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Littérature comparée et corps marginaux. Soutenance HDR de P.-A. Claudel (Angers, en ligne)

Littérature comparée et corps marginaux. Soutenance HDR de P.-A. Claudel (Angers, en ligne)

Publié le par Université de Lausanne

Paul-André Claudel soutiendra son Habilitation à diriger les recherches

À l’Université d’Angers,

Le lundi 15 mars 2021, à partir de 13h00, en visioconférence.

 

Le dossier remis au jury sous le titre

« Littérature comparée et corpus marginaux »

Se compose de trois volumes :

Une synthèse

Une sélection d’articles et de travaux

Un ouvrage inédit intitulé « Un journal 'italo-islamique' à la veille de la Première Guerre mondiale :

Il Convito/al-Nâdî (Le Caire, 1904-1912) »

 

La constitution du jury est la suivante :

M. Yves Clavaron (Université de Saint-Étienne)

Mme Silvia Contarini (Université Paris Nanterre)

Mme Anne-Rachel Hermetet (Université d’Angers)

M. Daniel Lançon (Université Grenoble Alpes)

M. Alain Messaoudi (Université de Nantes)

Mme Marie-Dominique Nenna (CEAlex CNRS)

Mme Evanghelia Stead (UVSQ Paris-Saclay – IUF)

 

Pour assister à la soutenance via Microsoft Teams, solliciter le lien d'accès à l'adresse : 

paul-andre.claudel@univ-nantes.fr

 

Pour rappel, les personnes invitées à assister à la soutenance en ligne ne pourront intervenir lors des échanges, et devront se déconnecter pendant les délibérations.

 

Extrait de la synthèse :

J’ai devant moi, sur ma table de travail, un curieux bookmark, que j’ai trouvé entre les pages d’un roman acheté à Alexandrie, chez les bouquinistes de la rue Nabi Daniel. Il provient de la librairie Leary’s Bookstore, de Philadelphie, qui fut longtemps – avant sa fermeture en 1969 – l’une des plus prestigieuses des États-Unis. Ce petit rectangle usé, jauni, corné, est un objet bien anecdotique, mais il témoigne à sa façon de la circulation du roman auquel il avait attaché ses services : le marque-page avait trouvé asile dans un vieil exemplaire de Kœnigsmark de Pierre Benoît, dans l’édition du Livre de Poche de 1953 (il n’est pas rare de trouver des ouvrages en français, souvent bien défraîchis, sur les étals des bouquinistes d’Alexandrie ou du Caire). Imprimé en France, ce Kœnigsmark fut probablement acheté en Europe, peut-être égaré ou vendu aux États-Unis – où je suppose qu’il rencontra son marque-page, chez Leary –, puis arrivé en égypte dans la valise d’un lecteur, pour être un beau jour bradé par un marchand de livres, avant d’être enfin rapatrié ici, à Nantes, par un dernier amateur de curiosités... Que de voyages transocéaniques a dû effectuer ce morceau de papier !

Le charme de cette modeste relique est renforcé par un détail : dans sa partie supérieure, un croquis brosse, en quelques traits de crayon, le portrait d’un bibliophile juché au sommet d’un escabeau, face à une falaise de rayonnages. On reconnaît sans peine, dans ce dessin publicitaire, la reprise d’un tableau de Carl Spitzweg, Der Bücherwurm. Ce Bücherwurm que le hasard a placé entre mes mains m’offre peut-être une bonne entrée en matière.

Il faut dire que parmi toutes les représentations de lecteurs qui existent dans la peinture, le portrait peint par Spitzweg, qui fut longtemps l’emblème de Leary’s Bookstore, exerce une certaine fascination. Que montre ce tableau peint vers 1850, grossièrement reproduit sur mon marque-page ? Au centre se tient un homme concentré sur la lecture d’un livre. Ses yeux sont presque collés à l’ouvrage qu’il tient devant lui. Dans sa main droite il serre un deuxième volume, un troisième est glissé sous son bras gauche et un quatrième entre ses genoux... Notre « rat de bibliothèque » est vêtu d’une culotte à la française, typique de la mode d’Ancien Régime, et d'une redingote élimée. La hauteur de l’échelle semble vertigineuse : le plancher lui-même n’est pas visible, renforçant l’impression d’apesanteur de ce chercheur situé « hors sol », presque en lévitation. La taille même de la bibliothèque qui s’étend face au personnage paraît extraordinaire ; l’ensemble suggère un lieu vaste et sombre, à l’écart du monde et du temps.

Pour beaucoup, ce tableau satirique offre la vision – un brin pathétique – d’un savant littéralement « le nez dans les livres », oublieux et cloîtré dans sa tour d’ivoire : Der Bücherwurm fonctionne comme une caricature, typique de l’art de la période Biedermeier. Il met en relief l’autisme qui guette tout savant perdu dans ses recherches, fourré dans ses ouvrages.

Et pourtant, il me semble que le personnage imaginé par le peintre conserve sa dignité, au point de susciter une forme de compassion : aussi ridicule qu’il soit, ce bibliomane opiniâtre nous offre aussi une image de l’insatiable curiosité littéraire. On comprend que Leary’s ait pu choisir ce personnage comme symbole de son activité, reproduit à l’envi sur ses cartes de vœux, ex-libris et marques pages (d’anciennes photographies montrent même qu’une reproduction de la toile était suspendue, bien en vue, parmi les caisses de livres du magasin). Tout là-haut, sur le dernier rayon, que l’on atteint seulement en se perchant sur le dernier barreau de l’échelle, en équilibre précaire, quels trésors a-t-il trouvés ?

   *

« Nous ne sommes pas là pour racler les fonds de tiroir », me répétait l’un de mes professeurs, qui m’encourageait à m’intéresser à un « grand auteur » plutôt qu’à une figure mineure comme celle que j’avais choisie pour mon travail de thèse : Agostino John Sinadino, un obscur poète italo-grec né au Caire, auteur de plaquettes dispersées entre l’Égypte, l’Europe et les États-Unis, mort dans la misère à Milan l’année même de la crise de Suez... Malgré ses mises en garde répétées, je crois bien m’être intéressé, dans le sillage de mes recherches de doctorat, à une littérature du « fond de tiroir » – ou, si l’on songe au personnage de Carl Spitzweg perdu dans les cimes de sa bibliothèque, à une littérature du « dernier rayon ».

Sur cette étagère inaccessible, tout là-haut. Parmi ces liasses de vieux papiers vendus au kilo à la brocante. Dans cette vieille malle rangée dans le grenier de la maison de famille... En m’intéressant à la littérature de la fin du xixe siècle et des premières avant-gardes, entre domaine français et domaine italien – avec une attention particulière pour des œuvres en lien avec le Proche-Orient et le monde égyptien –, j’ai progressivement pris goût à certains auteurs des marges, souvent négligés par le regard critique. Aujourd’hui encore, mes carnets de notes sont remplis de noms d’inconnus qui côtoient d’autres noms, tout aussi inconnus, auxquels je cherche à offrir un peu de vie résiduelle. Assez naturellement, il m’arrive de vouloir partager mes enthousiasmes, et de demander aux uns et aux autres, comme La Fontaine, « avez-vous lu Baruch ? », alors que je devrais comprendre que mes interlocuteurs ne partageront pas nécessairement mes engouements. Nous ne sommes pas là pour racler les fonds de tiroir.

Les pages qui suivent chercheront à retracer mon cheminement de chercheur en littérature comparée et de dégager, autant que faire se peut, la cohérence de cette expérience. Je consacrerai l’essentiel de cette présentation à décrire les différentes orientations de recherche que j’ai pu suivre depuis le début de mon travail de thèse – consacré à un étrange auteur oublié –, il y a près de quinze ans. Mais je souhaiterais également exposer, dans un second temps, ce qui fonde ma pratique, en réfléchissant à la spécificité de ce qui est devenu mon champ de recherche : si je devais définir en quelques mots ma perspective, je dirais que j’ai pris le parti des vestiges, des reliefs, des « restes ». Peu à peu, ce goût personnel est devenu une pratique, une méthode, et peut-être même une amorce de théorie.

Une chose est sûre : je ne suis ni un historien de la littérature, ni un spécialiste d’herméneutique : je me considère, tout compte fait, comme une sorte d’archéologue du littéraire – ou, plus modestement, comme un lecteur-fouilleur, creuseur et « déterreur » de curiosités de la littérature de la Belle Époque. Je m’intéresse à ce qui est resté à demi enfoui. À ce qui ne brille plus que d’une faible lumière. Ce sur quoi je travaille, ce n’est – contrairement à ce à quoi prétendent certains historiens – ni le passé, ni encore moins ce qui s’est passé dans le passé. J’ignore ce qui s’est produit exactement dans « l’histoire littéraire » telle qu’elle est décrite dans les manuels. En définitive, mon matériau – ce dans quoi je creuse –, c’est la mémoire écrite des choses, des vies ; je veux dire précisément la façon dont la littérature enregistre une mémoire.