Société et solitude : (im)possibilités de l’amitié dans l'écriture intime (Congrès APFUCC 2024, Montréal)
Comment l’amitié est-elle considérée de nos jours, alors que les contacts physiques entre nous et nos semblables sont sources d’inquiétude et que le mot « conversation » peut désigner un échange excluant l’humain au profit d’une intelligence artificielle (Alexa ou Chat GPT) ? Que représente l’amitié quand le terme d’ « amis » caractérise jusqu’à des milliers de personnes qui n’ont souvent en commun que de partager l’une des plates-formes des réseaux dits « sociaux » ? L’éloignement et l’isolement, amplifiés par une pandémie de deux ans et par les bouleversement climatiques, sociaux et politiques actuels, semblent de fait n’avoir été qu’exacerbés par ces outils qui s’apparentent souvent à une aliénation et une dépendance. Dans ces conditions, il est légitime de se demander, à l’instar du poète Rutebeuf, ce que sont nos amis devenus...
Comment, par ailleurs, définir l’amitié? Même Socrate, l’une des plus anciennes références sur le sujet, éprouve certaines difficultés à le faire : l’amitié unirait des personnes semblables qui partagent les mêmes goûts et penchants, ou elle naîtrait au contraire de la divergence des esprits, ou, encore, elle représenterait la relation entre deux êtres dont l’un serait bon et l’autre imparfait (Platon, « Lysis »). Montaigne connut ce bonheur unique d’avoir un véritable ami et le grand malheur de le perdre prématurément. La définition du terme posait toutefois un défi au grand philosophe : « Parce que c’était luy, parce que c’était moy » est la phrase emblématique qui semble sceller une des plus célèbres explications de l’amitié sans pour autant nous éclairer en rien, ou si peu, sur son essence (Montaigne, « De l’amitié »). Agamben éprouve le même embarras : l’amitié, selon lui, serait une proximité telle qu’on ne peut en faire une représentation ni un concept, d’où la difficulté évidente d’explication (Agamben, 1917).
L’amitié est-elle bonne ou mauvaise? Socrate (Platon, op. cit.) et Cicéron (L’Amitié) affirment que l’amitié est le bien le plus précieux du monde et Montaigne, qui la considère également comme une richesse inestimable, prend bien soin de la différencier du « feu temeraire et volage » qui caractériserait le penchant érotique ; selon l’essayiste, seule l’amitié spirituelle résiste à l’épreuve du temps (Montaigne, op. cit.). De même, pour George Sand, l’amitié, qu’elle décrit comme « le plus doux des sentiments humains » (Sand, 1853), est supérieure à l’amour.
Pour certains, toutefois, l’amitié, surtout quand elle englobe le sentiment amoureux, peut être nocive. Kafka voit ainsi dans son amie l’ennemie de son écriture, une écriture qui le tourmente mais à laquelle il ne peut échapper (Blanchot, 1971). Dans le même esprit, Proust suggère que l’amitié, tout comme l’amour, peut être attirante mais qu’elle encombre l’esprit créateur, tout artiste ne pouvant selon lui créer que dans la solitude et la retraite. Presque contemporaine de Proust, la diariste Catherine Pozzi voit par contre dans l’écriture de son journal le moyen, bien que restreint, de lancer un cri de désespoir à un lecteur inconnu, faute, justement, d’ami ou d’interlocuteur valable.
Pour d’autres, l’amitié est nourricière et source d’inspiration. Nombre d’œuvres présentent ainsi des relations amicales reflétant celles de leurs auteur.e.s, qui trouvaient là, parfois, une consolation aux vicissitudes de leur époque ; pensons par exemple à Bouvard et Pécuchet, où Gustave Flaubert retrace l’histoire d’une amitié rappelant ses liens à Ernest Chevalier et Alfred Le Poittevin. Souvenons-nous également des amitiés littéraires comme celle de George Sand et Juliette Adam, qui partageait ses idées politiques, ou Marie d’Agoult ; celle de Prosper Mérimée et Ivan Tourgueniev ; celle de Frantz Kafka et Max Brod; ou celle, plus près de nous, de Marguerite Andersen et Lucienne Lacasse-Lovsted, et songeons aussi aux amitiés féministes d’Annie Ernaux (Ernaux, 2023). Enfin, les amitiés profondes et intenses, porteuses de réconfort ou à l’inverse de déchirements, habitent également tous les horizons du monde littéraire, comme en témoignent par exemple les œuvres de Henry de Montherland, Simone de Beauvoir, Violette Leduc, Antoine de Saint-Exupéry, Amélie Nothomb, Nathacha Appanah, Naomi Fontaine, Michel Tremblay ou France Daigle. Les avenues ouvertes par l’amitié sont ainsi aussi nombreuses que diversifiées...
Cet atelier propose par conséquent d’explorer les questions et les réponses proposées par l’écriture intime (lettres, récits de soi, autofiction, autobiographie, journaux intimes, romans personnels, etc.) sur la nature de l’amitié entre les individus de même qu’entre les groupes/familles/sociétés. Il vise également à évaluer si ou comment les maux qui affectent l’humanité, parmi lesquels la pandémie et les changements climatiques le disputent actuellement aux bouleversements sociaux et politiques, marquent ou éclairent ce concept nimbé de magie, voire d’irréalité ou d’imaginaire, qu’est l’amitié.
Pistes de réflexion possibles :
· Les espaces réels et virtuels de l’amitié
· La sémantique de l’amitié et son évolution
· Amitiés intergénérationnelles
· Amitiés féminines, amitiés masculines, amitiés intergenres
· L’amitié par l’intermédiaire de l’écrit (lettres, livres, autres)
· Amitié et trahison
· La mort de l’amitié / la mort et l’amitié
· L’amitié aux limites de l’amour
· Amitié et engagement social ou politique
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Date limite pour l’envoi des propositions (titre, résumé de 250-300 mots, adresse, affiliation et notice bio-bibliographique de 150 mots) à sbadescu@upei.ca et juliette.valcke@msvu.ca : avant le 15 janvier 2024.
Le colloque annuel 2024 de l’APFUCC sera en personne. Il se tiendra dans le cadre du Congrès annuel de la Fédération des sciences humaines du Canada et la Fédération n’offre pas de soutien pour des interventions en ligne cette année.
Les personnes ayant soumis une proposition de communication recevront un message des personnes responsables de l’atelier avant le 30 janvier 2024 les informant de leur décision. L’adhésion à l’APFUCC est requise pour participer au colloque. Il faut également régler les frais de participation au Congrès des Sciences humaines ainsi que les frais de conférence de l’APFUCC. De plus amples informations vous seront envoyées à ce sujet. Vous ne pouvez soumettre qu’une seule proposition de communication, présentée en français (la langue officielle de l’APFUCC), pour le colloque 2024.
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Bibliographie provisoire
Agamben, Giorgio, L’amitié, Paris, Rivages, 1917.
Alberoni, Francesco, L’amitié, Paris, Ramsay, 1984.
Andersen, Marguerite, Parallèles, Montréal, Prise de parole, 2004.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 1992.
Aymard, Maurice, « Amitié et convivialité », dans Philippe Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée, de la première guerre mondiale à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
Beauvoir, Simone de, L’invitée, Paris, Gallimard, 1943.
Ben Jelloun, Tahar, Éloge de l’amitié, ombre de la trahison, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
Bidart, Claire, « L’amitié, les amis, leur histoire. Représentations et récits », Sociétés contemporaines, no 5, Mars 1991, Réseaux sociaux, p. 21-42.
Blanchot, Maurice, L’amitié, Gallimard, 1971.
Brenner, Jacques, La rentrée des classes, Paris, Grasset, 1977.
Cicéron, L’Amitié, Paris, Belles Lettres, 1996.
Derrida, Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.
Diaz, Brigitte, « La correspondance entre George Sand et Marie d’Agoult : “un labyrinthe d’équivoques” », dans Brigitte Diaz et Jürgen Sless (éd.), L’épistolaire au féminin. Correspondance de femmes (XVIIe – XXe siècle), Caen, Presses universitaires de Caen, 2006, p. 93-108.
Dorion, Louis-André, « Socrate et l’utilité de l’amitié », Revue du Mauss, 2006/1, no 27, p. 269-288.
Ernaux, Annie, et Rose-Marie Lagrave, Une conversation, Paris, EHESS, 2023.
Faderman, Lillian, Surpassing the Love of the Men: Romantic Friendship and Love Between Women from the Renaissance to the Present, New York, William Morrow and Company, 1981.
Flaubert, Gustave, Bouvard et Pécuchet, Paris, Livre de Poche, 1999 [1881].
Foerster, Maxime, « La bromance dans la littérature française au xixe siècle », Littératures, no 81, 2019, p. 89-101.
Jefferson, Ann, « Amitiés féminines et entrée en littérature : Simone de Beauvoir, Violette Leduc et Nathalie Sarraute », Perspectives, no 14, Printemps-été 2016, p. 3-5.
Leduc, Violette, La folie en tête, Paris, Gallimard, 1970.
Montaigne, Michel de, « De l’amitié », dans Essais. Livre I, Paris, Flammarion, 1969 [1580], p. 231-242.
Montherlant Henry de, Les garçons, Paris, 1969.
Nothomb, Amélie, Pétronille, Paris, Albin Michel, 2014.
Peyrefitte, Roger, Les amitiés particulières, Marseille, Jean Vigneau, 1943.
Platon, « Lysis », dans Œuvres de Platon, t. 4, éd. Victor Cousin, Paris, Rey, 1846, p. 1-89.
Pozzi, Catherine, Journal 1913-1934, Paris, Phébus, 2005.
Price, A.W., Love and friendship in Plato and Aristotle, Oxford, Clarendon Press, 1989.
Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989.
Raymond, Janice, A Passion for Friends: Toward a Philosophy of Female Affection, Boston, Beacon Press, 1986.
Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
Saint-Martin, Lori, « “L’amitié, c’est mieux que la famille”. Rapports entre femmes dans le roman québécois », Nouvelles questions féministes, vol. 30, no 2, 2011, p. 76-91.
Sand, George, « Horace », dans Pierre-Jules Hetzel, Œuvres illustrées de George Sand, vol. 4, Paris, Éditions Hetzel, 1853, p. 1-107.
Verona, Roxana, « Anna de Noailles et Marcel Proust, une amitié par lettres », dans Brigitte Diaz et Jürgen Sless (éd.), L’épistolaire au féminin. Correspondance de femmes (XVIIe – XXe siècle), Caen, Presses universitaires de Caen, p. 109-119.