MuseMedusa, n° 12 : "Rêver les étoiles. La (ré)interprétation des récits célestes dans les littératures et les arts autochtones contemporains"
MuseMedusa, n° 12
Sous la direction de Caroline Nepton Hotte et de Marie-Eve Bradette
Dans Comparing Mythologies, l’auteur cri Tomson Highway utilise le terme « mythologie » et le définit à partir des récits de sa nation, mais également avec des mythologies grecques et chrétiennes qu’il compare et distingue des épistémologies des Premiers Peuples. La chercheuse nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson va un pas plus loin, dans Danser sur le dos de notre Tortue, en avançant que les épistémologies autochtones s’opposent aussi à l’hégémonie coloniale. Les deux penseur·ses suggèrent que les mythes et récits cosmologiques autochtones construisent et portent des systèmes de savoirs des Premiers Peuples. Highway écrit en ce sens que « mythology defines, mythology maps out, the collective subconscious, the collective dream world of races of people, the collective spirit of races of people, the collective spiritual nervous system, if you will, where every cord, every wire, every filament has a purpose and a function, every twitch a job in the way that collective human body, mind, and soul moves and operates from one day to the next and the next and the next ». L’écrivain insiste sur le fonctionnement des mythes qui régissent à la fois l’univers terrestre et cosmologique. Mais ce que nous voulons mettre en relief à propos de la pensée de Highway ici, c’est la manière, d’une part, qu’ont les mythes de cartographier (map) le cœur du collectif et, d’autre part, d’être résolument tournés vers le futur (one day to the next and the next and the next), car la mise en commun de l’expérience spatio-temporelle constitue un élément clé des études littéraires et artistiques autochtones actuelles.
Dans le cadre de ce numéro, nous avons ainsi invité des Autochtones, des écrivain·es, des conteur·ses, des scientifiques, des chercheur·ses à penser, écrire, imaginer et offrir leurs versions de certains récits mythologiques autochtones se référant au monde céleste ou à ce que l’écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui nomme le « Monde-Ciel », un univers qui « ressemblait beaucoup à celui que nous connaissons aujourd’hui ici-bas », mais qui avait aussi ses particularités. Par exemple, alors que ce monde, tel que décrit par Picard-Sioui, baignait dans la lumière jaune des fleurs d’un grand pommier, le monde d’en bas a dû, lui, créer des astres, le Soleil et la Lune, pour guider les pas de la femme venue du ciel sur l’île de la Grande Tortue. Ce qui se trouve ainsi traduit par cet élément du récit, c’est qu’une relation pérenne entre le monde d’en haut et celui d’en bas est indispensable pour assurer la survie de la femme venue du ciel, et éventuellement de l’ensemble des êtres humains et autres qu’humains (faune, flore, esprits, etc.). En proposant une réécriture du récit mythologique qui sera préalablement acceptée par sa nation, Picard-Sioui s’inscrit dans un mouvement de souveraineté narrative, tout comme le fait également l’écrivain et chercheur anishinaabe Gerald Vizenor dans son roman Bearheart (1990). Vizenor utilise en effet le discours rapporté direct pour révéler, par l’entremise de ses personnages, certaines visions du monde correspondant aux épistémologies, c’est-à-dire aux savoir-faire et savoir-être des Anishinaabeg. À travers les paroles de Belladona Darwin-Winter Catcher – dont le nom évocateur ne peut que faire sourire – Vizenor écrit : « “We are tribal” says Belladona, and that means that we are children of dreams and visions… Our bodies are connected to mother earth and our minds are part of the clouds ». Ici, entre la terre-mère et le monde du ciel, notamment les nuages, se tisse un lien d’interdépendance et même de filiation qui est au fondement de nos/des systèmes de savoir autochtones.
Tout au long du travail autour de ce projet, une préoccupation méthodologique est demeurée centrale, à savoir qu’il fallait repenser la mise en relation des textes afin d’éviter la hiérarchisation entre les études, les créations (littéraires ou visuelles), les récits traditionnels ou encore les entretiens avec des auteur·rices. Nous avons ainsi choisi de déconstruire les catégories traditionnellement associées à la transmission des savoirs et de valoriser les prises de parole plurielles, dans des formes et des langues variées, ce qui est tout à fait cohérent avec les méthodologies autochtones convoquées ici. L’organisation que nous proposons permet de faire dialoguer les artistes et les écrivain·es autochtones, les chercheur·ses autochtones et allochtones, de même que la recherche et la création, en un même mouvement. C’est pourquoi nous avons d’emblée inclus les récits de Kevin Deer en avant-propos. La parole des aînés nous apparaît devoir venir avant, tout en étant contextualisée ; cette parole ouvre souvent les événements, elle constitue un réservoir de savoirs essentiels et transmis par des personnes dont l’autorité est reconnue dans les/leurs communautés. Placer en guise d’avant-propos les enregistrements de Kevin Deer vise à mettre en lumière ces savoirs, à même l’organisation du dossier, sur un pied d’égalité avec notre texte liminaire. Le dossier se décline ensuite en cinq sections : Femmes et récits célestes, Le ciel d’Abiayala, Constellations, Le ciel des prairies et Rêver le futur incluant, en tout, quatorze contributions avec une majorité d’interventions artistiques et critiques réalisées par des Autochtones.
Avec « Rêver les étoiles : la (ré)interprétation des récits célestes dans les littératures et les arts autochtones contemporains », nous avons souhaité ouvrir la réflexion autour d’un lieu thématique, méthodologique et épistémologique qui nous semblait n’avoir pas été travaillé dans le domaine des études littéraires et artistiques autochtones. Le présent dossier constitue donc, en soi, un pari, voire un rêve : celui de rassembler un ensemble d’écrits, d’œuvres et de récits oraux, dans lesquels les voix des Premiers Peuples sont centrales et souveraines et avec lesquels nous pourrons continuer à réfléchir, ensemble, aux récits célestes et à leur importance dans les épistémologies de nos/des nations autochtones. Il s’agit désormais de poursuivre et d’ouvrir la discussion sur les enjeux liés aux récits célestes que nous avons effleurés. L’invitation est lancée.
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Sommaire
Avant-propos
Caroline Nepton Hotte et Marie-Eve Bradette, « Rêver ensemble un espace pour l’étude et la célébration des récits célestes autochtones »
Ka’nahsohon Kevin Deer, « "De l’autre côté du bleu", récits d’un aîné Kanien’kehá:ka »
Femmes et récits célestes
Camille Roberge, « Les Aurores boréales et la notion de personne dans Split Tooth de Tanya Tagaq »
Véronique Basile Hébert, « Atcokoc dans le ventre du poisson »
Marie-Eve Bradette, « Le temps de la Lune : de la représentation des violences genrées à la résurgence des savoirs menstruels dans les littératures autochtones contemporaines »
Le ciel d’Abiayala
Renato Rodriguez-Lefebvre, « Winaqirik : ressaisir la « création » et la Terre en k’iche’ »
Clémence Demay, « Racines et constellations : l’écriture cosmogonique de Natalia Toledo, entre réappropriation et revendication décoloniale »
Ruperta Bautista, « Xojobal jalob te’ / Telar Luminario” »
Constellations
Hannah Claus, « Cloudscape »
Joëlle Rondeau, Mélanie Chaplier, Laurie Rousseau-Nepton, Karine Lanoie-Brien, Kim Picard, Francine Allaire, Élodie Pollet, « Des étoiles, des récits et des pixels : réflexions communes sur la démarche entreprise pour un projet de film immersif sur les savoirs astronomiques autochtones »
Marjolaine McKenzie, « Les sept frères, les pléiades »
Le ciel des prairies
Entretien avec Jesse Rae Archibald Barber, « Conversation about Language, Poetry, and Sky Stories »
Matthew Tétreault, « Re-Constellating lii zitwel pi l’syel »
Rêver le futur
J. D. Kurtness, « L'esprit voyageur ».