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Cinéma du corps, cinéma du cerveau

Cinéma du corps, cinéma du cerveau

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Stanislas de Courville)

Cinéma du corps, cinéma du cerveau

Journée d’étude sous la direction de Marie Rebecchi (Université Aix-Marseille), Jacopo Bodini (Université Lyon 3) et Stanislas de Courville (Université Aix-Marseille)

 

Dates : 16-17 juin 2022

Lieu : Université Aix-Marseille, Turbulence, bâtiment 14 (Site Saint-Charles) – 3, place Victor Hugo 13331 Marseille

Inscription gratuite et obligatoire : https://www.billetweb.fr/pro/turbulence

Diffusion en direct : https://www.youtube.com/c/YouTurbulence

 
Présentation :

            L’objectif de cette journée d’étude sera d’interroger la distinction opérée par Gilles Deleuze dans L’Image-temps, au chapitre intitulé « Cinéma, corps et cerveau, pensée », entre deux « types » de cinéma, celui du corps, dit aussi « physique », et celui du cerveau, appelé également « cérébral ». Il ne s’agira pas alors de simplement offrir un commentaire sur la pensée du philosophe quant au cinéma, mais de poursuivre ou de refuser une telle dichotomie à travers, d’une part, l’étude théorique de son argumentation, appuyée par des réflexions extérieures plaidant en faveur ou contre cette distinction (phénoménologie, cognitivisme, etc.), et, de l’autre, par l’étude de films pouvant s’inscrire dans l’un ou l’autre type de cinéma ou bien en brouiller la frontière. On se penchera ainsi sur ce à quoi peuvent bien correspondre ces deux types de cinéma, aussi bien avec Deleuze qu’après – et même sans ou contre – lui, grâce aux interventions de spécialistes en esthétique, en études filmiques et en philosophie.

            Un ensemble de questions naît d’abord de la relecture du chapitre de L’Image-temps consacré à cette distinction. Le cinéma des corps n’est-il tel que parce qu’il les montre, les exalte dans des postures ou des gestes (spectaculaires ou cérémoniels), se distinguant par exemple du burlesque du cinéma « classique » par un effet de stylisation (brechtien ou meyerholdien) ? Gestes ou postures des corps qui tendent à se substituer aux connexions logiques ou conventionnelles des films en ce que c’est désormais « l’enchaînement formel des attitudes qui remplace l’association des images ». Ou bien peut-il être dit tel parce qu’il implique les corps de ses spectateurs d’une manière spécifique, par exemple par la mobilisation de sens autres que la vue ou l’ouïe comme avec le Polyester de John Waters (1981), voire extrême, notamment par le renforcement de l’identification avec des personnages pris dans des situations violentes tel le Fliora de Requiem pour un massacre (Idi i smotri, Elem Klimov, 1985), dont l’état perceptif de plus en plus halluciné se communique à ou fait corps avec celui du spectateur ? Quant au cinéma du cerveau, doit-il être qualifié ainsi du fait de sa tendance à présenter des images – labyrinthiques, synaptiques – rappelant le fonctionnement de l’activité cérébrale et allant, comme dans le cas des films de Kubrick ou de Resnais, jusqu’à affirmer « l’identité du monde et du cerveau » ? Ou bien est-ce parce que le dispositif cinématographique, ou l’un de ses éléments comme le montage, présente une étrange isomorphie avec le cerveau humain ?

            D’autre part, il semble que chez Deleuze les deux types de cinéma correspondent à l’atrophie ou la pathologisation de l’un ou l’autre pôle. Dans ce cas, un cinéma ne serait-il dit « du corps » que par le supposé dysfonctionnement cérébral de ses personnages ou l’empêchement des connexions (neuro-)logiques de son spectateur, avec pour aboutissement d’une telle carence cette « débilité du cervelet » que Deleuze dénonçait dans les nouvelles formes filmiques de son époque telles que le clip musical, lorsqu’elles étaient dévoyées ? Et le cinéma du cerveau, quant à lui, ne correspondrait-il alors pas à cette asthénie généralisée dont Kira Mouratova avait frappé ses personnages et leur milieu en lambeaux (Le syndrome asthénique, 1989), comme à des visions aqueuses, algoïdes ou flottantes, dont la planète océan Solaris serait l’emblème ? C’est en suivant de telles pistes que nous interrogerons la distinction deleuzienne pour mieux nous en réemparer ou la retravailler à l’aune de l’histoire du cinéma comme de ses développements les plus récents.

            Nous pourrons également chercher du côté des sources d’inspiration de Deleuze, et en premier lieu de celui d’Eisenstein, lui qui, comprenant combien le spectateur doit être « monté » dans le film, est passé peu à peu d’un ciné-poing, ou du montage des attractions, à un cinéma intellectuel. Dans ses théories du montage des années 1920, en effet, Eisenstein passait de l’idée d’un théâtre et d’un cinéma capables de soumettre le spectateur à une agression psycho-physiologique afin de réorganiser sa sensibilité dans une intention idéologico-politique précise (« Le montage des attractions »), à l’idée d’un cinéma comme attraction intellectuelle basé « sur la chaîne des réflexes combinés[,] action par chaînes associatives » (« A. I. 28 »). Ce cinéma intellectuel ne correspondrait-il pas alors à celui du cerveau et, inversement, celui du corps au premier temps des attractions eisensteiniennes ? Si Deleuze aurait eu tendance à le refuser du fait de sa séparation entre deux « âges » du cinéma, ce sera à nous de réinterroger cette possibilité comme celle, plus générale, de cette distinction entre deux types de cinéma, avec ou après le philosophe, en n’hésitant pas, au cours de nos investigations communes, à nous éloigner si nécessaire d’une trop grande pesanteur de ses concepts.


Programme :

Jeudi 16 juin (Modération : Jean-Michel Durafour)

            14h00-14h15 Présentations (Jean-Michel Durafour)

            14h15-15h00 Introduction (Marie Rebecchi, Jacopo Bodini et Stanislas de Courville)

            15h00-15h45 Emmanuelle André, La « puissance manuelle déchaînée » du diagramme. Vibrations du moi dans l’œuvre de Kurt Kren

            15h45-16h00 Discussions

            16h00-16h15 Pause-café

            16h15-17h00 Eugénie Zvonkine, Le cinéma d’Alexeï Guerman et d’Elem Klimov, vers un nouveau voyant ?

            17h00-17h15 Discussions

 

Vendredi 17 juin (Modération : Caroline Renard)

            9h15-10h00 Laurent Jullier, Quelques outils de psychologie et de sociologie appliqués au concept d’image-temps

            10h00-10h45 Elena Vogman, Le milieu et le cerveau. Les médias de la psychothérapie institutionnelle

            10h45-11h00 Discussions

            11h00-11h15 Pause-café

            11h15-12h00 Dork Zabunyan, Du corps au cerveau : après l’esthétique du choc

            12h00-12h15 Discussions

Résumés :

 
Emmanuelle André (Université de Paris), La « puissance manuelle déchaînée » du diagramme. Vibrations du moi dans l’œuvre de Kurt Kren

L’œuvre de Kurt Kren, cinéaste viennois reconnu comme l’un des plus inventifs de l’avant-garde autrichienne, ne peut se concevoir sans l’examen attentif de toute la production graphique qui accompagne ses films, des « Kaderplans » comme il les dénomme, soit des notations ou partitions aux allures très variées : tracés en diagonales, lignes et points reliés avec ou sans des séries de chiffres alignés ou disposés en triangle, des damiers colorés… Tous les films n’ont pas leur Kaderplan mais il arrive à l’inverse qu’un film en contienne plusieurs, de sorte qu’un ensemble visuel autonome se dégage. La critique les a considérés comme des moyens d’accès à la manière dont les films ont été faits. Pourtant, il n’est pas certain que Kren leur ait attribué un sens univoque. Rien n’indique en effet que les Kaderplans soient réalisés en amont des films, dans un but préparatoire.

À partir de l’analyse de Tschibo (1975), journal de bord du cinéaste, je ferai l’hypothèse que ces Kaderplans sont des diagrammes. Un diagramme est couramment défini comme une figure abstraite qui « prolonge l’exercice de la pensée, l’aide à se structurer, soutient la mémoire et la performance orale » (Jean-Claude Schmitt). Gilles Deleuze propose toutefois une autre définition du diagramme qui évolue au cours de son œuvre. À propos des peintures de Francis Bacon, Deleuze constate que le « diagramme n’est jamais effet optique, mais puissance manuelle déchaînée ». Reprenant cette dernière acception, je ferai l’hypothèse que le diagramme, camouflé d’une étonnante manière dans le film, se situe précisément à mi-chemin entre l’œil et la main, la pensée et le geste, le cerveau et le corps, de façon à inventer une écriture optique, une « opticographie », qui transforme les signes de l’écriture en une énonciation vibrante des énigmes de la personne.

Eugénie Zvonkine (Université Paris 8), Le cinéma d’Alexeï Guerman et d’Elem Klimov, vers un nouveau voyant ?

Des cinéastes comme Elem Klimov dans Requiem pour un massacre (1985) ou Alexeï Guerman dans Khroustaliov, ma voiture (1998) ou Il est difficile d’être un Dieu (2013) font émerger une sorte de nouveau « voyant », pris entre les deux régimes d’images tels qu’ils ont été formulés par Gilles Deleuze. Ce voyant est hypermobile, se jetant en tous sens et se cognant contre le réel diégétique. Il tente d’avoir une action dans le monde (faire la guerre, tirer au fusil, sauver sa peau ou celle des autres), mais il est systématiquement réduit à son impossibilité à intervenir sur le monde et à y opérer une action qui puisse le modifier. Cet état d’un puissant tiraillement entre deux états – l’hypermobilité et l’épuisement cognitif et sensoriel – semble contaminer le système esthétique du film et, par son truchement, la perception du spectateur, pris entre une sur-stimulation des neurones-mémoire et des capacités cognitives et sensorielles et un état d’abandon face à ce cinéma du débordement.

 Laurent Jullier (Université de Lorraine), Quelques outils de psychologie et de sociologie appliqués au concept d’image-temps

La différence entre image-temps et image-mouvement mise en place par Gilles Deleuze est davantage basée sur l’image elle-même que sur ce qui se passe en face de l’écran, en nous spectateurs pendant que nous regardons le film. Cette communication a donc pour objet d’aller voir en face, sans postuler un spectateur idéal réagissant de manière béhavioriste à ce qu’il voit et à ce qu’il entend, y compris aux « situations optiques et sonores pures ». La perception de la durée au cinéma, en effet, est à la fois guidée par des mécanismes indébranchables (comme l’est la perception du mouvement à partir d’images fixes) et par des routines cognitives dépendant de la culture, de la biographie personnelle et de la « situation » au sens d’Erving Goffman. Elle dépend aussi de l’investissement cognitif et affectif consenti face au film, investissement d’autant plus complexe à étudier qu’il s’enchevêtre à l’appréciation et au jugement de goût. Certains outils heuristiques provenant de la psychologie et de la sociologie permettent sans doute, à défaut d’apporter des réponses tranchées, de réfléchir à cette question de la durée.

 
Elena Vogman (Freigeist-Fellow der VolkswagenStiftung, Bauhaus-Universität Weimar), Le milieu et le cerveau. Les médias de la psychothérapie institutionnelle

Diagnostiqué de schizophrénie et patient de l’hôpital psychiatrique de Rodez, Antonin Artaud parle de son état en matière d’expérience de la « fin du monde qui remplit peu à peu [s]a pensée ». Ce vécu apocalyptique – traversée cérébrale de la mort – est analysé par le psychiatre catalan François Tosquelles, fondateur de la psychothérapie institutionnelle (dont certains concepts seront assimilés plus tard par Deleuze et Guattari dans les deux tomes sur Capitalisme et Schizophrénie). Dans Le vécu de la fin du monde dans la folie (1948), Tosquelles voit dans les crises morbides, souvent causées par la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale, une expression de la perte du monde et en même temps une tentative de reconstruction. C’est cette impuissance de la pensée – sa pétrification, sa décomposition, son anéantissement – dont Deleuze fait le paradigme de l’image-temps. « Ce que le cinéma met en avant », écrit-il, « ce n’est pas la puissance de la pensée, c’est son “impouvoir” ». Il articule le passage de l’image-mouvement à l’image-temps par la confrontation de deux figures : Sergueï Eisenstein et Antonin Artaud. Au lieu de rendre la pensée visible ou la soumettre à l’inconscient, il s’agit pour Artaud de « rejoindre le cinéma avec la réalité intime du cerveau ».

Nous allons interroger l’impuissance de la pensée, articulée par Deleuze, avec la clinique de Tosquelles ainsi qu’avec les films et d’autres pratiques de médias (les ateliers de théâtre, l’imprimerie, le journal intra-hospitalier, etc.) développées à l’hôpital de Saint-Alban en Lozère en collaboration avec les patients. Ces pratiques visaient à récréer un milieu de vie atteint par l’expérience de la catastrophe et de la folie.

 Dork Zabunyan (Université Paris 8), Du corps au cerveau : après l’esthétique du choc

Le cinéma de l’image-temps dépasse une esthétique du choc qui définit en partie selon Deleuze les productions filmiques de l’image-mouvement, soucieuses pour certaines d’établir une « nouvelle pensée », une « nouvelle humanité ». Le chapitre 7 de Cinéma 2 pose clairement les coordonnées de ce dépassement, et la figure du voyant qui en résulte l’incarne dans la variété de ses apparitions filmiques après-guerre. Le chapitre 8 intitulé « Cinéma, corps et cerveau, pensée » propose un aperçu de ce à quoi ressemble une modernité cinématographique d’où l’image-choc, jadis libératrice ou émancipatrice, a disparu. On se focalisera sur les composantes visuelles et sonores de ce que Deleuze appelle le « cinéma cérébral », en veillant à montrer de quelle façon ce cinéma est sans doute encore le nôtre. Il s’agira, par là même, de puiser à l’intérieur d’un cinéma contemporain pour prolonger une classification des images définie par le philosophe comme étant « ouverte », « lacunaire », « indéterminée », à reprendre à chaque époque. Nous tenterons également de voir en quoi le cinéma du cerveau esquisse en parallèle une politique des images par gros temps.