« La table dans les littératures et arts du monde anglophone »
25-26 avril 2024
Maison de la recherche, Sorbonne Université
Colloque organisé par l’unité de recherche VALE (Sorbonne Université)
Equipe organisatrice : Pauline Amy de la Bretèque, Jaine Chemmachery, Corentin Jégou et Alexis Tadié
—
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » écrit le gastronome Jean-Anthelme Brillat-Savarin dans Physiologie du goût (1825), propos qui construit d’emblée une articulation entre alimentation et identité. Si l’alimentation est vitale aux êtres vivants, elle ne se limite certainement pas à la satisfaction d’un besoin biologique. L’alimentation est éminemment sociale, comme l’écrit Roland Barthes en 1961.
La table est présente dans les littératures de toutes les aires géographiques du monde anglophone, de l’Angleterre aux Etats-Unis, en passant les régions postcoloniales dont l’histoire fut souvent marquée par l’exportation de denrées alimentaires vers les métropoles impériales (sucre, café, cacao, thé…) (Mintz, 1985). En envisageant la table au sens large, dans une perspective irriguée par l’histoire, le colloque se propose de réfléchir aux enjeux de l’alimentation dans ses dimensions historique, esthétique, sociale, politique et éthique, de Chaucer au 21e siècle. La période considérée est volontairement large afin de réfléchir dans la durée aux articulations entre histoire de l’alimentation et mise en scène des pratiques liées à la table dans la littérature anglophone.
La table a partie liée avec le rituel et les pratiques culturelles, les politiques sociales comme les comportements individuels, ainsi que l’évoque Michelle Coghlan: « [Food has long served as a] cultural marker of complex and oft-conflicting desires, affiliations, and identities » (Cambridge Companion to Food and Literature, 2020, I). C’est ainsi que les nombreuses scènes de repas dans Gulliver’s Travels nous invitent à nous interroger sur la relativité des appétits dès lors que le personnage mange autant que 1728 Lilliputiens mais est par ailleurs écœuré par les quantités de nourriture que peuvent avaler les géants. En quoi la table définit-elle des pratiques alimentaires ?
La table est souvent le reflet des inégalités sociales. Plusieurs textes de l’ère victorienne évoquent une préoccupation concernant l’alimentation, qui ne saurait être dissociée du statut social des personnages. On peut songer à la faim qui tenaille Jane Eyre dans le roman de Charlotte Brontë autant qu’aux repas de Pip et Joe dans Great Expectations, repas constitués uniquement de pain et de beurre. En parallèle de ces récits évoquant la faim, les écrits de Lewis Carroll mettent en scène une héroïne, Alice, dont le désir de manger est souvent perçu comme une menace. La dimension monstrueuse de la faim d’Alice se voit confirmée par le banquet final dans Through the Looking Glass. Le trope associant victuailles et cadavres était déjà présent dans le théâtre shakespearien. On se demandera donc si la production de l’alimentation passe nécessairement par la table dans les littératures et arts du monde anglophone.
Plutôt qu’ils n’évoquent des intrigues se jouant autour de la table, beaucoup de textes du monde postcolonial anglophone mettent en récit des scènes de préparation de repas plus que des scènes à table, ce qui nous invite à interroger le recours au motif de la “table”, à sa réalité même, pour lire les littératures non-occidentales et à penser l’articulation entre alimentation et genre, classe, race. Dans nombre de romans postcoloniaux, la préparation des repas est le fait de personnages féminins et/ou de personnages d’extraction populaire (Half of a Yellow Sun, 2006; The Inheritance of Loss, 2006). La cuisine peut ainsi être pensée comme lieu de marginalisation, notamment des femmes, mais elle peut aussi être la matrice d’écritures d’histoires alternatives, ce que nous invitent à penser Paule Marshall dans son essai « Poets in the kitchen » ou Valérie Loichot qui voit dans la préparation de mets une métaphore de l’écriture.
L’alimentation constitue également un enjeu qui dépasse la simple ingestion de nourriture dès lors qu’elle est pensée dans un contexte d’exil ou d’immigration. La recréation de recettes peut participer d’une reconstitution nostalgique de la patrie laissée derrière soi par le sujet exilé, comme chez Jhumpa Lahiri, mais elle s’articule également à la construction de l’identité du sujet globalisé. On pourra discuter de la manière dont la nourriture reflète les interactions culturelles, souvent forcées, provoquées par l’expérience coloniale, ce dont témoigne l’apparition de nombreux ouvrages de cuisine durant l’ère victorienne, mais aussi la place centrale aujourd’hui du curry dans la cuisine britannique. L’histoire coloniale et l’histoire de l’esclavage sont ainsi présentes en filigrane à travers les mets que l’on retrouve sur les tables des œuvres littéraires (américaines et britanniques) et qui font directement allusion au développement du commerce colonial international de certains produits alimentaires : le porto dans Bleak House, le rhum que consomme Bertha Mason dans Jane Eyre, ou encore le sucre et ses dérivés dans les romans de Mark Twain (et, plus tard, dans ceux de Toni Morrison ?)
L’alimentation s’arrime donc à des considérations nettement plus politiques dans des contextes de colonisation et de décolonisation. L’Empire ne saurait être pensé sans les notions d’alimentation, de consommation et de digestion (Parama Roy). L’histoire coloniale et celle de l’esclavage sont structurées autour de moments en prise avec l’alimentation (la révolte des Cipayes (1857), la marche du sel de Gandhi (1930) et ses grèves de la faim, les famines qui ont marqué l’histoire de l’Inde et de l’Irlande, ou encore la conservation de recettes et d’aliments venus d’Afrique sous l’esclavage dans les Amériques ainsi que l’articulation entre le thé et la révolution américaine symbolisée notamment par la « Boston Tea Party »). Étant donné la centralité de ces notions dans l’histoire de l’Empire britannique et celle des indépendances, et face à une culture européenne ayant longtemps privilégié l’ingestion de viande (voir les concepts de « phallologocentrisme » et de « virilité carnivore » énoncés par Jacques Derrida (Points de suspension, 294)), il est peu surprenant que l’alimentation soit devenue un trope littéraire dans la littérature postcoloniale anglophone ayant permis la formulation d’un discours anticolonial (Alimentary Tracts, 2010, 174). Dans de nombreux récits dits postcoloniaux, pouvoir ou ne pas pouvoir manger, pour des raisons psychologiques, sociales et/ou politiques, constitue un enjeu crucial. Plusieurs héroïnes postcoloniales, de Nyasha dans Nervous Conditions (1988) de Tsitsi Dangarembga à Sophie dans Breath, Eyes, Memory (1994) d’Edwige Danticat en passant par certaines héroïnes du roman d’Anita Desai, Fasting, Feasting (1999), souffrent d’anorexie ou de boulimie. Que nous indiquent ces scènes de table dans lesquelles l’ingestion d’aliments ne va pas de soi ? Mais aussi, comment représenter la table postcoloniale sans la transformer en un énième objet de consommation pour un lectorat situé dans les pays dits du « Nord global » ?
Ce colloque s’intéressera autant aux représentations culinaires dans les littératures et arts du monde anglophone qu’aux approches théoriques et critiques de la question de la table au sens large. Il ouvrira le débat dans des directions à la fois théoriques et pratiques, dans le prolongement opéré par les food studies dans les années 1990-2000 qui se donnaient pour objet « d’explorer la relation entre l’alimentation et l’expérience humaine à partir d’un large éventail de perspectives en sciences humaines et sociales, souvent combinées entre elles » (Deutsch, Miller, 2009, 3). Malgré cette ré-orientation, les études littéraires ont tardé à considérer l’écriture culinaire comme objet littéraire et culturel (Coghlan 2020, 3). C’est précisément ce retard que nous souhaitons interroger dans le cadre du colloque alors que l’alimentation s’avère un enjeu crucial à penser dans la période de crises, notamment environnementale, économique et sanitaire (forte augmentation des cas d’obésité et de diabète aux Etats-Unis, dépendance alimentaire du Royaume-Uni vis-à-vis des importations européennes), que nous traversons et alors que notre époque est obsédée par ce qui tourne autour de la table (blogs de cuisine, « foodie culture », « food porn », etc.).
On suggérera, sans prétention d’exhaustivité, des angles d’approche de cette réflexion sur la table dans les littératures et arts du monde anglophone qui pourront inclure :
– Poétiques de la table au sens large dans les littératures et arts du monde anglophone
– Ingestion et refus d’ingestion de nourriture, à table et en dehors
– Avant et après la table
– Table et exotisme culinaire
– Transformations de l’alimentation, des règles et de la sociabilité autour de la table
– Classe, caste, et statut social mis en jeu par la table ?
– A table : alimentation et pratiques identitaires
– Savoirs et écritures culinaires de la table
– Politiques de l’alimentation
– Addictions et intoxications
—
Ce colloque vient conclure le séminaire général de VALE consacré à la table dans le monde anglophone (2021-2023). Il donnera lieu à une publication.
Les langues du colloque sont l’anglais et le français.
Les communications seront d’une durée de 30 minutes. Les propositions de communication (environ 300 mots), accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à envoyer à l’adresse atable.vale@gmail.com avant le 30 juin 2023.
La notification d’acceptation des propositions sera envoyée au plus tard en septembre 2023.
—
Bibliographie :
Acton, Eliza. Modern Cookery, for Private Families. 1845. London: Longmans, Green, Reader, and Dyer, 1851.
Bahri, Deepika. “Postcolonial Hungers,” in Shahani 2018, pp. 335-352. DOI: https://doi.org/10.1017/9781108661492
Barthes, Roland. « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », Annales, 5, 1961, pp. 977-986. DOI : 10.3406/ahess.1961.420772
Bigot, Corinne. “Diasporic culinary trajectories: Mapping food zones and food routes in first-generation South Asian and Caribbean culinary memoirs.” Journal of Postcolonial Writing, 55:6, 2019, pp. 795-807.
Canepari, Michela, and Alba Pessini. Food in Postcolonial and Migrant Literature, Bern: Peter Lang, 2012.
Coghlan, J. Michelle, ed. The Cambridge Companion to Literature and Food, Cambridge: Cambridge University Press, 2020.
Derrida, Jacques. Points de suspension: Entretiens. Textes présentés et choisis par Elisabeth Weber. Paris: Galilée, 1992.
Deutsch, Jonathan, and Jeff Miller. Food Studies: An Introduction to Research Methods, Oxford: Berg, 2009.
Lawson Welsh, Sarah, ed. Culinary Cultures: Food and the Postcolonial, Journal of Postcolonial Writing, 54:4, 2018.
Loichot, Valérie. Culinary Coups: The Tropics Bite Back, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2013.
Mannur, Anita. Culinary Fictions: Food in South Asian Diasporic Culture, Philadelphia: Temple University Press, 2009.
Mintz, Sidney W. Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New York: Viking, 1985.
Piatti-Farnell, Lorna, and Donna Lee Brien. The Routledge Companion to Literature and Food, London and New York: Routledge, 2018. See Jennifer Browne, “Remembrance of Freedoms Past. Foodways in Slave Narratives,” pp. 160-174.
Roy, Parama. Alimentary Tracts: Appetites, Aversions and the Postcolonial, Durham: Duke University Press, 2010.
—. “Gothic Vegetarianism.” In Shahani 2018, 75-97.
—. “Postcolonial Tastes.” In Coghlan 2020, 161-181.
Shahani, Gitanjali G., ed. Food and Literature, Cambridge: Cambridge University Press, 2018. DOI: https://doi.org/10.1017/9781108661492
Stoler, Ann L. Carnal Knowledge and Imperial Power: Race and the Intimate in Colonial Rule. 2002. Berkeley: University of California Press, 2010.
Vlitos, Paul. Eating and Identity in Postcolonial Fiction. Consuming Passions, Unpalatable Truths. Palgrave Macmillan Cham, 2018. DOI: https://doi.org/10.1007/978-3-319-96442-3