Condensation et connivence dans « Connemara » de Nicolas Mathieu
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 31 mars 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. Podcast écoutable en ligne sur : https://www.youtube.com/watch?v=F3CkpnINVLE.
1Les critiques et spécialistes se sont principalement intéressés à la langue de Connemara1, soulignant, les uns le mélange du « popu » et du « précieux2 », les autres la néolangue managériale, et négligeant peut-être des qualités plus globales. C’est précisément à partir de ces dernières que nous réfléchirons pour montrer que la prose de Connemara révèle des qualités qui font de Nicolas Mathieu à la fois un grand romancier et un grand écrivain. On pourrait d’ailleurs formuler cette affirmation sous forme de questionnements et se demander s’il se situe plutôt du côté de Balzac ou plutôt du côté de Flaubert. Certes, Nicolas Mathieu lui-même a déjà partiellement répondu à cette question lors d’un entretien3 :
L. V. : Comment vous situez-vous par rapport aux grands noms, aux canons de la littérature réaliste qui dépeignent le monde social — Balzac, Flaubert… ?
N. M. : Je suis inspiré par tous les auteurs qui ont dit le réel : Flaubert, Céline, Pérec, Ernaux… Par toute la littérature démystificatrice. Je pense à ce mot de Flaubert dans sa correspondance avec George Sand : « Décrire nous venge. » J’ai la même vision martiale de l’écriture : par l’écrit, on rend les coups au temps qui passe, à la société, à la bêtise. Au lieu de subir, j’attaque. Il y a une jubilation dans l’écriture qui permet de tourner les imbéciles en ridicule, de montrer l’immense connerie des fonctionnements sérieux, de pouvoir dire, en une phrase qui sonne juste, tout le grotesque de l’idéologie managériale. J’ai relu cet été L’Éducation sentimentale : il y a une ironie flottante, une causticité qui me fait vraiment jubiler. Cela se sent moins chez Balzac, auquel je m’identifie moins. Par contre, quand je vais mal, je lis une biographie de Flaubert, et ça va tout de suite mieux ! Peut-être parce que je sens une compagnie, celle des grands maîtres, des grands phares. Mais quand j’écris, je ne pense pas que je vais faire comme Flaubert, comme je ne pense pas que je vais faire de la sociologie. C’est comme dans un système des planètes, il y a une gravité qui vient des grands maîtres qui m’ont précédé et qui orientent mon regard, ma pratique d’écriture. Je n’ai pas besoin de les convoquer : quand j’écris, je ne pense pas à eux, je pense au réel, mais ils ont changé ma vision de celui-ci.
2Il est vrai que du fait d’une question orientée (sur la littérature réaliste et ses grands modèles mais aussi sur le monde social), les propos de Nicolas Mathieu ne concernent pas directement la langue et le style qui seront au cœur des présents propos. Par ailleurs, on sait que Balzac est plus pré-réaliste que réaliste pour des raisons qui touchent à l’histoire de la langue littéraire et à son projet esthétique. Mais au-delà de l’alternative quelque peu provocatrice entre Balzac et Flaubert, force est de constater qu’il y a toute une stratégie pour dire efficacement le réel dans Connemara — ou en tout cas le réel tel que Nicolas Mathieu se le représente —, que cette stratégie se situe à différentes échelles (lexicale, syntaxique et textuelle) et qu’elle relève d’un art de la condensation conjoint fréquemment à tout un travail sur le point de vue.
3Mais on ne peut en réalité s’arrêter à ce stade et le choix du terme de condensation appelle plusieurs commentaires et l’ouverture vers d’autres termes. « Condensation » est en effet une lexie à la fois labile et hors du champ terminologique des études stylistique ou linguistique. Le terme de « condensation » relève d’abord du sens premier indiqué par le Trésor Informatisé de la langue française : « action de rendre plus dense » parce qu’on observe dans la prose narrative de Nicolas Mathieu toute une série de procédés qui engagent des synthèses, des résumés, des raccourcis, bref un art du condensé, de la concentration. Bien sûr « condensation » active d’autres sens, du sens physique indiquant une transformation d’un état à un autre au sens chimique ou encore au sens psychanalytique. Pour notre étude, l’intérêt du ou des sens psychanalytiques est au moins double. On peut affirmer en effet d’une part, à la suite de Freud, que la condensation rend compte d’un travail créatif par la concentration de pensées éparpillées du rêve ressaisies en de nouvelles unités. Et l’on peut d’autre part poser à la suite de Lacan qui privilégie une perspective linguistique que la condensation est « la structure de surimposition des signifiants4 », dont le mécanisme se rapproche de la métaphore. On retient donc pour notre part ce terme de condensation pour sa labilité et surtout, son mécanisme qui engage une caractéristique globale de Connemara, celle de la connivence avec le lecteur. À nouveau ce terme est labile et les difficultés sont nombreuses quand il s’agit de s’en emparer pour étudier la prose romanesque. C’est ce que rappelle Alain Rabatel :
Analyser la connivence dans les romans est difficile, au moins pour quatre raisons fondamentales. D’abord, parce qu’on a beau distinguer deux pôles de la connivence, on est confronté à maintes situations hybrides. Ensuite, parce que les marques de la connivence sont plutôt des indices qui peuvent signaler (mais ne signalent pas nécessairement) une situation de connivence. Et même si l’on prend la précaution de s’appuyer sur l’existence d’un faisceau de marques/indices convergents, ce dernier ne construit pas nécessairement une relation de connivence, tant il faut tenir compte d’autres paramètres, psycho-sociaux, culturels, génériques, etc. La difficulté est de surcroît redoublée par la nature polyphonique et dialogique des romans, qui complique la donne en soulignant que la connivence peut exister à des niveaux énonciatifs et interprétatifs différents, complémentaires ou antagonistes. Enfin, la difficulté est accrue par le fait que les textes (à la différence de la connivence en face-à-face) gomment la dimension para-verbale, la proxémique, ce qui a trait au jeu des regards, des mimiques, au placement et aux mouvements dans l’espace des interlocuteurs et des tiers éventuels, qui, en situation, jouent un si grand rôle dans la construction du lien de connivence. (…) Évidemment, le travail du narrateur est comme un écran qui montre... et masque, ce qui ouvre la voie à une approche de la complexité des phénomènes de connivence, tant du point de vue de la production des textes que de celui de leur réception et donc aussi du point de vue de leur interprétation.5
4Mais c’est précisément la plasticité de ce terme gigogne qui permet à la fois d’évoquer l’allusion, le clin d’œil, la complicité ou encore l’ironie à l’œuvre dans Connemera et de convoquer les différentes échelles textuelles. On l’a compris, analyser la connivence fondée sur un principe de condensation dans la prose de Connemara relève de la gageure tant les termes semblent se dérober ; il nous faut donc à présent nous en emparer afin de les examiner sous des entrées langagières. Nous aborderons ainsi dans un premier temps des formes de condensation/connivence qui se situent au niveau méso ou macro textuel, puis, plus brièvement, nous proposerons des pistes d’analyses pour les formes impliquant un niveau micro-textuel.
Les niveaux méso et macro-textuels
Condensation temporelle et connivence
5Aux niveaux méso et macro-textuel, le mécanisme de condensation est principalement temporel, comme en témoigne le paragraphe suivant6 :
(1) Le temps était passé si vite. (2) Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. (3) Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. (4) Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. (5) Tout avait changé en un claquement de doigts. (Connemara, p. 20)
6En quelques lignes portées par le point de vue du personnage — Hélène, sorte de madame Bovary des années 2000, est chez son psy —, se trouve résumée la vie amoureuse d’Hélène. La condensation, comme très souvent dans Connemara, se fait à l’échelle d’un paragraphe qui assure une forte cohésion. Ainsi, la phrase 1, qui ancre le thème principal (« Le temps était passé si vite ») est reformulée de manière conclusive dans la dernière phrase (« Tout avait changé en un claquement de doigts »). La phrase 2 quant à elle développe la première (« Du bac à la quarantaine ») dans une métaphore filée à première vue douteuse (« la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai » ; « Sur ce quai-là ») qui ouvre sur une séquence descriptive aussi rapide qu’efficace avec une thématisation seconde (« avec un corps changé »), corps aspectualisé en trois points (« des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul »). La suite de la phrase (« des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire ») est remarquable : par l’effet de liste lié à la juxtaposition des différents segments, on passe de la description du corps d’Hélène au résumé de sa vie de femme, ou plutôt du malheur d’être une femme moderne prise dans ses propres contradictions et/ou des rouages sociétaux qui la dépassent avec la mention de deux clichés de la vie de mère moderne inscrits dans une conjonctive temporelle à valeur itérative (« à chaque fois que ») : les machines à faire, les galères de garde d’enfants pendant les grèves. Ne nous y trompons pas, les pensées d’Hélène ne relèvent pas ici d’une quelconque revendication féministe mais procèdent d’un recentrement sur soi (après tout, elle est chez son psy), l’avant-dernière phrase étant à ce titre éloquente.
7Plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, le fait que la condensation temporelle se situe à l’échelle d’un paragraphe la rend particulièrement lisible. L’échelle du paragraphe, « une méso-unité de sens à interpréter du bas vers le haut sur la base des données morphosyntaxiques microtextuelles et du haut vers le bas, sur la base des informations macrotextuelles, données en particulier sur le plan du texte7 » pour reprendre la définition de Jean-Michel Adam, contribue à circonscrire textuellement en quelques lignes toute une tranche de vie. Ensuite, s’il y a connivence, elle reste discrète dans cet exemple qui ne mobilise pas directement la chanson de Michel Sardou. Certes, les clichés à l’œuvre participent à l’établissement d’une forme assez évidente et a priori simpliste de connivence : ils n’ont guère besoin d’un décodage. Si l’on reprend la typologie proposée par Geneviève Salvan, on se situerait dans le cadre d’une allusion interdiscursive8. Mais on peut se demander si l’encodage de cette dernière ne relève pas d’une forme d’ironie à l’égard d’un discours féministe ambiant. Dans ce cas, le caractère simpliste de la connivence sert une forme d’ironie…
8Mais l’on peut dépasser cette première forme, banale, de connivence. Le lecteur bute en effet sur la comparaison avec le TGV mais il établit dans un second temps d’une part que le TGV a été construit dans la région d’Hélène (Belfort est à une centaine de kilomètre de Golbey, ville qui a inspiré Cornécourt) et surtout, le premier TGV a été inauguré par François Mitterrand en 1981, année de la sortie de l’album de Michel Sardou… Cette seconde forme de connivence implique des conditions de réalisation — donc de réussite — plus poussées dans la mesure où les connaissances et les représentations qu’elle présuppose ne sont pas partagées par tous comme le seraient par exemple le proverbe ou encore l’adage de droit9. La référence aux années 1980, qui reste discrète dans ses signaux, sera donc traitée différemment en fonction de l’âge ou de la génération du lecteur.
Condensation, connivence et « Les lacs du Connemara » de Michel Sardou
9Dans d’autres cas, la condensation temporelle déclenche de manière beaucoup plus évidente un mécanisme de connivence. Au niveau mésotextuel, le premier exemple à retenir est celui qui légitime et explique le titre :
(1) Ce soir-là, il tomba sur Les Lacs du Connemara et revit sa mère dans son tablier à fleurs, occupée à écosser les petits pois un dimanche matin, Sardou à la radio pendant qu’il dessinait un château fort, et le printemps par la fenêtre. (2) Puis le mariage de sa cousine, quand il avait vomi derrière la salle des fêtes, une méchante cravate nouée autour de la tête, colorent la terre, les lacs, les rivières. (3) Son père l’avait ramené à l’aube et, au feu rouge, lui avait dit tu fais le grand 8 on dirait. (4) À vingt ans, le même Tam tatam tatatatatam dans une boîte de nuit située aux abords de Charmes, la fumée des Marlboro et Charlie dans l’éclat brumeux des lumières rose et bleu, avant de retrouver le froid piquant des parkings et le retour mortel des voies rapides. (5) Dix ans plus tard au bistrot, sept heures du matin et la voix en sourdine du chanteur tandis qu’il prenait un café au comptoir, la fatigue lourde sous les yeux, à se demander où il trouverait le courage pour venir à bout de cette autre journée. (6) Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas à lui. (Connemara, p. 52)
10La chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara, déclenche un processus mémoriel (« il tomba sur Les Lacs du Connemara et revit sa mère dans son tablier à fleurs ») qui épouse le point de vue du personnage avec le verbe « revit ». Cette séquence se structure ensuite par plusieurs marqueurs temporels qui ne se situent pas tous au même niveau textuel. Le premier niveau est précisément celui du temps de la narration principale avec l’adverbe « puis » à l’ouverture des phrases 2 (« Puis le mariage de sa cousine ») et 6 (« Puis à quarante ans »). Un deuxième niveau de structuration temporelle opère à partir de la phrase 4 avec le cadratif « À vingt ans ». En effet, si à ce stade on pourrait éventuellement rattacher ce complément circonstanciel de temps à la narration principale et le situer au même niveau que les adverbes « puis » (« puis… à vingt ans… puis »), un second complément « Dix ans plus tard » vient confirmer cet infra niveau. Mais ce n’est pas tout et d’autres marqueurs temporels construisent un troisième niveau par toute une série d’analepses ponctuelles par rapport au premier niveau : dans la phrase 1 « un dimanche matin et pendant qu’il dessinait un château fort », dans la phrase 2 « quand il avait vomi derrière la salle des fêtes », dans la phrase 3 « à l’aube », dans la phrase 4 « avant de retrouver le froid piquant des parkings et le retour mortel des voies rapides », dans la phrase 5 « sept heures du matin et la voix en sourdine du chanteur tandis qu’il prenait un café au comptoir », dans la phrase 6 « un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère ». Ces micro analepses participent de l’art de la condensation dans la mesure où elles font surgir des fulgurances du processus mémoriel. Surtout, elles sont toutes intrinsèquement liées à la chanson de Michel Sardou. En effet, cette dernière ne fait pas que déclencher le processus mémoriel : non seulement elle assure également le liage entre les différentes temporalités qui se superposent en créant un pont entre la chanson écoutée par le personnage et celle inscrite dans les souvenirs d’enfance du personnage (« Sardou à la radio pendant qu’il dessinait un château fort » ; « sept heures du matin et la voix en sourdine du chanteur ») mais elle s’invite directement dans le texte soit par l’insertion des bribes de paroles de ladite chanson :
(2) Puis le mariage de sa cousine, quand il avait vomi derrière la salle des fêtes, une méchante cravate nouée autour de la tête, colorent la terre, les lacs, les rivières.
(6) Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, […].
11soit par une sorte de scansion onomatopéique qui mime le rythme très marqué de cette dernière :
(4) À vingt ans, le même Tam tatam tatatatatam […].
12L’allusion à la chanson de Sardou avec son titre puis les mentions successives des paroles de cette dernière permettent d’établir le lien de connivence, mais les conditions de réalisation de ce dernier varient selon le mode citationnel envisagé. Rappelons en effet que la prudence est de mise dans la mesure où, s’agissant de prose romanesque « la connivence avec un narrateur-auteur intradiégétique est difficile à exprimer directement dans le cadre de la diégèse : si connivence il y a, elle relève de l’allusion, et renvoie à des valeurs partagées avec des auteurs bien réels, qui font partie du champ littéraire, mais auxquels il est difficile de donner un statut intradiégétique10 ». Dans la phrase 2 les paroles de la chanson sont totalement intégrées dans la narration sans aucun marquage : après la mention du titre de la chanson en tête du paragraphe, c’est donc la rupture de sens qui peut constituer un signal pour l’établissement de la connivence. Dans la phrase 4 en revanche la chanson est rappelée par la voix qui scande, deux termes ayant trait à la parole et ouvrant sur un segment de citation de ce fait plus repérable. Si, dans ce dernier cas, on peut considérer que la référence à la chanson est plus directe, il n’en reste pas moins que dans les deux exemples présentés, seul le partage de connaissance entre l’auteur Nicolas Mathieu et le lecteur assure le repérage des paroles de la chanson et, de facto, le mécanisme de connivence11. C’est d’ailleurs encore plus nettement le cas pour « le même Tam tatam tatatatatam » qui réfère non pas directement aux paroles de la chanson mais à son rythme et à la manière dont toute une génération (ou des générations ?) reprend l’air de de cette dernière sans en connaître les paroles.
13La construction de la connivence construite à l’échelle macrotextuelle et mobilisant la chanson de Sardou est d’ailleurs une sorte de principe à l’œuvre sur l’ensemble du roman comme le montre l’exemple suivant :
Cette chanson, Hélène la connaît, et tout un pays avec elle. Dans chaque village, chaque bled, dans les mariages et les bals, sur Nostalgie et au réveillon, elle revient, avec son lancinement du début, sa tessiture de Gitane, son crescendo sans effort et tout à coup la scansion, Tam tatam tatatatatam. Vingt danseurs soudain devant elle se mettent en mouvement, redoublant le tambour de la chanson au marteau de leurs pieds joints, le menton haut, parodiques et militaires, et elle voit Marc disparaître, happé par cette cohue de pistons. Ne restent que ces corps incassables de vingt ans, les mêmes qu’Hélène voyait quand elle était étudiante, les fêtes à tout propos, organisées chaque semaine par le BDE et qui s’achevaient invariablement sur ces Lacs du Connemara, pour faire comme HEC.
Tout remonte d’un bloc. Son petit studio à Écully, les soirées open bar et le week-end d’intégration organisé dans un camping non loin de Montpellier, les pipos forçant les bizuts à picoler et Blanche Goetz qui pleure en culotte et soutif dans sa tente, on ne saura jamais pourquoi. Un complexe hôtelier qui soigne sa clientèle future et les invite pour un week-end de ski à Val-Thorens. Heureusement, Hélène étant née dans les Vosges, elle n’avait pas l’air trop gourde sur une piste rouge.
Connemara encore quand, à peine débarquée à Paris, elle voyait Julien, Léandre et Clémence presque chaque soir. Tous débutaient alors dans la vie, Léandre et Julien en coloc, Clémence qui vivait chez sa tante. Ils menaient encore pour quelque temps ces vies d’étudiants attardés, sortant beaucoup et couchant les uns avec les autres sans que cela prête tellement à conséquence. (Connemara, p. 269-270)
14Ce qui importe de voir ici, c’est comment ce passage construit la connivence sur une sorte de point de vue étendu dès l’ouverture du paragraphe. La dislocation place hors du cadre de la phrase le complément d’objet direct (« Cette chanson ») repris ensuite par le pronom « la » (« elle la connaît »), ce qui permet ici de surligner le terme de chanson tout en évitant d’ailleurs de faire apparaître de manière trop visible l’expression lexicalisée connaître la chanson. La proposition qui clôture la phrase pose quant à elle de manière totalement explicite un phénomène de connaissance partagée (« et tout un pays avec elle »). À première vue, la forme de connivence qui s’établit ici est endogène et s’inscrit dans le cadre du récit, mais l’emploi du déterminant indéfini ouvre sur une seconde hypothèse qui inclut de facto le lecteur. Suit une distribution aléatoire avec le déterminant indéfini « chaque » puis le déterminant défini pluriel « les », avec des groupes prépositionnels introduits par « dans » puis « sur », distribution qui mêle des lieux, des événements et même une radio. Reprise onomatopéique, rappel du point de vue (« elle voit Marc disparaître ») organisent la suite du paragraphe. Le second paragraphe s’ouvre sur une phrase brève (« Tout remonte d’un bloc ») marquant le début d’un processus mémoriel développé par une liste de souvenirs accompagnée de brefs commentaires. Évidemment, le lecteur perçoit la vertu de cette chanson capable de déclencher un processus mémoriel avec une efficacité remarquable. Quant au troisième paragraphe ouvert par « Connemara encore quand », il développe une autre série de souvenirs. Notons l’absence d’italique à « Connemara », comme si la référence partagée était suffisamment établie pour se passer de tout signalement graphique.
15La suite de cette page poursuit la narration en inscrivant ici et là la chanson :
Hélène continuait à fréquenter les gens de sa promo avec qui elle papotait via des fils de discussions ad hoc sur Messenger. On s’y refilait des bons plans boulot et déconnait pas mal. On organisait encore des week-ends, des barbecues à la campagne ou des pool parties. Le bon vieux temps n’était pas si vieux. C’est comme ça qu’ils avaient fait une croisière dans les Cyclades. Voir le jour se lever sur la mer Égée après une nuit blanche, étendus sur le pont et la peau brune, Sardou en sourdine. Le pied.
À l’été 2001, Clémence et Léandre s’étaient mariés dans la Drome aux abords d’une vieille ferme retapée qui appartenait aux parents de la mariée. Les futurs époux s’étaient rendus à l’église en Rolls et certains hommes portaient une jaquette, quand ce n’était pas un uniforme militaire. Le cavalier d’Hélène était un mec de l’Essec qui bossait avec Léandre dans le secteur retail à la BNP. C’est à cette occasion qu’elle avait fait la rencontre d’un type assez costaud, mignon, qui portait un costume clair et une cravate en tricot de soie, un petit côté british très assumé qui avait bien plu à la jeune fille. Il s’appelait Philippe Chevalier et tous deux avaient dansé sous le dais de toile claire, du rock et des slows. Tard dans la nuit, un petit plaisantin avait lancé la fameuse chanson de Sardou et tous les compères s’étaient retrouvés sur la piste, à gueuler et sauter comme jadis. (Connemara, p. 270-271)
16On constate que l’accumulation des souvenirs est discrètement rythmée par la chanson de Sardou, mentionnée dans les deux paragraphes : « Sardou en sourdine » dans le premier ; « la fameuse chanson de Sardou » dans le second. À ce stade, la chanson a en quelque sorte envahi la narration et tisse un système d’échos : « Sardou en sourdine » » renvoyant notamment à la page 52 et à « la voix en sourdine du chanteur tandis qu’il prenait un café au comptoir », « la fameuse chanson de Sardou » renvoyant aussi bien au début de ce long exemple (« Cette chanson, Hélène la connaît, et tout un pays avec elle ») qu’à l’ensemble du roman.
17Si l’on relit l’ensemble de ces paragraphes à la lumière du segment « Sardou en sourdine », les souvenirs semblent prendre une valeur d’exemple : dans leur banalité mais aussi dans leur accumulation, ils offrent à voir une vie à la fois singulière et prototypique, qui permet à nombre de lecteurs soit de s’y reconnaître soit, plus efficacement et plus globalement, de reconnaître une certaine époque. Ainsi, pour reprendre les termes d’Alain Rabatel, « La connivence-complicité est intersubjective, co-construite par les interactants/interlocuteurs »12.
18C’est finalement une des dernières pages du roman — une quinzaine de pages avant la fin — qui permet de statuer sur l’inscription de cette chanson dans le roman :
Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaines logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde : finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. Connemara, p. 381-382)
19Il s’agit dans ce paragraphe, ni plus ni moins, de livrer le protocole de lecture du roman dont le titre de la chanson a, ne l’oublions pas, donné son titre au roman. Et les paroles de la chanson éponyme sont en quelque sorte déconstruites pas à pas, remises en cause par la négation : « Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande », « (…) qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries » et par la restriction : « Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore ». Le protocole de lecture du roman est livré explicitement, il passe d’abord par une caractérisation générique (« Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur »). Cette formule est elle-même organisée sur le principe de la condensation et de la connivence : oxymorique, elle met en tension par le mot « épopée » un récit qui normalement narre des exploits, met en avant des héros incomparables et par l’adjectif « moyenne » qui dans son sens le plus courant dégrade l’épopée en faisant référence dans les lignes qui suivent à la vie ordinaire de gens ordinaires. Et — on sait que le clin d’œil complice n’est jamais loin avec Nicolas Mathieu — l’adjectif épithète « moyenne » peut se lire comme une contradiction stylistique : alors que l’épopée convoque le style soutenu pour évoquer voire exalter les exploits d’un héros, le style moyen sert à exposer, informer et expliquer. On le trouve souvent dans la narration, pas dans l’épopée. La liste qui suit aspectualise la vie des gens ordinaires. La condensation relève ici à la fois de cet effet de liste et des résumés : « quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin » mais aussi des fulgurances mémorielles qui concentrent toute une époque (« le dimanche en Megane »).
20En proposant un protocole de lecture, Nicolas Mathieu s’engage du côté des petits, des moyens, des vies minuscules, ordinaires, des vies moyennes. Comme l’affirme Rabatel, « Cette forme de connivence renvoie à une sorte de compréhension à demi-mots13 ». Bref, la simple mention de la chanson engage une forme de dialogisme fondée sur la participation, certes plus ou moins active, du lecteur, dialogisme qui neutralise largement la distinction auteur/narrateur ou, pour le dire autrement, fait du narrateur un énonciateur complice du lecteur.
Le niveau micro-textuel
21On a pu voir que le principe de condensation/connivence était à l’œuvre au niveau macro-textuel. Dans sa version la plus complexe, l’allusion à Connemara active un processus mémoriel qui superpose et condense différentes temporalités narratives et époques réalisant ainsi les conditions favorables à l’établissement d’une connivence entre auteur et lecteur. Cette échelle d’étude, parce que la chanson de Sardou constitue le soubassement du principe est la plus pertinente. On voudrait néanmoins proposer quelques prolongements aux niveaux textuels inférieurs. Trois observatoires langagiers peuvent être retenus arbitrairement pour leur diversité : les adjectifs relationnels, un cas particulier de détermination et les appositions.
Les adjectifs relationnels
22Soient les deux extraits suivants :
C’est le moment que choisit Erwan pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de tweel bleu. (Connemara, p. 25)
Hélène n’avait pas pu en savoir plus. Au sourire soudain publicitaire d’Erwann, elle avait compris que sa réunion en ligne venait de débuter. Elle avait rejoint l’open space en hâte et s’était précipitée sur Lison. (Connemara, 125)
23Ils sont tous les deux dépendants du point de vue d’Hélène. Le premier exemple suit une sorte d’autoportrait du personnage qui a son importance
Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
24Le segment détaché « son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de tweel bleu » fait partie de la description rapide du patron d’Hélène. Le ventre sénatorial, belle trouvaille, fonctionne sur le principe de la condensation : en deux mots, grâce à l’adjectif relationnel paraphrasable ici par le groupe prépositionnel « de sénateur », c’est un type de personnage qui est présenté et il se trouve associé non seulement à la représentation d’Hélène mais à celle de l’auteur et des lecteurs. En effet, au moins deux niveaux de lecture sont à l’œuvre : celui qui relève de la construction du point de vue d’Hélène qui fait contraster son auto-description avec celle d’Erwann — on peut ainsi mettre en regard les aspectualisations de la tenue d’Hélène et celles d’Erwann (« Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons » / « le tissu superbe d’une chemise de tweel bleu » ; « Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon » / « les cheveux roux » et opposer deux attitudes face au temps qui passe : « Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ? » / « son ventre sénatorial ». Le deuxième niveau de lecture neutralise en partie le point de vue d’Hélène par l’effet d’ironie non seulement permis par la condensation à l’œuvre dans l’adjectif relationnel mais par la non congruence entre le nom support (« ventre ») et l’adjectif relationnel (« sénatorial »). Comme le rappellent Riegel, Pellat et Rioul au sujet des adjectifs relationnels, « la chaîne inférentielle peut-être complexe »14 et c’est précisément dans cette complexité que se loge l’ironie. Se dégage alors un type de personnage reposant sur des clichés, donc des connaissances partagées : personnage âgé ou qui fait plus vieux que son âge, un embonpoint lié aux déjeuners de travail, etc… ne parle-t-on pas d’ailleurs depuis plusieurs siècles d’un train de sénateur15 ?
25L’exemple suivant « Au sourire soudain publicitaire d’Erwann » passe outre les contraintes de l’adjectif relationnel en insérant un circonstant temporel entre le nom et l’adjectif, insertion qui agit comme indice d’ironie, l’expression « sourire publicitaire » étant par ailleurs plus convenue que la précédente. Les connaissances partagées qui se trouvent mobilisées ici convoquent la même époque que la chanson de Sardou : celle d’avant les réseaux sociaux, celle où la population regardait beaucoup la télévision, celle où les dents blanches devenaient un culte, bref, les années 1980. D’ailleurs, un site qui archive les publicités célèbres des années 1980 ne manque pas de mentionner le spot publicitaire pour le dentifrice « Ultra Brite » datant de 198616. Ce n’est pas ici en une phrase mais en quelques mots qui rendent le lecteur complice que se dit « tout le grotesque de l’idéologie managériale17 ».
26Bref, dans ces deux exemples représentatifs, la connivence auteur-lecteur se fait par le repérage de l’ironie fondée sur une opération de condensation, ironie qui dénonce l’attitude managériale d’Erwan d’une part et du type de manager qu’il incarne d’autre part — ironie engagée ici contre le politiquement correct qui correspond à une démarche fréquente comme l’a montré Stéphane Chaudier dans un article récent18.
Le déterminant discontinu un de ces qui…
27Le principe de connivence à l’œuvre dans le roman est également repérable au niveau micro-textuel par le déterminant discontinu un de ces qui… On connaît les débats sur cette forme typique de la prose narrative du XIXe siècle, notamment de Balzac, et l’hésitation possible entre une cataphore démonstrative et un phénomène de deixis. Se saisissant de ces hésitations, Éric Bordas19 se livre à l’analyse d’un cas prototypique de la prose balzacienne (« Le lendemain matin régnait à Paris un de ces épais brouillards qui l’enveloppent et l’embrument si bien que les gens les plus exacts sont trompés sur le temps ») qui peu ou prou pourrait être facilement transposée à l’exemple suivant :
Depuis, ils s’étaient vus à deux reprises dans ce même Kyriad qui avait l’avantage d’être facilement accessible et se trouvait à dix minutes de Nancy, dans un de ces lieux qui n’a d’existence que pour satisfaire les automobilistes, pris en étau entre une bretelle d’autoroute et une quelconque ZAC. (Connemara, p. 205)
28Éric Bordas montre notamment que le tiroir verbal du présent qui apparaît dans la relative « laisse à penser que l’on est passé d’une désignation indirecte par substitut désignatif proleptique (endophorique) à une désignation directe déictique (exophorique), désignation directe illustrée par la zone ouverte à la fois par ce démonstratif de connivence et par ce présent d’abstraction qui présuppose un savoir commun partagé par le locuteur et l’allocutaire, dans la combinaison des deux repères de désignation travaillant à une même immédiateté »20. De fait, on comprend l’importance déterminante du temps dans le relative dans la mesure où « le présent de la relative fonctionne comme un repère d’abstraction qui fige la représentation de la durée du récit dans le discours énonçant à l’intérieur du cadre posé par le récit au passé dans la phrase matrice ; l’ordre des temps, passé puis présent, est un cadrage essentiel, puisqu’il atteste de la modification de l’axe de figuration), l’ordre des syntagmes suggère la chronologie des évidences sollicitées : du fait à l’expérience21 ».
29Cette exophore mémorielle, dont on trouve d’autres exemples dans Connemara, est assurément un des moyens syntaxiques qui créent une forme de connivence, connivence discrète et non massive, mais connivence fermement établie au plus près de la langue.
30D’autres exemples sont d’ailleurs assez proches du cas prototypique que l’on vient d’examiner :
Elle était de ces femmes saint-bernards qui ne peuvent s’empêcher de vouloir sauver le monde autour d’elle. (Connemara, p. 245)
31Syntaxiquement, la tournure est incomplète par rapport à l’exemple précédent en raison de l’absence du déterminant indéfini. En revanche le cas est intéressant car la relation attributive présente Hélène « dans son rapport, son rattachement à une collectivité exemplaire à partir de laquelle elle devient sujet, mais sujet identifiable22 ». D’ailleurs, plus que dans le cas précédent, la valeur à la fois identifiante et généralisante de la tournure est notable avec la métaphore lexicalisée sur « Saint-Bernard » dont le figement est ici renforcé par l’absence de majuscule et le pluriel.
32Tour balzacien que cette figuration langagière ? Sans forcer le trait, il est indéniable que cette dernière, parce qu’elle témoigne au plus près de la langue de connaissances partagées entre auteur et lecteur, permet de rapprocher ces deux auteurs. Certes, il n’y a pas de volonté de filiation de la part de Nicolas Mathieu, mais la représentation du réel passe chez ces deux auteurs que deux siècles séparent par une forme de dialogisme.
Les appositions
33Dernier observatoire langagier retenu, les appositions peuvent sembler un prolongement de la condensation au niveau micro textuel a priori contre-intuitif. On retient la définition de l’apposition proposée par Franck Neveu23, sans rentrer dans les débats définitionnels : 1/ « une construction dynamique complexe articulant nécessairement deux constituants : un segment support et un segment apport », 2/ « le lien entre les deux appositifs est réalisé par l’incidence du segment apport sur le segment support », 3/ « il s’agit d’une prédication seconde, c’est-à-dire soumise à une prédication de rang supérieur (prédication première) ». Et l’on peut se concentrer sur un seul exemple tout à fait représentatif :
Grisâtre et fleurant bon l’eau de Cologne, il affichait une de ces silhouettes d’après-guerre, gominée et le pantalon flottant. (Connemara, p. 174)
34Formellement, on observe ici une apposition polaire d’ouverture. Le segment « Grisâtre et fleurant bon l’eau de Cologne » est coréférent au pronom « il » précédemment identifié :
Au bar, maître Cécile Clément prenait un verre de blanc après une audience particulièrement pénible qu’elle racontait par le menu à deux habitués. Le premier qu’on appelait Nénesse, vivait tout près et ne décampait guère. (Connemara, 174)
35Ce segment est dans une relation de prédication seconde par rapport à la prédication première portée ici par le groupe verbal « affichait une de ces silhouettes d’après-guerre ». On le sait, puisqu’il s’agit d’une prédication seconde, les appositions sont la plupart du temps considérées comme des figures d’ajout24, c’est-à-dire des segments surnuméraires. Pourtant ici, du point de vue interprétatif, cette apposition ne joue pas tant comme figure d’ajout que comme figure de réduction, de condensation, et tend à faire du segment initial un prédicat qualifiant axiologique indispensable qui s’inscrit du point de vue macrosémantique dans une logique de connivence avec le lecteur. Il s’agit ici non de caractériser un personnage mais d’inviter le lecteur à repérer un type de personnes bien réelles : le pilier de bar auquel on peut se confier sans risque aucun, peut-être parce qu’il est toujours un peu alcoolisé (« grisâtre ») quand bien même il masque son addiction (« fleurant bon l’eau de cologne »).
36L’hypothèse d’une connivence passant par la figure de réduction qu’est l’apposition frontale est étayée par la présence du déterminant discontinu « une de ces silhouettes d’après-guerre » mais également par le caractère typant de la caractérisation avec le terme vague de « silhouette » et la mention d’une période qui rattache le personnage à une époque sur laquelle auteur et lecteur ont des connaissances partagées — en tout cas, telle est la condition pour que la connivence fonctionne à plein régime. D’ailleurs, le dernier segment de la phrase vient compléter la typologie par deux caractéristiques de la mode d’après-guerre : « gominée et le pantalon flottant ».
37Le même principe de réduction est à l’œuvre dans les appositions qui clôturent la phrase.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. (Connemara, p. 18)
38Le segment détaché que l’on peut considérer comme une apposition pourvu qu’on accepte une définition un peu lâche, « sorte de Mary Poppins du tertiare » joue ici ironiquement sur l’association d’un groupe prépositionnel non congruent avec le nom du personnage connu pour avoir le pouvoir de modifier la réalité à sa guise à tout moment. Le temps et l’espace tiennent dans sa poche... Placée en clôture de phrase, l’apposition prend une valeur résomptive et fonctionne comme un trait d’esprit, un clin d’œil. La condensation est double ici : par l’apposition d’une part qui est fondée sur un principe d’économie et par la lexie « sorte » à valeur typologisante.
Conclusion
39À la question quelque peu provocatrice : Nicolas Mathieu est-il plutôt du côté de Balzac ou plutôt du côté de Flaubert ? On voit que la réponse ne peut être que fuyante. Affaire d’époque, en l’occurrence les années 1980-2020 dans Connemara, affaire de réel représenté. Si l’on tente malgré tout de répondre, la réponse sera double. Balzac écrivait pour le lecteur de 1830, Nicolas Mathieu écrit pour son contemporain. Et l’on peut dire que le souci de la postérité, de l’immortalité littéraire ne doit pas être au centre de ses préoccupations tant son roman engage une certaine époque, des lecteurs qui chantonnent Sardou dès les premières pages quand bien même ils en sont agacés, parce que « cette chanson, tout le monde la connaît ». Le redevenir discours25 de la littérature française observé dès les années 1980-1990 rapproche en ce sens des écrivains aussi différents que Balzac et Nicolas Mathieu. Du côté de Flaubert, on placera évidemment la subtilité des effets de condensation/connivence quand ils confinent à l’ironie. On peut d’ailleurs lire, dans de telles phrases :
Dans sa petite chambre d’adolescente, elle avait rongé son frein, lisant beaucoup, notamment Edith Wharton pour laquelle elle s’était prise de passion. Elle s’était dit qu’un jour, elle aussi découvrirait le « beau monde », ferait des voyages et serait une femme libre. L’expression « carrière internationale » allumait alors dans sa tête des feux de Bengale. (Connemara, p. 252)
40la critique d’un certain bovarysme actuel. Stéphane Chaudier va plus loin encore, pensant que ce sont précisément les lectrices qui sont ciblées dans cette phrase lorsqu’il se demande si « les lectrices de Connemara oseront (…) se reconnaître dans ce miroir tendu »26.
41Reste la question de la pérennité d’un tel livre. Peut-être le lira-ton autrement dans quelques décennies, peut-être la jeune génération le lit-elle déjà autrement et perçoit dans la chanson de Sardou, la ritournelle de leurs parents et dans la représentation des années 1980 une photographie — de couleur sépia — du monde révolu de ces derniers... En ce sens, n’oublions pas que la recherche des marques de connivence peut biaiser l’interprétation :
Compte tenu du fait que la connivence se dit à demi-mots, il y a une tendance à surinterpréter : on entre alors dans une zone dangereuse, car la surinterprétation peut s’appuyer légitimement sur des informations objectives données antérieurement par le texte, sur des connaissances du monde, mais, comme Barthes et Eco l’ont bien montré, le danger des dérives sur-interprétatives rôde, si le tiers ou lecteur alimente sa suspicion de connivence par un excès d’interprétation à partir de ses attentes ou de ses fantasmes. Au lecteur et à l’analyste d’éviter de tomber dans de tels travers...27
42Mais resteront à Nicolas Mathieu ces grandes qualités de romancier, ce pouvoir de captation du réel, des discours sociaux, de l’air du temps ou d’un certain temps…