« Taormine », d’Yves Ravey : une écriture « qui broie du noir »
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 26 mai 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=BqA_V1219J0.
1Taormine est une ville située sur la côte est de la Sicile, à peu près à mi-chemin entre Messine et Catane. Perchée à 200 mètres, offrant une vue magnifique sur la Méditerranée en contrebas et sur l’Etna en face, la richesse de son patrimoine historique, culturel et archéologique a fait d’elle, pour les touristes du monde entier, le « Saint-Tropez sicilien ». Voilà où semble promettre de nous conduire le roman qu’Yves Ravey a publié en 2022 et auquel il a donné pour titre le nom de cette ville. Né à Besançon en 1953, professeur d’arts plastiques et de français dans un collège de cette même ville, Yves Ravey, après un premier roman à la fin des années 1980, publie son œuvre à partir de 1992 aux Éditions de Minuit et, au cours des vingt-cinq dernières années, signe vingt et un romans et trois pièces de théâtre1. Taormine2, vingt-troisième roman d’Yves Ravey, retenu en première sélection du Goncourt et du Renaudot 2022, en deuxième sélection du prix Femina 2022 du roman français, nous fait donc arriver en Sicile, à l’aéroport de Catane-Fontanarossa, en même temps qu’y débarque Melvil, cadre au chômage, et son épouse Luisa, venus passer quelques jours dans cette île dans l’espoir de ressusciter leur couple. Tout se complique cependant rapidement : comme le couple se rend à Taormine, Melvil, pour répondre au souhait de sa femme d’aller se baigner, quitte la route puis, au moment de reprendre le chemin, se perd dans la nuit et heurte violemment quelque chose – alors même qu’un camp de migrants se trouve à proximité. Or, en dépit de tout ce que cet impact a d’inquiétant, le couple ne cherche pas à savoir ce qui s’est passé et reprend la route. Cependant, et c’est une nouvelle bifurcation, Melvil préfère s’arrêter pour la nuit dans un petit village. Ce n’est que le lendemain qu’il parvient avec sa femme à Taormine, et Melvil cherche alors à faire réparer la carrosserie, à faire disparaître toute preuve d’un accident déjà à la une des journaux, et surtout déjà à l’esprit des différents intermédiaires auxquels il s’adresse, du serveur de l’hôtel à son garagiste de cousin, tous prompts à lui extorquer de l’argent contre leur aide. Le couple se voit réduit à les payer, puis à se cacher des policiers, puis à les fuir, à prendre la mer, pour tenter de rejoindre le nord de l’Europe… en prenant la route même des migrants – et le texte de renvoyer ces touristes à la situation de leur victime. On le voit, et Dominique Viart le soulignait déjà à propos des textes d’Yves Ravey dans son Anthologie de la littérature contemporaine française, c’est « une histoire simple qui se détraque », par une série de « mauvaises idées », et conjointement, par « une écriture […] oblique. Le malaise sourd de phrases anodines […]. Les personnages […] ne parlent que de manière détournée. Une atmosphère s’installe, faite d’étrangeté et de menace latente. L’Histoire tragique du [xxi]e siècle […] hante ces livres3 […]. » C’est précisément cette conjonction entre le dérèglement de l’histoire et l’oblicité de l’écriture qui caractérise la langue d’Yves Ravey dans Taormine, qui est à l’origine de ses effets sur le lecteur, du mal-être qui gagne. Aussi nous proposons-nous de sonder cette oblicité dans une perspective stylistique : d’examiner comment l’écriture de Taormine exprime le « malaise » qui étreint les personnages, qui gagne le narrateur, qui s’empare du roman, ici du roman noir, et donc du lecteur, dans ce que Jutta Fortin décrit comme une « poétique troublante du texte4 ». Pour citer, désormais, Pierre Schoentjes, « le malaise est central […] et ce sont ses différentes manifestations qui nous guideront dans la lecture. Il s’immisce dans le texte par des réminiscences littéraires, des renversements de situation brutaux et invite à des enseignements moraux suspects5. » Comment l’écriture de « cette histoire simple qui se détraque » communique-t-elle le mal-être, à la fois malaise et mauvais comportement, qui ressort de la conduite des personnages, de la représentation que la narration donne des événements, et du décalage des propriétés génériques ? Pour cela, nous examinerons comment l’histoire de Taormine donne à lire d’abord l’histoire de personnages en crise, qui ne se sentent pas bien ; puis, à un autre plan, celui de la narration cette fois, comment le malaise des personnages se traduit en une narration de mauvaise foi, qui provoque le malaise du lecteur ; et, dès lors, quel est le regard porté sur ces différents mal-être, et de là sur la nature même du texte qui, lui non plus, ne va pas très bien.
L’histoire d’une crise : le malaise des personnages
2Le malaise est d’abord, et avant tout, celui qu’éprouvent les personnages : Melvil, le mari, est régulièrement trompé par sa femme et, de surcroît, « son avant-dernier amant » était « au départ [s]on ami », rencontré dans les rangs de l’agence Pôle emploi (p. 53) ; de fait, Melvil est au chômage : « sa dernière proposition d’embauche, il l’[avai[t] déclinée à la fin, car insuffisamment rémunérée, et sans voiture de fonction. Résultat : le poste de cadre courait encore, mais sans [lui]. » (p. 53) Luisa, pour sa part, ne résiste guère à la tentation de l’adultère, et vit des largesses de son père. Ces personnages sont donc en crise, et cette crise se manifeste à travers un rapport problématique au monde.
Une conduite accidentée
3C’est d’abord le rapport aux événements qui apparaît en crise, tant et si bien que le comportement des personnages relève de ce qui pourrait se décrire comme une conduite accidentée : leur progression narrative paraît inégale, irrégulière, détraquée, et sous ce jour l’accident au sortir de la plage semble une manifestation symptomatique de leur comportement erratique. L’on est en effet confronté à un nombre et à une variété notables de bifurcations fictionnelles – c’est-à-dire dans l’enchaînement ou plutôt la succession des événements –, et logiques – en d’autres termes du point du caractère rationnel de l’articulation des propositions –, et l’on peut comprendre que l’escapade sicilienne ait été qualifiée dans la presse de « balade entre Charybde et Scylla6 ». Le lecteur ne peut qu’être sensible au fait que ce sont des personnages qui quittent la trajectoire initialement prévue, et ces déviations sont alors d’autant plus remarquées que Luisa cherche pourtant à respecter le suivi d’un itinéraire touristique. Il s’agit d’abord, presque au tout début du récit, de sortir de la route prévue pour aller se baigner : « Sans réfléchir en vérité, j’ai pris d’office la sortie d’autoroute pour gagner la voie de raccordement, une zone de travaux, ou supposée telle, car plus rien n’était indiqué, cette fois. […] De là, bifurquant vers la droite, nous avons roulé sur un chemin de terre battue, bordé par une végétation luxuriante. » (p. 10) C’est ensuite, peu après l’accident, la sortie de trajectoire pour ne pas aller à Taormine mais, déjà, pour semer de possibles poursuivants : « Habité par la crainte, justifiée ou non, d’être poursuivi par un éventuel propriétaire de chien, ou de tout autre animal, et gardant cela pour moi seul, j’ai quitté l’autoroute une seconde fois, sans prévenir » (p. 28). Et il y a encore le moment où le narrateur choisit de ne pas prendre l’autoroute pour se rendre, enfin, à Taormine : « Nous avons atteint d’une seule traite la bretelle de sortie d’autoroute direction Taormine, et j’ai changé brusquement d’avis : […] J’ai pris le bord de mer en quittant l’autoroute. » (p. 51-52) Ces bifurcations dans l’espace sont relayées par diverses formes d’errance : Melvil, le narrateur s’inquiète des dangers de la conduite nocturne… mais après que l’accident a eu lieu (p. 26) ; de même son épouse, Luisa, après avoir pourtant demandé à son mari de se rendre à la police, le remet paradoxalement sur le chemin de l’itinéraire touristique : « Ce changement d’attitude m’a surpris. Elle avait désormais en tête, avant toute chose, jugeant certainement qu’elle m’en avait assez dit, de se rendre à Agrigente » (p. 80). Ainsi l’avancée des personnages apparaît-elle comme chaotique, ou plutôt, cahotique, tant les effets de désordre et de confusion sont dus à des cahots, véritables impacts sur leur trajectoire.
4Le désordre de cette avancée par à-coups est encore accru par les angles morts de la fiction qui réservent quelques surprises, contradictions et invraisemblances. Certains faits apparaissent en effet comme des faux-raccords. La plupart du temps le narrateur ne comprend pas l’italien… et soudain saisit le sens des propos de ses interlocuteurs (p. 60). Plus tard, il reconnaît l’inspecteur… sans avoir eu pourtant sa description et, comble de paradoxe, la narration le souligne (p. 120). Ces articulations manquées ne sont pourtant pas lues comme des ratés d’écriture, et ce en raison des nombreuses contradictions explicitées dans le comportement des personnages, souvent sous la forme d’une antithèse. Ainsi, Melvil quitte la route pour s’approcher d’une plage « sans que cela inquiète Luisa, qui, cependant, m’a demandé ce qu’on faisait sur cette piste. » (p. 10) Plus loin, alors qu’il pense comme sa femme que « tout conducteur digne de ce nom, dès lors qu’il entend un choc qu’il ne parvient à identifier, stoppe et descend de sa voiture », il déclare tout de même : « Bien que je sois du même avis, et que j’aie déjà énoncé ce point de vue pour moi seul, hier, sur la route de Taormine, j’ai contredit Luisa. » (p. 84) Ces contresens prennent parfois la forme d’une réaction inappropriée, scandaleuse même. Le narrateur a peut-être heurté un être vivant, mais c’est la poursuite de son trajet qui l’inquiète : « Nous n’étions pas enlisés, et j’ai dû laisser échapper un cri de victoire. » (p. 24) Alors que Luisa, par sa volonté de voir la mer, a amené le couple a quitté la route, elle reprend le lendemain son souhait de se baigner… comme si rien n’était arrivé (p. 44).
5Enfin, si la conduite de la fiction paraît accidentée, c’est encore en raison de courts-circuits, de voies sans issue, de fins abruptes. Le narrateur coupe court sans prévenir à sa description de la pseudo-plage sur laquelle il arrive, et où va avoir lieu l’accident : « L’endroit, occupé par des machines de chantier et des empilements de matériaux derrière des grillages, paraissait désert à première vue. Mais qu’importe. » (p. 11) Notons ici que ce « qu’importe » arrive justement après une présupposition de solitude, laquelle s’avèrera dramatiquement erronée. Ce sont surtout les dialogues qui se voient interrompus, notamment au sein du couple, en crise, constitué par les personnages principaux : « Hier soir, ne voulais-tu pas la donner à réparer, cette voiture ? Je suis resté silencieux. Enfin, j’ai repris, d’un ton faussement assuré : Il y a toujours une solution, […]. Nous nous sommes tus. […] » (p. 80) Il en va de même lorsque Melvil et Luisa se trouvent confrontés, chez le garagiste, à des suppositions en rien hasardeuses quant à leur responsabilité dans l’accident : « Le serveur, c’est mon gendre, Roberto, il dit que vous rouliez trop vite. Luisa a répliqué que le dénommé Roberto n’en savait rien, et quand on n’est pas au courant, vous savez ce qu’il faut faire ? Le patron a mis les mains dans ses poches. » (p. 100) Faire taire les soupçons semble ici pour les personnages un moyen de ne pas laisser exister la culpabilité, et ces diverses formes et causes de conduite accidentée montrent toutes combien le rapport aux événements des personnages paraît en crise.
Des échanges aléatoires
6C’est encore plus sensible pour tout ce qui exprime le rapport aux autres, tant les échanges n’assurent qu’aléatoirement leur fonction de communication. Le personnage principal est freiné dans ses échanges par la barrière de la langue, et cette incompréhension a une fonction diégétique, en ce qu’elle isole le narrateur. C’est notamment le cas quand il lit les gros titres de l’actualité sur les stands de presse dans la station-service où son épouse et lui ont fait une halte dans le cours de leur fuite. Or, l’actualité du jour, qu’il finira par découvrir dans le « titre pleine page » avec photo du journal acheté par sa femme, c’est : « Mort d’un enfant devant la plage d’Acireale. » (p. 66) D’ailleurs, juste après l’accident, le narrateur se retourne vers sa femme et dit : « J’ai ajouté que, dans ce cas, ce ne pouvait être qu’un animal, […], peut-être le chien du snack-bar, on ne sait jamais, tu n’as pas vu s’il avait un chien ou non, ton barman ? Tu as bien parlé avec lui en italien, non ? » (p. 23) Cette question paraît laisser entendre que la cause de l’accident n’est pas arrivée jusqu’à lui pour une raison non seulement indépendante de sa volonté mais qu’il s’avère déjà prêt à reverser sur la responsabilité de sa femme.
7Une autre manifestation de la crise des relations dans les dialogues échangés, ce sont les discours qui ne sont pas tenus. De manière si récurrente que cela tourne au running gag, un bruit, de la diégèse, coupe court aux échanges entre les personnages. Ce sont l’éloignement de Luisa sur la plage ainsi que le sens du vent qui apparaissent à son mari la cause probable de son absence de réponse (p. 16). Peu après, la conversation est suspendue par les intempéries (p. 18). Bien plus loin, c’est le vacarme des camions qui impose une pause à leur dispute, à nouveau à la fin d’un chapitre (p. 71). Enfin, dans le garage, qui s’avère la scène d’un autre pic de tension entre les époux, le bruit des travaux mécaniques motive une autre interruption des échanges (p. 101). Or, au moins aussi souvent, sont représentés des discours qui n’ont pas été actualisés. Ils sont parfois contournés, par exemple quand Melvil appelle « l’agence touristique, à qui [il a] demandé de prévenir l’hôtel Via del Mare de [leur] arrivée, ce qui [lui] a allégé l’esprit. » (p. 47). Ils peuvent aussi être éludés, quand le narrateur évacue ses réactions après les infidélités de sa femme : « Aussi ma pensée allait toujours vers cette idée répandue […] que votre femme […] porte son choix sur votre meilleur ami. Bref, passons. » (p. 54) Le discours peut aussi se rétracter, encore une fois, au moment où il s’agit d’évoquer les conséquences de l’accident : « tu seras obligé d’expliquer pourquoi cette aile est cabossée à ce point, et pourquoi tu n’as pas déclaré l’accident. Alors mon choix s’est porté […] sur l’essentiel […] de ne pas éveiller l’inquiétude de Luisa. » (p. 50) Ce sont aussi des discours qui restent des possibles, des potentiels : « J’ai quitté les lieux […] avec cette seule perspective, illusoire, de dire à ma femme que nous visiterions le théâtre antique dès que j’aurais réglé les comptes avec le patron du garage. » (p. 116) Le discours peut encore être celui qui aurait été tenu et qui ne l’a pas été, et relever d’un irréel du passé, comme lorsque Melvil évoque son impossible justification auprès de l’épicier : « J’aurais voulu lui expliquer pourquoi je préférais ne pas laisser de trace, lui dire combien j’aurais aimé que tout se déroule sans que ne surviennent tous ces problèmes. Ce qui était, je m’en rendais bien compte, complètement absurde. » (p. 39).
8L’altération des relations se perçoit enfin dans de nombreuses bifurcations énonciatives. À plusieurs reprises, des incidentes suspendent la narration d’un commentaire du narrateur, par exemple pour interroger le moment de la parole : « Elle m’a rappelé, était-ce le moment ? qu’on n’aurait peut-être pas dû quitter l’autoroute si vite » (p. 21). Sa voix survient encore pour souligner la réalisation du discours : « Parce que j’ai le sentiment, et là je l’ai dit à Luisa, j’ai le sentiment que ce n’est pas évident de sonner à la porte de l’hôtel en plein milieu de la nuit. » (p. 27) On l’entend encore pointer son adresse, sous la forme d’une prise à partie : « Aussi je me demande, et je te le demande à toi, Luisa, comment, dans ce cas, on justifie une arrivée aussi tardive ? » (p. 27) Plus souvent, ces bifurcations énonciatives prennent la forme d’une sortie progressive de la reformulation du discours indirect [DI] pour s’approcher du discours direct [DD], ce qui peut être dû, à plusieurs reprises, à la rencontre d’une structure emphatique par détachement, propre à faire ressortir un net effet d’oralité : « Il a souri, introduit les mains dans les poches de sa blouse bleue, déclarant qu’à Taormine, les hôtels, ça ne manquait pas. » (p. 31) L’effet de sortie progressive du DI peut encore venir de l’enchaînement d’un segment propre à une interlocution directe : « Puis, il a demandé à son collègue où il l’avait trouvé, dans quel tiroir ? » (p. 124) Cette échappée de la voix prend encore la forme d’une absence de reprise du « que » conjonctif : « J’ai répondu, cependant, que mon numéro de téléphone, sur ma fiche à la réception, n’était pas un secret, en outre, nous l’avions prévenu : Notre visite à Agrigente, nous ne voulions surtout pas la manquer, ne vous souvenez-vous pas ? » (p. 94) Et, de ce point de vue, cette omission du « que » subordonnant rend problématique l’articulation entre deux DI : « La réceptionniste m’a répondu que Roberto commençait son service en soirée, le mardi, et pour finir, elle a refusé de me donner le numéro personnel du serveur. » (p. 64) Ces parasitages divers rendent compte de la difficulté qu’a le personnage de tenir la reformulation du DI et/ou, à l’inverse si l’on veut, de retenir l’arrivée du DD, comme si la différence entre le proféré et le reformulé s’estompait, au profit de l’emprisonnement dans son point de vue. D’ailleurs, il peut aussi s’agir de télescopages au sein de l’énoncé, comme si Melvil s’exprimait sans regard surplombant, par exemple dans ce sordide discours à son épouse : « J’ai dit : Désolé que ce gamin, si c’est lui, soit venu se loger sous mes roues. Moi aussi, je le regrette. Très fort. Fais-moi un beau sourire, s’il te plaît. » (p. 77) Ainsi la communication entre les personnages rencontre-t-elle de nombreux aléas, qui convergent tous cependant vers une surenchère dans le marquage du point de vue interne.
Des faits incertains
9Cet enfermement dans son point de vue amplifie le rendu d’un rapport compliqué à la réalité, précisément d’un flottement des faits. L’indécision des événements est marquée par de très nombreux modalisateurs sur les chances de réalisation, sur les degrés de vérité. Se relève à de très nombreuses reprises l’expression d’une évaluation sur les apparences, avec l’adverbe « apparemment » (« apparemment, cet homme, très prévenant, avait remarqué la fatigue de Luisa. », p. 36), avec le verbe « sembler » (« Il ne m’a pas semblé très convaincu. », p. 111), et encore avec l’adverbe « manifestement » (« manifestement, j’en fus certain, il ne cherchait pas l’adresse d’un carrossier, il calculait, de tête, sourcils froncés, le montant de la commission. » (p. 58) Plus discrètement, se rencontrent aussi des verbes exprimant la croyance : « nous devrons examiner d’un peu plus près l’aile avant droite. Je crois avoir observé, en effet, mais je n’en suis pas certain, une belle trace d’accident. » (p. 55) Mais ce sont surtout le verbe « supposer » et ses différentes réalisations qui ponctuent la restitution des événements : « L’épicier patientait toujours à l’intérieur de sa boutique, au cas où Luisa changerait d’avis, ai-je supposé. » (p. 40) Sans surprise, de la part de ce personnage, la supposition prend souvent la forme d’une certitude ou d’une quasi-certitude, avec le verbe « devoir », qui exprime la forte probabilité (« Je l’ai entendue crier – ce devait être mon prénom – quand elle a atteint le rivage », p. 45), ou encore avec l’adverbe « vraisemblablement » (« j’ai constaté, au passage, que la carrosserie était fortement cabossée, sur une grande surface, vraisemblablement à cause du choc de la veille. », p. 49). Et surtout, plusieurs de ces modalisateurs vont dans le sens d’un rendu d’un objet incertain, par exemple, au début du roman : « L’atmosphère n’était pas lumineuse, pas franchement. Pour un premier jour de vacances, c’était même assez décevant. » (p. 11) C’est ensuite la formulation de Luisa qui paraît tout aussi incertaine, floue : « Luisa, concentrée sur les plantations exotiques, m’a vaguement rappelé qu’on avait eu raison de prendre une assurance supplémentaire. » (p. 56) Ces modalisateurs expriment la plupart du temps une absence de certitude quant à la saisie des événements, mais disent parfois aussi combien les faits perçus sont eux-mêmes, par nature, peu sûrs, interlopes, douteux.
10Une impressionnante quantité d’interrogations explique aussi l’incertitude avec laquelle nous parvient la réalité. Les interrogatives directes se croisent notamment à propos de ce qui s’est passé sur ce no man’s land, à propos de l’existence d’un chien (« on ne sait jamais, tu n’as pas vu s’il avait un chien ou non, ton barman ? », p. 23), au sujet des personnes en présence (« J’ai aperçu un groupe de femmes en contrebas, dans les cultures alentour, qui récoltaient je ne savais quoi, aucun intérêt. Et pourquoi cela m’aurait-il intéressé ? », p. 68), et relativement à la présence de l’enfant (« Peux-tu m’expliquer, Luisa, ce qu’il est venu faire sur ce chemin, ce gosse ? », p. 85). Plus souvent que de telles questions, de nombreuses interrogatives indirectes rendent compte de la manière dont le narrateur représente les questions qui lui sont posées, notamment sur l’objet de la pensée d’autrui : « J’ignore ce que tu en penses, mais la première chose, me paraît-il, serait de trouver un carrossier. » (p. 55).
11Enfin, dans la lignée de ces interrogatives indirectes, de nombreuses relatives périphrastiques remplacent une désignation par une description prétendument claire, mais en réalité plus floue que claire, ce dont rend compte ce jeu de questions et de réponses entre mari et femme : « C’est bien ce que j’ai compris. C’est ce que tu as compris, Luisa, mais ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. » (p. 75) La relative périphrastique se rencontre notamment sous la variété de la boucle réflexive, une configuration énonciative qui ajoute la distance de l’hétérogénéité discursive : « Elle était au courant de ce qu’elle a appelé notre léger retard. » (p. 57). De manière générale, toutes ces relatives périphrastiques s’accompagnent d’un effet d’ellipse : « Elle m’a rappelé ce qu’évoquait le journaliste, un campement nomade dans le coin, non loin de la mer. » (p. 74). De telles subordonnées associent ainsi de manière récurrente, et paradoxale, un geste de description qui promet comme une précision, et l’aveu d’un flou dans la représentation.
12Or ce constat d’une réalité approximative rejoint celui de la conduite accidentée du comportement des personnages, et les deux rencontrent le caractère aléatoire des échanges dans une expression, certes variée, mais sensiblement convergente, d’un mal-être, d’un être qui va mal, d’un être qui se comporte mal.
Un narrateur de mauvaise foi : le malaise du lecteur
13Melvil le personnage principal, celui dont on voit combien il entretient avec les événements et plus généralement avec la réalité un rapport complexe, est aussi un narrateur coupable, et son mal-être se mue sous la culpabilité en mauvaise foi, laquelle entraîne notre malaise de lecteur.
Voiler de gaze les événements
14Le narrateur se prend en effet souvent à voiler de gaze l’accident et tout ce qui pourrait faire ressortir sa culpabilité : nous avons affaire à « un as de la dissimulation » — comme le dit un des policiers qui vient fouiller sa chambre d’hôtel, dans un clin d’œil métadiscursif aussi discret qu’efficace (p. 128). Et de fait, Melvil veille à masquer les traces de l’accident, par exemple en se garant de sorte à cacher l’aile abîmée de la voiture : « J’ai parqué la voiture le long d’une haie de buissons, aile avant droite invisible, dissimulée contre les arbustes. » (p. 56)
15Or cette stratégie de dissimulation ressort de l’emploi très fréquent du pronom « ça », « apt[e] à désigner des référents non catégorisés ou à décatégoriser ceux qui le sont, en en neutralisant le genre et le nombre7 », et c’est évidemment la forme à même de désigner ce qui a été heurté par la voiture, dans la ligne du « quelque chose » initial : « Ensuite, le véhicule a démarré, il a filé tout droit, mais, notez-le, l’inspecteur a raconté à ma fille : pas un bruit, seul un petit claquement de portière, et rien d’autre, à croire que renverser un enfant, ça peut laisser indifférent. » (p. 108) Le « ça » se retrouve après pour évoquer l’accident lui-même : « Stop ! s’il te plaît, Melvil, on ne parle plus de ça, on ne parle plus de rien, plus de journal, de visite, tu entends ? » (p. 83) Or la forme revient ensuite, très régulièrement, pour désigner tout ce qui a trait à l’accident, notamment les réparations qu’il faut faire sur la voiture : « Il a poursuivi, ça va durer plus longtemps que prévu, un problème avec le feu clignotant, la pièce de rechange, ce n’est pas le même modèle. » (p. 109) On n’est parfois même plus sûr de savoir si la forme désigne les réparations de la voiture ou bien l’accident lui-même : « Il était d’accord, ça sera vite fait, aucun problème, on va arranger ça, elle sera prête demain matin. » (p. 99, nous soulignons) Surtout, le texte lui-même souligne l’indistinction de certaines formes, quand quelque chose frappe à la vitre (« ça a frappé contre la vitre. », p. 34), et surtout lorsque les époux se disputent… précisément parce qu’ils ne se comprennent pas sur le « ça » :
En vérité, ça ne risque rien. Personne ne nous a vus. Elle a haussé le ton : Quand tu dis, ça ne risque rien, c’est qui ça ? J’ai répondu : Ça, c’est nous deux. […] Souviens-toi : c’était la nuit noire, on n’est pas restés plus de cinq minutes, le temps de discuter. Tu veux dire quoi, par-là, Melvil ? explique-toi clairement, à la fin. (p. 72, souligné dans le texte)
16De nombreux déterminants et surtout des pronoms interposent de même un filtre d’indéfinition, d’indistinction dans la représentation du référent visé. Ce que percute la voiture de Luisa et de Melvil n’est désigné, d’emblée, que par « quelque chose » : « Elle a dit, j’ai vu une forme, je te dis, on a percuté quelque chose, je ne sais pas, c’était… C’était quoi, Luisa ? enfin ? C’était… c’était, oui, je crois, une forme. » (p. 23), « On a heurté quelque chose, certes, mais enfin, Luisa ! en aucun cas le corps d’un enfant. » (p. 70). Les autres pronoms qui reviennent ensuite participent d’une négation par le narrateur de la responsabilité des événements, par la mise en évidence d’une absence de témoins : « Dans ce cas, personne n’est responsable, puisque personne n’a rien vu. Tu comprends ? Ce genre de dommage, ça peut arriver à n’importe qui. Posons-nous d’abord la question : au milieu de la route, il faisait quoi, à ton avis, ce gosse ? » (p. 72-73). L’absence de culpabilité est justifiée par l’absence de témoins ou encore, juste après, par l’absence de motif expliquant la présence de l’enfant sur ce terrain vague.
17Enfin, cette fois dans sa façon de s’exprimer, à plusieurs reprises, une double négation laisse entendre combien le narrateur contourne l’expression directe et franche de ce qu’il a à dire. Par exemple, plutôt que d’indiquer que son épouse a gardé le silence ou qu’elle a abondé dans son sens, il explique : « Elle ne m’a pas contredit. » (p. 70). C’est une forme typique de la litote, mais la tension est telle entre les époux qu’il semble difficile d’entendre l’expression d’un acquiescement, et leur désaccord n’en est que plus perceptible.
Donner sa version des faits
18En plus de voiler de gaze l’accident et tout ce qui pourrait faire ressortir sa culpabilité, le narrateur essaie aussi d’interposer sur la vérité une autre version de l’histoire. Il se complaît ainsi à de multiples reprises à développer un autre déroulement des événements, par le recours au conditionnel qui « signale […] un décrochement énonciatif au sein de la narration et une présence narratoriale forte, représentant systématiquement le procès comme non intégré à la réalité du locuteur, dans la mesure où il convoque dans tous ses emplois une autre énonciation et/ou une autre actualité énonciative8. » Le narrateur recourt en particulier au conditionnel passé dans des systèmes hypothétiques complets et nettement apparents, par exemple quand Luisa explique à son mari ce qu’ils auraient dû faire après le choc : « je veux te dire que si nous étions sortis de voiture, comme j’ai voulu le faire, nous aurions très certainement découvert l’enfant, dans ce cas, nous aurions pu lui porter secours, et lui sauver la vie. » (p. 74). Parfois les systèmes hypothétiques sont plus dilués, comme ici, où le narrateur formule des hypothèses sur ce qui aurait pu se passer dans une gradation progressive vers l’irréel :
J’ai suivi Luisa : Et si j’émettais l’idée que tout ceci n’était qu’un ennui causé par le hasard ? Et si, à partir de notre débarquement, tout s’était joué pour que nous prenions cette route précisément ? pour que nous fassions halte devant ce snack-bar, et pas un autre ? Aurait-il donc fallu que je commette l’erreur, sans le savoir, guidé par une main invisible, de prendre l’embranchement sur la droite, qui ne conduisait nulle part ? Aurait-il fallu également qu’il se mette à pleuvoir et que la nuit tombe à cet instant ? (p. 83)
19À ces marques de l’irréel du passé s’ajoute l’isotopie de l’histoire, c’est-à-dire ici le traitement des faits comme s’il s’agissait d’une histoire, et cela non seulement déréalise ce qui est bel et bien survenu (… même si cela reste une fiction), mais surtout met au premier la lâcheté, la mauvaise foi, la malhonnêteté du narrateur, pour qui il est possible de proposer une autre version des événements, ce que la nature même des faits rend ici inacceptable. Melvil utilise pour désigner ce qui arrive le lexique de la narration. Il peut s’agir, a minima, d’une utilisation dissonante du terme « histoire » pour renvoyer à ce qui s’est passé : « J’ai souhaité du fond du cœur qu’on en finisse avec cette histoire qui ne tenait pas debout […] » (p. 102), « Nous avions déjà perdu trop de temps avec cette histoire, pratiquement une demi-journée. » (p. 82). Mais en d’autres lieux le narrateur va plus loin : « Je lui ai dit que je me sentais au centre d’une aventure. » (p. 27). Et de fait, le narrateur va jusqu’à proposer une reformulation des faits, par une construction attributive qui dit la transformation : « Je veux dire que sans témoin, ce que l’auteur de l’article, dans ton journal, appelle au départ une collision mortelle, provoquée par un chauffard, devient un simple accident. » (p. 72-73). Cette déréalisation des événements passe aussi par la superposition de plusieurs versions des faits :
Maintenant, je crois qu’il y a autre chose. Peut-être, sait-on jamais, nous entrons dans le domaine des suppositions, mais… imaginons que, par miracle, un enquêteur retrouve notre trace, ce qui m’étonnerait déjà, car c’est impossible. […] Alors, autre supposition : qui, à ton avis, pourrait prouver qu’il s’agit bien de notre voiture de location… ? (p. 79)
20Une telle substitution d’une histoire à une autre est même explicitée par des termes qui fleurent l’intrigue policière : « J’ai donc donné, sans perdre pied, et pour conclure à mon tour, qu’on en finisse, ma version des faits : Il arrive à tout conducteur de s’égarer, dès lors qu’il ne connaît pas le chemin, et que, de surcroît, il pilote une voiture qui n’est pas la sienne, sous la pluie, un chemin défoncé. » (p. 85).
21Enfin, ce sont encore des modalisateurs qui participent du tissage de cette autre vérité, d’une vérité d’une autre sorte, ou plutôt qui l’affichent, quand ils expriment la prétention à la transparence. Ainsi, « en vérité », toujours antéposé, ne cesse de filtrer l’accès au propos, dès lors perçu comme suspect : « Sans réfléchir en vérité, j’ai pris d’office la sortie d’autoroute pour gagner la voie de raccordement, une zone de travaux, ou supposée telle, car plus rien n’était indiqué, cette fois. » (p. 10), « En vérité, ce que je venais de lire sur l’écran, c’était un coup de fil provenant d’Italie, puis le message écrit, l’hôtel qui s’inquiétait de notre absence. » (p. 46), « En vérité, ça ne risque rien. » (p. 72), « En toute vérité, je le devinais. » (p. 90). Dans la même perspective, se rencontre le « Pour être franc » : « Pour être franc, je redoutais cela depuis le début, se rendre à la police. » (p. 78). Surtout « Soyons clairs » revient comme une ritournelle : « Soyons clairs, Luisa, et comprends-moi bien. » (p. 75), « Que ce soit très clair dans ta tête, Luisa. » (p. 48). La fréquence de ces modalisateurs rend douteuse cette revendication d’honnêteté : plus le narrateur le dit, moins on est tenté de le croire.
Se dédouaner
22Donner une autre version des faits est en effet une manière de se déculpabiliser, de faire entendre, incessamment, que « ce n’est pas sa faute ». La voix passive est une première ressource langagière mobilisée pour rejeter aussi loin que possible la culpabilité qui, par ce geste même, n’apparaît que plus prégnante au narrataire, et l’on en rencontre d’ailleurs des formes variées. Il peut s’agir d’un participe passé passif, comme celui qui sert à suggérer que la voiture a été la cible d’un coup, au moment de l’accident, et que ce n’est pas la voiture qui a été à l’origine de l’impact : « Puis ce fut le choc. Un coup violent donné contre la carrosserie. » (p. 21) Une périphrase verbale de sens passif peut aussi laisser entendre que les responsables de l’accident sont les parents : « Sans doute, ai-je remarqué, le journaliste a écrit ça pour dédouaner de leur responsabilité les parents qui laissent leur gosse vagabonder dans le no man’s land. À partir de là, on peut toute imaginer. » (p. 93), « On est là, au centre de la Sicile, on vient d’apprendre, par le plus grand des hasards, qu’un enfant vient de se faire écraser au bord d’un terrain vague, non loin d’une plage, un enfant qui n’a pas de nom » (p. 73). On notera encore ici que l’expression « no man’s land » dit encore elle aussi, comme incidemment, combien personne n’était censé se trouver là. Et ce sont encore les verbes pronominaux de sens passif qui déplacent sur la victime la responsabilité des faits : « J’ai d’ailleurs rappelé que ce groupe de migrants se mettait lui-même en danger, installé à proximité de l’autoroute. » (p. 83) De manière aussi abondante que discrète, en raison de la variété des ressources grammaticales mises en œuvre, le narrateur non seulement déplace insidieusement sa responsabilité, mais, pire encore, l’impute aux victimes.
23À cela, s’ajoutent de nombreuses négations et dénégations qui engagent le narrateur sur la voie de la contestation, de la réfutation des événements qu’il est pourtant en train de raconter. L’exemple prototypique serait cet énoncé construit en deux temps : « Je ne suis pas en train de dire qu’un enfant de migrant, c’est moins grave, je suis en train de réfléchir à ceci, que ça doit arriver souvent. » (p. 75) La construction « Je ne suis pas en train de dire » se reçoit d’abord comme une négation pleine de cette profération, donc une négation pleine du « c’est moins grave », mais la suite de la phrase, « ça doit arriver souvent », fait entendre à rebours exactement le contraire, c’est-à-dire une assertion sans nuance du « c’est moins grave ». Et dans cet autre passage, la double négation fonctionne non seulement comme une litote, mais même plus fortement encore : « Heureusement, nous n’avions pas inutilement pris une police d’assurance supplémentaire, et je me suis trouvé un peu ridicule, car pour quelqu’un qui souhaitait, depuis ce choc sur l’aile avant, passer inaperçu, autant dire que c’était raté. » (p. 51). Dans cette phrase, « nous n’avions pas inutilement » s’entend comme « nous avions bien fait » et même, ce qui est à nouveau pire, comme une dénégation de la gravité des faits : rien de grave ne s’est passé… qui ne soit rattrapable grâce à la police d’assurance.
24De telles traces des efforts faits pour se dédouaner rencontrent celles des ressources mises en œuvre pour dissimuler l’accident et pour remplacer une version par une autre, dans une même mise en évidence de la culpabilité effective du personnage, et ressentie : de son mal-être, à la fois malaise et mauvais comportement. Or l’ambivalence de ce mal-être, qui déverse en mauvaise foi le malaise éprouvé, amène à questionner la nature même du texte, la fonction de cette histoire : le regard porté sur le personnage de Melvil.
Le dédoublement du texte : le malaise de l’écriture
25Le malaise est d’abord, on l’a vu, celui des personnages principaux, un couple en crise, qui cause un accident mortel ; le malaise est encore, on l’a vu aussi, celui qu’éprouve le narrateur, tout occupé à flouter les faits : dès lors la question qui se pose est celle du regard porté sur ces diverses formes et degrés de malaise, et donc celle de la nature même du texte.
Des manipulations discursives
26La mauvaise foi du narrateur se voit désavouée par de nombreux indices qui accusent ses manœuvres énonciatives : qui les font ressortir, et par là les disqualifient. Alors même que la narration est assumée, à la première personne, par le coupable de l’accident, plusieurs indices d’ironie laissent affleurer sa malhonnêteté. À de nombreuses reprises, une voix paraît se superposer à la sienne, comme dans cette phrase : « J’ai poursuivi : tout ici nous était inconnu, il était donc facile de se tromper. » (p. 13). L’on s’interroge dès lors sur la source de l’énoncé, non seulement en raison de la virgule, de l’effacement du déictique « nous », mais encore de la redondance de cette déduction, qui semble venue d’un autre plan : est-ce toujours la voix du je narré, représentée par le je narrant après le verbe de parole « ai poursuivi », et continuée alors après la virgule ? ou bien s’agit-il d’en finir avec la représentation à la virgule, donc d’un retour dans la prise en charge exclusive par le je narrant ? ou bien encore est-ce un cumul de la voix du je narrant… et d’une autre instance, un archi-narrateur en quelque sorte, qui le disqualifierait ? Le plus souvent, cette bivocalité est celle d’un discours indirect libre surgi hors de toute représentation marquée. La voix de Luisa se superpose souvent à celle de Melvil, son époux, dont la prise de distance s’entend alors, et qui renvoie par-là sur elle tout ce qu’il peut de sa culpabilité : « C’était couru, cependant, Luisa ne quitterait pas les lieux sans avoir profité de ce premier instant face à la mer. Elle attendait ce moment depuis des mois, elle ne le manquerait pour rien au monde. » (p. 14, nous soulignons). Mais comme cette demande n’est ni incompréhensible, ni exorbitante, que le mari s’est de toute façon déjà engagé dans cette voie, il apparaît ici de bien mauvaise grâce, et malhonnête, de faire une telle remarque… au point que l’on se demande s’il n’y a pas ici l’indice d’une distance marquée par une autre instance. Il peut s’agir aussi du cumul, sur la voix du narrateur, d’une voix dont l’identification reste incertaine — comme si elle provenait d’une sorte de sur-narrateur : « De ce point de vue, et pour tout dire, je ressentais une forme d’échec, mais comment s’y prendre, si on ne peut plus faire confiance aux panneaux routiers, Luisa, non, tu n’es pas d’accord… ? » (p. 13) S’agit-il déjà, dans le segment souligné, de la voix du je narré, représentée par le je narrant, avant l’apostrophe qui le signale explicitement ? Ou bien encore de la seule prise en charge exclusive par le je narrant ? Ou encore de la voix du je narré qui se fondrait ici avec celle du je narrant ? Ou est-ce un cumul de la voix du je narrant… et d’une autre instance, qui le disqualifierait ? Toutes ces suspicions de bivocalité font ressortir les manipulations du narrateur parce que la distance paraît de mauvais aloi, de mauvaise foi, et parce que cette dissonance laisse percer un autre point de vue, le condamnant.
27Le désaveu du narrateur vient encore de la récurrence de la prétérition, autre forme de discours double. Alors même que le narrateur annonce qu’il gardera le silence sur tel ou tel sujet, il se livre avec une certaine complaisance à une confession, notamment à propos du goût de sa femme pour les bains de mer : « Ce qui m’a un peu énervé, dans la mesure où personne ne l’avait obligée, ni ce matin, ni ici, ni au bord de la mer du Nord, l’année précédente, à se jeter à l’eau. Ce que j’ai évité de dire. » (p. 48). C’est encore plus net lorsqu’il ne résiste pas à parler de leurs « zones de turbulence » :
Je ne reviendrai pas là-dessus, mais, ouvrant et refermant une parenthèse, signalerai seulement ceci : comme tout couple, nous traversons parfois des zones de turbulence, et tout cela donne à notre relation amoureuse un aspect tumultueux. Nous n’aurons donc pas, au cours de notre séjour sicilien, à discuter, ou si peu, les termes de mon désir pour Marceline, secrétaire de Luisa dans son laboratoire de directrice de recherche en bioéthique. Et je tairai, par ailleurs, cette récente aventure, parmi d’autres, nombreuses, vécues par Luisa, dont je n’ai rien à dire, sinon que j’en ai beaucoup souffert. Je noterai seulement, en aparté, que ma femme, elle, contrairement à moi, n’a jamais hésité, comme souvent, et presque systématiquement, à passer à l’acte. (p. 53)
28L’ambivalence de cette figure discursive ne fait qu’accuser le comportement du personnage.
29Un même soupçon de désaveu vient encore des représentations où l’énoncé est l’objet de la monstration, le DD et le DI, en raison des verbes de parole qui décrivent l’acte d’énonciation tant ils paraissent inadéquats, ce qui ne manque pas de faire rejaillir leur inadéquation sur les discours qu’ils introduisent. Une telle mobilisation des ressources expressives de la représentation d’un discours autre n’a rien d’étonnant de la part d’un romancier également dramaturge et, de toute évidence, en de telles circonstances « l’écriture d’Yves Ravey [joue] des frontières entre roman et théâtre9 ». Une première forme d’inadéquation vient de la grande visibilité de ces verbes de parole, qui ne sont certes pas voués en temps ordinaire à s’invisibiliser, mais rendus particulièrement remarquables dans Taormine par plusieurs propriétés : leur détachement seul, sans circonstant, en tête de phrase, par une virgule, leur répétition, leur caractère rudimentaire, car ce sont des verbes tels que « dire » ou « répondre ». On le voit bien avec le prototypique verbe « dire » : « Elle a dit, je vais me promener dans le parc, la nuit me fera du bien, et je suis resté, étendu sur le lit, en attendant son retour. » (p. 61), « […] j’ai désespéré de lui donner tort, tout en lui disant : Tu as sans doute raison, chérie, mais on ne sait jamais, rien n’empêche de se renseigner. » (p. 58). C’est encore perceptible avec le verbe « répondre » : « J’ai répondu qu’on était dans une voiture de location, et qu’il n’y avait aucun équipement, ni plaid, ni couverture. » (p. 34), ou aussi « J’ai poursuivi : Ce n’est pas une question d’argent, Luisa, tu as bien compris. » (p. 40). Cette mécanique de la représentation laisse soupçonner un recul critique vis-à-vis de la malhonnêteté du narrateur. Ce rôle que jouent les verbes de parole dans la mise en évidence de sa duplicité est encore plus perceptible quand il s’agit de verbes de parole inadéquats. C’est notamment le cas avec des verbes qui introduisent la parole représentée comme un acte, parfois, d’ailleurs, sans qu’un discours ne soit vraiment représenté : « Quant à moi, j’ai noté, à voix haute, plutôt pour me justifier, que j’avais besoin de réfléchir » (p. 38), « J’ai revécu les secondes précédant le choc. Je lui en ai fait part. » (l. 70) Qu’il s’agisse d’une sur-banalisation des verbes introducteurs, ou, presque à l’inverse de ce constat, de leur sur-originalité, ces verbes se lisent eux aussi comme des manifestations d’une distance vis-à-vis d’un narrateur dont on lit certes le malaise mais aussi la malhonnêteté.
Des renversements parodiques
30De tels indices du désaveu du narrateur amènent à la question du traitement fait de ce canevas narratif somme toute assez réduit : un traitement qui relève manifestement d’un déplacement, d’un renversement, d’une subversion. De fait, le réseau de mafieux, les policiers corrompus, la Sicile terre d’immigration sont autant de stéréotypes qui se trouvent mobilisés dans Taormine, et cela active une lecture comique et parodique du texte. Il y a un mort, une fuite, des inspecteurs, autant d’éléments définitoires du polar, mais d’un polar revisité, même renversé : non seulement les événements se suivent depuis le point de vue du coupable, mais en outre ce dernier est d’une mauvaise foi patente, détestable, désavouée.
31Bien d’autres marques du polar sont, de même, retournées. C’est d’abord l’onomastique qui participe à la fois de la convocation du modèle et de sa subversion : le personnage principal, le narrateur, s’appelle Melvil Hammett, et a donc le même patronyme que le père du roman noir, Dashiell Hammet (1894-1961), associé à la Hard-boiled School, « l'école des durs à cuire », et qui a révolutionné le roman par des histoires dans lesquelles les notions de bien et de mal sont mises à mal. Or Melvil, le personnage principal de Taormine, est à la fois dans cette dissolution des notions de bien et de mal, et l’exact contraire d’un dur à cuire : il est dominé par… tout : la situation, sa femme, son beau-père. Le clin d’œil est à la fois discret, puisqu’il s’agit seulement d’un nom, mais très étayé. Cette allusion est du reste d’autant plus repérable qu’elle est relayée par tout un jeu sur les indices que laissent derrière eux les époux, d’une manière beaucoup trop visible pour ne pas être vue, pour l’aile abîmée (« Et je me suis étonné de ma négligence, et de mon incapacité à remarquer ce qui pourrait devenir un jour, et selon les circonstances, la preuve d’un accident. », p. 49), pour les détails livrés sans y prendre garde au serveur à qui il demande un garagiste (« Quant à moi, je ne me souvenais pas avoir donné tant de détails au serveur. », p. 100), ou encore pour le journal évoquant cet accident et laissé en évidence sur la banquette de leur véhicule (« Au passage il a signalé, aperçue sur la banquette arrière, la photographie de cet enfant mort, en première page du journal. », p. 106).
32Mais c’est surtout la trajectoire d’ensemble des événements qui fait apparaître le renversement le plus significatif : le renversement des rôles. Le puissant devient vulnérable, et cela passe précisément, tragiquement, par un « renversement », celui d’un enfant. Melvil et sa femme sont désormais soumis aux allusions et autres menaces (p. 104), ils se retrouvent traqués par la police qui remonte leur piste (p. 108), tombent aux mains d’un réseau de passeurs qui monnaye leur liberté contre de fortes sommes d’argent (p. 115), sont soumis à l’extorsion de policiers corrompus (p. 136), peu à peu privés de toutes leurs ressources financières (p. 138), et finissent par être vus comme des « parasites » par les forces de l’ordre : « Roberto m’a accompagné, il a redit que, désormais, nous n’étions plus rien aux yeux de ce policier, des étrangers de passage, qui n’intéressent personne, des parasites, comme il y en tant, c’est le mot utilisé par le carabinier. » (p. 137). Le terme, dans un récit publié en 2022, souligné par un commentaire métadiscursif, ne manque pas de faire écho au film sud-coréen coécrit et réalisé par Bong Joon-ho, sorti en 2019. Surtout, ce mot les place alors, du point de vue des policiers, dans la catégorie des « étrangers de passage, qui n’intéressent personne » : des migrants. Et de fait, au terme du roman, ils en sont réduits à leur tour à fuir par la mer un pays qui leur est devenu hostile, et ils partent précisément d’Acireale, là où l’enfant a été renversé :
Vous repartez d’Acireale, a poursuivi Michelini. Une barque vous attend. Le terminus, pour vous, la zone portuaire, puis la gare ferroviaire de Gênes. Jusque-là, le voyage se fait par bateau, vous ne serez pas seuls, mais en groupe. Personne ne parle la même langue, cependant, vous verrez, l’ambiance à bord est en principe plutôt sympathique. À Gênes, vous et madame prendrez une navette, et un peu plus loin, il faudra passer la douane, vous vous mêlerez au flot des passagers, ça débarque tous les jours, ça passe, ça revient. Il y a foule. La frontière, avec un peu de chance, on peut la traverser sans trop de difficultés. Simplement, ça peut prendre du temps. Et de l’autre côté, on peut emprunter le chemin par la montagne, mais aussi, il y a des trains réguliers entre les deux pays. (p. 139)
33Cette description est en tous points identique à celle de l’itinéraire des migrants qui traversent l’Europe vers le Nord. C’est un retournement de situations qui tient du (juste ?) retour des choses, profondément ironique : le renverseur – de migrant – voit sa vie renversée – en trajectoire de migrant. Et le renversement de situation que connaissent les personnages principaux se joue précisément, littéralement, depuis un renversement physique, celui d’un enfant, lequel assure à la fois la mise en œuvre et la mise en scène de la mécanique parodique et ironique de l’écriture – et ce, à partir du moment où le couple n’assume pas face aux migrants la responsabilité de ce crime qui ne peut qu’être perçu de manière symbolique, à partir de leur écart de conduite qu’il faut lire de même de manière métaphorique.
Des visées dénonciatrices
34Dès lors que l’écriture se perçoit comme engagée dans la voie de la parodie, se pose la question de l’ambition de ce roman. De fait, « Ravey […] convoque toujours d’une manière ou d’une autre l’état du monde. Son comique rentré est pénétré des plus graves questions. Taormine en est une démonstration concentrée10. » Un constat peut appuyer cette analyse : « le propos n'est jamais directement revendicatif, c'est la juxtaposition des faits, leur enchaînement, qui donne à voir une réalité révoltante11. » L’implicite de la disqualification du narrateur personnage principal laisse en suspens la lecture pourtant nettement perceptible de ce Melvil : s’agit-il d’un repoussoir, d’un modèle à ne pas suivre, ou bien au contraire est-ce un miroir tendu au comportement des Européens ?
35La question n’est pas explicitement tranchée, mais trois faits d’écriture au moins nourrissent une inclusion du lecteur. C’est une narration menée à la première personne, qui, par essence, favorise l’identification au personnage. Ensuite, la narration commence avec l’arrivée des personnages en Sicile, le début de la narration est concomitant avec le début des événements : « j’ai engagé la voiture de louage dans le premier rond-point vers le nord, direction Taormine. » (p. 9) – et cela favorise l’embarquement du lecteur. Enfin, il y a un semblant de description de la photographie de l’enfant mort à proximité de la plage (p. 66), qui ne peut manquer de faire penser à ces corps échoués sur les plages que nous voyons dans la presse. Comme le notait Jean-Bernard Vray à propos de l’usage de la photographie dans les précédents romans d’Yves Ravey, il semble bien que, dans Taormine aussi, « les photos ne cessent d’être produites comme preuve, attestation, moyen d’identification. Elles engagent une relation à la réalité. La valeur testimoniale de la photo est alléguée quand elle est au service de procédure d’interrogatoires policiers ou judiciaires. Elle peut devenir pièce à charge servent à faire condamner un suspect12. » Ces trois éléments sont autant d’opérateurs d’implication : « [Melvil] est notre voisin. L’enfer est tout près de chez vous13. » Dans Taormine comme dans d’autres romans d’Yves Ravey, le personnage principal « est peut-être nous…, en un peu plus minable14... ». Et, en dépit de son comportement inacceptable, cette proximité tempère sa condamnation par le lecteur… pour mieux le questionner : « L’auteur joue sur notre culpabilité de trouver des circonstances atténuantes à ces touristes haïssables. [….] Une manipulation de maître, qui ébranle les certitudes et bouscule la perception des autres comme de soi-même15. »
36Et c’est sans doute ce qui fait la qualité, l’identité autant que l’atout de cette écriture : cet inconfort, en prise directe avec notre réalité. On pourrait ici dire de Taormine ce que Pierre Schoentjes disait d’Un notaire peu ordinaire :
[Taormine] est le contraire d’un exemplum, l’opposé d’une fable morale, c’est une histoire qui rend compte du malaise de la société française contemporaine où la peur du déclassement, le ressentiment social, la perte de confiance dans l’État, la montée de l’individualisme, conduisent à un repli sur soi-même et à une suspicion généralisée de l’autre.
Afin d’inviter le lecteur à réfléchir au fait que les solutions simplistes sont toujours des solutions dangereuses, Ravey écrit un roman policier aussi transparent qu’opaque et dans lequel les pistes conduisent à un questionnement éthique. […]. Comme lecteurs, et comme citoyens16.
Pour conclure
37Melvil et Luisa ne feront donc pas renaître leur amour, et nous resterons piégés avec eux dans cet indécidable malaise, loin de « Taormine, [de] l’hôtel où les attend un séjour de dépliant, […] d’un rêve inatteignable, [de] l’aspiration à la quiétude, [du] retour naïf au monde d’avant la faute17. » L’histoire de Taormine est d’abord et avant tout, au sein de la diégèse, l’histoire de personnages en crise, qui ne vont pas bien, qui éprouvent dans leur vie un malaise : leur conduite accidentée rend compte d’une relation compliquée aux événements ; le caractère aléatoire de leurs échanges laisse affleurer les difficultés rencontrées dans leur communication, dans leur relation à l’autre ; et la réalité apparaît pour eux approximative, incertaine. Au plan de la narration, ce malaise des personnages se traduit en un récit de mauvaise foi qui provoque cette fois le malaise du lecteur. Le narrateur est « un as de la dissimulation », qui œuvre à voiler de gaze l’accident et tout ce qui pourrait faire ressortir sa culpabilité : qui tente de « donn[er] [s]a version des faits » — pour mieux se dédouaner. Mais de multiples indices désavouent les manipulations discursives du narrateur, et diverses formes de renversements mettent en œuvre – et en évidence – une parodie du polar dont le personnage principal ne ressort pas indemne… pas plus d’ailleurs que le lecteur. Car cette écriture ne met en branle son jeu sur les ressources formelles que pour nous installer dans l’inconfort : « Yves Ravey [cultive] le décalage qu’ainsi il impose à son lecteur et qui de ce fait lui interdit de se laisser aller à cette lecture paisible qu’autorisent les textes dont les codes ont été d’entrée clairement définis18. » Ce texte semble ainsi appartenir à une littérature feel-bad – doublement même, puisque le mal-être des personnages engage le malaise des lecteurs –, et aussi bien déborde cette catégorie, qui ne saurait se définir comme le versant obscur du roman feel-good, pour sa part tendu vers l’effet sur le lecteur : la dimension ironique de l’écriture d’Yves Ravey n’installe le malaise que pour mieux nous questionner.