Essai
Nouvelle parution
Daniel Wilhem, Le lecteur aux ciseaux

Daniel Wilhem, Le lecteur aux ciseaux

Publié le par Marc Escola (Source : Damien Guggenheim)

Dans le récit qui ne se ferme pas, ni ne se fragmente, le lec­teur aux ciseaux défend ici des causes sans nom, ou qui ont tous les noms. Elles sont nombreuses et instantanées. Paulhan, qui ne perd jamais son latin, note que les siennes sont « célèbres ». Il suffit d’un rien pour les dévier, pour les sortir des intrigues judiciaires. Le narrateur les traite alors, non comme des anecdotes, mais des rumeurs qui ballonnent et crèvent. Et tout autrement, comme ces embarras de langage où nous met le monde alentour, au moment où il paraît se renverser.

(Extraits)

Picasso dîne avec un compère dans un restaurant parisien. Après le brie fermier, il réclame l’addition, le patron lui demande de la régler avec un dessin, vite fait, sur le coin de la nappe en papier. L’artiste regarde sa petite nature morte, se retourne vers celui qui la dévore des yeux, puis remet son crayon dans sa poche. Le patron le rattrape sur le seuil de la porte de sortie. Il veut une œuvre signée par le maître qui, bientôt, sera célèbre. Picasso refuse et lance : « Je veux bien payer mon repas, mais non le restaurant. »

Arp, en promenade à New York, est rentré tard à l’hôtel. Il appuie sur un bouton et son lit disparaît. Il appuie à nouveau, le bouton ne ressort plus. Le touriste passe donc la nuit sur la carpette. Au matin, sa montre, qu’il a tirée de son veston, tombe sur la chaussée. Un inconnu la ramasse et la rend au propriétaire. Arp ne parle pas un mot d’anglais. Il prend le passant pour un vendeur et il refuse avec énergie. L’inconnu, dégoûté, s’en va avec la montre.

Breton lève son doigt, l’éditeur surenchérit et c’est lui qui met la main sur une œuvre de Duchamp, un petit poisson, silhouetté d’un trait de crayon, tacheté de gouache blanche. La vente aux enchères se termine, le propriétaire se faufile vers la sortie, pose le sous-verre sur le sol et un talon l’estampille comme un cachet postal. Breton a suivi l’homme pressé qui lui montre le beau résultat : comme une valeur indéfinissable, une fine étoile de verre fendu s’est ajoutée au dessin, sans l’abîmer.

En mille neuf cent vingt et un, Fautrier expose une dizaine de ses tableaux dans le garage d’un ami. Les critiques d’art, qui ont peur de se salir, boudent le vernissage. À chacune des visites de l’artiste dans la galerie de fortune, le chien du garagiste entre en transe et va se réfugier dans un coin. C’est une de ces bêtes à long poil, vaguement préhistoriques, qui ont besoin qu’on les entoure de personnages de crèche. Paulhan dirait que Fautrier n’aime que sa solitude et que l’on ne passe pas impunément sous les palmes.

Les fauves, dans le rond de sciure, font les morts à la perfection. Lady Gaga a regardé longuement le malheureux qui agonise dans sa baignoire. Elle a le cou ensanglanté et tient une plume entre les doigts. Elle rejette la tête en arrière, l’incline à droite dans la profondeur. Wilson a demandé à son modèle de fermer les yeux, de les rouvrir imperceptiblement. Sous la lumière du film qui tourne en boucle et blanchit la scène, Marat est rendu, durant quelques secondes, à la vie.

Daniel Wilhem a publié des essais sur Blanchot, Klossowski et sur les figures de l’ironie dans l’œuvre des romanciers viennois ou des romantiques allemands. Il a fondé et dirigé la revue et la collection Furor de 1980 à 2000.