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René Char et le surréalisme

René Char et le surréalisme

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Olivier Belin)

René Char et le surréalisme par Olivier Belin Université Paris IV - Sorbonne Jury : Didier Alexandre, Université Paris IV          Michel Jarrety, Université Paris IV          Bertrand Marchal, Université Paris IV          Eric Marty, Université Paris VII          Jean-Claude Mathieu, Université Paris VIII

La soutenance aura lieu le 4 octobre 2008 à 14 heures dans la Salle des actes, en Sorbonne, 1 rue Victor Cousin, 75005 Paris.

Position de thèse :

L'adhésion de René Char au surréalisme est comprise entre deux bornes : le poète publie en effet une « Profession de foi du sujet » dans La Révolution surréaliste en décembre 1929, et sa Lettre à Benjamin Péret, qui rend officiel son éloignement du groupe, est datée de décembre 1935. La relative brièveté de cet engagement ne doit cependant pas masquer sa profondeur et son intensité, puisqu'il se traduit par un soutien au Second manifeste du surréalisme, par des contributions régulières au Surréalisme au service de la Révolution, par la participation aux tracts du groupe et par l'écriture, aux côtés d'Eluard et de Breton, de Ralentir travaux en 1930. Et cette activité se double d'une production littéraire soutenue : en témoignent la réédition d'Arsenal, la parution du Tombeau des secrets et d'Artine en 1930, celle de L'Action de la justice est éteinte et de l'Hommage à D.A.F. de Sade en 1931, de Paul Eluard en 1933, le tout couronné par Le Marteau sans maître en 1934, qui reprend l'essentiel des poèmes écrits depuis l'entrée dans le mouvement.

Si la « traversée du surréalisme » représente une étape déterminante dans l'évolution poétique de Char (c'est ce qu'a montré, pour les années 1928-1946, le livre de Jean-Claude Mathieu1), reste à interroger, de manière plus spécifique, le rapport qu'entretient son oeuvre tout entière avec un mouvement qui se présente à la fois comme une poiesis paradoxale (la fabrication des oeuvres étant laissée à l'initiative de l'automatisme pur ou dirigé, des rencontres de l'écriture collective et de la liberté de l'imagination) et comme une praxis révolutionnaire (l'exercice de la poésie, la quête du hasard objectif ou la définition de l'humour noir devenant le socle d'une subversion éthique, sociale et politique guidée par la recherche d'une synthèse des contradictions). Ces orientations, Char a d'abord contribué à les approfondir durant son passage dans le surréalisme ; puis, loin de s'effacer une fois prononcé le divorce avec le groupe, elles se sont au contraire intégrées à son oeuvre et à sa réflexion – mais une intégration qui, de Moulin premier en 1936 à Sous ma casquette amarante en 1983, en passant par « Partage formel » (1942-1943) et par les différentes éditions de Recherche de la base et du sommet, prend la forme d'une interrogation critique, cherchant à discriminer entre les apports fondateurs et les lacunes imputées au mouvement.

Apports fondateurs, d'abord : le surréalisme a en effet initié Char à des lectures décisives (Héraclite, les alchimistes, les petits romantiques) ; il lui a permis, à un moment de politisation extrême, de se forger une conscience d'intellectuel marquée par le rejet du capitalisme, du christianisme, du colonialisme et des totalitarismes fasciste ou communiste ; il lui a ouvert la porte de milieux artistiques déterminants pour le dialogue ultérieur avec les peintres ; il lui a fourni de grands thèmes (le désir, la révolte, la nuit) destinés à être déclinés de manière originale ; il a confirmé son écriture dans le refus des formes figées et la volonté de conserver l'énergie originelle attribuée à un langage en liberté ; il a introduit chez lui des questionnements essentiels sur l'ancrage de la poésie dans la vie, sur la position politique du poète ou sur la destination d'une parole partagée entre une vision ésotérique (l'« occultation » réclamée par le Second manifeste, le « mystère » fréquemment vanté par Char) et une visée exotérique (avec l'idée, héritée de Ducasse, d'une poésie « faite par tous ») ; il lui a enfin inspiré une perception du monde aimantée par la « quête des énigmes » et par la disponibilité à une « réalité noble2 » qui conserve de la sur-réalité la dynamique d'exaltation suggérée par l'étymologie du terme.

Mais cet héritage ne s'est constitué qu'au prix d'une profonde décantation, qui a conduit Char à refuser des éléments centraux de la doctrine surréaliste, au nom d'une exigence poétique que son passage dans le mouvement avait pourtant contribué à forger. C'est cette exigence qui explique la primauté accordée à la poésie en regard du surréel ; c'est elle qui a pour corollaire la supériorité de la vérité personnelle sur la ligne collective de l'avant-garde ; c'est elle qui disqualifie toute tentative de synthèse des contraires, pour privilégier une vision de la création comme rapport de forces entre opposés inconciliables ; c'est elle encore qui pousse Char à rejeter tout procédé – écriture automatique, simulation des délires, récit de rêve – susceptible de tourner à l'artifice ; c'est elle enfin qui, vers 1935, refuse voir la virulence du surréalisme se perdre dans l'aventurisme politique (avec Contre-attaque) ou se diluer dans l'esthétisme littéraire (avec la revue Minotaure). Mais au-delà de l'idéologie surréaliste, Char s'est plus profondément démarqué de son propre surréalisme – du moins de cette veine du Marteau sans maître dominée par le patronage de Sade, guidée par une « poésie criminelle » désireuse de bouleverser la « platitude historique3 », et qui finira par apparaître aux yeux d'un auteur éprouvé par la guerre comme une « allégorie de l'horreur4 » – comme une hallucination encore trop fascinée par le déchaînement de la violence pour être vraiment conciliable avec l'« humanisme conscient de ses devoirs » revendiqué par les Feuillets d'Hypnos5.

Cette relation duelle de Char au surréalisme explique que la thèse, plutôt que de prétendre mesurer l'influence du mouvement sur le poète, se propose de repérer sa présence dans l'oeuvre, afin d'en dégager la fonction et la signification. Et parce que le surréalisme représente à la fois un moment fondateur et une référence structurante, ce travail combine deux points de vue : l'un diachronique, qui restitue l'histoire des relations de Char avec le mouvement surréaliste ; l'autre synchronique, qui fait du pôle surréaliste l'une des composantes de sa poésie et de sa poétique.

La perspective diachronique est celle qu'adopte la première partie de la thèse, intitulée « Le surréalisme en partage » et consacrée à l'évolution de Char face au mouvement surréaliste, des débuts de son oeuvre jusqu'à la parution de Fureur et mystère en 1948 – soit avant, pendant et après le moment fort que constitue son adhésion. Le surréalisme est le fil conducteur d'une étude chronologique dont les neuf chapitres s'attachent, de recueil en recueil et en suivant au plus près l'histoire des textes (manuscrits, parutions en revue, éditions originales), à interroger les raisons qui ont amené Char à entrer dans l'avant-garde, à déterminer ce que le groupe lui a apporté ou vice versa ce qu'il a apporté au groupe, et enfin à comprendre les motifs qui ont conduit le poète à se retirer d'un mouvement auquel il se sent pourtant assez lié pour se définir en s'opposant à lui.

Le premier chapitre (« Le surréalisme à l'horizon ») prend pour point de départ le recueil renié de 1928, Les Cloches sur le coeur, ainsi que les contributions de Char à diverses revues (dont la sienne, Méridiens) : premières expériences littéraires qui font ressortir toute la distance séparant originellement Char du surréalisme, et tout le chemin que le jeune poète a dû parcourir pour passer d'une esthétique post-symboliste à un désir de rupture qui permet le rapprochement avec le surréalisme à la fin de 1929. C'est alors qu'intervient « La rencontre » (selon le titre du chapitre II), autour de deux plaquettes qui marquent le basculement vers le surréalisme : Arsenal (août 1929), recueil envoyé à Eluard et à l'origine de l'adhésion de Char, mais surtout riche d'une violence nouvelle qui ne pouvait que séduire un Breton en quête de nouvelles recrues susceptibles de ruiner le poncif surréaliste ; Le Tombeau des secrets (avril 1930), véritable rite de passage où le sujet poétique vit sa propre mise à mort à travers une écriture lapidaire, et qui est encadré par le compagnonnage d'Eluard et de Breton. Dès lors s'opère l'intégration de Char au mouvement : intégration qui passe d'abord par « L'écriture collective » (titre du chapitre III, qui part de Ralentir travaux, écrit avec Eluard et Breton en mars 1930, pour examiner comment Char a expérimenté puis rejeté l'automatisme en collaboration, pratique fondatrice du surréalisme et rénovée à la suite du Second manifeste), mais aussi par un engagement révolutionnaire et polémique qui trouve toute sa force dans les articles publiés dans Le Surréalisme au service de la Révolution et dans la participation aux tracts ou aux pétitions (c'est l'objet du chapitre IV, qui montre un Char « Au service du surréalisme » et fidèle à la ligne dessinée par Breton, en particulier lors de l'affaire Aragon), ainsi que par l'élaboration de deux recueils délibérément inscrits dans la sphère surréaliste, Artine (1930) et L'Action de la justice est éteinte (1931), dans lesquels le chapitre V voit deux « Approches de la surréalité » par le biais de l'onirisme, de l'érotisme, de l'alchimie et de la mort. C'est toutefois Le Marteau sans maître, paru en 1934 et objet du chapitre VI, qui constitue la somme surréaliste de Char : réunissant une production de cinq années, ce livre apparaît comme une entreprise de renversement des lois morales, sociales, psychiques et cosmiques au profit d'un désir marqué du sceau de Sade (figure dominante des « Poèmes militants »), mais aussi comme un projet de régénérescence évoqué par le titre de la dernière section, « Abondance viendra ». Le champ du surréalisme s'enrichit ainsi d'un recueil de révolte et de souffrance, même si « l'esprit d'examen » dont il se réclame ouvre la voie à des horizons plus personnels.

Car si l'histoire de Char et du mouvement est d'abord celle d'une proximité, elle se place à partir de 1935 sous le signe de « L'éloignement » (chapitre VII) : éloignement vis-à-vis de Breton avant tout, à qui Char, entouré d'une coalition de circonstance formée avec Caillois, Crevel et Tzara, reproche de négliger l'urgence des tâches politiques (lutter contre la poussée inquiétante des fascismes) au profit d'un esthétisme périmé ou d'un certain romantisme révolutionnaire ; éloignement qui débouchera fin 1936 sur la parution de Moulin premier, qui fait le bilan critique du surréalisme et place l'antagonisme au coeur de l'expérience poétique, loin de l'idéal d'union des contraires présent chez Breton. À la recherche de nouvelles voies, Char devient alors, comme le dit le chapitre VIII, « Un surréaliste de l'extérieur », tentant de dépasser l'expérience surréaliste sans parvenir à la congédier totalement, hésitant entre une poésie de l'enfance et de l'innocence (Placard pour un chemin des écoliers, 1937) et un corps à corps avec l'indicible dont l'écriture reste dans la continuité du Marteau sans maître (Dehors la nuit est gouvernée, 1938), avant que Le Visage nuptial et diverses prises de position ne viennent amorcer un véritable dégagement à la fin de 1938. Dès lors, avec les textes recueillis dans Fureur et mystère et écrits de 1938 à 1947, Char va pouvoir reléguer « Le surréalisme dans le lointain » (titre du chapitre IX) et instaurer avec le mouvement un dialogue critique, d'égal à égal, en auteur qui a renouvelé sa manière d'écrire (avec les poèmes en prose de « L'avant-monde »), en poète qui a redéfini l'exigence poétique menacée par l'obscurité du temps (« Partage formel »), mais aussi en homme à qui l'histoire impose des responsabilités d'une tout autre dimension que la quête du surréel ou l'exploration du rêve.

Au terme d'une trajectoire qui a fini par congédier l'étape surréaliste, les positions du poète à l'égard du mouvement ne vont guère varier désormais. C'est ce qui justifie le choix d'une approche synchronique dans la seconde partie, intitulée « Le surréalisme en héritage » et couvrant un massif allant des dernières sections de Fureur et mystère jusqu'à Éloge d'une soupçonnée en 1988. Et ce qui ressort de l'ensemble de ces textes, malgré la distance, c'est que le mouvement surréaliste reste présent à l'horizon de Char, devenant ainsi un soubassement de son oeuvre, une « base » qui continue d'affleurer dans les textes. Rejeté dans le passé, le surréalisme n'en demeure pas moins un véritable pôle de l'oeuvre : pôle attractif et répulsif, « loyal adversaire » convoqué le temps d'une image, d'un aphorisme ou d'un poème pour leur servir de tremplin ou de repoussoir, « mortel partenaire » fournissant à la réflexion éthique, poétique ou esthétique des cadres, des interrogations ou des modèles qu'elle accueille pour mieux les combattre. La survivance et la transformation de l'héritage surréaliste chez le Char d'après guerre, tel est alors le sujet abordé par les sept chapitres de cette seconde partie, chacun consacré à une problématique particulière et transversale.

Sur un plan personnel, l'héritage surréaliste de Char subit tout d'abord un certain nombre d'« Inventaires » que décrit le chapitre X : ainsi les textes des années 1930 forment un ensemble particulier qui n'est intégré au tout de l'oeuvre qu'au prix de corrections et de reconfigurations parfois importantes (c'est tout le problème des rééditions, surtout pour Le Marteau sans maître) ; plus largement, l'expérience surréaliste du poète représente un enjeu tour à tour minimisé (en témoigne le peu de place accordé aux textes surréalistes dans les anthologies), réinterprété (à travers des relectures et des commentaires à distance, souvent livrés par le biais de lettres ou d'entretiens), reconnu et mis à distance tout ensemble (en particulier avec Recherche de la base et du sommet). Car ce qui est en jeu ici, c'est l'identité même du poète : réinterprétant a posteriori son passage dans le mouvement, Char en minore la portée pour mieux constituer une figure auctoriale indépendante. Sur un plan pragmatique, le surréalisme apparaît d'autre part comme un interlocuteur ou une référence en fonction desquels, sur le terrain littéraire, politique ou idéologique, Char adopte une attitude convergente ou divergente. Ce sont ces « Positions » qu'examine le chapitre XI, en s'appuyant en particulier sur les publications de Char dans les revues et dans la presse d'après guerre pour situer le poète dans le débat intellectuel du temps et surtout pour observer le jeu de similitudes et de différenciations adopté par rapport au groupe de Breton : si la défense de l'indépendance et de la dignité de la poésie, la critique du capitalisme et la dénonciation du stalinisme continuent de fédérer Char et les surréalistes, le poids du souvenir de la guerre conduit le poète à s'opposer à eux (notamment lors du débat qui a suivi la parution de L'Homme révolté de Camus en 1951). Quant au chapitre XII, intitulé « Révisions doctrinales », il se place sur le terrain des idées afin de décrire les inflexions que Char fait subir à certains points fondamentaux de la doctrine surréaliste, les réorientant de manière originale : ainsi le surréel est à la fois récusé et refondé à travers la notion de « grand réel », le hasard objectif préside à la vision charienne de l'inespéré ou du tragique, la toute-puissance de l'imagination devient l'objet d'une appréhension critique, la libération du langage se double du refus de lui soumettre le sujet poétique, et la promesse de conciliation des contraires finit par devenir une véritable malédiction.

Une fois ces points généraux éclairés, le chapitre XIII examine une question particulière, celle de « L'attrait de la peinture », et montre l'importance de la référence surréaliste pour comprendre la proximité que Char a nouée avec le monde de l'art, à la fois en travaillant avec les peintres, en attribuant aux arts plastiques une valeur privilégiée et en abordant la peinture par des textes qui cherchent à s'affranchir des normes de la critique d'art. Après ce détour pictural, le chapitre XIV se concentre sur « La fabrique du texte » pour tenter de décrire comment le style charien (à travers le lexique, les figures, les formes poétiques ou polémiques) se construit à partir des écritures surréalistes et parfois contre elles. Passant au plan thématique, le chapitre XV (« Les thèmes de prédilection ») poursuit cet examen en étudiant la manière dont la poésie de Char se réapproprie quelques-uns des grands topoï surréalistes : la nuit, la femme, la révolte et l'alchimie. C'est enfin à « L'éthique de la poésie » que s'intéresse le chapitre XVI. Il s'agit ici de suivre dans l'oeuvre les prolongements d'une préoccupation essentielle pour le surréalisme : déterminer les conditions de possibilité d'une morale poétique prête d'une part à « changer la vie » et à « transformer le monde », selon les mots de Rimbaud et de Marx que Breton aimait à conjoindre (ce qui implique de penser l'action de l'imaginaire sur le réel et de définir la place des poètes dans l'histoire), et d'autre part à faire pressentir le retour à une unité originelle perdue. À ces enjeux eux aussi situés au coeur de son oeuvre, Char apporte pourtant des réponses différentes de celles du surréalisme : car là où un Breton axe toute son éthique de la poésie en fonction d'un point suprême, c'est l'idée même de fin que disqualifie l'auteur du Marteau sans maître.

En s'appuyant sur l'ensemble du corpus publié et sur des documents inédits (poèmes, articles ou entretiens non repris, carnets de travail et surtout correspondances), la thèse espère ainsi dégager la place du surréalisme dans la poésie charienne, et en retour situer la trajectoire poétique de Char dans le prolongement, fût-il critique, du mouvement surréaliste.