau :

L’âge du départ s’est déplacé, bien sûr, la voiture a remplacé la planche de bois, ce n’est pas le fils aîné qui la conduisait, mais je peux inscrire ma mère et ses fils – dont moi – dans un tableau analogue à cette construction à la fois imaginaire et symbolique qui nous est offerte par la littérature japonaise. (p. 31)

12Et bien sûr se relèvent des chevilles telles que des outils de comparaison : « Il n’est pas besoin de thématiser cette organisation du temps comme le fait Michel Leiris lorsqu’il décrit sa façon minutieuse de remplir d’activités programmées […] les heures et les jours qui vont suivre » (p. 104). L’écriture met encore à profit l’espace textuel dédié justement à ce type de mise en résonance, d’écho, avec d’autres références, la note de bas de page, ce qui participe d’une sorte de dialogue, de mise en miroir, par exemple ici :

J’ai mieux compris ce qu’a dû éprouver ma mère en lisant, dans le roman de Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, ces pages où la mère âgée, malade et alitée se débat avec ses sombres pensées : « Est-ce la pièce qui s’est agrandie ou bien elle qui s’est ratatinée […] depuis qu’elle est clouée au lit du matin au soir, les murs se seraient-ils à ce point écartés ? (Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, Paris, Gallimard, “Folio”, 2016, p. 1 et p. 451) (n. 1 p. 121)

13Or c’est justement la métaphore du miroir qui sert à intégrer cette autre référence :

Le livre d’Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des cancéreux, présente une sorte de miroir grossissant de ces situations dans lesquelles une personne entre dans un monde clos, plus ou moins séparé de la vie extérieure, et se retrouve au milieu d’autres personnes qu’elle ne connaît pas et avec qui elle doit partager ses jours et ses nuits. (p. 82)

14L’histoire de la mère se caractérise ainsi par une écriture qui s’efforce de reconstituer un tout depuis des fragments disjoints de nombreuses béances, qui s’attache à combler par son enquête les lacunes du souvenir, et qui recourt massivement à l’intertextualité, moins pour combler ces manques que pour éclairer le cas particulier de la mère d’autres situations comparables, à la manière d’un centon, cette œuvre littéraire ou musicale constituée d'éléments repris à une ou plusieurs autres sources et réarrangés de manière à former un texte différent. On le voit, la spécificité de cette représentation tient autant de celle de l’objet qui est raconté, que de l’identité de celui qui la raconte.

La narration qu’en propose le fils

15Le récit de D. Éribon n’est pas une autobiographie, mais la voix du fils, narrateur, est très présente.

Ce qui tient de l’écriture de soi

16Le sujet de l’énonciation tient en effet une place importante et surtout repérable en ce que, très souvent, son discours surgit dans les parenthèses, les parenthèses stricto sensu aussi bien que les décrochages entre tirets. Là s’insèrent des interventions de régie narrative – « Et puis, la vérité, c’est qu’elle était éperdument amoureuse, et l’idée de ne plus revoir l’homme dont elle était si follement, si obsessionnellement éprise lui paraissait insupportable (j’y reviendrai plus loin). » (p. 21) –, des commentaires métadiscursifs sur la nature du propos – « Tout en plus peut-on en transformer le sens à partir de la situation présente et de la projection de soi dans l’avenir (phrase très sartro-beauvoirienne, j’en ai bien conscience). » (p. 238) – ou des indications scéniques pour le souvenir raconté – « ([elles], en ces instants de retrouvailles, semblaient avoir oublié ma présence, tant elles avaient de choses à se dire, parlant vite, parlant fort, comme pour rattraper le temps perdu) » (p. 47-48). Ces parenthèses sont également, souvent, des portes ouvertes aux échappées biographiques, de l’ordre de la simple précision, permettant de mieux circonstancier le récit – « comment se débrouiller seule, avec deux enfants (nous avions moins de dix ans). » (p. 52) – mais parfois laissant libre court à un développement :

Je voulais saisir l’occasion de ce bref séjour pour aller revoir la cathédrale, […] ses vitraux de Knoebel, installés dans les années 1990 et ceux, plus anciens, de Chagall, installés dans les années 1960 (le fils du maître verrier qui les avait réalisés était dans la même classe que moi, au lycée, en Seconde, Première et Terminale, et j’avais été très impressionné, et quelque peu troublé, quand, un jour qu’il m’avait invité avec plusieurs camarades de classe dans la belle maison bourgeoise du centre-ville où il habitait avec ses parents, il nous avait montré des carnets d’esquisses dessinées par le célèbre peintre. Il appartenait assurément à un autre monde que le mien, moi qui vivais encore dans un milieu familial d’où l’art était totalement absent et où l’on ne savait pas qui était Chagall.) (p. 34-35)

17Surtout, ces espaces laissent percer la spécificité du point de vue du narrateur, par l’attention marquée à la matérialité des procédures, comme quand sont évoquées les « démarches », les « documents manquants », les « liasses de formulaires » pour que la mère soit admise en maison de retraite – « (on n’imagine pas, avant d’y être confronté, ce que peut être la paperasserie nécessaire pour pouvoir entrer dans une maison de retraite !) » (p. 14-15) – ou encore comme lorsque se perçoit la spécificité de son regard, de son investissement herméneutique, par exemple à propos des « reproductions de tableaux qu[e sa mère] avait chez elle », et que ses fils installent dans sa chambre de maison de retraite – « (des scènes champêtres et marines, si typiques du goût décoratif des classes populaires) » (p. 33).

18Pour aussi borné que soit cet espace, les parenthèses sont les indices répétés de la prévalence du point de vue. Ce filtre est souvent mis en avant, par exemple dans ce passage, où la mention du regard amorce un glissement dans les réflexions du personnage : « Je regardais à travers les vitres de l’autocar, tout au long du parcours. Tant de questions sans réponses, tant d’images du passé et du présent, tant d’incertitudes aussi se succédaient, s’entrechoquaient dans ma tête. » (p. 38) Le narrateur nous fait part de ses sentiments, par exemple lorsqu’il décrit les retrouvailles de sa mère avec une connaissance : « En les entendant parler, j’eus la forte impression que sa visiteuse avait accueilli l’installation de son mari dans cette maison de retraite avec des sentiments analogues : enfin libre ! » (p. 45-46). De manière plus notable encore, les modalisateurs rappellent que la représentation de la mère nous parvient par le filtre de la subjectivité de son fils, et en particulier le connecteur « bien sûr », très récurrent : « Je les [les photographies] sortis des cartons – je ne les connaissais pas, bien sûr – et les montrai à ma mère. » (p. 39), « Mais, bien sûr, je reviendrais la voir aussitôt après mon retour… » (p. 40), « Mais elle ne serait pas allée jusqu’à lire Le Deuxième Sexe, bien sûr » (p. 272-273). Il est ponctuellement relayé par le très proche « cela va de soi » : « En remarquant [que Simone de Beauvoir] ne pose pas la même question que dans l’ouvrage précédent, […] je ne cherche nullement à lui adresser un reproche, cela va de soi. » (p. 312). Ces modalisateurs sont autant de marques du dialogue que le fils entretient avec lui-même au cours de sa narration, d’indice de l’ironie par laquelle il sanctionne certaines situations30. Mais elles posent aussi la question de la légitimité de ses remarques : à quoi bon les faire si elles sont évidentes ? C’est qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais d’une écriture qui estompe « le hiatus apparent entre la singularité de l’exception et l’universalité du concept31 » :

à travers l’individu s’exprime toute l’humaine condition et se dessine une anthropologie en situation. Annie Ernaux se hasarde à une explication en émettant l’hypothèse qu’un texte peut devenir d’autant plus universel qu’il est personnel, sans doute parce qu’il exprime une expérience intime dans laquelle il est possible de se reconnaître, au-delà de la variété et de la particularité des histoires individuelles32.

19En ce sens ces modalisateurs peuvent aussi se lire non seulement comme la trace d’un dialogue avec soi-même, mais aussi comme celle du recul acquis par le narrateur vis-à-vis de son expérience personnelle, de la distance prise par rapport à son expérience intime, d’un changement de place.

Ce qui marque l’écriture de transfuge

20La représentation qui s’impose conjointement à celle de la vieillesse et de la mort d’une femme du peuple n’est pas tant celle du fils-narrateur que du transfuge qu’il est devenu.

21Cela se note d’abord, et massivement, par la très forte attention portée à la langue, similaire à ce qu’on lit dans La Place :

Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.

Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles33.

22C’est une attention prêtée d’abord à la langue de la mère, et à travers elle à celle d’une femme du peuple, par un retour sur une manière de dire, que cette dernière soit présente auparavant dans un DD – « “Oh ! Ils allaient avec des femmes”, me répondit ma mère, sur un ton si dur que j’avais préféré ne pas insister, bien que restant dubitatif sur le sens qu’on pouvait donner dans un tel contexte à l’expression “allaient avec des femmes”. » (p. 49) – ou bien qu’elle survienne dans une boucle réflexive – « On tirait “le diable par la queue”, comme le dit une belle expression, qu’elle employait souvent, et qui désigne cependant des réalités moins joyeuses. » (p. 261) – ou encore qu’elle donne lieu à un long développement :

Mais elle ne fut pas loin de regretter cette solitude dès lors qu’elle se trouva dans l’obligation de côtoyer des femmes et des hommes avec lesquels elle n’avait aucune envie de « cousiner », pour reprendre le terme qu’elle utilisait souvent autrefois pour désigner les relations informelles qui s’installent entre voisins ou collègues de travail, et qui ne relèvent ni de la nécessité ni de l’amitié, mais plutôt d’un type d’interactions informelles et non codifiées, au gré des rencontres au supermarché ou dans le hall de l’immeuble – un mot qu’elle n’employait d’ailleurs que dans un sens péjoratif, en affirmant avec une grande fermeté qu’elle n’aimait pas cela : « Je n’aime pas cousiner… », ou en dénigrant ceux et surtout celles qui le faisaient : « Celle-là, elle est toujours en train de cousiner avec tout le monde… » (p. 77)

23Il arrive encore que le fils revienne sur la langue de sa mère sans cibler une manière de dire en particulier : « Son langage était plus coloré, plus cru, mais, si je le restituais ici tel qu’il s’énonçait alors, on m’accuserait de stigmatiser le parler populaire. Pourtant, il le faudrait pour la décrire au plus près de ce qu’elle était. » (p. 265). De manière générale, c’est la langue des figures du souvenir sur laquelle s’arrête le narrateur, celle des pompiers, dans « J’appris que cela avait un nom : “Frais de relevage”, avec même un tarif établi. » (p. 18), ou celle du personnel de la maison de retraite : « Je constatais avec plaisir qu’elle était résolue à “ne pas se laisser aller”, selon l’expression répétée sur tous les tons par les infirmiers : “Il ne faut pas se laisser aller.” » (p. 74). Enfin, le narrateur surveille également sa propre langue, sa langue de fils34, entre autres autour de l’expression « être raisonnable » (p. 26), mais surtout sa langue de narrateur, par exemple en accompagnant son emploi du terme « Immoralité » de la mise en scène de sa nécessité par un modalisateur (« Il faut dire et redire ce mot : “Immoralité”. ») et surtout par une longue note :

C’est le terme qu’emploie Anne-Sophie Pelletier. Après avoir été aide à domicile, elle est allée travailler dans un Ehpad (privé). La deuxième partie de son livre, qui relate de manière concrète et détaillée cette expérience professionnelle, est d’une lecture aussi éprouvante que la première, mais tout aussi indispensable : nous avons sous les yeux ce qu’est la réalité des maisons de retraite… Et dès lors, il est impossible de ne pas s’insurger et exiger que cela change (Anne-Sophie Pelletier, Ehpad. Une honte française, op. cit.) […]. (p. 123)

24Ce qui lie encore cette écriture à celle d’un transfuge, ce sont les diverses expressions de la séparation, un terme dont nous lisons, dans Une femme, qu’il se dit en normand par le terme « ambition35 ». La mère comme le fils disent leur extériorité réciproque, précisément autour de la question des livres. Ainsi le fils referme-t-il son envie de savoir d’où viennent les romans à l’eau-de-rose de sa mère : « J’avoue que mon envie d’en lire un ou deux n’est pas allée jusqu’à passer une commande en ligne. » (p. 243). Et, symétriquement, elle non plus ne souhaite pas ouvrir ses lectures à son fils : « Quand je prenais par curiosité un de ces volumes […], ma mère me disait, avec un rire surjoué, comme si elle redoutait que je la juge : “Oh, touche pas à ça, c’est pas des livres pour toi… je sais bien que c’est des conneries… mais j’aime bien.” » (p. 243). Cette extériorité se voit exprimée sous une opposition qui en pousse l’antagonisme. La construction de certaines phrases met en vis-à-vis la mère et le fils au sein d’une même syntaxe : « il m’apparaît d’une évidence flagrante qu’elle devait se sentir blessée : j’aspirais à autre chose, elle était vouée à ce type de tâches. » (p. 265). La binarité peut aussi ressortir de la construction de deux phrases successives : « Ce serait exactement la même chose quand il s’agirait d’aller à Fismes. Pour moi, seul le nom de la commune où elle résidait aurait changé. Pour elle, la vie aurait basculé. » (p. 38). La distance se perçoit encore dans le vis-à-vis de plusieurs épisodes, par exemple dans la séquence pendant laquelle le narrateur raconte avoir répondu au contremaître de l’usine où travaillait sa mère et où lui-même était employé pour l’été, ce qui avait conduit à son renvoi, et à la colère de sa mère :

Mais je perçus qu’elle exprimait surtout un sentiment profond d’injustice : elle ne pouvait pas se permettre de répondre à un contremaître comme je l’avais fait. À l’usine, on obéit ou on est mis à la porte. Elle devait se taire, même quand elle avait envie de se révolter contre les conditions de travail qui détruisaient son corps. Elle est restée plus de quinze ans dans cette usine, ce qui signifie que, pendant plus de quinze ans, elle a dû réprimer ses réactions pour « garder son emploi ». (p. 267)

25Ces scénographies de vis-à-vis sont intimement liées au motif de la honte. C’est le texte lui-même qui établit le lien entre l’autre et la honte : en repartant de son analyse par Sartre, le narrateur explique ainsi avoir « réinterprété l’affect de la honte dans le sens d’une “structure sociale” : la honte est un affect lié à une structure d’infériorisation, à un système de pouvoir. » (p. 89). L’expression d’un sentiment de honte est omniprésente dans le texte, entre autres à propos de ces phrases que le fils a dites à la mère pour la convaincre d’aller dans la maison de retraite :

J’ai honte aujourd’hui d’avoir prononcé ces formules toutes faites. D’autant plus honte que j’ai découvert, plusieurs mois après la mort de ma mère, cette terrible chanson de Jean Ferrat, qui porte précisément ce titre : « Tu verras, tu seras bien. » S’y enchaînent les phrases que l’on adresse à celui ou à celle qui entre ou va entrer dans une telle « institution ». Chacune de ses paroles sonne désormais à mes oreilles comme un reproche qui me serait personnellement adressé. (p. 57)

26Ce sentiment, qui a donné son titre à l’un des récits d’A. Ernaux36, est caractéristique des écrits de transfuge.

27La place faite à A. Ernaux et à É. Louis est d’ailleurs une autre raison qui amène à sentir l’écriture comme d’un transfuge de classe. Il s’agit d’abord, dans l’ordre de leur citation, du texte publié par É. Louis, en 2021 :

Édouard Louis a raconté que sa mère, au contraire, fatiguée d’être maltraitée, humiliée, considérée comme une esclave domestique, avait un jour décidé de sortir de ces formes de relation aussi pénibles que destructrices, pour choisir de réinventer sa vie et conquérir un peu de liberté sur la nécessité dans laquelle elle avait été jusqu’alors enfermée : Combats et métamorphoses d’une femme, indique le titre de son livre. On ne saurait mieux dire. (p. 51)

28De même Une femme, en 1987, est cité, en note de bas de page, à propos de l’accueil par les enfants, à leur domicile, d’un parent âgé : « Voir par exemple le film Séjour dans les Monts Fuchuan de Gu Xiagang (2019) où l’on voit les enfants désireux d’installer leur mère dans une maison de retraite, […]. Et aussi Annie Ernaux, Une femme, Hélène Cixous, Homère est morte… » (p. 98). Ces références servent nécessairement à valider l’engagement du texte dans le récit de transfuge, mais on ne peut s’empêcher de noter la relative discrétion de leur présence, peut-être parce qu’il s’agit pour l’une d’un modèle dont il faut se démarquer, et pour l’autre de son propre étudiant, mais surtout parce que D. Éribon entend pratiquer une écriture qui tienne davantage de l’analyse sociologique.

Ce qui relève d’une écriture de sociologue

29Dès lors la matrice est celle de Rose-Marie Lagrave, dans Se ressaisir, plus que celle d’A. Ernaux.

Annie Ernaux a découvert la sociologie a posteriori. C’est un point sur lequel elle insiste dans l’éloge funèbre qu’elle a consacré à Bourdieu en 2002 : la lecture des livres de Bourdieu (Les Héritiers, La Reproduction et La Distinction) a entraîné chez elle un sentiment d’« évidence vécue37 », illustrant ce que Gide avait appelé en son temps « l’influence par ressemblance38 ». Les théories sociologiques ont donc, en tout cas pour les premiers livres d’Annie Ernaux, moins informé la composition de l’ouvrage que permis la relecture a posteriori d’une expérience existentielle – c’est ce qu’elle explique à propos du terme de transfuge dont elle ne prit connaissance qu’après avoir écrit La Place39. À l’inverse, Rose-Marie Lagrave et Yvette Delsaut, sociologues de formation, ne peuvent ignorer les théories sociologiques dans leur écriture de soi qui se voit directement imprégnée d’une grille de lecture bourdieusienne40.

30Mais pour D. Éribon, il s’agit « non pas d’une autobiographie informée par un œil sociologique, comme c’est le cas chez A. Ernaux, mais bien d’une autobiographie professionnelle, rédigée par [un] sociologu[e] de formation41 ».

31La mise en œuvre de sa démarche sociologique se note d’abord dans sa mobilisation de sources, nombreuses, différentes, mais toujours à fonction testimoniale. Il s’agit, souvent, et d’ailleurs comme pour A. Ernaux, de l’appui sur les photos, qu’il recherche – « J’aurais bien aimé disposer de quelques photos de ces femmes entre elles : des portraits de groupe qui m’auraient montré ces moments où ma mère avait pu se sentir à l’aise, sinon libre. » (p. 42) – et auxquelles son travail d’écrivain sociologue se trouve associé – « Il y a un trésor pour toi, là-dedans, pour ton prochain bouquin. » (p. 39), lui dit son frère. De même que chez A. Ernaux, les chansons constituent d’autres sources convoquées, notamment celles de Jean Ferrat, « Ma France », « Tu verras, tu seras bien » : il commente ces phrases comme une occurrence de dialogisme :

À quelques détails près, ce sont les mots que j’ai prononcés à mon tour. Tout se passait comme si j’avais récité un texte appris, les versets d’une liturgie que tant d’autres avaient psalmodiés avant moi et que tant d’autres après moi répéteraient : un bréviaire à l’usage des fils et des filles qui doivent faire bonne figure devant le parent dont la vie va être bouleversée à partir de cet instant décisif. Dès qu’on ouvre un livre où il est question de la vieillesse, on retrouve ces mêmes phrases, ces mêmes dialogues. (p. 61)

32Au-delà, l’appareillage critique mobilisé inscrit le propos dans une analyse sociologique. Ainsi les notes de bas de page accueillent-elles de manière privilégiée des développements analytiques, comme au sujet de l’expression « faire chambre à part » (p. 54). Conjointement, le propos se construit autour de bon nombre de notions sociologiques : celle d’habitus (p. 86), celle de « forme incorporée de la domination sociale » (p. 232). L’écriture affiche son assise sur des références, par la note de bas de page, qui accueille des renvois bibliographiques, et par l’invocation de la figure totémique qu’est Bourdieu (p. 248).

33L’autre caractéristique qui inscrit ce texte dans une pratique sociologique est le mouvement de généralisation régulièrement à l’œuvre dans le texte, et déjà perceptible dans le titre, où l’absence de déterminant saisit les notions à leur stade le moins actualisé. Ce mouvement de généralisation se trouve exprimé par la mère au sein de l’histoire, ici par le passage progressif de la première personne aux pronoms indéfinis « personne » et « on », en passant par la locution pronominale « tout le monde » : « me parlant du village où elle habitait alors, Muizon, elle m’avait dit un jour : “Je ne vais pas voter demain. Ici, personne n’y va, tout le monde s’abstient. On en a marre.” » (p. 249). Mais il est surtout présent dans le discours narratif. La situation de la mère se voit inscrite dans divers paradigmes sociaux, dès le titre, où il est question d’une « femme du peuple », et de manière récurrente dans le texte, comme dans cette parenthèse où il décrit « les singularités et les régularités, les différenciations individuelles et les déterminations sociales communes (en termes d’appartenance de classe, mais aussi de génération, de genre, de race : disons des femmes blanches très âgées de la classe ouvrière du nord-est de la France). » (p. 86-87). C’est notamment la notion de classe qui se voit convoquée : « l’aspiration à l’“individuel” (la maison), au bonheur privé qui lui était lié, contribuait au délitement de l’idée de “collectif” et du sentiment d’appartenance à ce “collectif” qu’il convenait et conviendrait d’appeler une “classe”, la “classe ouvrière”. » (p. 254-255). Le narrateur va jusqu’à interroger son propre alignement, et c’est bien sûr en creux un appel au lecteur à se projeter à son tour dans ces séries, perceptible dans l’oscillation entre le « je » et le « on » :

On sait que l’on viendra habiter une même chambre, sans doute dans une même maison de retraite. […] Mais on ne sait pas quand ni comment on y arrivera. Je ne sais pas quand je ne sais pas comment j’y arriverai. […] Et pendant que l’on dit à la personne que l’on a devant soi : « Tu verras, tu seras bien », on tremble en imaginant ce moment où l’on occupera l’autre place, la place de cet autre qu’on essaie vainement de rassurer. (p. 66)

34La manière de rendre compte de la vie, de la vieillesse et de la mort de sa mère sont ainsi imprégnées de la voix du narrateur elle-même, à la fois voix de transfuge, ce qui fait participer le texte de ce sous-genre qu’est le récit de transfuge, et voix de sociologue, ce qui fait participer le texte d’une sorte de sous-genre du récit de transfuge, le récit de transfuge par un sociologue, avec ses spécificités, et en l’occurrence, dans le texte de D. Éribon, la mise en avant de « sa mauvaise conscience42 ».

Affronter « sa mauvaise conscience »

35Parmi les ressources intertextuelles convoquées par l’écriture, Le Livre de ma mère d’Albert Cohen tient une place particulière43, car c’est lui qui permet au narrateur de formuler ce qui semble à l’origine de son écriture, et qui fait le lien avec sa trajectoire de transfuge : « J’ai honte, évidemment, et depuis longtemps, de ce qu’ont pu être mon égoïsme et mon ingratitude. […] Mais, comme aurait dit Albert Cohen dans Le Livre de ma mère : “Un peu tardive”, cette mauvaise conscience. » (p. 278).

Constater l’incompensable

36Cette mauvaise conscience est étroitement liée à un rapport au temps problématique : la manière dont la narration gravite autour des repères que sont la vie et surtout la mort de la mère ne cesse d’exprimer le manque, ou plutôt : le manquement.

37Le propos revient régulièrement sur le fait que le narrateur n’a (ré)agi que trop tard, que ce soit pour les actes du narrateur, principalement le fait de ne revenir de vacances qu’après la mort de sa mère :

J’avais mauvaise conscience. J’avais prévu d’aller passer quinze jours de vacances en Italie. Tout était réservé depuis longtemps, quand je croyais encore qu’elle n’entrerait dans cette maison de retraite que plusieurs mois plus tard. Il m’était difficile d’annuler, d’autant que je ne partais pas seul.

Mais, bien sûr, je reviendrais la voir aussitôt après mon retour… (p. 40, voir aussi p. 135)

38Cette conscience décalée concerne spécifiquement l’écriture qui soulève tard des questions jusque-là impensées, comme à propos des paroles du Chant des partisans que le fils trouve dans un tiroir du buffet : « Mais pourquoi ? Un de ses chanteurs préférés l’avait-il interprété à la télévision et s’en était-elle alors procuré le texte ? Mais où ? Et comment ? Ce n’est que maintenant que je me pose toutes ces questions. » (p. 112). La mauvaise conscience exprimée par le narrateur peut aussi venir de ce qui demeurera irréalisé. Le récit s’ouvre de fait sur un futur antérieur de bilan, sur « un fait passé que l’on transporte en quelque sorte dans le futur, pour le mettre à distance, pour en atténuer les effets du bilan, plus ou moins désagréables, sur le locuteur44 » : « Je ne serai donc allé à Fismes que deux fois. À un moment où je pensais que cette commune de quelques milliers d’habitants, située à 30 kilomètres au nord de Reims, allait devenir, au cours des mois et peut-être des années à venir, l’un des cadres de mon existence. » (p. 11). Cette valeur de bilan est soutenue par un emploi important du futur dans le passé, par exemple lorsque le narrateur ébauche toute une série de projets que ses frères et lui avaient : « Il me faudrait aller voir ce monument qui, sur les photos, semble à la fois si beau et si triste. […] J’irais une prochaine fois me renseigner à la librairie-papeterie. » (p. 13) – mais qu’il n’accomplira pas : « Tous ces projets sont restés à l’état de rêveries. D’une certaine manière, Fismes n’aura été pour moi qu’un nom. » (p. 13-14). Conjointement à de tels emplois des formes verbales, de manière symbolique, ce qui offre à la mère la possibilité d’une vie par procuration, c’est son poste de télévision, devant lequel elle se prend pour une pilote de formule 1 :

Elle ne pouvait que rêver de toutes les chances qu’elle n’avait pas eues, de toutes les voies qui avaient été barrées pour la jeune fille pauvre qu’elle avait été, sans même, probablement, qu’elle ait pu songer à l’époque, ne serait-ce qu’une seconde, à s’y engager, puisque c’était exclu de son horizon social et donc mental. […] Alors, tant qu’à rêver, et surtout tant qu’à rêver rétrospectivement, autant rêver du plus improbable, du plus impossible […] : devenir pilote de Formule 1, ou pilote d’avion […]. » (p. 237-238)

39D’autres formes encore donnent des faits comme impossibles, donc indicibles, sans rapport avec une actualisation, même seulement virtuelle. De nombreuses questions n’expriment en effet aucune véritable mise en débat, mais fonctionnent comme des interrogations oratoires ou rhétoriques, ici comme l’affirmation de l’impossibilité de dire toute une série de vérités à sa mère :

Et au moment de son entrée dans la maison de retraite, comment lui dire : « Je sais que ce ne sera plus pareil qu’avant” : “Je sais que tu ne vas pas être bien ici, dans cette chambre » ? […] Comment lui dire que son état ne ferait qu’empirer ? Comment lui répondre qu’elle ne retournerait habiter ni à Tinqueux ni à Muizon, qu’elle n’irait plus jamais à Paris, qu’elle ne verrait plus jamais la tour Eiffel, qu’elle ne sortirait jamais d’ici, ou du moins, qu’elle n’en sortirait que… ? (p. 63)

40Ce sont aussi des marques d’indéfini qui donnent cette narration comme impossible, par exemple à propos du moment où le fils offre un parfum à sa mère : « (c’est bizarre comme tout cela qui me semble aujourd’hui aussi évident qu’incernable, indéfinissable, devient faux, dès lors que c’est écrit : cela relève plutôt d’un “je-ne-sais-quoi” ou d’un “presque-rien” qui ne se laissent pas capter par l’écriture. Il serait important de pouvoir le restituer, et je n’y parviens pas). » (p. 268). La thématisation du mensonge participe encore de la représentation de l’indicible, notamment au moment où sont évoquées les pressions exercées par les enfants pour que leur mère entre à la maison de retraite par le renvoi d’un miroir intertextuel à la partie de livre de Coetzee s’intitule : « Mensonges » (p. 66-67). Mais en même temps, plusieurs boucles réflexives mettent en scène la nécessité du dire, et par-là sa difficulté : « Et comment allait s’organiser et se dérouler sa vie dans ce lieu clos où elle serait pour toujours – il faut bien dire le mot – quasiment recluse ? » (p. 37) La narration n’a de cesse de buter contre son impuissance à rattraper ses manquements, et ce constat est lié au geste d’écriture.

Briser la conspiration du silence

41Car, à défaut de ne pouvoir rattraper ce temps à jamais perdu, ou plutôt pour trouver un autre moyen de le rattraper, D. Éribon entreprend de « briser la conspiration du silence ». Et c’est à cet égard notamment qu’il s’inscrit dans la filiation de Simone de Beauvoir (p. 302).

42De fait, son manquement s’ajoute aux manifestations de l’invisibilité des personnes âgées, de surcroît d’origine populaire, et dès lors se construit sa volonté de combler un manque, d’abord celui d’une représentation des personnes âgées dans la société, en lien direct avec leur caractère inaudible. Il reprend la suite de Simone de Beauvoir, en constatant qu’elle « ne se demande pas pourquoi celles-ci ne parlent pas d’elles-mêmes en disant “nous”, puisqu’il va de soi qu’elles ne le peuvent pas. Quelle est donc la différence entre les personnes qui peuvent ou pourraient dire “nous” et celles, telles les personnes âgées, qui ne le peuvent pas ? Ce sont des questions très peu posées en philosophie45. »

43Aussi s’agit-il, pour contrer cette mauvaise conscience, et concrètement pour rattraper ce manquement, de faire entendre leur voix, à défaut de les constituer en un « nous », qui serait de toute manière un « nous » paradoxal, car doublement exclusif, n’englobant ni l’interlocuteur ni même le locuteur.

Comment ces personnes affaiblies, frappées souvent par une perte plus ou moins grande de leur autonomie, parfois par un déclin cognitif, pourraient-elles constituer un « nous », devenir le sujet collectif d’un discours tenu à la première personne du pluriel ? Passer de la « sérialité » (les individus juxtaposés, les uns à côté des autres, mais séparés les uns des autres) au « groupe » (les individus réunis et mobilisés) leur est impossible, physiquement, mentalement, mais aussi matériellement. C’est pourquoi elle déclare avec détermination : « Je veux faire entendre leur voix. » (p. 312)

44Dès lors se dégage un enjeu majeur, celui de porter la parole : « s’il est nécessaire que quelqu’un fasse entendre la voix des personnes âgées, c’est bien parce qu’elles ne peuvent pas le faire elles-mêmes. » (p. 313) C’est là une préoccupation récurrente dans les textes de D. Éribon : « il est peu probable qu[e les milieux populaires] soient en mesure d’accéder à la parole publique (se soucie-t-on jamais de la leur donner ? De quels moyens disposent-ils pour la prendre46 ?) ». Ce rôle n’est pas sans limite, comme le pointe Dominique Maingueneau :

Ce modèle classique du porte-parole peut difficilement s’appliquer quand il y a appel à la pitié en faveur de sans-voix : ceux-ci ne constituent pas à proprement parler une collectivité organisée, et ils n’établissent pas de relation contractuelle avec un mandataire. Il apparaît ainsi utile d’établir une distinction à l’intérieur de la catégorie des porte-paroles entre les délégués et les inspirés, étant entendu qu’il arrive que les deux se mêlent dans des proportions variables. Le porte-parole « inspiré » prétend s’appuyer non sur un mandat, une organisation et des procédures de nomination, mais sur des motivations d’ordre éthique – peu importe quelle en est la nature –, et souvent même sans que ceux en faveur de qui il parle le lui aient demandé. Quand il entend parler pour les « sans-voix », il peut être dit porte-voix47.

45Déjà, dans Retour à Reims, D. Éribon s’interrogeait sur sa représentativité :

Il convient […] de réfléchir en permanence sur cette antinomie entre le caractère inéluctable, pour les classes populaires, de la délégation de soi – en dehors de rares moments de lutte – et le refus de se laisser déposséder par des porte-parole dans lesquels on finit par ne plus se reconnaître, au point de s’en chercher et de s’en donner d’autres48.

46Porter cette voix vise en tout cas à engager cette question sur le plan politique : « c’est à travers la parole du porte-parole qu’une question se constitue comme politique, notamment pour les groupes dominés, et encore plus pour les groupes dépossédés économiquement et culturellement ou, dans le cas des personnes âgées, déchus physiquement et cognitivement. » (p. 323). L’engagement se donne à lire d’abord sous la forme de l’ouverture de « la discussion avec son livre sur ce point » (p. 313). Et les sujets à propos desquels D. Éribon s’engage se concentrent ici sur la déchéance de l’hôpital (p. 108-109), plus encore sur les maisons de retraite, par exemple à travers ces lignes : « ce qui compte, c’est le profit, ce sont les gains escomptés, les dividendes versés aux actionnaires. […] Les commentateurs cyniques désignent ce “marché” en ces termes : l’“or gris”. » (p. 125).

Exprimer « de l’amour séparé »

47Ainsi peut s’exprimer ce qui ne reçoit pas vraiment de nom dans le texte de D. Éribon, mais dont se trouve une juste désignation dans La Place d’A. Ernaux : « Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé49. » De fait son propos rend compte aussi bien de sa trahison et aussi de ce qui le lie, toujours, à sa mère, et il souligne d’ailleurs combien « [il a] reconnu très précisément ce qu’[il a] vécu à ce moment-là) en lisant les livres qu’A. Ernaux a consacrés à ses parents » : « ce sentiment déroutant d’être à la fois chez soi et dans un univers étranger50 ».

48Le motif de la trahison est largement présent dans le texte, notamment thématisé sur les plans politique, historique, avec la crainte de la classe ouvrière de se voir trahie par des socialistes (p. 254), mais encore concrétisé par un exemple familial de trahison, celle d’un oncle, « vendu » aux patrons – « c’était un “traître” passé “du côté des patrons”, mais comment lui jeter la pierre, puisqu’il s’était agi pour lui d’obtenir une meilleure situation ? » (p. 255). Cette trahison fait alors écho à celle du narrateur, mais celle-ci est compensée par l’expression d’une fidélité conservée à l’égard de la mère :

S’ils traduisaient la distance qui s’était instaurée entre nous, les volumes de Marx et Engels revêtaient également, et en même temps, une signification inverse : une fidélité intellectuelle et politique au milieu ouvrier dont j’étais issu. En lisant Marx, à cette époque, en me situant politiquement du côté de la classe ouvrière au moment où je la quittais socialement et culturellement, je rejoignais ma mère, ma famille, avec lesquelles je ne pouvais plus vivre. […] Et, de ce point de vue, du point de vue politique, je puis affirmer que je ne les ai jamais trahis. (p. 247)

49Déjà, Retour à Reims le soulignait :

je continuais d’être solidaire avec ce qu’avait été le monde de ma jeunesse, dans la mesure où je n’en vins jamais à communier dans les valeurs de la classe dominante. Je ressentais toujours de la gêne, voire de la haine, lorsque j’entendais autour de moi parler avec mépris ou désinvolture des gens du peuple, de leur mode de vie, de leurs manières d’être. Après tout, c’est de là que je venais51.

50Et D. Éribon rejoint l’ambivalence décrite par A. Ernaux du rapport à la famille : « J’ai bien conscience aujourd’hui que c’est à la fois contre elle et grâce à elle que je suis devenu ce que je suis. » (p. 278).

***

51Une remarque s’impose pour conclure ce parcours : même s’il s’agit, avec le texte de D. Éribon, non d’une (auto)sociobiographie mais d’une analyse sociologique, même si l’écriture est plus animée par des préoccupations sociologiques que par des questionnements littéraires, ce sont ces lignes d’Une femme, d’A. Ernaux, qui approchent au plus près ce qu’est l’écriture de Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, de rendre compte au plus juste de notre lecture : « Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire52. » Et de fait, la lecture du récit de D. Éribon ne cesse de renvoyer aux questionnements qui travaillent l’écriture d’A. Ernaux, et qu’évoquent plusieurs de ses interrogations dans son journal d’écriture, L’Atelier noir, autour de la question de la voix, par exemple en ces termes, durant l’année 1985, une année refermée par l’indication du décès de sa mère et celle de la publication d’Une femme53, notamment à la date du 17 août :

Relu le journal des années noires, 79 à 83, pensé à un long roman, la séparation, le temps, la dégradation et la possession, bref, « une vie », avec des moyens plus objectifs.

Dans la lignée :

Une vie [Maupassant] —> elle

Ginny [Lisa Alther] —> je – elle ( ? )

Jenny [Sigrid Undset] —> elle

Une femme [Härtling] —> elle (même visée, pas la forme, bavarde)

[…]

Le problème de la méthode est réellement fondamental.

Le « je » qui reconstruit un autre « je » peut-il avoir la même méthode que par rapport à un « il » étranger54 ?

52D. Éribon en arrive à des interrogations très proches à la fin de son texte :

C’est la question politique fondamental : qui parle ? qui peut prendre la parole ? Et si ce geste politique élémentaire reste inaccessible à tant de gens qui comptent parmi les plus dominés, les plus dépossédés, les plus vulnérables, n’est-ce pas la tâche qui incombe aux écrivains, aux artistes et aux intellectuels de parler d’eux et pour eux […] ? » (p. 326)

53Ces récits que font les transfuges de classe de leur trajectoire sociale, et en particulier ceux qu’ils consacrent à leur famille, ne relèvent pas d’une même pratique d’écriture, mais tous se situent à la croisée de la littérature, de la sociologie et de l’histoire, présents à des degrés divers et dans des configurations stylistiques spécifiques selon les récits, et tous s’interrogent sur la nature même de leur pratique d’écriture, à commencer par leur place en tant que sujet d’énonciation, énième expression du questionnement de leur place dans la société.