Questions de société

"Un économiste critique l'évaluation des universitaires", par S. Huet (Sciences2, Libéblogs, 22/06/09)

Publié le par Bérenger Boulay

Un économiste critique l'évaluation des universitaires 

Sylvestre Huet, Sciences2, Libéblogs, 22 juin 2009

http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2009/06/un-%C3%A9conomiste-critique-l%C3%A9valuation-des-universitaires.html#more

 L'évaluation est l'un des points clé des réformes en cours à l'université. Valérie Pécresse de cesse de le répéter. La mise en place de l'AERES soulève toutefois de nombreux débats.

Quantà l'évaluation des personnes, elle tourne au pugilat en raison de sonutilisation pour creuser les écarts de rémunération à coups de primesalors même que ses critères sont contestés.

En voici un exemple avec ce texte de Bernard Vallageas,maître de conférences de sciences économiques à l'Université Paris-Sudvice-président de l'Association pour le développement des études keynésiennes, que son auteur m‘a permis de publier. L'auteur - ici l'un de ses textes sur la crise financière -  s'y livre à une comparaison intéressante entre l'évaluation des entreprises sur les marchés boursiers... et celle des personnels universitaires.


CRISE FINANCIERE ET CRISE UNIVERSITAIRE : UNE MEME CRISE DE L'EVALUATION

► 12 octobre 2008 : les Etats européens prennent conscience du fait qu'ils sont dans une crisefinancière et lancent un plan d'action concerté pour sauver leurs systèmes financiers.
► 17 octobre 2008 : la loi destinée à sauver le système financier français est publiée au Journalofficiel.
►  20 octobre 2008 : la ministre des Universités françaises annonce que les Universités dorénavantautonomes fixeront librement la répartition du temps de travail de leurs enseignants entre tempsd'enseignement et de recherche.
La coïncidence de ces dates n'est pas fortuite. La crise financière sans précédent depuis 1929 vanécessiter pour être jugulée un contrôle accru des banques et une meilleure évaluation des risquesqu'elle encourent. De la même façon la libre répartition du temps de travail de leurs enseignants parles universités, désormais libres comme les banques, mais sans argent, va nécessiter une meilleureévaluation des universitaires.

Pourtant dans un domaine comme dans l'autre les évaluations n'ont pas manqué. Le systèmefinancier a été libéralisé dans les années 80. Les banques libres ont inventé toutes sortes denouveaux instruments financiers sensés leur permettre de s'assurer contre les risques encourus, etdes normes prudentielles scientifiquement calculées ont été mises en place. Ces outils sophistiquésdevaient empêcher toute faillite. La faillite des banques serait en effet la fin du système, lesbanques entraînant dans leur chute toute l'économie. Les autres inconvénients de la libéralisation del'économie, comme l'accroissement du chômage et des inégalités ne sont considérés que commemineurs. Le développement des normes prudentielles a été effectué par l'entremise d'institutionsprivées, les agences de notations, chargées d'évaluer scientifiquement et quantitativement les titresfinanciers et la solvabilité des débiteurs. Le capitalisme parfait avait donc été inventé. On sait cequ'il est advenu.

De la même façon on ne peut pas dire qu'avant le 20 octobre 2008 les universitaires n'étaient pasévalués : ils l'étaient lors de leur recrutement, lors de leur demande d'avancement ou de promotion,lorsqu'ils demandaient des congés sabbatiques ou des crédits de recherche et lorsqu'ils envoyaientdes projets d'articles à des revues. Il est frappant de constater qu'à partir des années 80 le systèmed'évaluation des universitaires s'est modifié pour ressembler à celui mis en place dans le mondefinancier. Dans beaucoup de disciplines on est passé d'une évaluation qualitative à une évaluationquantitative prétendument plus scientifique, rigoureuse et impartiale. Les revues ont été classées etles jurys de recrutement ou de promotion ont lu de moins en moins les articles des candidats secontentant de les compter en les affectant du coefficient de classement de la revue. De fait on estpassé d'une évaluation publique par les universités elles-mêmes à une évaluation déléguée auxrevues, institutions privées, comme le sont les agences de notation dans le domaine financier.
Il est aujourd'hui patent que dans la sphère financière ce système a échoué.

La faillite de l'évaluation des universitaires est moins évidente que celle de l'évaluation des titresfinanciers, mais il y a tout de même un domaine où elle est patente, c'est celui des scienceséconomiques. En effet la mise en place d'une évaluation prétendument scientifique des économistesuniversitaires à partir des années 80 à l'aide de revues comparables à des agences de notation s'estaccompagnée du développement de l'enseignement de la théorie néoclassique, fondement del'économie capitaliste rebaptisée économie libérale ou de marché. Autrement dit les « bonnesrevues » dans lesquels les « bons » enseignants publient, sont celles dans lesquels ces « bons »chercheurs ont construit le capitalisme parfait, établissant entre autres que le capitalisme financiertrès libre est le meilleur des mondes possibles.
Il est frappant de relever que la recherche moderne en économie et la finance moderne ont des traitscommuns : l'article que je vais publier dans deux mois pour avoir une promotion immédiate estcomparable au profit que je vais faire en deux mois. Cet article est déconnecté de la réalité peuimporte (la véritable réalité étant ma promotion et non pas la vérité scientifique), comme peuimporte que la finance ne soit basée sur aucune production réelle (le véritable profit étant mon profitfinancier et non pas une production économique).
Mais la science économique est une science expérimentale. On ne peut pas faire d'expérience invitro, par contre on est en train d'assister à une expérience historique qui montre que la libéralisationdu système financier, même scientifiquement évalué par des agences de notation, contrôlé par desnormes prudentielles et assuré par des nouveaux instruments financiers, ne peut qu'entraîner sonécroulement, entraînant par là l'écroulement de toute l'économie.On vérifie expérimentalement que la théorie néoclassique est fausse et les « bons » articles publiésdans les « bonnes » revues sont ainsi invalidés.

Après une telle vérification on comprendra que la grande masse des universitaires soit sceptiquedevant un renforcement d'un système d'évaluation qui accroîtra les pouvoirs de ces revues, d'autantplus que tous les systèmes de notation prétendument infaillibles peuvent être contournés : il estfacile à tout universitaire un peu rusé de publier la même idée dans deux revues sous desprésentations légèrement différentes pour être noté deux fois, tout comme il est loisible à un traderun peu rusé de cacher ses positions risquées aux systèmes de contrôle.Tout le monde peut se tromper, tout universitaire peut avoir une idée qui se révèlera fausseultérieurement, toute revue peut publier une telle idée, tout comme toute agence de notation peutaccorder une bonne note à une entreprise qui fera faillite le lendemain et toute banque peut luiaccorder un crédit.
Dans ces conditions il est absurde et dangereux d'accorder une confiance aveugle dans des outils denotations faillibles au point de les laisser utiliser par un capitalisme débridé ou de les utiliser pourstigmatiser des universitaires.