Colloques en ligne

Marie DE GANDT

Années 1980-2000, le règne du second degré ? les faux départs de l’ironie (lectures croisées de Flaubert, Pérec, Echenoz) 

à Edouard.

1Si la fin du XXe siècle est marquée par une hégémonie de l’ironie, il s’agit d’abord d’une hégémonie critique. Dans la prolifération des études, ouvrages et colloques aujourd’hui consacrés à l’ironie, la notion sert souvent d’étiquette pour légitimer l’intérêt accordé à un auteur, unifier à bon compte une période historique sans problématiser son unité et justifier l’entreprise critique. Le règne de l’ironie dans la taxinomie littéraire sert finalement à légitimer la place du commentateur, comme l’a montré J. Dane1.

2Mais cette ère critique reflète également le projet esthétique dans lequel notre époque se trouve prise, celui du romantisme, et particulièrement du romantisme allemand qui a défini la nouvelle littérature comme le fait d’œuvres inachevées, contradictoires, réflexives. Certes la pratique littéraire de l’ironie ne date pas du romantisme, mais les années 1780-1800  ont néanmoins marqué un tournant pour l’ironie, au moins dans sa conception théorique: l’ironie a changé de sphère, passant du domaine de la rhétorique à celui de l’esthétique, pour devenir un principe de création et de structuration des œuvres, voire du monde.

3Deux siècles après l’appel romantique à rompre avec les codes de l’art classique, l’ironie esthétique est devenue le nouveau conformisme. Non seulement les années 1980-2000 ne font que rejouer la rupture romantique, mais elles héritent aussi de la longue chaîne des avant-gardes qui a repris le romantisme avant elles. Dans son suivisme, la période contemporaine trouve malgré tout une caractéristique propre: son ironie joue des strates et traditions d’ironie qui l’ont précédée pour démonter le topos de l’incrédulité ironique, l’éternel « nous ne croyons plus ». De fait, à la fin du XXe siècle, la subversion n’est-elle pas du côté de ceux qui voudraient proclamer le besoin de croire, de s’identifier, d’adhérer, d’être sérieux ou naïf ?

4 Je m’en vais, le roman de Jean Echenoz, manie ainsi le thème de l’adhésion à l’illusion et aux croyances, dans des formes littéraires caractéristiques de la posture ironique des années 1980-2000. Celle-ci lutte contre le second degré de lecteurs contemporains, qui refusent d’entrer en fiction, de se laisser emporter et de sentir « je m’en vais », selon le titre du roman d’Echenoz.

5Avec cette histoire de galeriste parti chercher des antiquités inuits dans le Grand Nord, Echenoz réunit tous les ingrédients d’une fiction prenante, d’une illusion de « premier degré » : intrigue policière, romanesque amoureux, récit d’aventures lointaines à la Stevenson et London, littérature de voyage à la fois exotique et urbain. Dans cette veine, un passage présente une superposition d’ironies qui déploient différents degrés de distance et différents modes de participation à la fiction. A la fin du chapitre 28, Baumgartner, qui a dérobé les antiquités achetées par le galeriste, se cache dans le Sud avec son butin :

« Les jours suivants, Baumgartner persévère dans son itinéraire aléatoire. Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d’hôtels pas encore chauffées, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles. Cela dure encore à peu près deux semaines au terme desquelles, vers la mi-septembre, Baumgartner s’aperçoit qu’il est suivi2. »

6Ce passage évoque l’avant-dernier chapitre de L’Education Sentimentale :

« Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint3. »

7Le premier effet de la citation est d’abord le plaisir de la reconnaissance. L’ironie intertextuelle d’Echenoz s’inscrit-elle dans le désir d’utiliser les formes et les références pour de purs effets de collage ? Dans la théorie du post-modernisme, le second degré consiste en effet à créer une œuvre qui soit une posture : la création doit proposer une attitude par rapport à l’histoire de l’art et l’idée de création. En cela, le post-modernisme ne fait que poursuivre le projet romantique, l’idée d’une œuvre en soi, la plus dématérialisée possible (à l’instar du rêve flaubertien d’un « livre sur rien »), qui culmine finalement dans le geste de création. Pourtant, l’ironie d’Echenoz ne semble pas poursuivre cette esthétique. Dans ce passage de Je m’en vais, la référence ironique possède une efficace complexe, notamment parce qu’elle fait appel à un passage qui est déjà ironique chez Flaubert. La superposition des deux ironies produit des effets qui œuvrent finalement contre le scepticisme ironique.

8Dans le passage cité, l’ironie d’Echenoz semble d’abord poursuivre celle de son devancier : sur le plan stylistique, elle associe lyrisme et prosaïsme, comme celle de Flaubert ; sur le plan narratif, elle propose le résumé d’une errance digressive au sein du cycle romanesque qui se clôt sur le retour. A partir de cet écho ponctuel, c’est bien tout le roman d’Echenoz qui peut se lire en référence à celui de Flaubert. Echenoz convoque les cibles de l’ironie flaubertienne : la bêtise moderne, l’Histoire, l’ambition individuelle, l’art, mais aussi les conventions romanesques (construction narrative, topoi romanesques, personnages). Enfin, son ironie participe à la construction narrative, comme celle de Flaubert, au niveau du récit, - par les commentaires du narrateur - , mais également au niveau de l’histoire, - par les situations qui déjouent les attentes des personnages.

9Toutefois, l’ironie d’Echenoz propose aussi un subtil décalage par rapport à l’ironie flaubertienne. C’est d’abord une ironie qui ouvre un commencement. Le passage de Je m’en vais se situe en fin de chapitre, alors qu’il ouvrait le chapitre chez Flaubert. De plus, il est au présent, là où le résumé narratif des événements s’exposait au passé-simple dans L’Education sentimentale. Mais Echenoz inverse l’enlisement que le présent pourrait apporter : contre le retour flaubertien, décevant et désabusé, Echenoz propose un retour qui ouvre sur un rebondissement, une péripétie. La fin se clôt en effet sur le suspens et l’attente de révélation (qui ne sera pas déçue), contre le définitif « il revint » de Flaubert.

10Tel est d’ailleurs le mouvement d’ensemble que suit le roman d’Echenoz : il commence par un départ (le « je m’en vais » adressé à l’épouse) et s’achève par un retour (« je m’en vais » dit le héros en revenant au domicile conjugal déserté, passé à de nouveaux occupants). En inversant les cycles de départ et de retour à la réalité, Echenoz évoque aussi une autre référence, moins explicite : La Modification, où Michel Butor ironisait déjà sur les topoi du récit de voyage et le motif du départ.

11Chez Butor, la déambulation amoureuse et existentielle qui ne mène à rien suivait un sens inverse : le héros de La Modification ne parvient pas à prononcer la phrase « je m’en vais », et tout son voyage n’est qu’une méditation sur la possibilité de quitter sa femme. Echenoz disperse le motif du voyage initiatique proposé par Butor : il réécrit notamment l’incipit de Butor par des échos dispersés, dans les nombreux passages de Je m’en vais qui se déroulent dans le métro (les personnages font attention à leur posture physique, à leurs bagages, à leurs compagnons de voyage, comme « vous » dans La Modification). Echenoz inverse également le cycle narratif de La Modification, puisque son livre se clôt sur un retour à la femme qui ouvre la possibilité de séductions futures : l’épouse n’est plus là, des inconnus font la fête au domicile conjugal où le héros trouve une femme à séduire.

12Ouverte, l’ironie d’Echenoz l’est aussi par l’absence de conclusion qu’elle propose. Cela se marque d’abord dans les formes. Là où l’ironie flaubertienne démontrait le non-sens de la vie dans les formes du raisonnement logique (la disposition à la ligne, « il revint », signe l’échec de la quête de nouveauté), l’ironie d’Echenoz n’est pas un jugement, comme en témoigne le fait que le voyageur poursuive…poursuivi, littéralement. Mais l’ouverture se marque également dans une façon de laisser imprécise la cible de l’ironie. Cette capacité à faire flotter l’ironie est particulièrement manifeste lorsqu’on compare l’ironie d’Echenoz à d’autres ironies qui réutilisent la référence flaubertienne, et sur le fond desquelles la singularité d’Echenoz peut mieux apparaître.

13Ainsi, la première page des Choses invite à lire le roman de Pérec dans l’écho à celui de Flaubert :

« L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epson, l’autre un navire à aubes, le Ville de Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes, recouvriraient partiellement4. »

14Cet incipit comporte un minuscule détail, onomastique, la seule italique de la page, qui appelle derrière le nom propre l’effet de citation d’un titre, et ici, le rappel du début de L’Education sentimentale:

« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, La ville de Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard5. »

15Dans la suite de la page, Flaubert déjoue les attentes romanesques, révélant que le romantisme est déjà sa propre caricature, dont il livre les différents éléments : le héros cliché de jeune romantique, le début d’un voyage menant à rien, le départ de la grosse machine romanesque s’ébranlant à grands renforts de moteur narratif, dont les rouages sont ici dévoilés. Dans cette page, Flaubert met aussi en scène le désir du romanesque par des images érotiques de frissons et tremblements. Le lecteur averti embarque pour un non-voyage, dans le plaisir de savoir qu’il n’y aura pas de but atteint, que seul le déroulement des berges lui sera offert.

16Pérec rajoute un tour au second degré de Flaubert : le bateau topos n’emmène plus du tout L’emportement romanesque, qui était déjà réduit au cliché chez Flaubert, est littéralement devenu un cliché (« une gravure ») prise dans un cadre redoublant l’entrée dans le roman. Avec Les Choses, nous entrons véritablement dans le domaine de la représentation, c’est-à-dire dans la vie en images, une vie dont le contenu n’est plus vécue que comme une série de clichés, dans l’esthétisation des projets qui remplace l’action. A ce titre, la littérature est bien le cadre qui révèle les clichés du rêve (en témoigne le conditionnel utilisé par Pérec au début du roman). A l’ère matérialiste, ne reste que la référence, comme ces noms des choses qui peuplent désormais les rêves prosaïques des deux héros de Pérec.

17Enfin, le roman de Pérec s’inscrit lui aussi dans la tradition ironique du départ pour l’aventure existentielle, qui se réduit à néant :

« Il ne leur restait rien. Ils étaient à bout de course, au terme de cette trajectoire ambiguë qui avait été leur vie pendant six ans, au terme de cette quête indécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris6. »

18Comme chez Flaubert, la déception de la quête provoque la nostalgie :

« Te souviens-tu ? dira Jérôme. Et ils évoqueront le temps passé, les jours sombres, leur jeunesse, leurs première rencontres, les premières enquêtes, l’arbre dans la cour de la rue de Quatrefage, les amis disparus, les repas fraternels7. »

19L’amertume ironique évoque le dialogue conclusif de Flauvert : à la question mutuelle, « te rappelles-tu ? », Frédéric et Deslauriers répondent « C’est là ce que nous avons eu de meilleur. » Mais Pérec accentue la critique portée par Flaubert, ruinant les derniers reliquats de croyance romanesque et accentuant le caractère sarcastique qui se faisait parfois entendre dans l’ironie du narrateur flaubertien :

« Ils n’auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux.

Ils quitteront Paris un début du mois de septembre. Ils seront presque seuls dans un wagon de première. Presque tout de suite, le train prendra de la vitesse. Le wagon d’aluminium se balancera moelleusement.

Ils partiront. Ils abandonneront tout. Ils fuiront. Rien n’aura su les retenir8. »

20Pourtant, de façon inattendue, l’ironie sarcastique de Pérec cède place à un système d’explication, ou de sens, lorsque Pérec conclut le chapitre avec une citation de Marx :

« Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie ; la recherche vraie, c’est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat. KARL MARX9. »

21Comment comprendre cette référence ? Dans les années 2000, la fin des méta-récits inciterait à y voir une référence ironique : même le combat contre la marchandisation des individus est perdu, ne reste que le grand bazar des systèmes. Mais, dans le contexte des années 60, la citation ne semble pas ironique : elle vient clore une démonstration. De fait, l’ironie de Pérec dans Les Choses n’est pas une ironie « purement littéraire » qui joue avec les formes et les attentes, mais une ironie au service d’une vision sociologique : les commentaires du narrateur mettent en perspective l’action ou l’inaction des héros pour la juger, et non pour libérer les possibles de l’imagination, comme chez Echenoz. En ce sens, Pérec a poursuivi les buts de l’ironie flaubertienne - montrer le néant moderne - , sans en maintenir l’horizon, ­- le règne de l’esthétique qui assure à la fois une rédemption de l’absence de valeurs et une libération. A la place, Pérec propose un nouveau système de sens, sinon l’idéologie, du moins la sociologie.

22En jouant sur les mêmes thèmes et dans la même veine flaubertienne, l’ironie d’Echenoz révèle un contexte différent. Flaubert ironisait sur un personnage de faux héros qui croit en l’Histoire, Pérec sur un enquêteur publicitaire qui se perd dans la consommation. L’ironie révèle ainsi par la distance les systèmes de valeurs auxquels chaque époque souscrit. Echenoz présente un héros galeriste : dans les années 1990- 2000, c’est l’art qui est devenu le nouveau sérieux, et donc le nouveau ridicule.

23Toutefois, loin des sarcasmes par lesquels Flaubert, et plus encore Pérec, accablent leur héros, Echenoz lui laisse une curieuse liberté. Comme chez Stendhal, la valorisation de l’être ridicule se fait par l’exagération de sa critique ironique. En faisant de l’ironie sur l’ironie, Echenoz réhabilite ses personnages et rend de la singularité à celui qui se construit par les modèles, celui qui se berce d’espoirs et celui qui croit. Au lieu de critiquer l’altérité et la dépossession de soi, Echenoz la valorise comme la possibilité de recourir à des formes d’existence toutes prêtes, des identités à partir desquelles bricoler, des modèles qui libèrent de la « fatigue d’être soi ». Il s’agit alors d’une ironie heureuse, qui ouvre les possibles.

24En témoignent, dans Je m’en vais, les nombreux coups du sort qui confortent l’optimisme béat de Ferrer. Invité chez les Eskimos, notre homme a non seulement le soulagement de trouver un gîte inespéré, mais également la chance que ses hôtes lui proposent de passer la nuit avec leur fille, Inuit au sang chaud. Le lecteur et le narrateur sont alors implicitement raillés comme les sceptiques qui ont eu tort de ne pas croire en la possibilité des bonnes fortunes dont le héros ne doute jamais : la vie est parfois un roman, et aux innocents les mains pleines.

25La réactivation du romanesque se produit également par la citation ironique. S’éloignant de la tradition d’incrédulité, Echenoz l’utilise pour insuffler de la croyance. Avec l’ironie « ouverte » que nous avons décrite, le lecteur est invité à entrer dans l’activité de fantaisie et les plaisirs de l’illusion, au lieu de partager la connivence supérieure d’ironistes contemplant, depuis leur second degré, les errances du personnage et la « bêtise universelle ». En reconnaissant la citation flaubertienne, le lecteur goûte le plaisir de jouer avec la culture littéraire commune, en un tric trac perpétuel qui libère des formes communes que chacun peut remplir ou réorganiser à sa guise. Le lecteur construit alors son propre roman, en le recomposant selon son univers personnel, de la même façon qu’Echenoz a modernisé la citation de Flaubert en l’adaptant à l’époque (dans la deuxième phrase de la citation d’Echenoz, les « restauroutes » viennent remplacer les « paquebots » comme élément adaptable aux évolutions de la modernité, dans une phrase qui conserve le mélange flaubertien du lyrisme mélancolique et du prosaïsme moderne). Ce jeu d’arrangement personnel naît d’une libération de l’imagination.

26En effet, l’ironie d’Echenoz permet de faire jouer l’incrédulité contre elle-même. L’esprit critique est occupé par l’ironie sur les conventions romanesques, ce qui permet à l’imagination de se développer quand même, à partir du matériau romanesque premier délivré de son poids de cliché. En quelque sorte, l’ironie du dessus protège ce qui est en dessous. Elle devient alors un masque : le roman affiche de l’ironie pour permettre au lecteur de goûter en fraude le plaisir premier de la fiction. Le second degré est ainsi une couverture, à l’image de la pudeur nietzschéenne : « il y a des phénomènes d’une sorte si délicate que l’on ferait bien de les protéger sous quelque grossièreté afin de les rendre méconnaissables. (…) Je pense qu’un homme qui aurait à cacher quelque chose de précieux et de délicat, pourrait rouler à travers sa vie, grossier et rond comme un vieux tonneau vert lourdement cerclé : la finesse de sa pudeur l’exige10. »Chez Echenoz, la pudeur ironique ne cache pas une profondeur élitiste, elle sert à déjouer en chacun le refus de croyance qui empêche la capacité d’illusion menant au bonheur.

27Traditionnellement, le double tour de l’ironie est une façon de s’adresser à un public divisé. Mais là où Friedrich Schlegel prônait une ironie qui s’adapte aux divisions du public démocratique, et s’adresse, selon ses niveaux de références, soit « au parterre » soit « aux loges », Echenoz s’adresse à un seul lecteur, intérieurement divisé. Dans cette perspective, l’ironie est une façon de faire naître divers modes de participation à la fiction dans l’esprit du lecteur. Le psychanalyste Octave Mannoni montrait que nous avons tendance à postuler hors de nous-mêmes le lieu de la crédulité, pour pouvoir tenir à la fois le discours de la raison et celui de l’illusion : l’ironie s’apparente à ce jeu du « je sais bien mais quand même » qui permet de faire vivre dans un même esprit l’instance critique et celle qui jouit de la fiction11. Mais n’était-ce pas déjà l’idéal des romantiques allemands, formulé par Kant : réaliser l’harmonie des facultés intellectuelles et émotionnelles, faire résonner toutes leurs dissonances en même temps dans l’esprit ?

28Parallèlement à cet effet de scission, l’ironie s’apparente au mécanisme de la dénégation. En feignant de railler l’illusion, Echenoz rend à chaque lecteur la possibilité de vouloir la revaloriser en lui-même. Ainsi, parce qu’Echenoz fait de l’ironie sur les conventions des « sous-genres » littéraires, il peut les mettre en œuvre dans son roman, qui déploie en effet un imaginaire de la Bande Dessinée, du polar, du roman d’aventures. La dénégation de la fiction rappelle le procédé du marchand d’art : Ferrer dénigre les tableaux que ses clients ont remarqués, pour accroître leur désir de les posséder en leur faisant croire qu’ils les ont découverts seuls. La critique libère l’investissement financier, et fictionnel. Nul ne croit plus aux récits fournis de l’extérieur, les « méta-récits », mais chacun veut se forger son propre récit. Au-delà des procédés complexes de l’ironie, cela révèle aussi une réalité des années 1980-2000 : le règne de l’individu, dans l’art comme dans la société.

29A ce titre, l’ironie de Je m’en vais comporte finalement une valeur figurative et réaliste. Echenoz met  notamment en scène deux domaines de l’ironie de l’époque.

30L’ironie règne tout d’abord dans l’art contemporain : elle désigne à la fois le caractère d’œuvres inachevées et le règne de la critique. C’est ce principe que l’ironie narrative d’Echenoz ne cesse de railler : dans la deuxième partie du roman, une inondation dans la galerie fait disparaître toutes les sculptures de sable exposées par Ferrer. Echenoz raille ainsi l’ironie esthétique qui se prend au sérieux. Rallie-t-il pour autant le cercle des contempteurs de l’art contemporain12 ? En choisissant un procédé aussi gros que cette providentielle inondation, l’auteur semble également moquer l’ironie cynique qui met en question l’idée même de valeur esthétique. Il semble finalement qu’avant-garde, cynisme et conservatisme soient tous emportés par le flot libérateur, comme les différentes faces d’une même position.

31Cette réunion paradoxale du paroxysme de l’art et de sa fin était présente dès la définition romantique de l’ironie. Hegel a caractérisé le romantisme (et toute l’époque moderne qui ouverte par lui) comme l’époque où les œuvres ne délivrent plus un sens, mais existent pour elles-mêmes. Le romantisme marque donc à la fois la naissance de l’esthétique et la mort de l’art, double face de l’ironie :

« l’art ironique se trouve réduit à la représentation de la subjectivité absolue, puisque tout ce qui a pour l’homme valeur et dignité se révèle inexistant par suite de son autodestruction13. »

32Le sens des œuvres, refusé à la révélation, se réduit au geste subjectif qui les a créées. Ainsi, Hegel proclame-t-il l’hégémonie du Moi, c’est-à-dire celle de l’ironiste qu’est l’artiste :

« Telle est la signification de la géniale ironie : c’est la concentration du Moi dans le Moi, pour lequel tous les liens sont rompus et qui ne peut vivre que dans la félicité que procure la jouissance de soi-même14. »

33Ce règne de l’artiste est aussi celui du public : l’œuvre qui ne possède plus de contenu à délivrer, elle n’existe qu’entourée par l’arbitraire du sujet, d’un côté, son créateur, de l’autre, son public.

34Gardons nous pourtant  de prendre la construction hégélienne de l’Histoire pour une réalité objective. Il nous faut donc considérer avec précaution l’idée que l’ironie serait l’attitude propre au sujet moderne. Dans les faits, il est difficile de prouver le caractère inédit d’une posture ironique généralisée. Toutefois, dans nos représentations du sujet, cette prédominance est indéniable. C’est là que réside la deuxième valeur réaliste de l’ironie d’Echenoz : son roman témoigne que nous pensons l’ironie comme le trait caractéristique de l’homme moderne. Imprégnée de hégélianisme, notre époque a retenu les représentations de l’histoire, du monde et du sujet qui reposaient sur la définition hégélienne de l’ironie, en oubliant leur statut de représentations historiquement déterminées.

35L’ironie est le caractère que les représentations actuelles attribuent à l’individu moderne, considérés notamment sous deux figures que présente Je m’en vais. La première est celle de l’incrédule, représentée par le narrateur du roman. Tel un romancier ironique du XVIIIe siècle, le narrateur d’Echenoz porte un regard ironique sur le monde, sur les autres, et sur les contradictions ironiques qui les scindent. La deuxième figure d’ironiste pourrait être celle du « bricoleur » : les personnages d’Echenoz construisent leurs rêves en superposant les références, comme le lecteur est lui-même appelé à le faire. Les sociologues contemporains témoignent combien cette image de l’assemblage composite est présente dans nos représentations du sujet : pour eux, le sujet moderne appartient à plusieurs communautés en même temps15. Comme nous l’avons vu avec le phénomène de dénégation de l’illusion, l’ironie est une façon de participer en même temps à plusieurs univers de sens et de croyances, parfois contradictoires. L’ironie réunit ainsi les multiples communautés auxquelles nous appartenons pour constituer le principe d’une identité contradictoire.

36Il n’est pas nouveau que l’ironie serve de figure pour penser le sujet. L’ironie socratique était ainsi considérée par ses contemporains comme la caractéristique d’un être exceptionnel, résistant aux lois et aux normes communes, impossible à saisir. Mais la figure de l’ironiste était alors celle du « hors venu ». Quittant la marge, l’ironiste est ensuite devenu le personnage clé du salon classique, l’homme d’esprit. Il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle, et les représentations du sujet démocratique comme « homme sans caractère », pour que l’ironie devienne le propre de chaque individu. L’histoire des représentations de l’ironie marque ainsi le passage de l’ironiste socialement exclu au règne de l’ironie intériorisée dans l’individu banal. En ce sens, on pourrait dire que l’ère de l’ironie est l’aboutissement de la « démocratie de l’exception »16.

37Quelle figure d’ironiste symbolise-t-elle mieux, dans son  parcours esthétique et humain, les décennies 1980-2000, que celle d’Edouard Levé, plasticien, écrivain, photographe ? L’artiste qui avait joué du « porno chic » sous couvert de le critiquer (il avait mis en scène le défilé de mode de Gaspard Yurkevitch où des mannequins jouaient des scènes porno tout habillés), l’artiste qui avait mené à son paroxysme la complaisance de l’œuvre en projet et la paresse créatrice des néo-romantiques (son recueil Œuvres présentait des œuvres décrites comme elles avaient été pensées, et jamais réalisées17), a finalement écrit en 2007 un roman, Suicide, avant de se donner la mort le jour où il envoyait son manuscrit. Par ce « je m’en vais » sans retour a-t-il proposé un ultime pied de nez ironique, en parachevant son oeuvre du geste qu’elle décrit ? A-t-il mis un terme à l’ironie par le seul sérieux qui soit définitif, ou la prolonge-t-il par une dérobade qui le protège de rendre à la réalité ses droits ? A moins qu’il ne nous signifie depuis « les sombres rivages » que, là, il est enfin possible de tenir les contradictions sans en souffrir. Toute lecture est permise, pour cette œuvre-geste.

38Au delà des individus reste la question de l’époque. A la fin des années 1990, on aurait pu penser que deux siècles après l’appel romantique à rompre les codes de l’art classique, l’ironie esthétique était devenue un conformisme. La subversion n’était-elle pas du côté de ceux qui voulaient proclamer le besoin de croire, au risque de passer pour réactionnaires ou ringards ? Mais le XXIe siècle commençant révèle que l’ironie est moins un faux martyr qu’un choix esthétique et intellectuel fragile, menacé par le politiquement correct, le retour du religieux et les contraintes politiques. Il faudrait alors voir comment, face à ces nouvelles puissances de sérieux, Echenoz parvient à maintenir son ironie ouverte, légère et heureuse, pour permettre à son lecteur de dire à la nouvelle époque « je m’en vais », le temps d’un roman.