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"Facebook invente l'esthétique du m'as-tu lu?", par E. Loret (Liberation.fr)

Publié le par Marc Escola

18/02/2010 à 00h00 Facebook invente l'esthétique m'as-tu-lu

Critique

Par ERIC LORET

C'estdevenu chaque matin (puis chaque heure, chaque minute), la nouvelleangoisse de l'homme moderne socialement attardé : que poster comme«statut» Facebook ? L'homme moderne dans le coup sait, quant à lui,qu'il vaut mieux désormais «twitter». Mais, comme ce sont des statutsFacebook de trois auteurs que les éditions belges Biliki ont eu l'idéede rassembler, on assumera l'obsolescence du sujet.

Pour ceux qui auraient manqué le début, Facebook est un «réseausocial» (c'est-à-dire une sorte de catalogue de VPC avec des gensdedans, mais sur Internet) où certains exhibent à la face de la terreles photos du petit dernier ou de leurs «délires entre potes».En réalité, ces pauvres innocents ignorent que Facebook est unsupermarché du capital social qui permet d'acquérir des gens qu'onconnaît, qui sont connus, voire des inconnus au moyen d'un boutonmarqué «Ajouter comme ami(e)». Le but du jeu étant de remplir son panier d'«amis»et de montrer à quel point on est fun, intelligent, attentif aux motsd'ordre du Web et, en retour, apprécié par le reste de la terre (lesgens vous demandent comme «ami»). Pour devenir populaire, il faut écrire des trucs magnifiques dans un rectangle appelé «statut» et temporairement rempli d'un engageant «Exprimez-vous».Une fois bien exprimé, on reçoit sa récompense (ou sa vexation) sousforme de commentaires. A savoir : plein de commentaires, c'est qu'onest aimé, pas de commentaire, c'est trop la lose, on est virtuellement(donc désormais réellement) ostracisé. Comme l'écrit Frédéric Vignale :«J'ai trouvé plus ennuyeux que Derrick les statuts d'une de mes amies de Facebook», ce qui le conduit parfois à être «tellement dégoûté par la nullité de ses derniers statuts qu'il a décidé de suicider son stylo».

A ce point, le néophyte aura noté une erreur à ne pas commettre :les statuts ou commentaires Facebook affichent toujours d'abord en grasle nom de leur auteur, il faut donc parler de soi à la troisièmepersonne et non se croire sur un vieux blog en fer-blanc. Ne dites pas «Frédéric Vignale Je connais un type tellement paresseux qu'il a refusé de naître.» Dites : «Patrick Lowie esten "mangue" depuis plusieurs jours.» En plus, pour que ça marche, ilfaut en poster en permanence, pour prouver qu'on est génial en continu.Tous journalistes, tous écrivains. D'où l'angoisse de la case blanche,qui affecte le nouveau moi social plus profondément qu'une panne debromazépam dans le sang.

Les trois premiers recueils de la collection «Lu sur Facebook»offrent un échantillon des différentes façons de briller en société parla littérature, assez comparables aux jeux des salons du XVIIe siècle.Patrick Lowie, écrivain et éditeur, utilise plutôt le réseau comme unetribune politique, regardant assez souvent vers l'Italie : «Le maire deRome : Giovanni Alemanno, post-fasciste. Tout cela en Europe etpersonne ne réagit…» Parfois, il use de la narrativité propre auxstatuts (c'est-à-dire qu'ils se suivent et peuvent renvoyer l'un àl'autre) pour critiquer en souriant : «a demandé audience au Pape etsera reçu le 9 janvier 2009», annonce-t-il, puis au post suivant :«Waouwww ! j'ai été excommunié ! Benoît m'a enfin entendu ! On serevoit lundi pour les documents…» Le journaliste Frédéric Vignale sefait quant à lui une spécialité de la satire sociale, suivantl'actualité avec dérision :«a trouvé une solution pour ceux qui ontpeur des piqûres : la vaccination en ligne contre la grippe A».Parfois, il se laisse aller à la blague potache:

L'un des piments essentiels du statut est le calembour ou du moins l'assonance : «il y a la nymphomane et l'iphoneman»(Lowie). A l'étage supérieur, le jeu d'idées (appelé poésie) remplaceun mot attendu par un autre en faisant bifurquer le cliché vers denouveaux objets de pensée. Arnaldinho Gaucho (si si) s'en révèle seulici capable. Ainsi «Arnaldinho Gaucho a les yeux taser»,«cherche le syndicat d'initiatives de sa vie»,«niera nulle part» ou bien est «un chien dans un jeu de filles».Les statuts de cet auteur au pseudo footballistique règlent en outre laquestion de la virtualité sociable une fois pour toutes. Gaucho seprésente comme une pure créature réseautante, assume et ridiculise safiction dès ses trois premiers coups : «jongle avec les fuseaux horaires, avec le temps. Il est l'heure qu'Arnaldinho veut, quand il le veut», «inauguration de l'exposition "Arnaldinho Gaucho, humilité et perfection" en mars 2010» et «vivement qu'on en finisse avec les fêtes, que je redevienne votre principal centre d'intérêt».

Du narcissisme ironique ou réel que suscite l'usage intensif desréseaux sociaux, Gaucho tire en ricanant des maximes tantôt passives («La dépression c'est écrire le jour des statuts que tu écris la nuit») et tantôt surréalistement agressives : «S'arrache une jambe et te batte le front avec.»Sans oublier bien sûr le plaisir suprême de toute sociabilité, quin'est pas l'amour-propre mais l'humiliation d'autrui, sur son lit desadisme ludique : «Arnaldinho Gaucho va supprimer arbitrairement 5 amis, histoire de vous montrer que vous n'êtes pas plus grands que le concept.»