Essai
Nouvelle parution
Anne Douaire, Contrechamps tragiques aux Antilles

Anne Douaire, Contrechamps tragiques aux Antilles

Publié le par Sébastien Douchet

Référence bibliographique : Anne Douaire, Contrechamps tragiques aux Antilles, , 2012.

Anne Douaire, Contrechamps tragiques. Contribution antillaise à la théorie du tragique, coll. Lettres francophones dirigée par Beïda Chkhi, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2004, 272 p.

L'histoire lancinante et absente de l'esclavage et de la colonisation fait du Désastre comme l'acte de naissance de la pensée littéraire à partir d'Aimé Césaire. Il semble que dès leur entrée dans le monde littéraire, les Antillais ont écrit après. Après le désastre, la littérature antillaise se situe aussi avant la fondation de soi, en état de  prélittérature selon un certain nombre d'auteurs. La présence du tragique au coeur de ce corpus est à interroger à la lumière de cette double situation.

Comment le concept immédiatement disponible du tragique tel qu'il est issu de nos lectures de l'antiquité grecque et du classicisme français se reflète-t-il dans le tragique antillais[2] » ?

Le seul terme de « tragique » convoque dans la discussion les modèles hérités des différents âges d'or, le Vème siècle, l'ère élisabéthaine, le classicisme français. Il s'agirait alors de reconnaître dans le corpus antillais les situations familières : un personnage hors du commun, parangon des valeurs de son époque et les portant à un degré d'incandescence exceptionnel, s'oppose par cela à l'ordre établi, qu'il nie tout en le confirmant. Par sa singularité, son destin semble d'abord ne rien dire que sur lui-même ; mais il apparaît très vite que ce qu'il représente est au coeur du projet collectif. La dimension de fondation nationale est omniprésente aux Antilles, qui auréole les héros d'un destin historique, au sens où celui-ci marque la postérité et où il devient l'emblème d'une période essentielle dans la conscience collective. Le héros tragique traditionnel comme l'Antillais se caractérisent par leur Refus, leur révolte ; mais si celui-là donne l'occasion d'abord, grâce à l'éloignement de la mythologie, de mettre en scène l'idée du désordre, celui-ci rappelle la réalité toujours pensable, sinon toujours accessible, de ce désordre. L'idée s'incarne, s'approche du réel, de l'exemple contemporain ou presque. L'histoire n'est plus un motif mais une motivation profonde.

Le caractère surmontable de l'échec historique s'évanouit dans la béance de la non-histoire : dans cet espace, les gestes sont comme figés dans leur posture catastrophique. Le Désastre étant le début de la non-histoire autant que de l'histoire, la littérature antillaise est régie par le passé et non par la tension vers le dénouement. Ce renversement des perspectives permet de renouer avec l'irrémédiable, dont Clément Rosset fait l'un des piliers de la philosophie tragique. À l'édification succède la dilution de tout repère, à la progression implacable l'exhibition tout aussi implacable du figement. Sous ce figement persiste le désir d'une communauté, d'un espace euphorique dépassant l'échec ancestral, d'une voix commune pour surmonter le bâillon. C'est dans cette tension entre l'évidence de l'impossible et la tyrannie du désir que réside le nouveau tragique, qui s'est comme déplacé de l'axe temporel pour se fixer sur l'instant : ce n'est plus la progression rigoureuse de l'intrigue et du stratagème qui nourrit les émotions tragiques mais la fulgurance de l'instant au coeur de la durée.

Le tragique de la latence

Une nouvelle forme du tragique se fait jour dans la littérature antillaise, celle d'un tragique de la latence. La limpidité de la progression tragique est alors battue en brèche, au profit des signes omniprésents mais discrets de l'échec toujours-déjà assuré, au point de permettre à Césaire de dépasser Nietzsche : au philosophe allemand écrivant des peuples du ressentiment qu'ils « ouvrent avec violence leurs plus anciennes blessures, [et qu'] ils perdent leur sang par des cicatrices depuis longtemps fermées[4] ».

Notre projet est de montrer que cette littérature peut enrichir la théorie du tragique. Créer un champ et une théorie spécifiques aurait signifié nier pour une part la littérarité du corpus antillais. Or, en l'intégrant dans le champ commun de la littérature, nous avons tenté de respecter et de montrer sa différence, autant que ses possibles contributions à la commune recherche d'une définition toujours plus fine du tragique. Le détour par le corpus antillais a permis, nous l'espérons, de mettre l'accent sur des fonctionnements plus discrets ou moins étudiés dans les oeuvres du canon, dissimulés qu'ils y sont par des critères massifs et omniprésents, ceux de la fatalité, de la transcendance, de la progression implacable, par exemple. La présence de l'arrière-plan, la permanence de la béance sous toutes ses formes, la quête d'une émotion collective, sont des critères que l'étude du corpus antillais met au jour et qui se retrouvent dans les tragédies d'Eschyle ou de Sophocle. C'est donc moins d'un nouveau tragique qu'il s'agit que d'un décentrement bénéfique aux études tragiques.

[2]. Michael Brint, Tragedy and denial : The Politics of Difference in Western Political Thought, Boulder, Colorado, Westview Press, 1991.

[4]. Aimé Césaire, « Ibis-anubis », Moi, laminaire..., op. cit., p. 444.



http://www.paris4.sorbonne.fr/fr/IMG/pdf/BDC_Contrechamps.pdf