D’une hégémonie alléguée : remarques
1Les colloques, comme les livres, et comme les êtres humains, s’engendrent les uns les autres. Celui-ci n’échappe pas à la règle. Son origine est à chercher dans un autre colloque, organisé il y a deux ans, par le même centre de recherches d’Aix-en-Provence, ORLAC aujourd’hui devenu CIELAM. Il s’agissait alors de l’ironie au XIX° siècle. Mais le centre en question abrite aussi des vingtiémistes, et des contemporanéistes. Il était donc très naturel que l’idée nous vienne de faire pour le siècle vingt, et plus spécialement pour son dernier quart, ce qui avait été fait pour le siècle d’avant. Cette idée, cependant, n’allait pas sans susciter des hésitations : des questions, ou des séries de questions.
2Première série : l’ironie ? Encore ? Est-ce bien nécessaire ? Est-ce qu’après tant de travaux remarquables: de Man, Hamon, Behler, Schoentjes… sans parler des anglo-saxons, il y a vraiment besoin d’y revenir ? Pire : est-ce qu’il y a place encore pour une réflexion qui ne se bornerait pas à valider des hypothèses déjà connues, des conclusions bien établies et à les vérifier par des études de cas, ou en mettant les choses au mieux à les modifier à la marge ? L’hypermodernité ne se conçoit pas sans l’ironie. On l’a dit. On le sait. Est-ce bien utile de le redire ? Est-ce bien utile de revenir sur ce que Richard Rorty appelait il y a déjà un quart de siècle –en 1980, précisément, donc au tout début de la période que nous nous sommes donnée pour champ d’études– le « ton crépusculaire et ironique […] qui caractérise la culture littéraire d’aujourd’hui »1. Le succès d’un mot peut finir par le rendre superflu. Si tout est ironique –et on est allé jusqu’à prétendre qu’ironie et fiction, ironie et littérarité, étaient au fond une même chose– alors la catégorie devient décidément trop large, et il vaut mieux en choisir d’autres.
3Mais justement (et ce serait une deuxième série de questions) est-ce que tout est ironique ? Je veux dire : quelle est l’extension de l’ironie dans la littérature contemporaine ? Est-il possible de prendre sa mesure ? C’est une des questions que nous avons posées dans notre appel à communications, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas une question facile.
4Pas facile d’abord parce que la notion d’ironie est bien loin d’être unifiée. Succès d’un concept, dit Pierre Schoentjes dans son livre en évoquant la faveur dont le terme jouit aujourd’hui dans la littérature critique. On ne peut qu’être d’accord avec lui sur le succès, mais sur le concept ? Je crois plutôt que le succès est le succès d’un mot –d’un mot qui ne désigne pas un concept, mais plusieurs, comme Schoentjes lui-même l’a montré. Ironie, comme imagination, imaginaire, mythe, ou langage… comme tant de mots que nous utilisons dans et pour nos travaux est un mot valise, que nous employons à transporter des marchandises passablement hétéroclites. Il ne renvoie pas à une signification, mais à plusieurs, qui peuvent être étrangères l’une à l’autre. Je ne refais pas la liste des acceptions possibles, je me borne à noter que le succès est le succès d’un mot qui peut convenir à la fois pour Socrate et pour Kundera, pour Voltaire et pour Claudel. Claudel Paul, et non pas Philippe : quelle œuvre mieux que Le Soulier de satin pourrait illustrer « l’ironie de situation » ?
5Mais la mesure est difficile aussi pour une autre raison : parce qu’il est extrêmement délicat, qu’il est même sans doute impossible, en raison de l’absurde surproduction dont nous sommes les victimes et parfois les agents (727 romans, disent les journaux, publiés en France entre mi-août et mi-octobre 2007, en augmentation de 9 % par rapport à l’année précédente…) il est impossible d’avoir une vue surplombante de la littérature contemporaine. Les propos qui vont suivre et qui tendent globalement à relativiser la part de l’ironie dans cet ensemble, ne prétendent donc pas poser un diagnostic d’ensemble, mais seulement questionner, inquiéter, une hégémonie alléguée.
6Première remarque, triviale : il y a assurément des contemporains (des contemporains à la fois nombreux et importants) pour qui le mot ironie (en quelque sens qu’on l’entende) désigne une valeur. Mais d’autres aussi qui ne sont pas moins « modernes » (ou postmodernes, ou hypermodernes) et qui ne valorisent pas l’ironie en tant que telle, et qui n’en font pas une tonalité dominante dans leurs livres. En vrac: Thomas Bernhard, JMG Le Clézio, Gérard Macé, Richard Millet, Henry Bauchau, Pascal Quignard, Valère Novarina, bien d’autres... Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’ironie chez ces auteurs : en cherchant bien, on en trouverait jusque chez Francis Jammes. Je dis que la question de l’ironie, qu’on l’entende comme ton ou comme problématique du second degré, n’est pas centrale dans ces œuvres. Certains de ceux que je viens de citer ont même explicitement et quelquefois vigoureusement pris leurs distances avec elle : Quignard, par exemple, ou Macé.
7Deuxièmement : si l’on me permet de remonter un peu, et pour peu de temps, en amont de ce dernier quart de siècle, je voudrais vous prendre à témoin d’une certaine partialité dans la lecture que nous faisons couramment de nos pères fondateurs. De Baudelaire, par exemple. Baudelaire, nous le lisons sans cesse aujourd’hui avec la clé de l’ironie. Il y a sûrement de bonnes raisons à cela. Mais tout de même : d’où vient qu’on ne cite pour ainsi dire jamais les éloges –répétés– que Baudelaire fait aussi de « l’ardente » ou de « l’adorable naïveté »2 ? Pourquoi citer si peu ses éloges de « l'audace naïve des grands maîtres » (c’est à propos de Chassériau) ; pourquoi citer toujours la phrase sur le beau toujours bizarre et jamais la suite qui précise que cette bizarrerie doit être « naïve, non voulue, inconsciente »3 ? « Le grand artiste », dit-il encore, « sera […] celui qui unira à la […] naïveté, le plus de romantisme possible »4…
8Je pourrais multiplier les citations : mon édition électronique des Curiosités Esthétiques signale 76 occurrences de naïf ou naïveté (ironie/ique : 23 seulement). Je rappelle Rimbaud très vite (« opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs »), je rappelle le goût de Jarry pour les images d’Epinal, goût suffisamment vif pour produire deux revues dans lesquelles il les réédite: l’Ymagier, avec Gourmont, et le Perhinderion. Je cite pour mémoire le Nietzsche de La Naissance de la tragédie vantant la « joie indescriptible » de l’artiste naïf. Je m’arrête un peu sur Mallarmé, qu’on s’attend moins encore peut-être à rencontrer dans ces parages : « Appuyer, selon la page, au blanc, qui l’inaugure son ingénuité, à soi, oublieuse même du titre qui parlerait trop haut »5. Quel que puisse être le sens dont Mallarmé a voulu charger ce mot (Littré et les dictionnaires du XIX° siècle signalent encore le sens latin : « état d’une personne née libre »), il est évident qu’il n’a pas voulu écarter la signification courante. Faut-il d’ailleurs rappeler que Jean-Pierre Richard voyait dans l’ingénuité « la première vertu mallarméenne »6 ?
9Que conclure de ces observations ? Qu’il faudrait jeter l’ironie par-dessus bord et se consacrer toutes affaires cessantes à l’étude de la naïveté? Bien sûr que non. Mais qu’on aurait intérêt à penser plutôt que l’ironie toute seule, le couple ironie/naïveté. D’abord, parce que l’excès de second ou troisième ou énième degré produit fatalement des effets de lassitude et de contre-pied: voir Paulhan (« Faut-il avoir perdu toute naïveté pour décider d’être naïf », disait Benda à son propos) ou la « naïveté » voulue (le mot est d’Eric Marty7) du dernier Barthes qui dé-théorise son discours à l’époque des cours au Collège de France. Mais ni la lassitude, ni les effets de contre-pied, ni ce que pourrait appeler un dandysme de l’ingénuité ne suffisent à l’explication. D’excellents auteurs ont noté la possible charge idéaliste de l’ironie. On notera, dans le même esprit, que définir l’ironie comme absence ou refus de la naïveté (c'est-à-dire si l’on se fie à l’étymologie du natif, nativus, de ce qui est reçu en naissant « inné; donné par la nature, naturel» (TLF) : le naïf, c’est ce qui jaillit), revient à s’interdire de séparer les deux notions.
10J’y reviendrai tout à l’heure. J’indique seulement pour l’instant, et puisque j’ai cité beaucoup de poètes, que le contemporain n’en a pas fini avec ces jeux ambigus. La chute de l’Art poetic d’Olivier Cadiot est constituée par les vers suivants :
le ciel est bleu ; une semaine ; le ciel est bleu ; un mois : le ciel est bleu ; une année entière :
Il regarda le ciel et le ciel était bleu.8
11Ironie, ou naïveté ? Naïveté feinte, dira-t-on, faite pour moquer dans le même souffle le poétique, et la forme vieille, et le paysage de carte postale ou de spot publicitaire. Sans doute, mais est-ce bien tout ? Et si c’est tout, n’est-ce pas peu, depuis cent cinquante ans, au bas mot, que ça dure ? Est-il illégitime d’entendre aussi dans cette clausule une fin de non recevoir, une dénégation subreptice opposée au Beckett de Compagnie: « Plus de bleu fini le bleu »9, ou à celui de Sans : « Jamais qu’imaginé le bleu dit en poésie céleste qu’en imagination folle »10 ? Illégitime d’entendre dans ce douze syllabes comme un sarcasme postmoderne qui atteindrait à la fois l’idéalisme des anciens et la négativité radicale des modernes, leur sublime de la catastrophe et leur « écriture du désastre » ? Coup double : ironie sans doute, mais le mouvement qui la porte débouche bel et bien sur une sorte de naïveté assumée, « supérieure » si l’on y tient, une sorte d’acquiescement sophistiqué au kitsch qui suggère de faire à Cadiot une place pas tant du côté des Daft Punks (comme il le suggère ironiquement dans une interview) que d’une certaine forme de pop’art.
12La naïveté est un des contraires de l’ironie. Il y en a d’autres : le pathétique, par exemple.
13Le pathétique est une catégorie peu goûtée dans le monde universitaire. C’est que les ironistes passent pour des gens intelligents et les pathétiques pour des niais (ou pour des naïfs). Le pathétique, c’est bon pour Margot et pour TF1. Nous ne mangeons pas de ce pain là.
14Je suis personnellement frappé de la dimension pathétique, de tout le pathos qu’il y a dans toute une fraction de l’art contemporain, et spécialement de la littérature, et plus spécialement encore du roman. Exemple.
15On a publié à la fin de l’été 2007 un roman de Marie Darrieusecq : Tom est mort. Une mère y raconte la mort d’un de ses enfants. A l’occasion de la polémique suscitée par l’accusation de plagiat portée contre ce livre, son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, a fait imprimer dans Le Monde un article. J’en extrais ces lignes :
Tom est mort […] est une fiction, une fiction extrême : une mère essaie, dix ans après la mort d’un de ses enfants, d’écrire la douleur dans laquelle elle est définitivement plongée. Ecrire sur la mort d’un enfant, c’est toucher à un tabou. La fiction ose assez rarement aborder ce thème11.
16« Assez rarement ». Pourtant, un peu plus bas, P.O.L. cite Emmanuel Bove, Françoise Dolto, Marguerite Duras, Laure Adler, Philippe Forest, Hélène Cixous, Bernard Chambaz, Russel Banks, Kazuo Ishiguro, Toni Morrisson et (dit-il) tant d’autres. Il aurait pu ajouter les frères Poivre d’Arvor, autres grands briseurs d’interdits. A ce niveau-là, ce n’est plus un tabou : c’est un moulin. Plus loin encore, P.O.L. invoque même (c’est pour l’écarter) l’hypothèse qu’il y aurait là « un créneau porteur ».
17Laissons cette hypothèse désagréable. Mais notons que le même numéro du Monde des livres rendait compte du roman de Philippe Claudel : Le Rapport de Brodeck, dont le personnage, nous dit le journaliste « écrira jusqu’au bout de l’horreur » ; des Disparus de Daniel Mendelsohn, « monumentale enquête sur le destin d’une famille juive de Pologne exterminée par les nazis » ; de Pour violon seul, d’Aldo Zargani, qui raconte « la guerre psychique » d’un enfant de cinq ans rescapé des persécutions antisémites ; et je passe sur tel « tableau désespérant du monde des laissés pour compte », tel « portrait implacable d’une société islandaise à la dérive » ; sur tel premier roman qui « ouvre le puits d’une culpabilité sans fin », tel autre qui relate un internement dans un hôpital psychiatrique –toujours dans le même numéro de rentrée du même supplément du Monde. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ironie, en quelque sens qu’on veuille l’entendre, n’occupe pas le devant de la scène… Dans son Petit manuel d’inesthétique, Alain Badiou note (à propos du théâtre) que nous sommes « saturés » par l’horreur, la souffrance, la déréliction et « que la fragmentation de tout cela en idées-théâtre est incessante ». La fragmentation en « idées-romans » ne l’est pas moins. Nous ne voyons, ajoute-t-il, « que du théâtre compassionnel »12. Nous voyons aussi une masse très considérable de romans compassionnels, et la compassion ne va pas bien avec l’ironie.
18Je viens de prendre des exemples dans la presse. Est-ce un hasard? On pourrait faire l’hypothèse que la description que donnent les journaux, l’idée qu’ils diffusent de la littérature, la sélection qu’ils font dans la masse de ce qui paraît, est sensiblement différente de celle que suggère, le plus souvent, l’université. Mais je ne suis pas sûr que cette dichotomie résiste longtemps à l’examen. Je ne crois pas que l’opposition entre une critique savante, universitaire, qui serait sensible avant tout à l’ironie, et une critique journalistique qui voudrait nous tirer des larmes soit le moins du monde pertinente. Il y a aussi dans l’université une critique pathétique, Kundera l’a montré à propos de Kafka, on le montrerait à propos de bien des commentaires consacrés à Baudelaire, Blanchot, Artaud, bien d’autres… Voici le prière d’insérer d’un livre sur Beckett, paru aux éditions SEDES, célèbres (disent leurs brochures) « pour leur capacité à publier des ouvrages en phase avec les programmes des concours »:
Sa fascination [celle de Beckett] pour la mort et la décomposition des corps le rend proche des grands explorateurs du mal et de l’horreur comme Bataille, Céline ou Artaud. Comme les leurs, ses textes sont l’expression d’un désastre intime et collectif à la fois, le nôtre, en ce XX° siècle finissant13.
19Héroïsme et pathétique : le sublime est un des contraires (un autre…) de l’ironie, et la vision de la « grande » littérature qui nous est proposée ici est une vision sublime. Dira-t-on que Bataille, Céline, Artaud, Beckett… sont des modernes, et que nous sommes nous des postmodernes, c'est-à-dire des lecteurs qui ne croient plus à l’absolu littéraire, à la littérature comme absolu ? Et que c’est précisément parce que nous avons rompu avec les grands récits héroïques qui ont accompagné l’épopée moderniste, parce que nous ne les croyons plus, que nous sommes voués bon gré mal gré à l’ironie ? La manie du classement pourrait même nous engager à soutenir que la première des dates indiquées dans l’intitulé de notre colloque (1980) marque plus ou moins la césure.
20Mais les choses sont-elles aussi simples ? J’en doute, et je voudrais appuyer ce doute sur deux exemples précis. Commençons avec Jean-Philippe Toussaint.
21Toussaint passe pour un ironiste. Non sans raisons. La salle de bains, qui date de 1985, justifie tout à fait cette réputation. Puis, vingt ans plus tard, en 2005, Toussaint publie Fuir14. Ce roman à plusieurs égards ressemble à La salle de bains : à cause de la fuite, justement, à cause du il y a généralisé, de la contingence radicale, de la mise en scène de ce que certains sociologues appellent « l’ère du vide ». Le mouvement perpétuel dont sont affectés les personnages de Fuir est l’indice d’un défaut de sol, d’un défaut de sub-stance. Mais en dépit de ces ressemblances, et en dépit de la persistante réputation d’ironiste qu’on fait à Toussaint, le ton est nettement changé d’un livre à l’autre. L’ironie, partout présente en 1985, est singulièrement plus discrète en 2005, quasiment réduite à l’état de traces sarcastiques. Il serait évidemment absurde de faire de ce constat l’indice d’une évolution générale, du passage d’un âge ironique à un âge pathétique, mais le fait est que Fuir, centré autour d’un deuil et d’un double ratage amoureux, est un livre dans lequel les effets de pathétique –ce terme s’entendant ici sans nuance péjorative– sont prédominants.
22Comme le titre l’indique, tout le roman est placé sous le signe de la fuite, c'est-à-dire de la peur. Je lis le quatrième de couverture :
Pourquoi m’a-t-on offert un téléphone portable le jour même de mon arrivée en Chine ? Pour me localiser en permanence, surveiller mes déplacements et me garder à l’œil ? J’avais toujours su inconsciemment que ma peur du téléphone était liée à la mort –peut-être au sexe et à la mort- mais, jamais avant cette nuit de train entre Shanghai et Pékin, je n’allais en avoir l’aussi implacable confirmation.
23Ce petit objet contingent : le téléphone portable, cette minuscule machine dont il serait facile de faire un emblème de la contingence et la légèreté (à tous les sens du mot) contemporaine, fait signe ici vers ces grands et lourds objets que sont la peur, le sexe, la mort et « l’implacable ». Toussaint est (dit-on) un postmoderne. Mais il ne travaille guère ici dans le registre de l’ironie. Le projet qu’il indique ne s’oppose nullement, au contraire, à celui qui était assigné ci-dessus aux « grands explorateurs » de la modernité. D’un prière d’insérer à l’autre, on observe une continuité beaucoup plus qu’un renversement.
24Fuir est un livre en trois parties, dont la troisième se raccorde mal aux deux autres: ce mauvais raccord n’est pas une faute, il fait sens, il donne à percevoir une déhiscence et un désaccord. On pense à un sumbolon dont les morceaux ne coïncideraient pas. L’unité est à la fois dans le ton et dans les motifs.
25Chute de la première partie :
… ma vue commença à se brouiller, et, dans un brouillard aqueux, liquide, tremblé et faiblement lumineux, mes yeux embués conçurent dans la nuit noire des larmes aveuglantes. (p. 58)
26On note l’hyperbole : « aveuglante », accordé au rythme sublime de la clausule. Chute de la seconde :
…je suivais la moto des yeux debout à la porte du bar et je la vis atteindre le bout de la rue –Li Qi toujours tournée vers moi, qui me regardait toujours, elle me regardait toujours- et disparaître. (p. 125)
27Chute de la troisième et dernière :
… elle se laissait faire, je l’embrassais, je recueillais ses larmes avec les lèvres, je sentais l’eau salée sur ma langue, j’avais de l’eau de mer dans les yeux, et Marie pleurait dans mes bras, dans mes baisers, elle pleurait dans la mer (p. 185)
28Larmes donc, à nouveau. Et il faut dire encore que ces phrases longues ou très longues (je les ai abrégées pour ne pas faire interminable : la dernière phrase du livre commence en haut de la page 185 et se termine à la page suivante) avec des effets de reprise, cherchent à prendre le lecteur dans un mouvement d’empathie. Rien à voir avec la distance ironique.
29Deuxième exemple, Mauvignier : Apprendre à finir. (Je ne l’ai pas fait exprès : mais il se trouve que le titre de Mauvignier pourrait parfaitement convenir au livre de Toussaint, comme l’indique la phrase d’attaque de ce dernier : « Serait-ce jamais fini avec Marie ? » qui donne à la fois le ton et le sujet. La question de la fin, du finir, de la douleur et de l’impossibilité de finir, du finir, la question de l’arrachement, est vraiment au centre de ces deux romans. La peur est au centre de ces deux livres, et la peur est un affect qui ne favorise pas l’ironie.)
30Apprendre à finir, donc, est un bon roman, un peu long, avec un côté naturaliste, quoi qu’il s’en défende, mais un roman qui cherche et qui trouve des intensités. Cette histoire de femme délaissée qui s’efforce de reconquérir à force d’amour, de soins, de ménages et de privations son mari éboueur, et qui n’y parvient pas, fait un livre un peu étroit, mais vigoureux.
31L’exemple, d’autre part, est d’autant plus intéressant qu’il y a dans le roman de Mauvignier, une virtualité qu’on pourrait appeler ironique : virtualité qui consisterait à relativiser le point de vue de la narratrice, à montrer la partialité, ou le mensonge du discours qu’elle tient devant nous et qui constitue le roman : suggérer que le discours du dévouement peut s’entendre comme discours de haine, et que la demande d’amour, et le refus de l’amour, pourraient être placés autrement qu’elle ne le dit. Or cette virtualité est uniquement esquissée. Elle tourne court. Au lieu de se centrer sur la relativité des points de vue, le roman se centre sur les intensités affectives : l’intensité de l’amour passion, l’intensité de la détresse.
32Mais on peut aussi demander pourquoi Mauvignier a choisi non pas (comme tant d’autres romanciers) un mannequin et un journaliste, un universitaire et une grande bourgeoise, mais un éboueur et une femme de ménage. Dimension sociale ? intention politique ? Cela se peut. Mais n’est-ce pas aussi le désir d’atteindre ce que les journaux et les politiques appellent aujourd’hui « les vrais gens » ? Je songe à la citation de Suarès que Michon a placée en tête des Vies minuscules : « Par malheur, il croit que les petites gens sont plus réels que les autres ».
33Il n’est, semble-t-il, pas le seul à le croire.
34Rorty de nouveau: « La conscience ironique est celle qui contraint le moderniste à penser qu’il a affaire à des textes plutôt qu’à des choses »15.
35Mais le même philosophe, dans un autre essai, a aussi souligné « la dette du poète ironiste »16 ainsi défini à l’égard de la tradition « parménidienne », c'est-à-dire de celle qui à rebours de la formule fameuse : « il n’y a pas de hors texte », entend amarrer le discours dans le réel. Sans cette tradition, en effet, les « poètes ironistes » n’auraient rien à dire, puisque l’essentiel de ce qu’ils disent, c’est la fausseté de la thèse adverse:
Dans une culture où la notion de fait brut, c'est à dire la notion parménidienne de compulsion à la vérité par la réalité, n’aurait pas autant d’importance, le genre tout entier de l’écriture « moderne » serait privé de sens […]
Une attitude ironique envers la vérité comme celle des modernes ne pourrait en particulier se concevoir sans une tradition philosophique vivante qui conserve également vivante l’image d’image de l’esprit ou du langage. 17
36L’espèce de tressage de « l’attitude ironique » et de la « tradition parménidienne » qui est mise ici en évidence, la dépendance de la première vis-à-vis de la seconde qui est postulée, me paraît éclairer utilement la situation dans laquelle se trouve « la littérature actuelle ». Plutôt que de dire qu’il y aurait d’un côté des textes littéraires ironiques et de l’autre, en dehors d’eux, à côté d’eux, une croyance à la vérité et au fait brut qu’ils contesteraient et qu’ils vivraient de contester, il me semble plus intéressant de considérer que ces deux attitudes, ces deux traditions, ces deux désirs, coexistent et cohabitent à l’intérieur de la littérature actuelle (à supposer qu’il soit permis d’utiliser l’article défini singulier pour désigner un ensemble aussi manifestement hétéroclite). Et ce serait moins alors la prééminence ou l’hégémonie de l’ironie, que la tension entre deux postulations contraires (la « conscience ironique » et le crédit accordé à la notion de « fait brut ») qui pourrait nous aider à définir notre position hic et nunc.
37D’une part, il n’y pas de hors texte, le langage ne donne pas accès au hors langage, nous sommes, comme disait Caillois, enfermés dans la parenthèse, dans la bulle du langage et de la culture. Et d’autre part, précisément parce que nous y sommes enfermés, nous n’aspirons à rien autant qu’à en sortir, à crever la paroi de la bulle. C’est ce que Caillois lui-même a fait, ou voulu faire, c’est ce qu’il raconte dans Le Fleuve Alphée. Mais cette convoitise est loin de le singulariser. Il me semble au contraire qu’elle est aujourd’hui une des choses du monde les mieux partagées et les plus constamment lisibles dans notre corpus.
38Ironie, bien sûr –dans le sens indiqué plus haut : c’est toujours à des textes, non à des choses, que nous avons affaire. Mais aussi, simultanément, et souvent chez les mêmes auteurs, convoitise (je reprends les mots de Rorty) du brut, de la donnée immédiate c'est-à-dire d’un hors langage, d’un fond –et d’un fonds– non médiatisé (non symbolisé) par le langage et la culture. La tâche de l’écrivain, écrit par exemple Quignard, c’est « s’associer au fond du monde » au moyen des images18, c’est « guetter et attendre ce qui n’a pas été filtré par le langage »19.
39On me dira que Quignard est un anti-ironiste. Je reviendrai donc à Toussaint, et je citerai Fuir à nouveau en raison de ce que j’ai appelé tout à l’heure la poétique du il y a, c'est-à-dire la place qui est faite à la simple nomination, cette façon d’écrire qui doit évidemment beaucoup au modèle journalistique et qui énumère les objets innombrables, non pas tant les choses (on sait depuis Cézanne qu’elles sont en train de disparaître) que les machins ou les bidules au milieu desquels nous vivons. Exemple :
je ne lui avais adressé la parole que plus tard, à proximité du buffet, vins australiens et bières chinoises en bouteilles disposés en vrac sur une table à tréteaux qui accueillaient [sic] des piles de prospectus et des catalogues d’exposition. (21)
40ou encore :
des centaines de voyageurs étaient massés par terre dans la pénombre le long des parois transparentes, assis et désoeuvrés, quelque chose de borné et de noir dans le visage, paysans ou saisonniers qui venaient d’arriver ou qui attendaient un train de nuit avec des quantités de valises et de sacs à leurs pieds, élimés, mal fermés, mal ficelés, caisses et cartons entrouverts, sacs en jute affaissés, baluchons, fourniments, parfois de simples bâches mal nouées desquelles dépassaient des réchauds et des casseroles (24)
41« Peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit », disait Mallarmé. Ce n’est plus du tout de cela qu’il s’agit : il ne s’agit évidemment et décidément plus de « peindre » (c’est beaucoup trop long, peindre, ça prend bien trop de temps) ; mais pas non plus de décrire l’effet produit sur un sujet. Ce qui est visé, c’est au contraire une sortie (illusoire, peut-être, impossible, et donc d’autant plus désirable) hors de l’espace du sujet et de ses représentations, en direction de la chose brute, de l’objectité de l’objet, du « bois intrinsèque et dense des arbres »20, comme disait Mallarmé, et si seulement ! si seulement ! les pages pouvaient se refermer mal…
42« Compulsion à la vérité par la réalité » dit Rorty. Et il semble bien, en effet que l’un des désirs de textes comme ceux-ci, dont encore une fois nous percevons bien les affinités avec le reportage, c’est de parvenir à enregistrer un réel extérieur de manière aussi nue que possible. Leur rapidité vaut comme garantie de leur véracité : parce qu’ils sont des énumérations, de « simples énumérations », comme on dit, ils tendent à apparaître comme antérieurs à l’élaboration, toujours suspecte de partialité ou de mensonge. Ils se donnent comme donnant un donné « brut », c'est-à-dire (TLF) « qui n’a pas encore subi d’élaboration intellectuelle », « qui n’a pas subi de manipulation, de transformation ».
43Il me paraît peu contestable qu’il y a dans la culture contemporaine, et en particulier dans la culture littéraire contemporaine, très étroitement tressée avec « la conscience ironique », une fascination du brut, peut-être une nostalgie du brut : désir éperdu de sortir enfin de l’espace des représentations pour se heurter à « la chose même ». Elle peut se marquer, chez d’autres que Toussaint (Houellebecq, Angot, Despentes, C. Millet, J. Littel…) par un brutalisme des motifs et/ou du style qui n’a rien à envier à celui des sous-sols de la BnF et qui est, non moins que l’ironie, un des traits récurrents du contemporain. Brutalisme qui affecte la description des comportements sexuels –aux antipodes des pratiques allusives ou euphémisantes préférées ailleurs ou en d’autres temps; et qui affecte aussi de la même manière la représentation non pas tant de la mort que du cadavre, du meurtre, voire du massacre et même du génocide : voir Littel, ou encore, d’une tout autre manière, Hatzfeld.
44Jean Hatzfeld est cet auteur qui a consacré trois livres au génocide rwandais. Je ne parlerai que du premier, Dans le nu de la vie, qui est composé de récits de victimes, chacun de ces récits étant précédé d’un chapitre dans lequel Hatzfeld prend la parole pour présenter empathiquement celui à qui il va, comme on dit, « laisser la parole » et dont une photographie en noir et blanc illustre le livre.
45Rien de moins ironique que Hatzfeld : pas d’ironie dans le sens de sarcasme, pas d’ironie non plus dans le sens où il nous inviterait à penser que nous avons affaire à des textes, et non à des choses, pas d’ironie dans le sens de doute généralisée ou de négativité infinie. Texte compassionnel, le livre de Hatzfeld –qui est un journaliste, ce n’est pas indifférent, là encore, mais c’est un journaliste qui entend ici faire œuvre de littérature– prétend à l’évidence nous donner accès à la vérité: donner non pas des discours, mais des paroles, et des paroles non soupçonnables. Je veux dire que son livre non seulement n’invite pas à les soupçonner, mais fait en sorte que la posture soupçonneuse soit à peu près intenable : tout le discours dont Hatzfeld entoure ses témoins est un discours d’éloge et de compassion ; cette parole n’est pas soupçonnable parce qu’elle est orale, non écrite (il faudrait ici relire Derrida); parce qu’elle est naïve, non savante ; parce qu’elle est parole de victime et qu’il n’y a que les complices des bourreaux qui puissent penser à jeter le soupçon sur la parole des victimes. Même celle qui ment (elle s’appelle Odette) ne ment que peu de temps : « dès la 2° rencontre » « elle propose spontanément, semble-t-il avec soulagement, de raconter une vraie version […] aussi étonnante que la première »21. Seule la « vraie version » est reproduite. Certes, nous n’avons affaire qu’à du texte : certes, nous sommes bien forcés de recourir à une médiation ; mais il est admis implicitement que cette médiation est entièrement fiable, qu’elle nous donne un accès non problématique à la vérité, qu’elle nous fait entrer, dit le titre, dans le « nu de la vie ».
46Etrange locution : « le nu de la vie ». Elle est empruntée à l’un des témoins de Hatzfeld qui, devenue assistante sociale, voyage à travers le pays au lendemain des tueries: alors, dit-elle, « j’ai regardé dans le nu de la vie »22. Voir le nu de la vie, c’est voir la vérité toute nue, sans fards et sans voiles, voir toute nue la vérité de la vie. On songe à la phrase de saint Paul dans la 1° épître aux Corinthiens: « nunc videmus per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem », « maintenant nous voyons en énigme dans un miroir, mais alors ce sera face à face ». Oubliée, l’ironie : le livre de Hatzfeld prétend nous donner à voir face à face.
47Mais ce qui est curieux, d’autre part, c’est que son titre rappelle de si près l’expression que le philosophe Giorgio Agamben utilise pour traduire l’opposition dont les Grecs, dit-il, disposaient, et dont nous ne disposons plus, entre bios et zoé. Bios, c'est, dit-il, la forme ou la manière de vivre propre à un être ou à un groupe ; zoéc'est au contraire le simple fait de vivre, commun à tous les vivants, qu’ils soient des animaux, des hommes ou des dieux : c’est ce qu’Agamben appelle « la vie nue », séparée de sa forme, purement biologique.
48Voir le nu de la vie, ce serait voir la vie nue : la vie séparée de sa forme (ce qui est impossible, écrit Agamben, ce qui n’est qu’une fiction du pouvoir politique, « le souverain invisible qui nous regarde derrière les masques hébétés des puissants qui, de façon plus ou moins consciente, nous gouvernent en son nom ») antérieurement à toute culture et à toute symbolisation, la réalité d’un réel brut qui nous serait donnée à voir face à face, le fond des choses droit dans les yeux, arrêtant de la sorte l’universelle négation : ceci au moins est bien réel et tu n’as pas le droit de le mettre en doute.
49Sur cela, dit le livre, et quel que soit le sens que tu veuilles donner au mot ironie, ironiser est interdit.