Désorienter les récits de l’Est
5 novembre 2024, 14h-18h
Maison de la Recherche (28 rue Serpente) – D 223
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Florian Alix, Nicolas Aude – Accueil et introduction
14h – 15h45 – Langages, trajectoires, contextes
Sara De Balsi (CY Cergy Paris Université) – Odyssées des écrivain·es translingues de l'Est
Arthur Clech (Sorbonne Université, FNRS) – Stagnation, perestroïka et années fauves : des queers en quête de soi
Lola Sinoimeri (Paris 8, Sorbonne Université) – « Tu préfères regarder plutôt qu'on te regarde » : des contres-récits de l'Europe et de ses marges
15h45-16h – Pause
16h – 18h – Table ronde d’écrivain·es avec Elitza Gueorguieva, Sergueï Shikalov et Marina Skalova
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Contacts : florian.alix@sorbonne-universite.fr, nicolas.aude@sorbonne-universite.fr
Les personnes extérieures à Sorbonne Université qui souhaiteraient assister à la journée d’étude peuvent s’inscrire par mail jusqu’au lundi 4 novembre à midi.
UMR Cellf, CRLC, groupe Philomel
Argumentaire de la journée :
L’Autre Francophonie, co-dirigé par Joana Nowicki et Catherine Mayaux, inscrit le choix de l’écriture en langue française chez des écrivain·es d’Europe centrale et orientale dans le sillage d’une tradition francophile héritée d’une histoire des échanges culturels au sein de ces régions[1]. Sara De Balsi a montré qu’à la fin des années 1980 ce choix est interrogé de manière fondamentale par celles et ceux qui le font, sans doute parce que la séquence historique n’est plus la même et que les contours de l’héritage s’estompent, appelant à interroger l’évidence[2]. On peut se demander si des récits de l’extrême-contemporain ne proposent pas de conjuguer le positionnement historique à une poétique translingue pour mettre en question la notion même d’identité.
Les récits et les témoignages qui nous intéressent sont écrits par des femmes et des hommes dont la formation culturelle et l’entrée dans l’âge adulte prennent place après la fin du bloc soviétique et les radicales mutations sociopolitiques qui s’en sont suivies. Leur rapport à la France ne se vit plus en termes d’exil, mais plutôt de migration, ce qui modifie un rapport à la langue, à ses imaginaires en même temps que se transforme sous nos yeux l'image d’une Europe occidentale élargie, devenue accessible, mais dont les barrières géographiques et politiques menacent à nouveau de s’abaisser. Ces récits viennent enfin questionner les images stéréotypées, exotisantes ou incomplètes que les Européen·nes de l'ouest se font des « pays de l’Est » et de leurs habitant·es. C'est cet imaginaire genré d'un Orient interne à l'Europe que ces textes amènent à déconstruire, que ce soit en défaisant les fantasmes misogynes autour des « filles de l’Est[3] » ou au contraire en éclairant les zones d’ombre de l’homophobie et de l'hétéronormativité qui y sont rattachés[4].
Il s’agit de désorienter les images et les récits, dans le double sens que l’on peut donner au terme à partir des « phénoménologies queer » de Sara Ahmed. La question de l’orientation sexuelle est bien entendu présente, mais au-delà de cet aspect, il s’agit de voir comment l’intime se construit en répercussion avec la manière dont on se situe par rapport aux autres. « Si l’orientation se rapporte à rendre l’étrange familier à travers l’extension des corps dans l’espace, alors la désorientation se produit lorsque cette extension échoue[5] », nous prévient Ahmed. « Vivre une vie queer » revient alors à avoir du mal à se sentir chez-soi lorsqu’on tente de tracer son chemin, à ne pas se sentir à sa place. On révèle ainsi l’étrangeté des espaces eux-mêmes où certain·es ne peuvent trouver place, mais qu’iels tentent d’investir malgré tout, en leur faisant subir un processus d’altérisation[6], en les transformant par transgression ou subversion.
Les récits interrogent le rapport au corps et la manière dont il trouve dans certaines marges des lieux d’expression, qui ne sont pas exempts de risques. Ils proposent aussi de nouvelles façons d’imaginer du collectif, en explorant des formes particulières comme l’anthologie, qui permet de faire résonner plusieurs voix, une narration où un « tu » croise une troisième personne, ou l’emploi d’un « on » qui tire tout le parti de l’indéfini du pronom. Autant de manières d’interroger les limites du « je », d’un sujet désorienté, sans tomber dans le piège d’un « nous » uniforme. Construire l’intime par résonances et réverbérations.
[1] Joanna Nowicki et Catherine Mayaux (dir.), L’Autre Francophonie, Paris, Honoré Champion, 2014.
[2] Sara de Balsi, La Francophonie translingue. Éléments pour une poétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Plurial », 2024.
[3] Voir Elitza Gueorguieva, Odyssée des filles de l’Est, Paris, Verticales, 2024 ; Elisabeth Lesne (dir.), Filles de l’Est, femmes à l’ouest, Paris, Intervalles, 2022.
[4] Voir Sergueï Shikalov, Espèces dangereuses, Paris, Seuil, 2024.
[5] Sara Ahmed, Queer Phenomenology. Orientations, objets et autres, trad. Laurence Brottier, Paris, Le Manuscrit, coll. « Genre(s) et création », 2022 [2006], p. 32.
[6] Ibid., p. 189.