Qu’est-ce qu’un frisson ? Oscillant entre physiologie et psychologie, le frisson est un phénomène difficile à saisir. Il aime mieux saisir qu’être saisi. Il peut être l’indice corporel d’un effroi, mais aussi la réaction à une caresse, un regard, un film à suspense, un air de musique. Dans le frisson, il arrive que, sans savoir pourquoi, une sensation analogue à celle du froid parcourt soudainement, rapidement la surface de la peau, la touche d’une main invisible, d’un souffle glacial. Signe avant-coureur d’horreur, mais aussi d’excitation euphorique, le frisson est un phénomène quotidien et subtile, qui module en même temps nos relations au monde, aux autres comme à nous-mêmes. En tant que tel, il apparaît aussi avec sa propre histoire littéraire dont l’apogée coïncide avec les XIXe–XXIe siècles. Or, cette histoire reste encore à écrire.
À partir de 1800, le temps est aux sensations : sensations dont l’intensité touche aux limites du plaisir et qui est susceptible de se renverser, à tout moment, en irritation provoquant frémissement, angoisse, souffrance. Au tournant des Lumières, de Sade introduit le frisson dans ses sombres tableaux d’un érotisme voué à l’excitation dysphorique. Ensuite, le romantisme s’acharne sur l’expérience du sublime, à laquelle le roman gothique joindra une esthétique du froid et de l’horrible. Selon Hugo, Baudelaire se fait auteur d’un « frisson nouveau » qui centrera la poésie sur l’expérience du choc moderne. Désormais, le grand mot de la névrose hante l’imaginaire culturel de l’époque. Alors, la symptomatologie de la surexcitabilité nerveuse crée de nouvelles formes esthétiques : effrois, tressaillements, convulsions, évanouissements, accès de fièvre enchaînent le long cortège des mornes bacchanales de l’esthétique « décadente ». Les poétiques des avant-gardes du XXe siècle (dada, surréalisme, théâtre de la cruauté, etc.) reposent largement sur des effets d’intensité. Il sera donc question d’examiner comment le concept historique du frisson s’adapte aux codes culturels d’aujourd’hui. Mais ce ne sont pas exclusivement les avant-gardes qui promeuvent une esthétique du frisson. C’est surtout dans les genres dits « populaires » – notamment pulp, thriller, policier, roman d’horreur, littérature érotique –, que le frisson se voit transformé en thrill moderne. L’émergence de ces nouvelles formes littéraires va désormais de pair avec un nouveau lexique de l’excitation où le thrill fait figure d’expression psychologique et physiologique de l’angoisse ou, au contraire, de l’extase et du désir : palpitations cardiaques, chair de poule, etc. Aujourd’hui, la notion de frisson est devenue un concept clé de la recherche expérimentale sur les aesthetic chills, qui sont considérés comme des gratifications psychophysiques suscitées par des œuvres artistiques. Le frisson ouvre le vaste champ d’une phénoménologie des micro-perceptions et les indexe sur le vécu corporel. En tant que tel, il constitue un plaisir malgré soi : c’est une émotion qui saisit, qui est hors de notre contrôle – mais dont nous tirons aussi un certain agrément. Le frisson est ancré dans une expérience d’hétéronomie qui questionne et déconstruit les mythologies du sujet autonome. Le frisson pourrait donc être interprété comme paradigme d’une expérience spécifiquement moderne.
Du frisson au thrill : mutations d’un paradigme moderne (XIXe–XXIe siècles)
Section 16 du 13e congrès des francoromanistes
Université de Vienne, 21–24 septembre 2022
Organisation : Christoph Groß et Lena Schönwälder
Mercredi, le 21 septembre 2022
Ouverture du congrès
Jeudi, le 22 septembre 2022
09.00-09.30 Christoph Groß et Lena Schönwälder
Ouverture et introduction
09.30-10.30 Michel Delon (Paris)
Le spasme sadien entre la convulsion de l’école de Montpellier et le frisson romantique
10.30-11.00 Pause-café
11.00-11.45 Nathalie Kremer (Paris)
La relation esthétique comme résonance
11.45-12.30 Greta Lansen (Mannheim)
Frissons et larmes dans Pauline d’Alexandre Dumas
12.30-16.30 Déjeuner et séance plénière
16.30-17.15 Karen Struve (Brême)
Le froid, le capitalisme, la nature et l’humanité : un nouveau « frisson postcolonial » dans Femme du ciel et des tempêtesde Wilfried N’Sondé (2021)
Vendredi, le 23 septembre 2022
09.00-9.45 Hannah Steurer (Sarrebruck)
« Elle m'avait fait passer dans l'âme plus d'un genre de frisson » : le caractère multiple du frisson dans Les Diaboliques de Jules Barbey d'Aurevilly
9.45-10.30 Mado Monnereau (Bordeaux)
Des histoires qui font peur. Frisson et narration dans quelques récits fin-de-siècles
10.30-11.00 Pause-café
11.00-11.45 Lucie Nizard (Paris)
Le frisson de la « petite mort » : l’orgasme féminin comme anéantissement de la conscience dans le roman français réaliste-naturaliste du XIXe siècle
11.45-12.30 Marie Guthmüller (Berlin)
Anxiété et frisson. La folie à Paris
12.30-14.30 Déjeuner
14.30-15.15 Eva-Tabea Meineke (Mannheim)
Vers la déconstruction du sujet : le frisson dans les auto-représentations de Claude Cahun
15.15-16.00 Maja Vukušić Zorica (Zagreb)
Du frisson au thrill : le cas d'André Gide et les schaudern
Samedi, le 24 septembre 2022
09.00-09.45 Carla Dalbeck (Sarrebruck)
L’esthétique du « frisson sacré » : potentiel narratif de la transgression à travers le regard chez Georges Bataille
09.45-10.30 Michael Bernsen (Bonn)
Les frissons de la ‘sous-conversation’ chez Nathalie Sarraute
10.30-11.00 Pause-café
11.00-11.45 Gianluca Chiadini (Avellino)
Lorsque le frisson marque la révolte du poète. Le cas de Cercle de Yannick Haenel
11.45-12.30 Christian Grünnagel (Bochum)
« Contre le monde, contre la vie ? » Houellebecq und Lovecraft