Questions de société
Les liens complexes entre formation et emploi, tribune de Mireille Bruyère (04/06/09)

Les liens complexes entre formation et emploi, tribune de Mireille Bruyère (04/06/09)

Publié le par Bérenger Boulay

Les liens complexes entre formation et emploi

Par Mireille Bruyère, maîtresse de conférences en économie, université de Toulouse-Le Mirail

Membre du conseil scientifique d'ATTAC France.

L'Humanité. Tribune libre - Article paru le 4 juin 2009

http://www.humanite.fr/2009-06-04_Tribune-libre_Les-liens-complexes-entre-formation-et-emploi

Lemouvement de la communauté universitaire contre les réformes engagéespar la ministre exprime le refus de la concurrence dans la productionet la transmission des savoirs. Cette concurrence « libre et nonfaussée » doit, a priori, s'appuyer sur la circulation d'uneinformation fiable des produits offerts afin que les « clientsétudiants » fassent « jouer la concurrence » correctement. Il faut doncconstruire un système d'information fondé sur le classement desperformances des universités, en particulier concernant l'insertion desétudiants. La mission d'insertion est depuis longtemps unepréoccupation majeure à l'université. Pourtant, la réforme introduit unchangement de taille : d'une obligation de moyens on passe à uneobligation de résultats : les moyens des universités seront en partieattribués en fonction des performances d'insertion professionnelle desétudiants. Mais les universités ont-elles les moyens d'améliorer leursperformances d'insertion ?

Le sens commun établit une relation « de cause à effet » entreformation et compétences productives : la demande de travail qui émanedes entreprises a besoin de ces compétences fournies par le systèmeéducatif. Dans cette vision, le système éducatif doit répondre auxbesoins de l'économie. Il faut donc adapter les volumes et les contenusdes formations à l'évolution des emplois. Pourtant, les recherchesactuelles sur la relation entre formation et emploi démentent cettevision. En effet, elle est fondée sur une identification de l'emploi aumétier de type artisanal qui ne correspond qu'à 30 % des emploisenviron. Il s'agit soit d'emplois dont l'accès est réglementé(professions de la santé) soit de métiers traditionnellement issus del'artisanat (coiffeur, boulanger, plombier, cuisiniers…). Le reste desemplois suppose des modes d'accès très variés et très ouverts. En cecas, la relation entre formation et emploi est très lâche. Les emploisqui recrutent massivement des jeunes ne montrent quasiment aucun lienavec la formation initiale, comme les professions des arts, de lacommunication, les cadres commerciaux et administratifs par exemple.Quelle formation est nécessaire pour faire le métier de journaliste ?L'observation montre une très grande diversité des formationsd'origines.

Une relation « de cause à effet » suppose trois conditions : lesystème éducatif est le seul fournisseur de compétences nécessaires aufonctionnement du système productif ; tous les emplois peuvent êtrerelativement bien définis par un ensemble de compétences ; lesemployeurs connaissent les évolutions des différents emplois à moyen etlong terme. Or aucune de ces trois conditions n'est vérifiée. Lapremière condition est infirmée par le rôle prépondérant del'expérience dans les critères de recrutement. Cela signifie qu'auxcôtés du système éducatif, le système productif crée des compétencesimmédiatement opérationnelles et recherchées par les employeurs. Lamajorité des emplois sont constitués d'un ensemble de tâchesextrêmement variées et ce même à l'intérieur d'un même emploi. Il estdonc très difficile de définir un emploi en termes de formation. Lanature imprescriptible des emplois vient donc s'opposer à la deuxièmecondition. La troisième condition est partiellement fausse. Dans denombreux cas en effet les besoins des entreprises en termes d'emploisne sont pas pérennes au-delà du délai de formation. Il suffit de penseraux étudiants qui sortent aujourd'hui avec un master finances demarché.Les performances d'insertion sont aussi fondées sur la rapidité del'insertion, par exemple le taux de chômage des étudiants trois ansaprès la fin des études. Là, des problèmes méthodologiques limitentfortement la possibilité de construction d'un système d'allocationjuste des ressources sur ce critère. En effet, une relation entrequalité de formation et taux de chômage n'est pas synonyme de relationde cause à effet. Pour pouvoir imputer les faibles taux de chômage à laqualité de la formation, il faut prendre en compte tous les autresfacteurs qui expliquent le chômage des jeunes (dynamiques des bassinsd'emplois, ressources familiales et personnelles…) et supposer que l'onpuisse isoler l'effet « qualité des formations » des autres.

En sciences sociales, on sait que ces modèles de mesure reposent surdes hypothèses d'indépendance des facteurs qui ne sont jamaistotalement vérifiées. Non seulement ces modèles sont basés sur deshypothèses fragiles, mais aussi, lorsqu'on introduit tous les facteurs,les différences entre universités sont presque nulles. Comme le disaitHannah Arendt, « former une génération nouvelle pour un monde nouveaucela traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurschances d'innover ». L'activité professionnelle comme toute activitéhumaine est par nature imprescriptible. Cela permet de garantir lapossibilité d'innovation et de création de chaque individu dans sontravail. C'est donc une bonne nouvelle non seulement pour le systèmeproductif qui réclame transformation et innovation permanentes maisaussi pour l'émancipation de l'individu.

C'est pourquoi l'université doit avant tout apporter les aptitudesprofessionnelles qui permettent aux individus de mener leur parcours devie. Ces aptitudes sont garanties par des connaissances générales,l'esprit critique et la capacité de mise à distance. La volontéd'adapter l'université aux besoins de l'économie non seulement nie lefonctionnement réel du marché du travail mais relève d'un modèlepolitique dans lequel l'homme n'a que des motifs économiques.