Agenda
Événements & colloques
Comparaisons différentielles. Avec Claude Calame et Aurore Labbé de la Genardière (Séminaire TIGRE, Mythe et Illustration, Guyancourt & en ligne)

Comparaisons différentielles. Avec Claude Calame et Aurore Labbé de la Genardière (Séminaire TIGRE, Mythe et Illustration, Guyancourt & en ligne)

Publié le par Marc Escola (Source : Evanghelia Stead)

Claude Calame, « Les récits des origines de la femme et l’histoire de la sexualité selon Foucault : la naissance d’Êve et la création de Pandôra en comparaison différentielle »

Si autant pour la Grèce ancienne que pour le premier christianisme il y a un mythe fondateur qui est significatif du point de vue de ce que nous concevons désormais comme la sexualité, c’est le récit de la création de la femme. Elle a pour nom Pandôra du côté du polythéisme grec, et Êve du côté du monothéisme chrétien. L’une est mise en scène par un récit en diction homérique intégré dans un poème d’Hésiode, l’autre dans le récit de la création du monde qui ouvre la Genèse. Or en anthropologie culturelle et sociale, toute analyse comparative et différentielle sensible aux valeurs propres aux cultures comparées part d’un problème du présent pour y revenir, de manière critique: en l’occurrence la question de la sexualité, en particulier dans l’histoire qu’entre Antiquité gréco-romaine, christianisme et modernité a tracée Michel Foucault.

Aurore Labbé de la Genardière, « La belle mort de Pyrame et Thisbé chez les préraphaélites »

Dans le courant du XIXe siècle, la fable de Pyrame et Thisbé, transmise par Ovide au livre IV des Métamorphoses, rencontre un succès florissant dans l’iconographie de la seconde génération des préraphaélites. Destinées à orner livres, vitraux, tapisseries ou carreaux de faïence, leurs œuvres opèrent une rupture paradigmatique avec la tradition picturale établie autour des amants ovidiens depuis les fresques pompéiennes du Ier siècle. Le moment prégnant où Thisbé se plante l’arme dans la poitrine sur le corps gisant de l’amant est remplacé par d’autres passages de la fable. Celle-ci est infléchie au prisme des idéaux artistiques du courant et, plus spécifiquement, par le truchement de la médiatisation médiévale du poète britannique Geoffrey Chaucer. Nombre des dessins ont en effet été conçus pour illustrer la réédition de la Légende des Femmes Vertueuses (The Legend of Good Women) par la Kelmscott Press. Thisbé fait partie de la liste des femmes fidèles en amour que le poète met en lumière dans son ouvrage. Son « Incipit legenda tesbe babilonie martiris » sert de texte de référence sur lequel les peintres du groupe, Edward Burne-Jones notamment, s’appuient pour représenter les amants.

Burne-Jones, John Waterhouse, et d’autres artistes britanniques dans leur sillage, prennent leurs distances avec les représentations antérieures, et proposent une réinterprétation sensiblement analogue de la fable amoureuse. Les peintres fabulent, déplient la trame effilée et créent de la fiction. Le récit ovidien jouait déjà de la porosité entre le verbal et l’iconique, à travers une série d’hypotyposes. Ici, l’inverse se joue, la toile engendre du récit, et sous le pinceau naît le personnage. Pyrame et Thisbé sont redessinés en miroir de couples médiévaux, à l’instar de Tristan et Iseult ou des personnages du cycle arthurien. Nul cadavre gisant ou trace de violence sanguinolente, leur mort s’adoucit, s’intériorise et s’esthétise dans des paysages harmonieux. Chez Ovide, la mort des amants était le résultat de méprises successives ; chez les préraphaélites, leur mort est le sacrifice suprême qui permet de sublimer le sentiment amoureux. L’union post-mortem est une renaissance dans l’amour, le Graal enfin obtenu. La beauté de la mort duplique la beauté des amants-martyrs. Les relectures chrétiennes d’Ovide au Moyen-Âge avaient déjà accordé aux amants un rôle sacrificiel, mais la passion préraphaélite s’en distingue car elle n’offre pas ou peu de transcendance divine. Il s’agira de dégager et d’interroger les multiples effets de sens de cette mise en beauté de la mort des amants.

Pour cela, nous analyserons tout d’abord la naissance de Pyrame et Thisbé en tant que personnages en peinture. Gratifiés d’une verticalité inédite, ils sont représentés en vie, se languissant l’un de l’autre. Le mouvement vers l’intériorisation permet à la figure mythique de devenir personnage. La mise en beauté reste avant tout celle de l’amante. Redessinée sur le canevas des belles figures féminines éthérées du courant, parfois à partir du modèle Jane Burden, son apparence s’harmonise avec le grand mythe du XIXe siècle, celui de l’éternel féminin. La figure s’alanguît dans une géographie fantasmée du féminin, enfermée par le regard masculin dans des décors orientaux ou médiévaux. Enfin, il conviendra d’interroger la portée donnée à la double mort des amants qui se voient offrir une résurrection dans un au-delà. La médiatisation des supports, triptyque ou vitrail, leur confère une aura religieuse. Pyrame y fait figure de valeureux combattant, syncrétisme du héros médiéval et du héros antique. Tels les héros grecs, Pyrame et Thisbé semblent à la recherche du kalos thanatos, la « beauté de la mort héroïque » décrite par Jean-Pierre Vernant. L’essence de l’héroïsme visé semble cependant d’ordre plus esthétique qu’historique ou spirituel. 

La réappropriation préraphaélite de la fable d’amour et de mort, purgés de leurs flétrissures, se donnerait à voir comme une antithèse de celle, bouffonne et grivoise, de Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été. L’illusion y rivalise cependant, la mise en beauté étant aussi mise à l’arrêt. La mort n’en est plus une ; la femme, déréalisée, demeure éternellement figée dans son écrin de perfection. L’esthétisation obsédante de la femme et de la mort, en les fixant dans une belle image est un arrêt sur image. Pour pasticher Roland Barthes dans Mythologies, le mythe ovidien revu par les préraphaélites demeure une image « qui ne veut pas mourir », car, dans le même temps, le courant lui donne une plasticité nouvelle, reflet des préoccupations du temps.