Essai
Nouvelle parution
Revue PRATIQUES 123/124

Revue PRATIQUES 123/124

Publié le par Pierre-Louis Fort (Source : André PETITJEAN)

PRATIQUES, n° 123-124, décembre 2004, Polyphonie
256 p.

« La polyphonie parcourt le langage, et l'on peut penser avec Oswald Ducrot qu'elle est constitutive de toute énonciation ».
(Bernard Cerquiglini, « Le style indirect libre et la modernité », Langages n° 73, mars 1984, p. 13)
« [...] je ressens, intuitivement, comme éminemment polyphonique, un texte dans lequel sont mêlés la voix du narrateur, celle des héros, ainsi que d'autre discours, on le verra plus loin. »
Jenny Simonin, « Les plans d'énonciation dans BERLIN ALEXANDERPLATZ de Döblin », Langages n° 73, mars 1984, p. 31)
« Un garçon d'une quinzaine d'années [...] se trouve face à une jeune femme qui réalise son idéal féminin. Pour dire ce qu'il ressent, stupeur, incrédulité, résistance, trois discours sont possibles : un langage noble [...], un langage familier [...], un langage brutal. Chez Céline, ils se mêlent et se heurtent. Les termes du langage noble, « marqués » l'un après l'autre par les mots de la familiarité, de la brutalité et de la crudité, se relaient et continuent à tenir une partie qui entre en polyphonie avec les autres [...] »
(Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, 1985, p. 163.)
« [...] tout laisse penser que les guillemets sont à comprendre comme un fait de polyphonie : ils font apparaître le signifiant original de la voix du premier énonciateur dans ce qui aurait pu n'être compris que comme une adaptation. »
(Bernard Combettes, « Enoncé, énonciation et discours rapporté », Pratiques, n° 65, 1990, p. 102.).
« La polyphonie dans Belle du Seigneur sera appréhendée dans ses aspects internes et externes. Internes, car de multiples relations dialogiques et dialogales vont s'instaurer à l'intérieur de texte, entre les voix des divers personnages, entre les voix des divers narrateurs, et entre les voix des personnages et des narrateurs. Externes, car la polyphonie met évidemment en jeu l'intertextualité sous toutes ses formes. »
(Claire Stolz, La polyphonie dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen, p. 14, Honoré Champion, 1998.)
« Ce recueil, qui rassemble plusieurs essais dont quelques uns sont issus des chroniques de la presse quotidienne, offre une mise en scène exemplaire des voix antagonistes et protagonistes dans la polémique qui s'est déroulée autour du nouveau Roman. Dans l'optique de la polyphonie, le premier cas de figure proposé par Pour un nouveau roman est celui de l'appel à l'autorité, c'est-à-dire du recours aux voix de ceux qui partagent l'opinion de l'écrivain. Le second cas de figure consiste dans la mise en scène, et plus précisément la théâtralisation, des voix antagonistes [...]. »
(Galia Yanoshevsky, « L'écriture polyphonique de l'essai littéraire : l'exemple de Robbe-Grillet », in Pragmatique et Analyse des Textes, R. Amossy, Ed., Tel-Aviv University, 2002, p. 122.

Comme l'atteste ce florilège, volontairement réduit, la notion de polyphonie est en passe, depuis une vingtaine d'années, de devenir un « maître mot » dans le champ des études tant linguistiques que littéraires. On mesure, en effet, à la lecture des citations, l'ampleur et la diversité des phénomènes abordés et l'étendue des domaines d'application.
Cette percée théorique et le succès éditorial qui l'accompagne ne sauraient masquer le fait qu'un flou terminologique existe indéniablement.
Quel mode de conceptualisation adopter pour définir cette notion ? Quel extension faut-il lui donner ou quelle limitation lui apporter par rapport à d'autres notions avec lesquelles elle voisine, coïncide ou entre en concurrence (hétérogénéité énonciative, dialogisme, plurivocalisme, intertextualité...) ?
Autant de questions auxquelles il importe de répondre si l'on veut, évaluer la pertinence didactique de cette notion dans le champ de l'enseignement du français.
C'est pourquoi nous avons choisi d'ouvrir ce numéro par l'article de Laurent Perrin dont l'objectif, à la fois d'un point de vue historique (Bakhtine, Bally, Ducrot...) et réflexif, est de proposer une revue de questions à propos des différentes approches linguistiques de la polyphonie. Travail d'éclaircissement qui permet d'examiner ce qui spécifie une énonciation polyphonique et de recenser des faits de langue ou de discours (négation, présupposition ;point de vue, discours rapporté, ironie...) pour lesquels la notion de polyphonie a toute sa pertinence descriptive.
Avec l'article de Mohamed Kara, toujours d'un point de vue linguistique, il s'agit d'étudier une opération discursive (la reformulation paraphrastique) mais sous l'angle de son fonctionnement polyphonique. Après avoir rappelé l'utilité d'un traitement discursif de la paraphrase, par rapport aux conceptions transformationnelles, M. Kara reprécise ce qui caractérise une reformulation paraphrastique (équivalence sémantique prédiquée, conservation du cadre énonciatif...), par rapport à une reformulation non paraphrastique et surtout apporte la preuve de l'intérêt explicatif d'une approche polyphonique du phénomène... L'auteur achève son article par des hypothèses sur leur degré de valeur polyphonique selon les types de marqueurs de reformulation.
Greta Komur, quant à elle, sur la base d'un corpus d'articles de presse, s'intéresse au fonctionnement du discours rapporté dans les écrits journalistiques. Après avoir rappelé ce qui différencie linguistiquement les trois formes canoniques de discours rapporté que sont le discours direct, l'indirect et l'indirect libre, G. Komur constate que la presse contient des formes déviantes de discours rapporté. Soit que celles-ci se présentent sous la forme d'un conglomérat des marques caractéristiques des trois formes (« formes mixtes »), soit qu'elles ne possèdent aucune marque vraiment distinctive (« archi-formes ». L'auteur achève son article en formulant quelques hypothèses communicationnelles susceptibles d'expliquer l'usage polyphonique ou dialogique du discours rapporté dans la presse.
Pour Raymond Michel, qui revendique une approche « littéraire » de la polyphonie, la notion est à double entente :
polyphonie fait référence, d'une part, au fait que le roman qui fait l'objet de son étude (L'Amour, la fantasia d'Assia Djebar) est à la fois hétéroglosse (métissage de langues), dialogique (intertextualité et mixité générique) et construit de manière hétérophonique, au sens musical du terme.
le prédicat « polyphonique » indexe, d'autre part, un acte de lecture assumé par l'auteur de l'article qui, au cours de son étude du roman, fait interagir son point de vue critique avec des textes philosophiques et psychanalytiques.
La partie didactique du numéro comprend des articles qui renvoient aux différents ordres de l'enseignement (élémentaire, collège et lycée).
C'est ainsi qu'Anne Halté se donne pour objet d'étude un album de littérature de jeunesse dont l'auteur est Anthony Browne et intitulé Histoire à quatre voix. Il s'agit d'un récit homodiégétique mais qui met en scène, à propos d'un même événement raconté, le point de vue de quatre personnages. On l'aura compris, polyphonique est à entendre, ici, comme synonyme de « polyfocalisation ». Dans la première partie de son article, A. Halté se livre à une étude sémiotique de l'album (texte et image) en centrant son attention descriptive sur le point de vue (aspect cognitif, perceptif et axiologique) manifesté par les différentes voix narratrices. Dans un second temps, l'auteur de l'article s'attache à décrire la réception du texte par les élèves de CM1-CM2, en particulier, le statut générique qu'ils attribuent au texte, leurs rapports aux personnages, leur saisie de la diégèse, leur identification des voix et, plus globalement leur attitude face à la complexité de cet album.
Catherine Boré, pour sa part, observe, d'un point de vue essentiellement linguistique et génétique, comment les élèves de sixième, confrontés à la production d'un récit fictionnel, utilisent les différentes formes du discours rapporté.
Il ressort de ses observations des brouillons des élèves :
que les jeunes scripteurs très souvent utilisent les dialogues directs pour pallier leurs difficultés à raconter (représentation de pensées, adoption d'un point de vue...) ;
qu'ils maîtrisent inégalement les différentes formes du discours rapporté ;
qu'ils ont du mal à gérer tant la dialogie externe de la situation scolaire qu'un retour méta-réflexif sur leurs propres productions.
Caroline Masseron et alii, de leur côté, se donnent pour objectif de rendre les élèves de troisième capables de lire et de produire un texte argumentatif relativement complexe. Après avoir montré que les discours argumentatifs attestés ne sauraient se réduire à un schéma prototypique, les auteures s'arrêtent plus particulièrement sur les procédés de distanciation ou de disqualification d'un discours autre. Elles inventent et proposent, ensuite, une série d'activités (de lecture, de langue et d'écriture) visant à permettre aux élèves d'objectiver la différence entre locuteur et énonciateur, distinction dont on connaît l'importance pour l'interprétation et la production d'énoncés polyphoniques.
L'article s'achève par une étude plus détaillée des emplois de ON ainsi que des procédés de l'ironie.
Quant à Bertrand Daunay, il propose une séquence expérimentale qui porte sur l'apprentissage, par les élèves de seconde, du discours indirect libre (DIL), et cela, dans le cadre de l'écriture d'invention.
Dans un premier temps, B. Daunay se livre à une revue de questions des théories (linguistiques, littéraires et narratologiques) ainsi que de la doxa grammaticale et scolaire à propos du DIL.
En fonction de quoi, l'auteur de l'article se dote d'une définition du DIL qui fera l'objet d'une transposition didactique.(contenu définitionnel assumé par l'enseignant, représentation notionnelle construite par les apprenants)..
Pour assurer cette construction, B. Daunay a recours à l'écriture d'invention à l'aide d'un protocole (activités logiquement et temporellement ordonnées) dont le but est de permettre aux élèves de découvrir et de manipuler (en réception comme en production) le DIL, en particulier son fonctionnement et ses effets de polyphonie.
Pour clore cette présentation, je dirai que le discours rapporté constitue, par rapport à la polyphonie, un second fil rouge qui relie nombre d'articles de ce numéro.
En effet, L. Perrin y fait référence au moment où il entreprend de caractériser l'énonciation polyphonique. ; G. Komur examine le fonctionnement du discours rapporté dans les écrits journalistiques ; C. Boré observe les modes d'utilisation du discours rapporté par des élèves confrontés à l'élaboration d'une fiction narrative ; B. Daunay s'arrête, plus particulièrement sur le DIL.
Je signalerai, enfin, que cette livraison de Pratiques rend public une partie des travaux qui s'effectuent au sein du Centre d'Etude des Textes et des Discours et sera prolongé par deux ouvrages :
un volume de Recherches Linguistiques, consacré à l'examen historique et épistémologique des notions de dialogisme et de polyphonie ainsi qu'à des études, d'un point de vue polyphonique, de faits linguistiques abordés jusqu'ici sous d'autres angles dans les descriptions linguistiques.
un volume de Recherches Textuelles qui a pour objet l'étude des modes d'élaboration d'effets de voix populaires, essentiellement dans les fictions romanesques et théâtrales (identification des locuteurs et des énonciateurs indexés comme populaires ; représentations et valeurs mises en jeu au cours de la représentation/construction de ces voix ; caractérisation de la mimesis des parlers populaires de référence, en synchronie et en diachronie ; ethos de la production et de la réception des effets d'oralité populaire dans la littéracie lettrée...).
André PETITJEAN