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Tentations fictionnelles du savoir

Tentations fictionnelles du savoir

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Weber Renato)

Les tentations fictionnelles du savoir

Journée d’étude, Neuchâtel, 21 mai 2012

L’interrogation des relations entre savoir et fiction relève aujourd’hui d’une solide tradition critique qui s’est développée dans différentes disciplines au cours des dernières décennies. Qu’il s’agisse d’évaluer le statut de la narration et son rapport à la vérité en histoire, de mettre en évidence la manière dont les hypothèses des sciences dures se constituent en autant d’expériences de pensée, de représentations partiellement fictives ou, d’un point de vue formel, d’envisager le poids des « structures rhétoriques » dans l’élaboration de ces représentations, l’ancienne opposition entre une science basée sur une collecte de faits, leur articulation parfaitement logique dans le discours, en bref une description rigoureuse de la réalité, et un espace fictionnel affranchi de toute exigence d’authenticité est désormais mise à mal. La fiction est devenue l’un des lieux du savoir, qu’on l’envisage comme outil heuristique, ou bien évidemment, dans le champ littéraire, comme reflet – ou source – d’un certain savoir sur le monde.

Trois enseignement de master de l’Université de Neuchâtel, en histoire et en littérature abordent cette année (2011-2012) cette problématique sous différents points de vue : « Histoire et fiction », le cours transversal dirigé par Serge Reubi et Fabrice Flückiger, interroge les lignes de fractures et de partage entre l’écriture scientifique de l’histoire et sa mise en scène fictionnelle. Le séminaire que François Friche consacrera aux Etats et empires de la lune et du soleil de Cyrano de Bergerac examinera dans le champ littéraire une fiction centrale au moment de l’émergence de la science moderne. Enfin, Nathalie Vuillemin, dans un séminaire dédié aux « savoirs de la fiction », abordera la question des différentes formes de « décrochages fictionnels » dans le texte scientifique (élaboration d’hypothèses, exemplification, recours à la narration dans la liaison de faits isolés, etc.). L’organisation d’une journée d’études, dans ce contexte, a pour but de réunir étudiants et enseignants autour d’un questionnement commun qui dépasse les perspectives adoptées dans ces trois séminaires et présente quelques recherches actuelles sur ces problèmes des liens entre savoirs et fictions. Il s’agirait ici de mettre en évidence les moments où certains savoirs, jusque là définis par une exigence d’empirisme et de réalisme, revendiquent soudain la nécessité d’une expérimentation explorant, à la fois sur les plans conceptuel et formel, les vertus de l’imagination et celles de la fiction. Au-delà du simple constat critique, c’est la dimension proprement programmatique de telles « révolutions » qui nous intéressera : comme si certains objets devaient, pour pouvoir être compris à leur juste valeur, recevoir un traitement proprement littéraire, à l’intérieur même du savoir qui les produit.

Programme

Chaque intervenant dispose de 30 minutes de temps de parole. 15 minutes doivent être laissées à la discussion.

 

9h00-9h15                  Ouverture et introduction : Nathalie Vuillemin

 

9h15-10h00                François Friche : « De l’usage de l’imagination en matière de théologie : penser l’Incarnation dans la première moitié du XVIIe siècle »

Incontournable dans la première moitié du XVIIe siècle, l’Incarnation fascine par son caractère paradoxal : mystère du Verbe fait chair et récit biblique de la venue de Dieu sur Terre, elle fait partie intégrante du savoir théologique et des dogmes de l’Eglise. Lorsqu’elle est racontée, contemplée ou méditée, elle laisse pourtant une place non négligeable à l’imagination (cette « puissance […] de l’âme » selon Furetière) que les théologiens et auteurs spirituels tentent tout à la fois de susciter et de contrôler. Or à cette même période, le mystère comme le récit se voient traités plus librement en dehors de la théologie, particulièrement dans les romans comiques, qui semblent témoigner à leur tour d’un véritable imaginaire de l’Incarnation, et qui en explorent les possibilités.

Assistant-doctorant à l'Université de Neuchâtel, François Friche prépare une thèse, sous la direction du prof. J.-P. van Elslande, intitulée "Du plus haut des cieux au plus bas de la terre". Histoire comique et Incarnation au XVIIe siècle. Auteur de plusieurs articles, il s'intéresse au roman à l'âge classique, particulièrement dans sa version comique, aux rapports entre littérature et théologie ainsi qu’aux discours de la science naissante.

10h00-10h45              Anne-Gaëlle Weber : « Les perroquets de Cook : entre rhétorique, poétique et histoire naturelle »


L'objet de cette intervention est d'observer la manière dont des catégories poétiques, usitées par des savants dans leurs récits de voyages, ont pu servir de refuges ou d'abris à des polémiques savantes. Partant d'une remarque apparemment anodine d'Alexander von Humboldt, dans la Relation historique de son voyage, selon laquelle aucun perroquet n'existe à Ténériffe autrement que sous la plume de voyageurs qui se copient les uns les autres, nous tenterons de comprendre les préceptes d'écriture et les présupposés savants qui se dissimulent sous cette critique en la mettant à l'épreuve de ce que les voyageurs à Ténériffe ont dit des volatiles de l'île avant que Humboldt ne la fréquente. Il s'agira d'observer la manière dont on fabrique un lieu commun ou dont on le proclame tel dans le domaine du récit de voyage scientifique, et de faire de ce genre littéraire et savant le laboratoire de l'élaboration d'une définition nouvelle, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de la catégorie poétique du lieu commun.

A.-G. Weber est maître de conférences en littérature comparée à l’Université d’Artois ; elle s’est notamment occupée de littérature de voyage et de récits savants. Outre de nombreux articles, elle a publié plusieurs volumes, dont A beau mentir qui vient de loin, paru en 2004 chez Honoré Champion.

10h45-11h05              Pause café

11h05-11h50              Renato Weber : « L’irréductibilité de la fiction chez Jean Potocki historien et voyageur »

                              L’histoire, que le comte Potocki ambitionne d’élever au rang de science, se compose essentiellement de récits tendant à émousser toute limite nette entre faits historiques et éléments mythologiques. Les voyages, quant à eux, débordant d’une imagination que les écrits historiques n’endiguaient que difficilement, accueillent la fiction sous plusieurs formes. Tout se passe comme si la valeur des récits, indispensables à la compréhension d’une époque, d’une culture ou d’un peuple donnés car vecteurs d’un savoir, était indépendante de leur statut de vérité. Mon exposé sera constitué d’un tour d’horizon de différentes formes d’irruption de la fiction dans quelques écrits d’histoire et de voyage et posera la question de la possibilité et de la pertinence, dans le cas de Potocki, d’une distinction entre fiction et non-fiction.

                              Assistant-doctorant de première année au Laboratoire des littératures et des savoirs de l’Université de Neuchâtel, Renato Weber prépare une thèse, sous la direction de Nathalie Vuillemin, sur la question des systèmes chez Jean Potocki.

11h50-12h35              Jérôme David : « La chambre à coucher et le tas de fumier : description, interpolation et fiction dans les enquêtes sociales du XIXe siècle »

Les enquêtes sociales du XIXe siècle conjuguent des séjours sur le terrain et des procédures statistiques de mise en série des données empiriques. On regarde, on écoute et on classe tout à la fois. L’observation est orientée par le cadre à venir d’une monographie aux formats conventionnels, si bien qu’elle se plie d’emblée à des opérations plus ou moins tacites de comparaison et de généralisation. Mais la publication des faits observés eux-mêmes, parce qu’ils ne se soumettent pas toujours docilement aux exigences de la monographie, oblige à un certain nombre de bricolages qui témoignent d’un usage savant de l’imagination que l’on qualifiera, sans connotation péjorative, de fiction rationnelle. Nous nous demanderons ainsi, à partir des travaux de Louis-René Villermé et de Frédéric Le Play, comment ils décrivent un intérieur ouvrier et comment ils calculent le prix d’une tonne de fumier entreposé derrière la maison.

Jérôme David est professeur associé de littérature française à l’Université de Genève. Spécialiste de Balzac, il s’occupe notamment d’histoire comparée de la littérature et des sciences sociales et de didactique de la littérature. Il a collaboré au numéro 2 (2010) de la revue Annales intitulé « Savoirs de la littérature » et vient de publier Spectres de Goethe. Métamorphoses de la « littérature mondiale » aux éditions Les Prairies ordinaires.

12h35-14h15              Pause déjeuner

14h15-15h00              Olivier Schinz : « Lorsque Baudelaire vient à la rescousse de Métraux. Fiction et écriture muséographique dans "Le Vodou, un art de vivre" »

Les musées d’ethnographie sont, à l’instar de nombreux musées scientifiques, bien souvent considérés comme les garants d’un discours scientifique autorisé et autoritaire : le public vient pour y trouver des connaissances précises sur un sujet qu’il est avide de connaître et de comprendre. Toutefois, sous l’impulsion notamment d’expositions temporaires présentées à Neuchâtel depuis les années quatre-vingts, les présentations faisant appel à des narrations poétiques ou fictionnelles sont parfois proposées au public, offrant ainsi un regard nouveau sur des objets, des cultures ou des thématiques en tous genres. C’est ainsi que le Musée d’ethnographie de Genève a délaissé les auteurs classiques (dont Alfred Métraux) et s’est inspiré d’un poème de Baudelaire – « Le Flacon » – pour construire la narration de l’exposition d’une collection d’objet vodou (Haïti). La genèse de cette proposition, son résultat et les enjeux soulevés à cette occasion seront exposés dans cette présentation.

Anthropologue, conservateur adjoint du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, O. Schinz s’intéresse en particulier à la parole ludique et à l’anthropologie des objets, ses terrains de prédilection étant la Mauritanie, Haïti et les Caraïbes. Il a conçu une douzaine d’expositions, publié de nombreux articles, et édité deux volumes : Vodou, avec J. Hainard et P. Mathez chez In-Folio et Entre ordre et subversion : logiques plurielles, alternatives, écarts, paradoxes, avec S. Chappaz-Wirthner et A. Monsutti, chez Karthala.

15h00-15h45              Serge Reubi : « Beauté, vraisemblance et émotion. (Re)connaître le vrai dans les musées ethnographiques »

L’exposition de collections scientifiques constitue à n’en pas douter un discours qui souhaite dire le vrai sur le monde. Il traverse d’importantes transformations au moment de l’ouverture des musées au grand public, puisque dès lors ces institutions ne devaient plus seulement constituer des laboratoires de recherche, mais aussi produire, selon les exigences de leurs mécènes, un savoir que le profane saurait comprendre. Si, dans ce discours, un souci esthétique apparaît de manière constante dans la mise en scène des objets, il gagne beaucoup en importance au moment du virage public et se voit complété par d’autres obligations. Ma communication vise à identifier les modalités du dire vrai et leurs transformations dans ce moment charnière en prenant pour cas d’étude les musées ethnographiques. Je montrerai comment, partant d’une attention un peu vague portée à la « beauté » de la mise en scène (équilibre des vitrines, symétrie, beaux objets), les conservateurs se fixent bientôt de nouvelles exigences pour dire le vrai et surtout le faire voir et croire. C’est sur leur examen que mon intervention se concentrera, en soulignant en particulier le souci de la vraisemblance comme reconnaissance de ce que l’on connaît déjà, et l’intérêt porté à l’expérience et l’émotion de la rencontre avec l’autre.

Maître-assistant à l’Université de Neuchâtel, S. Reubi s’est spécialisé dans l’histoire des sciences de la fin du XIXe et du début du XXe siècles ; il cherche à mettre en dialogue les dimensions cognitives et sociales de la pratique scientifique. Sa thèse, intitulée Gentlemen, prolétaires et primitifs, porte sur l’histoire de l’ethnographie suisse entre 1880 et 1950 et a paru en 2011 chez Peter Lang.

15h45-16h05              Pause café

16h05-16h50              Olivier Orain : « L’écrit des géographes : entre contraintes de réalisme et exigences savantes »
 

Le rapport des géographes français à l’écrit a longtemps été placé sous le signe de la contingence : dans une pratique disciplinaire glorifiant le terrain et un rapport immédiat aux « réalités géographiques », l’acte scripturaire a pu apparaître comme une simple consignation, entachée du soupçon de « verbalisme », selon le mot d’André Cholley. Pourtant, l’école française de géographie a été fondée par un orfèvre du verbe — Paul Vidal de la Blache — et son histoire ultérieure est marquée par la résurgence régulière d’une opposition entre une aspiration à faire science et un legs littéraire considéré comme un fardeau.

Cette distinction, à bien des égards stérile, nécessite d’être réexaminée à frais nouveaux, en étudiant de près les gestes de l’écriture géographique, et les contraintes spécifiques qu’un examen systématique révèle. Pour ce faire, diverses formes d’herméneutique textuelle peuvent être mobilisées, en particulier l’analyse littéraire telle qu’on l’applique ordinairement à des oeuvres d’art, mais qui s’avère féconde pour fracturer le sens implicite d’une production savante en langue « naturelle », caractéristique durable de la « littérature » géographique.

Le propos de cette intervention sera donc de donner quelques aperçus sur les enjeux de fond et les pratiques de détail des géographes en matière d’écriture durant un « petit xxe siècle », de l’installation de l’école française dans l’Université (1905-1910) à sa remise en cause profonde dans les années 1970-1980. À rebours d’une lecture en termes de « programme scientifique », il s’agira de montrer qu’une certaine forme de réalisme a profondément conditionné l’espace des possibles de l’écriture des géographes durant plus d’un demi-siècle. Après une évocation succincte d’un arrière-plan épistémologique rarement explicité, on se centrera sur les procédures diverses mettant en oeuvre un devisement d’objets (pays, régions, villes, etc.) dont les visées étaient une restitution et dans une bien moindre mesure une explication. En dernier lieu, on examinera ce qui, dans la critique radicale des années 1970, a précisément visé une écriture jugée désormais non scientifique et désuète, à l’aune d’une réflexion sur la langue et l’explication scientifique dont Claude Raffestin fut le principal animateur.

Épistémologue, agrégé de géographie, O. Orain est, depuis 2006, chargé de recherches à l’UMR Géographie-cités du CNRS. Il s’est notamment intéressé à l’histoire de la géographie universitaire en France, recherche de laquelle est né le volume De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle paru à L’Harmattan en 2009.

16h50-17h10 :                       Conclusion et discussion finale

Cette journée d’étude est organisée par Nathalie Vuillemin et Renato Weber du Laboratoire d’études des littératures et savoirs (LADELISA) de l’Université de Neuchâtel, avec le soutien de la Fondation Famille Sandoz.