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"Casanova à Paris" (Liberation.fr)

Publié le par Marc Escola

Casanova est à Paris

Aprèsplus de deux siècles de censure, de tribulations et de traductionsédulcorées, le manuscrit original des mémoires du célèbre Vénitiena été acheté jeudi par la BNF.

Par Frédérique ROUSSEL

Personneou presque ne les avait vus depuis cinquante ans. Ils avaient étégardés précieusement sous clef pendant près d'un siècle et demi. Lesmanuscrits de l'Histoire de ma vie de Casanova viennent commede sortir de terre grâce à leur acquisition par la Bibliothèquenationale de France (BNF) jeudi dernier. Leur accueil dans le gironfrançais est l'aboutissement d'une négociation de deux ans avec lamaison d'édition Brockhaus qui les détenait depuis 1821.

En septembre 2007, l'éditeur allemand charge un certain comteDouglas de négocier leur vente. L'ensemble comprend plus de 3768 feuillets et des opuscules, notamment Lucubrations sur l'usure,adressées à l'empereur d'Autriche, et les échanges de Casanova avecVoltaire. Pour Brockhaus, la destination des manuscrits ne fait pas dedoute : l'Histoire de ma vie représente un monument de la littérature française, la priorité est de les proposer à la France.

Prévenu de la démarche, Claude Martin, ambassadeur de France à Berlin, alerte la BNF. «Le 7 décembre 2007, raconte Bruno Racine, son président, noussommes partis à Zürich pour aller voir les fameux écrits. Ils étaientconservés dans la zone de fret de l'aéroport. On nous a fait rentrerdans une petite salle. Sur la table étaient disposées les douze boîtesqui contiennent les 3 768 pages de l'Histoire de ma vie. Le cadre étaitfort peu évocateur et nous avions sous nos yeux émus cette écriturevenue du XVIIIe siècle.» L'écriture de Casanova frappeimmédiatement les visiteurs. Elle apparaît tantôt appliquée, recopiantsans doute, tantôt nerveuse, traversée par les états d'âme dumémorialiste. Reste à fixer un prix. Les estimations situent sa valeurentre 5 et 20 millions d'euros. Le montant sera finalement négocié à7,25 millions d'euros.

Mais il faut réunir la somme, un challenge en période de crise… Lefeuilleton durera plus de deux ans, Brockhaus n'étant heureusement paspressé. «Brockhaus, qui ne voyait pas le sens de les conserveréternellement dans un coffre, voulait qu'ils soient accessibles auxchercheurs», précise Bruno Racine. Un généreux mécène qui souhaitedemeurer anonyme accepte finalement de couvrir l'intégralité de lasomme, dans le cadre de la loi du 1er août 2003 relative aumécénat. La BNF vient ainsi de réaliser l'acquisition la plus chère deson histoire. Au regard du manuscrit du Voyage au bout de la nuit de Céline, acquis mémorablement à 1,6 million d'euros, ou celui de Jacques de Châtillon, à 3 millions. «Les manuscrits d'oeuvres majeures du XVIIIesont exceptionnels, ajoute Bruno Racine, qui a mené avec opiniâtretél'entrée de la vie relatée de Casanova à la BNF. Il s'agit en plus d'untexte mythique, qui reste encore à découvrir.» Dans le textetrouve-t-on ainsi des noms complets qui ne sont qu'à l'état d'initialesdans la version intégrale qui ne sera publiée qu'en 1960.

Les casanovistes du monde entier vont pouvoir enfin toucher dudoigt les feuillets, qui vont être numérisés rapidement pour êtreaccessible sur Gallica (la bibliothèque virtuelle de la BNF). Uneexposition est déjà programmée pour l'automne 2011. «Depuis quelquesannées nous avons appris à mieux lire ses écrits et à voir en lui cequ'il est aussi avant tout : l'un des grands auteurs de la littératurefrançaise du XVIIIe siècle», a estimé Frédéric Mitterrand,le ministre de la Culture, avant d'apposer sa signature jeudi surl'acte de vente. «Le paradoxe, c'est que cette oeuvre pleine de vie aété écrite au crépuscule de son existence en même temps qu'aucrépuscule du siècle, au milieu de cette tourmente révolutionnaire quiest peut-être un écho à sa vie, un peu comme le papillon qui, de loin,dit-on, déclenche une tornade.» L'oeuvre aura vécu une épopéerocambolesque, digne du sulfureux Vénitien, joueur invétéré et espritsuperstitieux.

122 femmes, une religieuse

Il faut imaginer Casanova rédigeant ses mémoires. «Digneou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie.» Il fautimaginer cet aventurier vieillissant reclus dans le château de Dux, enBohème, où il joue le bibliothécaire grâce à la générosité du comte deWaldstein. On est en 1789 quand le célèbre libertin commence l'Histoirede ma Vie. A 64 ans, il est souffrant et son médecin luiconseille en guise de remède de reprendre le récit de ses aventuresentamé en 1780. En quatre ans de rédaction, il retrace les péripétiesde son existence mouvementée et voyageuse, de sa naissance à 1774. Surl'insistance du prince de Ligne, qui souhaitait lire ses mémoires,Casanova entreprend, à partir de 1794, un minutieux travail de révisiondu premier jet.

En mai 1798, Giacomo Casanova, se sentant proche de la mort,lègue son volumineux manuscrit à son neveu, Carlo Angiolini. Après lamort de son oncle, le 4 juin 1798, Carlo ramène cet héritage littéraireà Dresde. Ce n'est qu'en 1820 que son propre fils décide de vendre lesmanuscrits et se met en rapport avec l'éditeur Friedrich Brockhaus, àLeipzig. L'éditeur regarde avec une vive curiosité cette masse defeuilles à l'écriture serrée. Il a sous les yeuxl'autobiographieauthentique de l'aventurier du XVIIIe sièclequi s'était baptisé lui-même chevalier de Seingald. La transaction estconclue en janvier 1821 pour une somme assez modeste.

Le texte circule alors dans les cercles littéraires. Lanarration audacieuse des aventures érotiques de Casanova, qui troussepas moins de 122 femmes dont une religieuse, choque les esprits del'époque. Friedrich Brockhaus, convaincu de leur intérêt, tente detrouver un traducteur. Wilhelm von Schütz commence à travailler sur letexte dès l'été 1821. A la fin de la même année, Brockhaus publie troischapitres des mémoires dans sa revue Urania. Les premières apparitionsdu récit de Casananova heurtent, comme l'a raconté Hubertus Brockhaus,descendant de l'éditeur, dont la famille vient de céder le manuscrit àla BNF. Ainsi rapporte-t-il que la romancière et critique littéraireJohanna Schopenhauer, mère du philosophe, trouve du plaisir à lalecture des extraits publiés dans Urania, mais s'émeut des sailliespropres à faire rougir la gent féminine. Elle écrit à Brockhaus : «LeCasanova dans Urania est parfaitement remarquable. Que vous, chermonsieur Brockhaus, laissiez balayer soigneusement les grossièretés etqu'ainsi vous montriez considération pour nous les femmes, est délicatet mérite d'être loué par nous toutes. […] Car la lecture est tropamusante pour que nous nous en voyions privées.»

Best-seller sulfureux

Le premier volume de l'édition allemande sort en 1822, expurgéde ses passages par trop licencieux. Mais Schütz trouve dommage deraboter autant dans la langue de Casanova. Il écrit ainsi à Brockhaus,toujours selon son descendant Hubertus : «Je ne peux tout à faitapprouver que vous vouliez étouffer […] la partie érotique de cesmémoires, même dans l'édition de l'original. A mon avis, une fortesensualité serait surtout bénéfique à l'impuissance bigote de notreépoque.» Le traducteur abandonnera après la publication du cinquièmevolume en 1824. Entre-temps, des éditions pirates de ce déjàbest-seller au fumet de soufre ont commencé à circuler en France.Brockhaus, décidé à s'engager dans une édition française, demande à unprofesseur de français de l'Académie militaire de Dresde, JeanLaforgue, de s'y atteler. La consigne est de nettoyer le texte deCasanova de ses italianismes et d'épurer les passages trop osés. Lesdeux premiers volumes paraissent en 1826. L'oeuvre estinterdite par le gouvernement de Saxe après la publication duquatrième tome. Même censure en France pour les quatre tomes suivants,publiés à Paris en 1832, les Mémoires de Casanova sont mis à l'indexdes livres interdits.

Déjà, la langue enjouée et fluide de Casanova a subi quelquesoutrages. Les nombreuses coupures opérées par Schütz ont enlevébeaucoup à la vivacité du texte. Quant à Jean Laforgue, il a nonseulement édulcoré les scènes érotiques mais aussi réécrit au tamis deses convictions les passages où Casanova parle de politique (il auraitde surcroît égaré corps et bien quatre chapitres des manuscrits). Bienque libertin, le Vénitien restait un personnage de l'Ancien Régime. Al'inverse de son traducteur, plutôt anticlérical et perméable aux idéesrévolutionnaires. Mais ce sont ces versions qui vont servir auxéditions successives des Mémoires de J. Casanova de Seingalt, avantl'édition intégrale sans tripatouillages de 1960 sous le titre originelde l'Histoire de ma vie.

Car les manuscrits vont rester sous les verrous pendant trèslongtemps. L'opprobre de l'époque pour un texte jugé scabreux y estsans doute pour quelque chose. «Comment une maison d'édition aussirespectable peut-elle publier une oeuvre aussi amorale ?» s'entendentincriminer les deux jeunes fils de Friedrich Brockhaus, disparu en1823. On préféra alors la faire oublier. Les nombreuses sollicitationsde casanovistes pour approcher la source infâme restèrent vaines.Cent quarante ans de frustration littéraire et intellectuelle. «Unesituation bizarre sinon unique dans l'histoire du livre», relève lapréface de l'édition «Bouquins» (1). «Même les dieux luttenten vain contre les Brockhaus», se plaindra l'écrivain autrichien StefanZweig, à qui on en refusa l'accès. Aux dires despropriétaires historiques, la raison de l'escamotage tenait aussi àleur rêve de publier eux-mêmes la grande édition des mémoires.

Camion militaire américain

Mais grâce à eux, les précieux feuillets surviventmiraculeusement aux péripéties de l'histoire. En 1943, la prestigieusemaison Brockhaus est fermée par les nazis. La famille décide de déposerles boîtes contenant les in-folio dans un coffre-fort de banque pourqu'ils ne soient pas détruits par les bombardements. Quand lesAméricains conquièrent Leipzig en juin 1945, ils proposent aux maisonsd'éditions qui ne s'étaient pas ralliées au régime nazi de les suivre àl'Ouest. Casanova se retrouve ainsi embarqué dans un camion militaireaméricain. Pour atterrir à Wiesbaden, où se situe encore aujourd'hui lesiège de la maison Brockhaus.

Ce n'est que quinze ans après la fin de la Seconde Guerremondiale que Brockhaus réalisera son rêve d'une édition intégrale enfrançais d'après le texte authentique du manuscrit, avec Plon. Pendantprès d'un siècle et demi, plus de 500 éditions différentes des Mémoiressont parues basées sur les traductions ou versions de Schütz, deLaforgue voire de Busoni. La sortie du «texte intégral du manuscritoriginal» tient véritablement du scoop mondial. Entre 1960 et 1962paraissent douze volumes. Les manuscrits demeuraient depuis à l'abrides regards.

Il faut imaginer Casanova à sa table au château de Dux. Lescarnets dans lesquels il a noté ses déplacements et ses rencontres sontéparpillés autour des feuillets où il va inscrire son récit à jamais.Celui qui arrive ici plus de deux siècles plus tard. Vénitien, prêtredéfroqué, militaire, prisonnier, fuyard, espion, séducteur, il fut. Saliberté et son cynisme laissent vivre sa plume, peu inquiète de sacrudité. Il y a le libertinage, certes, mais il y a aussi la chroniquesans tabous de l'Europe des Lumières. «Le lecteur qui aime à penserverra dans ces mémoires que n'ayant jamais visé à un point fixe, leseul système que j'eus, si c'en est un, fut celui de me laisser alleroù le vent qui soufflait me poussait.»

(1) L'édition présentée et établie par Francis Lacassinen 1994 propose une très précise «Biographie du manuscrit». RobertLaffont «Bouquins».