Essai
Nouvelle parution
Bertrand Leclair, Puissances de l'art ou la Lance de Télèphe

Bertrand Leclair, Puissances de l'art ou la Lance de Télèphe

Publié le par Marc Escola

Loin d'être une fin en soi ou un divertissement de qualité, la pratique artistique (écrire, lire aussi bien) est d'abord et avant tout une expérience, c'est-à-dire la voie d'accès à une forme de connaissance. Cette connaissance est au principe de l'art. Elle résiste au discours intellectuel, mais elle est incomparable et sans doute unique, à mille lieues des manuels de sagesse que l'on voit fleurir comme cactus dans le désert spirituel qui est le nôtre. 

C'est cette conviction têtue que veut déployer Puissances de l'art ou la Lance de Télèphe. Composé sur le mode de l'essai au sens le plus littéraire qui soit, il doit son sous-titre à l'une des premières phrases du lumineux Proust publié par Samuel Beckett dès 1930 : “Chacune des lance de Proust pourrait être une lance de Télèphe”, affirme d'emblée Beckett, qui s'abstient de préciser que Télèphe, accidentellement blessé au cours du siège de Troie par la lance d'Achille, fut guéri ainsi que l'avait prédit l'oracle par un peu de rouille provenant du fer de la même lance d'Achille. Le poison est le remède, en somme, et il n'en est pas d'autre. De fait, À la recherche du temps perdu le martèle : nous sommes certes et sans cesse blessés par la vérité, au point de désirer nous en protéger grâce à la raison et à “l'habitude anesthésiante”, mais seul un surcroît de vérité peut nous guérir de cette blessure et nous rendre à la joie.

Déroulant son chemin d'erreurs et donc de sagesse en se défiant de la philosophie, la Recherche constitue dès lors une démonstration vitale des puissances de l'art que l'on pourrait résumer ainsi : alors qu'en Occident la vérité révélée a façonné nos manières de vivre et de penser au nom d'une félicité d'outre-monde, être débarrassé de cette vérité imposée n'implique en rien et au contraire de renoncer à chercher hic et nunc les portes de la joie, au sens le plus fort de ce terme : “Une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente”, affirme la Recherche à plusieurs reprise, ce qui n'est pas rien si l'on veut bien l'admettre.

Si Puissances de l'art aurait aussi bien pu s'intituler “Du spirituel dans l'art et plus particulièrement dans la littérature”, en référence au célèbre essai de Vassily Kandinsky, le spirituel dont il est ici question n'en appelle à aucune représentation céleste ou religieuse : il est au contraire ancré dans “le sens de la terre” (Nietzsche), récusant toutes les formes ordinaires de sacralisation de l'art quand sacraliser, c'est toujours mettre à part, séparer : la littérature ici n'a de sens qu'à signifier la vie vivante, la vie vécue, au contraire.

À cheminer de texte en texte à partir des notions fondamentales d'ordre et de désordre, de connaissance et de savoir, de puissance et de pouvoir et, au bout du compte, de réel et de réalité, Puissances de l'art trouve une forme d'élucidation en délivrant le “ça” du sacré : car il fallait bien l'entendre, in fine, que le “ça-crée”, traçant des échappées spirituelles dans un monde qui, certains jours, semble en voie de perdre connaissance.

Lire sur Fabula un extrait de l'ouvrage…

Romancier, essayiste et dramaturge, Bertrand Leclair est né à Lille en décembre 1961. Il a publié une vingtaine de livres depuis L'industrie de la consolation, paru chez Verticales en 1998, parmi lesquels L'invraisemblable histoire de Georges Pessant (Flammarion, 2010), Malentendus (Actes Sud, 2013) et Perdre la tête (Mercure de France, 2017). Il a reçu la Bourse Cioran du CNL en 2009 pour l'essai Dans les rouleaux du temps (Flammarion). Également l'auteur d'une trentaine de fictions radiophoniques (France Culture et France Inter), il a exercé la critique littéraire dans de nombreux périodiques (La Quinzaine littéraire, Les Inrockuptibles, Le Monde des livres...), et contribue régulièrement au quotidien numérique AOC. Dernier titre paru : Le Train de Proust, Fayard, 2022.