Essai
Nouvelle parution
V. Nabokov, Littératures

V. Nabokov, Littératures

Publié le par Florian Pennanech

Vladimir Nabokov, Littératures

Sous la direction de Cécile Guilbert

Paris : R. Laffont, coll. "Bouquins", 2010,1248 p.

  • ISBN : 978-2-221-11327-1
  • Prix : 31 €

Présentation de l'éditeur :

Littératures réunit l'ensemble des conférences données par VladimirNabokov entre 1941 et 1958 dans plusieurs universités américaines où ilenseigne la littérature européenne.
On y trouve, outre deux essais," Bons lecteurs et bons écrivains " et " L'art de la littérature et dubon sens ", des réflexions et analyses originales et percutantesconsacrées aux oeuvres de Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Kafka,Joyce, ainsi qu'à celles de ses compatriotes russes, Gogol,Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov et Gorki. Ce volume proposeenfin une longue étude, tout aussi iconoclaste, du Don Quichotte deCervantès.
Balayant la plupart des idées admises concernant ceschefs-d'oeuvre, Nabokov affirme avec superbe, humour et ironie sa propreconception de la littérature : rejet de l'approche historique,sociologique ou psychologique (Freud, le " charlatan viennois ", estconstamment la cible de ses sarcasmes), suprématie de la structure, dustyle, du détail et de l'agencement des détails entre eux. "Caressezles détails, les divins détails", tonitrue-t-il de sa chaire.
Etencore : "La littérature est invention. La fiction est fiction.Appeler une histoire "histoire vraie", c'est faire injure à la fois àl'art et à la vérité. Tout grand écrivain est un grand illusionniste."Nabokov, qui abandonna l'enseignement en 1958 après le succès deLolita, avait l'intention de réunir ses cours sous une forme "publiable". Si ce projet ne vit pas le jour de son vivant, ce futchose faite grâce à l'éminent professeur américain Fredson Bowers, quiconstruisit le livre à partir des notes - le plus souvent manuscrites -et des croquis laissés par Nabokov, et de ses exemplaires annotés desouvrages qu'il citait à ses élèves.
Les cours sont devenus essais,mais sans rien perdre de leur caractère enveloppant ni de lamerveilleuse chaleur qu'ils dégageaient sur le plan pédagogique. Dansson introduction, John Updike relève "l'accent, le plaisircommunicatif de faire sonner les phrases, la présence de comédien de ceconférencier qui, alors corpulent et presque chauve, avait étéautrefois un athlète, et qui s'inscrivait dans la tradition russe desflamboyants exposés oraux".

Vladimir Nabokov est né en 1899 à Saint-Pétersbourg, dans une famille aristocratique et libérale.
Exilé en 1919, il vécut d'abord à Cambridge, où il acheva ses études, puis en Allemagne et en France, qu'il quitta en 1940 pour s'installer aux Etats-Unis. Il y enseigna pendant près de vingt ans, à Wellesley College (1941-1948) et à Cornell University (1948-1958). Après l'énorme succès de Lolita, il se retira à Montreux, en Suisse, où il mourut en 1977

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On trouvera dans Le Monde des livres un article de Pierre Assouline : "Le professeur Nabokov, passeur de génie"

(LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10. Article paru dans l'édition du 19.02.10) 

Heureux les étudiants de Stanford, Wellesley College, Harvard, et surtout Cornell. Du moins ceux des années 1941-1958, durant lesquelles Vladimir Nabokova dispensé ses humeurs sur les maîtres européens de la fiction. Il yest entré pour gagner sa vie et en est sorti grâce au succès de Lolita.Le professeur y fut magistral, dans tous les sens du terme, sauf celuique lui confère l'Université. La collection "Bouquins" vient de réunirses leçons sous le simple titre de Littératures (traduit de l'anglais par Hélène Pasquier et Marie-Odile Fortier-Masek, Robert Laffont,31 euros). Là où d'autres enseveliraient ce seul "s" sous une avalanchede commentaires savants, Vladimir le terrible se détourne d'unhaussement d'épaules pour dépouiller de grands livres. Son truc à lui :tout pour le roman lui-même, rien que le roman. Foin de l'anecdotebiographique, de l'histoire littéraire et de la glose qui tourne enrond !

Mais qu'il s'empare de Don Quichotte ou de Du côté de chez Swann, de Madame Bovary ou des Ames mortes, de La Métamorphose ou d'Ulysse,il le fait en écrivain total, selon son goût. Autrement dit un individuà plume susceptible de réunir dans sa personne un conteur, un pédagogueet un enchanteur. On voit par là ce qui sépare un Nabokov d'un Borgesdans leur pouvoir de transmettre une même passion de la littérature :l'enseignement. Le contact avec les étudiants, leur regard, leurécoute, leurs réactions. Nabokov feignait une indifférence teintée demépris ; mais plus il les traitait de "perroquets",c'est-à-dire de "philistins" en puissance, son grand mot pour balayerles conformistes dans toute leur médiocrité bourgeoise, plus ils'attachait à eux. On entend sa voix chaleureuse jusque dans sescolères.

Un culte au "divin détail"

Provocateur,injuste, arrogant, indépendant, partial, iconoclaste, excessif,tranchant, subjectif, ironique, mais c'était un magicien. N'est-ce pasainsi qu'on forme le goût ? La riche préface de Cécile Guilbert ainsi que les avant-propos de John Updike, Guy Davenport et Fredson Bowersrendent justice au génie du passeur. Nul de moins conventionnel que ceprofesseur-là : non seulement il dédaignait les usages académiques,mais ses cours bousculaient allégrement les interprétations canoniquesdes grands classiques. Du démontage de chefs-d'oeuvre avec mise à nudes mécanismes et quête insatisfaite de la traduction idéale.Parfaitement trilingue, il n'hésitait pas à lire des pages d'une oeuvredans sa langue pour la faire résonner. Une performance ex cathedra,paroles et musique. On imagine la mine déconcertée d'étudiants élevésau biberon du freudisme au moment où leur professeur, dénonçant "le charlatan de Vienne", liquide la psychanalyse d'une formule définitive : "Application de vieux mythes grecs sur les parties génitales."

Ilest vrai que peu d'écrivains trouvaient grâce à ses yeux. Son trébuchet? Aussi minuscule qu'essentiel : le détail. Il voue un culte au "divin détail"qu'il invite à caresser sans cesse car c'est là que ça se joue : lataille exacte d'un moulin plutôt que la main gauche de Cervantèsabandonnée sur le terrain à Lépante. Il les passe presque tous aulaminoir, les prestigieux confrères (à l'exception de Shakespeare etPouchkine, ses intouchables), les traite de "naturalistes" pourn'avoir pas tout sacrifié au style, à la vision, à la structure de leurprose. Jamais il ne pardonnera à un écrivain d'avoir renoncé à être unartiste. Surtout s'il a trahi l'art au profit de la critique sociale.Pour un esprit qui tient le roman pour mensonge et illusion,l'expression "histoire vraie" est insultante.

Le systèmeuniversitaire américain a ceci de grand qu'il permet à des écrivainsconfirmés d'écrire en paix entourés de nymphettes dans un cadrebucolique moyennant un minimum d'heures d'enseignement. Sauf que tousles écrivains ne se donnent pas à leur jeune public comme le fitNabokov, ne s'économisant guère cinquante minutes durant, à partir denotes dûment organisées et d'extraits minutieusement sélectionnés dansl'idée que citer, c'est ressusciter. Il y a une vraie générosité danscette manière de partager le festin. Avec un tel guide, les étudiantsont appris à lire, c'est-à-dire à se laisser parcourir par un frisson, "etnon dans le but infantile de s'identifier aux personnages du livre, nidans le but adolescent d'apprendre à vivre, ni dans le but académiquede s'adonner aux généralisations". Ce qui s'appelle lire, justetrembler un peu à l'unisson de l'auteur pour vibrer au-dessus desoi-même, mais c'est déjà beaucoup. En lisant, en écoutant leprofesseur Nabokov, un étudiant enfoui se révèle sous tout lecteur.Magique, non ?

Pierre Assouline

Article paru dans l'édition du 19.02.10

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/02/18/le-professeur-nabokov-passeur-de-genie-par-pierre-assouline_1307714_3260.html#ens_id=1260097