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Mémoire et oubli de Baudelaire dans l'oeuvre de Proust (Matthieu Vernet)

Mémoire et oubli de Baudelaire dans l'oeuvre de Proust (Matthieu Vernet)

Publié le par Marion Moreau

Matthieu Vernet soutiendra sa thèse de doctorat :

Mémoire et oubli de Baudelaire dans l'oeuvre de Proust

La soutenance se déroulera dans l'amphithéâtre Descartes à l'université Paris-Sorbonne le 23 novembre 2013 à partir de 14 heures.

Le jury sera composé de :

M. Antoine Compagnon, professeur au Collège de France (directeur de thèse)

Mme Elisabeth Ladenson, professeur à Columbia University

M. Bertrand Marchal, professeur à l'université Paris-Sorbonne

Mme Nathalie Mauriac Dyer, directrice de recherche au CNRS et à l'École normale supérieure

M. Gilles Philippe, professeur à l'université de Lausanne

 

Position de thèse


Cent ans après la parution de Du côté de chez Swann, Proust et Baudelaire apparaissent comme deux auteurs de référence de la littérature française et comme les auteurs de deux œuvres fondatrices de la modernité littéraire. Ce rapprochement ne s’est pas imposé immédiatement comme une évidence. Il suffit, pour s’en convaincre, de compulser le numéro d’hommages que La Nouvelle Revue Française consacre à Proust en janvier 1923 et de remarquer le souci qu’a chacun des contributeurs d’inscrire Proust dans une noble tradition littéraire où figurent principalement Stendhal, Flaubert, Chateaubriand ou Balzac. Ce n’est que dans les années d’immédiat après guerre que les études sur Proust et Baudelaire se multiplient et deviennent internationales. Malgré une évidente diversité, la grande majorité de ces travaux se focalise sur deux aspects : l’étude comparée, d’une part, de leur biographie respective et la réflexion, d’autre part, sur les phénomènes de réminiscence involontaire dont le narrateur signale l’emprunt à Baudelaire, notamment, dans Le Temps retrouvé.
La critique biographique correspond certes à l’époque et au paradigme critique dominant de ces années d’après guerre. En fait de parentés biographiques, les critiques ont surtout relevé une tendance commune à la procrastination, un rapport fusionnel avec la mère ou bien le souhait du père et du beau père de faire épouser à leur enfant une prestigieuse carrière. Mais il est certain que Proust n’est pas resté indifférent à l’indolence du poète, y retrouvant une inclination qui lui était propre et qu’on lui a souvent reprochée, ainsi qu’à la question de l’homosexualité putative de Baudelaire, dont Proust est convaincu. Si la dimension biographique de la première critique sur Proust et Baudelaire tient pour beaucoup à l’air du temps, et qu’elle s’inscrit dans un cadre social et culturel bien déterminé, il ne faut pas négliger l’intérêt que Proust y a trouvé et les similitudes qu’il a pu constater avec sa propre vie, dans la mesure où le texte fictionnel en garde la trace. L’exemplarité des phénomènes intertextuels chez Proust tient précisément à ces enfouissements de la mémoire et à la résurgence inattendue d’un souvenir altéré par le temps et parfois oublié. Si le visage du poète a, comme l’écrit Proust dans le Contre Sainte Beuve, toujours les mêmes traits, c’est aussi parce que court de l’un à l’autre des racines souterraines, séminales, qui font, qu’en chacun, l’autre se retrouve.
Les études sur Proust et Baudelaire connaissent une inflexion radicale, à la suite du tournant structuraliste, vers les études intertextuelles et génétiques. Elles sont doublement la conséquence de la parution du Contre Sainte Beuve en ce que ce volume sera récupéré par la Nouvelle Critique dans sa charge contre l’auteur et qu’il apportera de longs développements inédits de Proust sur Baudelaire. Proust entre deux siècles d’Antoine Compagnon rattrape les oublis de la première réception et révèle deux continents noirs de la Recherche : Baudelaire et Racine . L’allusion s’impose alors comme un critère de littérarité et son repérage comme un passage obligé de la critique  : l’œuvre de Baudelaire se prête particulièrement au jeu tant elle traverse la Recherche et tant Proust semble ne pas cacher son admiration pour son aîné.
L’importance du corpus des allusions à Baudelaire nous permet, en effet, de considérer de façon plus large le fonctionnement de la pratique intertextuelle et les ressorts de l’écriture chez Proust. La difficulté principale dans l’identification de l’intertextualité baudelairienne tient à son côté diffus qui s’inscrit dans les linéaments de l’écriture. Loin d’être explicites, les renvois à l’œuvre de Baudelaire se font, dans la plupart des cas, au mieux sur le mode de l’allusion, sinon au gré d’un filtrage intertextuel et culturel qui gomme presque totalement les traces de ce souvenir. Les grandes heures des études intertextuelles, que l’on doit pour beaucoup à l’impulsion de Michael Riffaterre , ont coïncidé avec un moment de bascule vers le lecteur et les théories de la lecture. Ce geste complète tout autant qu’il courbe les principes fondateurs de la théorie de l’intertextualité tels que les avaient définis Julia Kristeva à partir du dialogisme de Bakhtine , et Barthes , en extrayant le texte de tout déterminisme, qu’il soit le fait de l’auteur — et de son intention — ou du lecteur, pour le ramener à son immanence et à ses limites. Partant, la notion n’eut de cesse d’être rabotée, tout d’abord par Laurent Jenny , qui en redéfinit les contours pour la rendre plus opératoire, par Gérard Genette qui propose une classification et une terminologie qui tire la notion vers la poétique , puis par Riffaterre qui la restreint à une pratique de lecture. Ces inflexions ôtent alors à cette notion sa dimension polémique mais la dévêtent en conséquence, perdant au passage tout le caractère idéologique, diront certains, qu’exploitera notamment Marc Angenot , mais également une dimension plus anonyme et sous jacente, qui va échoir à l’histoire et à l’anthropologie culturelles.
Au moment même où Barthes publie sa théorie du texte, Foucault suit, dans le prolongement de son entreprise archéologique, une trajectoire parallèle et complémentaire qui revalorise les discours qui n’empruntent pas les voies canoniques et institutionnelles, et contribue à rappeler que le texte s’inscrit dans un contexte et que l’histoire culturelle est indispensable à l’étude des discours . Si les modèles intertextuels mis en place par la seconde génération de théoriciens ont eu tendance à gommer cette dimension culturelle, écartant tout déterminisme qui ne soit pas proprement littéraire, on la retrouve notamment dans le travail de Judith Schlanger, qui a permis d’insuffler une définition plus lâche et plus vaste de la notion, lui redonnant un peu la couleur de ses débuts, en soulignant que l’écriture est autant mémoire qu’oubli, et que, partant, la mémoire du lecteur n’est pas moins ambivalente . Cette mémoire de l’écriture est aussi labile qu’incertaine à définir.
L’étude intertextuelle ne saurait ainsi faire l’impasse de cette recherche sur la circulation des textes et des œuvres, sur la mémoire qu’une époque a d’une œuvre, sur ce qu’elle en retient et ce qu’elle escamote. Aussi l’intertextualité n’est elle pas dissociable d’une dialectique de la mémoire et de l’oubli, l’un renforçant l’autre. En effet, Proust non seulement n’a pas lu tout Baudelaire — accusant ainsi une première déperdition de l’œuvre — mais n’a également qu’un souvenir partiel et partial de ce qu’il a lu — rendant ainsi plausible une seconde déperdition. Le Baudelaire de Proust n’est discernable qu’à la condition de voir ce qu’il en retient mais aussi, et paradoxalement, ce qu’il en oublie. Ce travail de recomposition de la mémoire est précisément au centre de l’entreprise pensée et dirigée par Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire  : le passé ne correspond pas seulement à ce qui s’est réellement passé, mais aussi ce que la mémoire en a fait. L’imaginaire ne s’oppose pas à la réalité. Atteindre le Baudelaire de Proust suppose ainsi de comprendre quelle idée le romancier se faisait du poète, mais aussi, et surtout, par quelles médiations l’œuvre de Baudelaire s’est imprimée dans celle de Proust.
La mémoire de Baudelaire dans la Recherche doit ainsi être analysée dans une double perspective : d’une part, prendre la mesure de l’importante et « obscurcissante légende  » qui s’est interposée entre la publication des Fleurs du Mal et sa réception par Proust, et d’autre part pointer ce que la mémoire de Proust a d’irréductible et d’individuel. Pour le dire en d’autres termes, il convient tout à la fois d’établir la sociologie d’une lecture et celle d’un lecteur. Il s’avère déterminant d’identifier quelle idée Proust se fait de Baudelaire et des Fleurs du Mal, certaines associations d’idées n’allant pas de soi et correspondant à des reconstructions toutes personnelles. C’est alors que se trouve le point d’achoppement de notre étude : l’intertextualité baudelairienne peut paraître parfois tellement diffuse qu’il devient difficile de faire la part de ce qui relève d’une influence ou d’une simple congruence. Aussi proposons nous de désigner par le terme de climat la prégnance, dans un passage, d’une intertextualité indubitable, qui ne relève ni de l’allusion ni de la citation. Le climat nous apparaît ainsi comme le stade le plus avancé de la relation intertextuelle, le seuil à partir duquel il devient difficile de savoir si un passage relève de l’écriture ou de la réécriture ou bien si l’intertexte correspond à un geste intentionnel ou à une coïncidence. Si l’on fait souvent le reproche à la critique impressionniste ou essayistique d’avancer des rapprochements qui reposent sur la seule intuition du lecteur, le climat ne saurait, à nos yeux, s’exposer à une telle observation. Nous proposons, en effet, d’identifier la présence d’un climat baudelairien à partir d’un faisceau intertextuel convergent. La définition du climat n’est donc possible qu’à partir du moment où ont été précisément établis d’une part les phénomènes d’association d’idées propres à l’écrivain, mais également ce que sa lecture peut avoir de singulier ou de personnel.
Comprendre une allusion revient ainsi à faire la part de la mémoire commune et de la lecture personnelle. Ces analyses se compliquent, chez Proust, du long et complexe processus génétique. Nathalie Mauriac Dyer consacre une grande partie de ses travaux les plus récents à la question de l’évolution de l’allusion au cours de la genèse, mettant au jour des réseaux, ténus à la surface du texte définitif mais massifs dans les brouillons. L’allusion s’érode à chacun des stades de réécriture, s’enrichit de significations nouvelles et se raccorde, au gré de la diégèse et de l’écriture éclatée dont est familier Proust, à d’autres réseaux. Si l’exemple de Baudelaire dans la Recherche est loin d’être un cas unique, il n’en est pas moins paradigmatique.
L’étude du Baudelaire de Proust nécessite donc de croiser l’histoire et l’anthropologie culturelles, l’histoire littéraire et la génétique pour parvenir à cerner ce qui relève de la personne et de l’époque.

Les rapports que Proust entretient avec la poésie sont, somme toute, assez banals ; celui ci se trouve, de toute évidence, moins à l’avant garde de la poésie qu’il ne l’est de la prose. On ressent, chez lui, un goût patent pour la poésie syllabique, celle que l’on apprend par cœur et que l’on récite. La poésie n’est pas toutefois, pour le romancier, une affaire de prose ou de vers. Il s’étonne d’ailleurs que Baudelaire et Nerval aient écrit la même chose en vers puis en prose. Faut il y voir l’une des raisons qui explique le relatif dédain de Proust pour le Spleen de Paris ? Le romancier ne fait allusion ou référence qu’à très peu de pièces de ce recueil. Proust appartient pourtant à une génération qui a connu le plein essor de la forme en prose. Ainsi, l’influence des poètes de la modernité se fait plutôt sentir sur le fond que sur la forme, et modifie, comme l’a remarqué Michel Raimond dans La Crise du roman, la façon même de penser et de concevoir le roman. Il faut admettre que le genre poétique ne fait guère partie des préoccupations de Proust, dont on connaît les hésitations consignées en 1908 dans le Carnet 1. Proust hésite alors entre l’essai, le roman ou la philosophie, mais ses doutes n’évoquent en rien un questionnement poétique. La Recherche est avant tout une recherche sur le roman. Ce que Proust emprunte à Baudelaire relève donc d’un ordre différent, mais aussi plus profond. C’est la nature même du projet esthétique qui, de Baudelaire à Proust et de Proust à Baudelaire, définit le cadre de l’œuvre moderne, qu’elle soit en prose ou en vers.
Le chemin souterrain qui permet de rejoindre Proust et Baudelaire est à chercher dans leur rapport au monde et dans leur façon non seulement de le percevoir mais aussi de le rendre. Aussi la « capture du ténu », pour reprendre l’expression de Barthes dans La Préparation du roman, se trouvera t elle au cœur de notre enquête, car c’est en elle que se retrouvent les deux écrivains et c’est sur elle que la modernité artistique se développera ; l’attention portée au labile, à l’insaisissable ou au fugitif trouve son origine dans le projet baudelairien et dans sa définition de la modernité. Barthes ne voit d’horizon pour cette ambition que dans le roman ; Proust semble l’avoir d’ailleurs mieux compris que son prédécesseur, lequel, pourtant, ne manquait pas de velléités romanesques, si l’on en juge par le nombre d’ébauches et de titres qu’il a griffonnés tout au long de sa vie.
On quitte dès lors un questionnement d’ordre textuel ou culturel pour toucher à une intertextualité d’ordre esthétique, dans laquelle les échos entre les deux œuvres ne sont pas de l’ordre de la réminiscence, mais davantage de l’ordre de la congruence. Au delà de la formule facile et quelque peu convenue, on peut considérer que Proust donne corps à un projet qui est resté à l’état de puissance — ou d’impensé — chez Baudelaire.
La banalité et la trivialité du quotidien s’imposent comme le vrai réalisme, requérant de nouvelles figures héroïques qui acceptent leur insignifiance et leur manque d’originalité. À une époque où l’originalité et l’individualisme — fille et fils des Lumières et du romantisme — passent pour les valeurs sociales et littéraires les plus en vue, Baudelaire et Proust sauront imposer un « héroïsme du quotidien », et choisissent des objets d’étude et d’analyse qui échappent à la vue du plus grand nombre. Des mots à l’œuvre, des images à l’esthétique, de la mémoire à l’oubli, les va et vient entre les œuvres de Proust et de Baudelaire donnent à voir le propre de l’œuvre moderne, en prise avec le Temps, entendu comme durée et comme époque.

Notre démonstration s’organise suivant trois moments, qui sont autant de façons de circonscrire le Baudelaire de Proust. Dans un premier temps, nous analysons Proust comme lecteur de Baudelaire ; cette étape liminaire nous permet tout à la fois d’insérer la critique et la lecture de Proust dans son temps, mais aussi d’esquisser son profil de lecteur, et ainsi de faire la part de ce qui relève d’un héritage social ou culturel et ce qui est le fait d’une idiosyncrasie. Cette première partie s’attache à faire l’histoire d’une lecture, en se focalisant sur les pièces que Proust a commentées et qui se rapportent, dans leur immense majorité, aux Fleurs du Mal. Cette enquête prend la forme d’une biographie intellectuelle tant Baudelaire se trouve, depuis le tournant du siècle jusqu’à la mort de Proust en 1922, au cœur de nombreux débats à la suite notamment de la publication de la biographie revue et augmentée d’Eugène Crépet , de la parution de Lettres , et à l’occasion de l’arrivée des Fleurs du Mal dans le domaine public en 1917 et du cinquantenaire de la mort du poète en 1921. Suivre la position de Proust à l’égard de ces échanges permet aussi de dessiner l’arrière fond critique et littéraire qui a vu naître et se développer la Recherche.
Après le Baudelaire dont Proust est familier, nous nous intéressons à la présence d’un Baudelaire plus diffus, en raison notamment du fait que Proust n’a probablement jamais lu ses écrits esthétiques mais en est, de toute évidence, imprégné. Cette partie centrale s’articule autour de la notion de modernité et étudie le passage de relais entre Baudelaire et Proust, tentant de saisir comment le contingent s’est progressivement imposé comme l’attendu de l’œuvre d’art moderne. S’intéresser à la modernité chez Baudelaire ne consiste donc pas seulement en l’étude du contemporain, à l’influence du moderne, mais nous invite plus largement à nous intéresser à la question du rapport au temps, et de l’inscription du présent dans une dimension élargie. Comme toute modernité est indissociable de l’antiquité, tout présent s’inscrit dans le passé. La notion d’allégorie telle que l’a développée Walter Benjamin , à la suite de Baudelaire, apparaît alors comme une figure qui permet de superposer le présent au passé, la modernité à l’antiquité, et esquisse en creux les fondements même de la mémoire involontaire.
Dans un troisième et dernier temps, notre analyse s’attache à une étude proprement textuelle et aux souvenirs de l’œuvre de Baudelaire dans celle de Proust, des premiers poèmes de l’enfance jusqu’à la Recherche. Cette étude examine l’enchevêtrement des références et le nœud intertextuel au sein duquel se trouve souvent prise l’œuvre de Baudelaire. Nous montrons, en outre, l’existence dans la Recherche de deux Baudelaire, figures concurrentes mais complémentaires : l’une, explicite et exhibée comme une figure d’autorité, se transforme rapidement en un cliché, usé par la conversation et la mondanité, et l’autre, plus diffuse et discrète, innerve la Recherche, en apparaissant dans ses soubassements et au cœur des passages les plus importants du roman. Par un effet de renversement, on voit ainsi qu’un Baudelaire chasse l’autre, et que les réseaux intertextuels ne peuvent être que souterrains.
L’œuvre de Baudelaire chez Proust est ainsi lue, au propre comme au figuré, au prisme de la mémoire et de l’oubli.