Atelier

Inactualité d'Agathon



Vincent Debaene, Université Paris IV-Sorbonne, Fondation Thiers.



«On n'en peut plus douter, notre enseignement supérieur n'aime plus notre culture classique française.»

«Toute recherche commence par une collection de fiches et c'est au nombre de vos fiches que l'on vous apprécie en Sorbonne. […] Soumettre des intelligences toutes neuves à un labeur aussi essentiellement passif, n'est-ce pas risquer d'étouffer à jamais l'individualité et cette faculté d'enthousiasme que devrait entretenir chez [les étudiants] le contact direct des chefs d'œuvre?»

«L'originalité, l'imagination, l'invention sont méprisées. Seule la fiche vaut, parce qu'impersonnelle, dénuée à la lettre d'intelligence. […] Encore le talent est-il moins prisé, en Sorbonne, que l'habileté d'un ouvrier à l'usine. [...] [M. Lanson], vous ferez un laborieux médiocre de celui qui eût été peut-être un inventeur.»

«Mais la méthode ne vaut que ce que vaut l'ouvrier. Elle ne remplace ni l'intelligence, ni le don. Elle apporte, il est vrai, de l'assurance aux travailleurs ordinaires. Et c'est là la raison de son succès. Car la Sorbonne travaille pour la masse.»

Telles sont quelques-unes des protestations les plus connues d'Agathon dans L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne, pamphlet publié en 1911[i]. Cet ouvrage est une expression tardive mais exemplaire de la querelle des humanités modernes; la dénonciation du nouvel «esprit» qui «règne» sur l'enseignement supérieur et qu'incarnent les trois noms de Durkheim, Seignobos et Lanson se situe d'ailleurs explicitement dans le prolongement des polémiques qui ont accompagné la réforme de 1902:

La Sorbonne, qui est à la tête, fait partout subir son impulsion. Aussi convient-il de marquer sa responsabilité dans l'ensemble des graves réformes qui, depuis 1900, ont bouleversé les principes traditionnels et l'ancienne hiérarchie de notre instruction publique, et, par là, nous entendons, notamment la transformation (ou mieux la suppression) de l'École Normale, la réforme de 1902 qui a défiguré et rendu à jamais méconnaissable notre baccalauréat classique, et enfin, les récents décrets d'avril 1910 sur les équivalences primaires.(p. 120)

La thèse générale est donc la suivante: le scientisme des historiens, sociologues, et historiens de la littérature qui se sont imposés à la Sorbonne participe au complot général contre la culture classique à laquelle la réforme de 1902 porta le premier coup; à l'éducation lettrée traditionnelle est substitué un travail méthodique, collectif et besogneux, et Agathon voit là le symptôme d'une décadence générale et un signe de l'effondrement de la culture nationale contre lesquels il appelle à «un redressement, un sursaut instinctif de l'esprit français» (p. 8).

Une familiarité déjà ancienne avec la dénonciation des pesanteurs de la «critique des sources» autant que le retour au premier plan du questionnement sur les méthodes et l'autonomie de l'histoire littéraire semblent justifier une relecture du texte d'Agathon. Il s'agira pourtant de montrer ici que, en dépit de la séduction exercée par certaines formules de L'Esprit de Nouvelle Sorbonne, l'ouvrage a bel et bien perdu de son actualité. Aussi frappantes soient les attaques contre Lanson et la «manie des fiches», aussi véhémente soit la protestation de cet auteur qui se réclame de la «jeunesse ardente», il serait erroné d'attribuer à ce recueil d'articles une ambition de pensée qu'il n'a pas et, plus encore, de lui prêter un caractère prémonitoire ou d'y voir une expression anticipée de la critique du positivisme qui se développera quelques décennies plus tard du côté de la critique littéraire ou de la réflexion historiographique. On rappellera les circonstances de publication de l'ouvrage, puis les arguments développés, avant d'évoquer, donc, l'inactualité d'Agathon.


Circonstances[ii]

Sous le pseudonyme d'Agathon - nom d'un «jeune et téméraire disciple de Socrate» (p. 11), hôte du banquet -, se cachent Henri Massis (1886-1970) et Alfred de Tarde (1880-1927), qui se font connaître à l'occasion de cette campagne contre la Sorbonne et qui assoiront leur renommée avec l'enquête de 1913, Les Jeunes gens d'aujourd'hui[iii]. Henri Massis est le plus connu des deux; proche d'abord de Péguy, il rejoindra ensuite Charles Maurras, et militera à l'extrême-droite dans l'entre-deux-guerres, rédigeant en particulier le Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident (1927), avant de plaider pour une alliance avec le régime fasciste de Mussolini; il sera membre, en 1940, du Conseil national du maréchal Pétain. Alfred de Tarde est le fils du sociologue Gabriel Tarde[iv]; juriste et journaliste à L'Opinion, il se dit «démocrate», militant d'une démocratie fondée sur une «autorité réelle». Il importe de noter que, en 1910, ni Massis, ni Tarde – qui ne le sera jamais – ne sont maurrassiens.

Dans L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne, Agathon prétend exprimer le «malaise» de «ses compagnons d'études», et parler «au nom de cette jeunesse ardente d'aujourd'hui» qui «a des droits» sur l'avenir (p. 11). Sous-titré La crise de la culture classique. La crise du français, l'ouvrage recueille des articles parus du 23 juillet au 31 décembre 1910 dans l'Opinion, hebdomadaire politique de la bourgeoisie libérale, qu'on pourrait dire de «centre droit», avec des sympathies pour les nationalistes. On peut y lire en «bonnes feuilles» quelques morceaux choisis des œuvres de Péguy, de Psichari, des frères Tharaud, ou de Henry Bordeaux. Henri Massis y occupe le poste de secrétaire de rédaction. Les articles d'Agathon sont assez longs (trois pleines pages en général), et paraissent environ toutes les trois semaines, au cours du deuxième semestre 1910, le plus souvent dans la rubrique «Enquêtes et voyages», avec pour titre «L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne», suivi d'un numéro (I, II ou III) et parfois un titre particulier, par exemple «La Sorbonne et la culture classique» (17 septembre) ou «La Domination primaire» (29 octobre).

Comme le signale Claire Bompaire-Evesque, l'entreprise des adversaires de la Sorbonne est caractéristique des formes qu'a prises, depuis le tournant du siècle, le débat intellectuel et «met à profit les techniques inaugurées lors de l'Affaire Dreyfus» : «pétitions, listes de signatures censées représenter l'opinion de l'"intelligence française"», enquêtes auprès des écrivains menées par différents journaux, et finalement constitution de ligues à l'été 1911: la Ligue «Pour la culture française», les «Amis du latin», et à l'opposé, les «Amis du Français et de la culture moderne»[v]

Deux thèmes essentiels, résumés par les sous-titres de l'ouvrage, occupent cette campagne; ils correspondent également à deux moments de la polémique. Agathon dénonce d'abord les méthodes de la «Nouvelle Sorbonne» en ce qu'elles participent à la ruine de la culture classique. Dans l'introduction au volume de 1911, Agathon signalera que les études qu'il a réunies étaient «dès longtemps méditées», mais il semble que l'événement à l'origine de la campagne soit les décrets d'avril 1910 instaurant une équivalence entre certains diplômes du primaire supérieur et le baccalauréat, de sorte que les diplômés des écoles normales d'instituteurs en particulier se voient ouvrir les portes de l'université alors que, dans certains cas, ils n'ont jamais fréquenté le secondaire: «la brèche est ouverte, la voie livrée aux primaires.» (p. 137) Aux yeux d'Agathon, il y a ainsi une continuité entre la réforme de 1902 «qui a défiguré et rendu à jamais méconnaissable notre baccalauréat classique», celle du supérieur de 1907 qui supprime les épreuves communes aux quatre licences littéraires (lettres, philosophie, histoire, langue vivante), et les décrets de 1910. Trois réformes, donc, 1902, 1907, 1910, et c'est la même catastrophe qui se poursuit et se prolonge de l'une à l'autre. Le second thème de la campagne est celui de «la crise du français»: il émerge plus tardivement – vers octobre 1910 -, et correspond à un infléchissement; la presse abandonne assez rapidement la question des méthodes dans l'enseignement supérieur et se reporte sur les thèmes plus mobilisateurs du secondaire et du latin. C'est cette seconde phase de la crise qui donnera lieu aux enquêtes rivales de la Phalange et des Marges sur le rôle du latin, à la pétition en faveur de la restauration du latin adressée au ministre par plusieurs écrivains, ainsi qu'à la création des trois ligues en 1911[vi]. Il faut noter que si les critiques d'Agathon participent à cette seconde polémique, elles ne l'ont pas initiée. Le spectre d'une «baisse du niveau» et d'une «crise du français» est d'ailleurs ancien et resurgit périodiquement dans la presse quotidienne nationale entre 1902 et 1910. La question de l'enseignement supérieur est donc progressivement éclipsée, et si, en juillet 1911, la discussion du budget de l'Instruction publique au Sénat est l'occasion «d'une grande joute oratoire à propos des humanités», le cas de la Sorbonne «n'y est pas véritablement discuté»[vii].

Avant d'évoquer les arguments d'Agathon, il est nécessaire de dire un mot de la publication tardive en recueil, car il y a là un dispositif habile, mais qui favorise sans doute quelque peu l'illusion rétrospective[viii]. Il importe d'abord de noter que ce recueil est beaucoup plus volumineux que les articles originaux. Agathon ajoute une longue préface et augmente largement la conclusion dont seule la deuxième partie, «Quelles réformes proposer?», avait été publiée dans L'Opinion. Ces deux suppléments réorientent l'ensemble en lui donnant une forte tonalité nationaliste et anti-allemande, qu'on ne trouve pas aussi nettement, loin s'en faut, dans le texte initial: Agathon dénonce le «culte de la science germanique», l'«abdication» de «notre culture traditionnelle» et accuse: «nous confondîmes la puissance intellectuelle et la puissance militaire.» (p. 12-13) Cette réorientation est perceptible également dans la conclusion qui s'achève sur la dénonciation du cosmopolitisme de la Sorbonne avec ses «4000 étudiants étrangers», «tour de Babel moderne» où «les étudiants français, désorientés, perdus, ne se sentent plus chez eux» (p. 204)[ix]. Mais surtout, le recueil publié un an plus tard par le Mercure de France adjoint aux articles originaux de volumineuses annexes (plus longues que les articles eux-mêmes), comprenant les réponses des universitaires (Lavisse, Faguet, Croiset), les réponses aux réponses, le courrier reçu, les différents articles parus au même moment, etc. Ainsi, l'ouvrage de 1911 obéit déjà à une conception qui sera celle de l'enquête de 1913 et se présente comme un dossier. Comme ce sera le cas deux ans plus tard pour Les Jeunes Gens d'aujourd'hui, cela produit un effet d'état des lieux, Agathon expliquant qu'il n'a pas voulu se priver «des documents et arguments nouveaux» (p. 7) et s'affirmant soucieux de publier «les pièces du débat» (p. 207). Un an après la violence polémique de la campagne, le texte se donne une apparence de neutralité (Agathon prétend constamment se «plac[er] à un point de vue purement intellectuel» et se défend sans cesse d'arrière-pensées politiques (p.18)) et se présente comme le diagnostic d'une crise dont la réalité ne fait aucun doute, de sorte que la conclusion «quelles réformes proposer?» ne peut pas apparaître comme partisane, mais semble répondre aux nécessités de l'heure. À cela s'ajoute un autre élément qui plaide, lui aussi, pour certaine précaution au moment d'aborder ce «dossier», à savoir que celui-ci, comme souvent les textes polémiques, tend à grossir son effet et à exagérer le tapage qu'il a suscité; c'est un élément essentiel de la stratégie polémique, mais qui ne doit pas abuser. Dans L'Opinion du 24 septembre, Agathon parle de «l'émotion considérable dans l'Université toute entière» suscitée par ses articles et des «lettres innombrables que [lui] envoient des professeurs de l'enseignement supérieur et de l'enseignement secondaire» en le suppliant de ne pas les nommer; dans la préface de 1911, il écrit encore que «la rumeur s'étend», «la polémique éclate sur tous les points» et évoque cette «réaction [qu'il] sen[t] s'organiser partout» (p. 9-10). Cependant – et il y a sans doute là un principe général pour la lecture des pamphlets – les hyperboles et la virulence de la prose ne doivent pas être interprétées comme des indice de la gravité d'une crise qui est postulée et tenue pour acquise.

Il reste que, même si la publication des articles d'Agathon ne fut sans doute pas un séisme aussi considérable qu'on pourrait le croire à la lecture de certains passages, il ne fait pas de doute qu'elle a eu un certain retentissement, en particulier à cause de deux réponses qu'elle a suscitée: d'abord, le long article d'Ernest Lavisse dans Les Débats (21 août 1910), en réponse aux deux premières livraisons du texte d'Agathon; ensuite, le discours, ironique et assez plaisant, du doyen Alfred Croiset tenu le 3 novembre lors de la réouverture des Conférences de la faculté des lettres («Deux grecs d'autrefois, Agathon et Lucien, nous ont fait l'honneur de sortir de leur tombeaux pour nous dire notre fait.», écrit Croiset[x]), discours qui provoquera la fureur d'Agathon, car Croiset met en doute la réalité même d'une «crise du français». Ces deux réponses, surtout la première, seront abondamment commentées, accordant sans doute un écho involontaire aux attaques du duo Massis - Tarde[xi].


Arguments d'Agathon

Pour le Mercure de France, en 1911, Agathon réorganise les articles de l'été et de l'automne 1910 en trois chapitres, en suivant globalement l'ordre chronologique de leur parution. Le premier chapitre intitulé «la Sorbonne contre la culture classique» est le seul qui traite réellement des innovations scientifiques et méthodologiques dans l'enseignement supérieur; la triade Seignobos / Durkheim / Lanson est condamnée pour avoir voulu introduire les méthodes des sciences de la nature dans les études littéraires:

Le principe de cette transformation considérable, son trait essentiel, c'est l'obsession de la triomphante méthode des sciences physiques. […] De là le calque minutieux et puéril des études littéraires sur les études scientifiques, la recherche de l'impersonnel, l'élimination systématique, et d'ailleurs en vain poursuivie de toute originalité. […] Toute méditation personnelle, toute intuition sont proscrites comme suspectes et dangereuses. L'histoire, cette privilégiée, s'est, par des empiètements successifs, subordonné toutes les études littéraires. Que dis-je l'histoire? Une certaine histoire qui n'est qu'érudition étroite, exégèse, philologie épilogueuse, annotante et glosatrice.(p. 26)

Sont successivement raillés les équipes et les «laboratoires» (p. 35-37), «le fétichisme de la méthode historique» (p. 57) et «la superstition du document» (p. 80):

La sociologie, sous l'impulsion de M. Durkheim, se borne à une collection de matériaux, à une accumulation d'observations patientes, où les mœurs des sauvages, des Botocudos et des Iroquois tiennent la plus grande place. La morale, plus doctement appelée science des mœurs, n'est plus qu'une dépendance de la sociologie historique. Les lettres pures, enfin, […] passaient jadis pour des éducatrices du goût et de l'intelligence. Elles ne sont plus que de simples pourvoyeuses de documents.(p. 27)

Des pages virulentes sont consacrées à «la manie des fiches» et à la dégradation des études littéraires en «passion bibliographique» (p. 38), sous l'influence de Lanson. Le schéma de la «filiation des impressions» qui conclut l'introduction de l'édition des Lettres philosophiques est reproduit et commenté avec ironie («Et vraiment, à considérer l'image d'un peu loin, n'y a-t-il point quelque symbolisme dans cette sorte d'échafaudage pour construction imaginaire, où s'exprime la fantaisie d'un architecte de rêve?» (p. 45)). Les «lois» que le même Lanson prétend dégager dans l'article «L'histoire littéraire et la sociologie» (1904) sont passées en revue et condamnées comme des banalités ou des truismes: «C'est donc pour les obtenir qu'on a organisé en Sorbonne un appareil scientifique si redoutable! La montagne accouche d'une souris.» (p. 61)

Sont ensuite dénoncées deux réformes: celle de la licence-ès-lettres de 1907 supprimant les épreuves communes (thème ou dissertation latine, et dissertation française) aux quatre licences littéraires, et la généralisation du diplôme d'études supérieures entre la licence et l'agrégation, diplôme initialement réservé aux seuls étudiants d'histoire. Rapports d'agrégation à l'appui, Agathon voit dans ces deux réformes l'origine d'un «abaissement progressif de la culture générale» et d'une «médiocrité croissante des concours» (p. 64), à quoi le doyen Croiset aura beau jeu de répondre: «je voudrais bien savoir à quelle époque les jurys d'agrégation n'ont pas constaté la faiblesse de la composition française.» (p. 289) Le chapitre s'achève sur une charge violente contre la spécialisation et le «fanatisme du collectif» qui prépare «l'abaissement de toute supériorité individuelle, sous le prétexte de je ne sais quelle tyrannie des sociétés»:

Rien n'est plus suspect à cette doctrine des spécialités intellectuelles que le talent et le génie; rien ne lui est plus contraire que le prestige reconnu des héros, des inventeurs et des artistes, de ceux en qui s'affirme le plus pleinement la personnalité et par qui seuls se perfectionne et s'ennoblit la condition humaine. (p. 74)

Le deuxième chapitre, «La Sorbonne contre la culture philosophique», concentre ses attaques contre la sociologie durkheimienne, au nom d'une culture générale et philosophique définie comme «une habitude de l'esprit, entretenue et fortifiée par la méditation de nos auteurs classiques, d'envisager toutes choses de soi-même, en toute sincérité, […] une manière personnelle, originale, d'envisager la vie et de la réfléchir» (p. 96).

Il n'existe plus un seul cours proprement philosophique. Il n'y a que des spécialités… […] À quoi s'occupe donc le personnel enseignant? M. Durkheim, sociologue étroit, adversaire méprisant de toute philosophie, prêche une sorte de catéchisme social, M. Lévy-Bruhl étudie les sauvages, et M. Georges Dumas les aliénés […] car on est persuadé aujourd'hui que la psychologie est désormais une science de laboratoire et que sa place est à la Faculté des Sciences. (p. 92-93)

Sont à la fois attaquées la discipline sociologique – «clef de voûte de la Nouvelle Sorbonne» à l'origine de la déchéance de la philosophie (p. 102) – et la personne de Durkheim – «sorte de préfet des études», «régent de la Sorbonne», «dogmatique, autoritaire [et qui] a toute licence d'exercer son instinct dans les différents conseils où il siège» (p. 98-99). Cette référence à «l'instinct» de désorganisation qu'on trouverait chez Durkheim s'ajoute à différents sous-entendus (Agathon suggère par exemple que c'est une solidarité artificielle née de l'Affaire Dreyfus qui lui aurait valu le soutien de Andler et Herr que Les Règles de la méthode sociologique avaient laissé sceptiques en 1895 (p. 107)) et témoignent d'un antisémitisme latent qui, quoique moins virulent et surtout moins explicite à cette date que chez Lasserre, n'en est pas moins en germe dans L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne:

Quel idéal philosophique peut apporter le théoricien de la spécialisation croissante et du morcellement indéfini de l'intelligence? […] Peut-il être enfin un véritable éducateur, celui qui […] ne conçoit, n'imagine et ne révère dans le monde que cet être vague, monstrueux, tyrannique, incompréhensible et farouche comme le dieu des Juifs, l'Être social…(p. 112)

Le troisième et dernier chapitre, «La Sorbonne contre l'enseignement secondaire», s'attache à montrer le lien direct entre la réforme de 1902 et la contamination de l'université par ce nouvel «esprit». Agathon commence par exposer ce qu'il appelle la «doctrine traditionnelle», opposant l'enseignement primaire «purement technique, limité aux exigences des petits métiers», à «l'instruction secondaire [qui] relève d'un principe différent: l'éducation générale et désintéressée de l'esprit». Cette dernière, explique Agathon, «ne mène à aucune profession, elle mène à toutes»; son «objet unique est non le savoir mais l'intelligence» (p. 127-128). Mais les réformateurs de 1902 ont imposé, contre l'enseignement secondaire lui-même, un «morcellement dangereux des études, d'où le grec, le latin, et même le français classique sont exclus» (p. 122).

[La réforme de 1902] a remplacé l'ancien baccalauréat, épreuve de culture et d'affinement, par un quadruple système d'études spécialisées. Du même coup, l'enseignement secondaire a perdu son originalité véritable. Au lieu de viser à l'éducation générale de l'intelligence, il oriente tout de suite l'enfant vers une profession et le met en demeure de choisir sa voie dès le plus jeune âge. Le lycée est devenu une sorte de bazar où les parents trouvent un assortiment varié d'enseignements entre lesquels ils retiennent le plus conforme à la carrière qu'ils souhaitent pour leur enfant. […] L'enseignement secondaire est vraiment découronné de son idéalisme traditionnel.(p. 129-130)

La réforme de 1902 et l'esprit de la Nouvelle Sorbonne marquent ainsi le «triomphe des soucis professionnels sur les préoccupations idéalistes» (p. 132). Agathon dresse ainsi le tableau apocalyptique suivant: l'enseignement secondaire – classique, généraliste, désintéressé - est pris en étau entre le primaire et le supérieur, écrasé, moralement, par l'utilitarisme et, socialement, par la médiocrité des masses.

...et la Sorbonne deviendra quelque chose comme une école professionnelle de degré supérieur. Alors nous serons atteints au cœur même… Carle premier rang est assigné dans la hiérarchie des nations à celles-là seules qui auront su préserver dans leur sein une élite de chercheurs désintéressés, et les entourer de considération et de gloire, qui, à défaut de succès pécuniaires, compensent le sacrifice de leur vie. Plus que tout autre régime, voilà longtemps qu'on l'a dit, une démocratie a besoin d'une telle élite. Et la culture classique, véritable inspiratrice du sentiment démocratique, est seule capable de la lui donner, et d'aider ainsi à la formation de cette mystique républicaine dont Ch. Péguy a parlé avec tant de pénétration. […] C'est une lente décadence de l'Enseignement supérieur, corrompu d'utilitarisme; c'est une disparition totale de l'Enseignement secondaire, décidément irréductible et inassimilable; et, en retour, en compensation de ces ruines, c'est la dilatation indéfinie, l'envahissement progressif et victorieux de l'Enseignement primaire, devenu la grande pépinière de toutes les fonctions publiques.(p. 144-145)

De ce rapide inventaire des arguments d'Agathon, on peut tirer deux conclusions. D'abord, L'Esprit de la Nouvelle-Sorbonne est un document révélateur, parmi bien d'autres, de la persistance, en 1910, des fractures nées de l'Affaire Dreyfus. Dans ce cas précis, certaines lignes de partage sont même antérieures, et remontent au moins à la «querelle de la science» de l'année 1895. Dans l'article programmatique «Pour une histoire du parti intellectuel», publié un an après sa mort dans la Nouvelle revue française, Albert Thibaudet précisait qu'une telle histoire devrait commencer non à l'Affaire Dreyfus mais à «la bataille Brunetière-Berthelot au sujet de la faillite de la science, bataille aujourd'hui oubliée, mais instructive et importante»[xii]. On retrouve en effet dans la campagne d'Agathon contre la «Nouvelle Sorbonne» et son supposé scientisme les mêmes thèmes, les mêmes références, les mêmes arguments que ceux qui animèrent la controverse sur la faillite de la science en 1895; Agathon rejoue Brunetière contre Berthelot et Bergson contre Renan, en citant les mêmes formules et en durcissant les oppositions. Ainsi écrit-il dans sa réponse à Alfred Croiset: «L'esprit d'une race n'est pas quelque chose qui tombe tout fait du ciel; c'est quelque chose qui se fait lentement, qui s'acquiert, s'entretient et meurt si l'on n'y prend pas garde.» (p. 308) L'opposition du tout fait et du se faisant, empruntée à Bergson et sans cesse reprise par Péguy, devient un slogan ou un mot de passe, employé à tout propos et mobilisé dès qu'il s'agit de marquer sa différence avec l'adversaire.

Mais précisément – et c'est la seconde leçon que l'on peut tirer de ce rapide résumé -, on a le sentiment, à la lecture de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne, d'une crispation et d'un raidissement. Sans doute tout n'est-il pas dénué d'intérêt dans ce pamphlet; le volet le plus intéressant est vraisemblablement les critiques des excès de «méthode» de Lanson et la dénonciation des impasses d'une analyse des oeuvres qui prétendrait ne s'appuyer que sur des «faits». La difficulté de l'alliance entre rigueur et sensibilité qu'exige l'étude de la littérature est d'ailleurs un thème que l'on retrouve dans les réponses de Croiset et de Faguet (Lavisse même y fait allusion), qui proposent les réflexions les plus fines sur ce sujet (plus fines que celles d'Agathon lui-même). Ce dernier a donc, de toute évidence, mis le doigt sur une dérive positiviste de l'étude des œuvres littéraires, et il est vraisemblable que ses critiques soient à l'origine de l'évolution de Lanson qui, en 1904, prétendait séparer radicalement «savoir» et «sentir» et qui, en 1911, dira – en une affirmation audacieuse et dont, rétrospectivement, on regrette qu'il ne l'ait pas développée –: «il faut que sentir devienne un moyen légitime de savoir[xiii].» Il reste que, au terme des deux cent pages de vitupérations, l'impression qui domine est moins celle d'un «sursaut» comme l'aurait souhaité Agathon, que d'un ressassement, et il semble parfois que la violence des attaques masque une forme d'essoufflement de la réflexion qui, quinze ans après la bataille Brunetière-Berthelot, demeure crispée sur des arguments érodés et comme vidés de leur substance par un trop long usage. Pour notre regard rétrospectif, tout semble écrit d'avance; les frontières sont tracées et les oppositions se superposent mécaniquement: la pensée française contre la science allemande; la culture générale contre la spécialisation; l'élite contre les médiocres; Bergson et l'intuition contre Durkheim et la science; le nationalisme contre le cosmopolitisme; les humanités élargies contre la rhétorique au sens restreint; l'idéalisme contre l'utilitarisme; le génie individuel contre la tyrannie du collectif; un Paris décadent et intellectualiste contre la vraie France de Province, etc. Qui plus est, ces oppositions ne sont pas argumentées, débattues, mais tenues pour acquises. Sur le thème de la rhétorique, par exemple, à propos duquel on aurait pu attendre une réflexion quelque peu développée, Agathon se contente d'une récrimination:

Toutes les tendances nouvelles que nous combattons s'unissent et se résument dans celle-ci: le mépris de la forme. On a fait des mots "rhétorique" et "humanités" une sorte d'injure. On méconnaît qu'il y ait un art d'écrire, ou l'on n'y prend pas garde. L'art d'écrire, n'est-ce donc pas une partie, la plus importante peut-être, de l'art de penser? En recherchant la nuance du terme qu'il emploie l'esprit délimite sa propre pensée. (p. 82)

Telle est la difficulté à laquelle est confronté le lecteur de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne; les propositions qui touchent la littérature et son étude sont rarement contestables en elles-mêmes – Lanson même ne nierait pas qu'il faut «un effort réel de l'intelligence pour pénétrer et circonscrire le sens de chaque mot» ou que la «précision intellectuelle» exige de la «subtilité» (p. 82-83) – mais, en dépit des apparences, elles ne s'intègrent à aucun véritable débat. La caricature de l'adversaire constitue le retour au sens commun en issue légitime et suffisante, et l'argumentation s'enferme dans la répétition[xiv]. On peut certes être séduit par une affirmation comme celle-ci:

[La] maturité [de l'intelligence] s'obtient-elle par la discussion des idées, par la méditation personnelle, ou bien, au contraire, par le labeur anonyme d'un assembleur de fiches? (p. 91)

…mais c'est oublier que, posée en ces termes, la controverse n'en est pas une, attendu que, des deux positions en présence, l'une n'est pas tenable. C'est là un autre piège tendu au lecteur par la prose d'Agathon, qui s'ajoute à la surestimation de l'effet produit par la campagne et à l'apparente neutralité du dossier[xv]. Même la contestation de la sociologie durkheimienne, menée pourtant par un fils de Gabriel Tarde, est décevante, et se réduit à une négation de principe de l'idée de fait social:

...la cause déterminante de notre réseau de chemins de fer, par exemple, serait non dans les états de consciences d'un Papin ou d'un Watt, états difficiles à analyser, […] mais dans le «fait social antécédent», c'est-à-dire j'imagine, dans l'état économique du pays, cette cause vague et obscure, ou peut-être encore, dans le service des diligences qui existait antérieurement.(p. 156)
...si on explique un soulèvement de la foule par le mécontentement des individus qui la composent, vous êtes assuré de vous tromper. En revanche, les explications les moins attendues auront quelque chance d'être vraies. Par exemple, on ne se suicide pas parce qu'on a assez de la vie, on se suicide parce que la densité dynamique de son milieu social est trop forte ou trop faible. (p. 106)

Le sens commun (aidé de la plaisanterie[xvi]) vaut argument – ce qui, dans le cas de la sociologie, discipline qui s'est élaborée précisément contre l'appréhension intuitive des phénomènes collectifs, annule la possibilité même de l'échange argumenté.

Ce raidissement est particulièrement net dans la première partie de la conclusion ajoutée en 1911. Agathon y synthétise les cinq oppositions du débat. Ici encore, on a le sentiment que, une fois retombés les excès polémiques de la campagne, une discussion apaisée est sur le point de s'engager, et on s'attend en effet, à la lecture d'une telle table des matières, à une certaine hauteur de vue, qui permettra de dégager les points vifs de la controverse et de relancer la réflexion sur des bases assainies. Du reste, certaines des oppositions paraissent bien diagnostiquées – «élégance et précision», «esprit de finesse et de géométrie» -, et font espérer une analyse sur la part respective de l'intellection et de l'affectivité dans la saisie des faits esthétiques ou des faits historiques. Mais en réalité, cette conclusion, au lieu d'éclairer la polémique ou de la mettre en perspective, la verrouille. La stratégie d'Agathon est systématique: après avoir déformé les arguments de ses adversaires, il polarise à l'excès les querelles, puis montre que celles-ci repose sur des rivalités infondées. Ainsi, dans la section «élégance et précision», il commence par opposer «les vaines parures de l'éloquence» à la «netteté du rapport d'affaires», puis affecte une position modérée– «l'exactitude scientifique dépend, pour une grande partie, de la forme, et ne saurait se concevoir sans elle» – avant de conclure par un retour au «simple bon sens», assorti d'une remarquable proposition circulaire:

Quelques professeurs de rhétorique de l'ancienne école ont pu concevoir le style comme une ornementation compliquée de la pensée, un vain enjolivement du réel; mais il y a beau temps qu'une telle doctrine est condamnée par tout le monde. […] Il n'y a pas d'élégance véritable en dehors de la précision. Et la précision est la suprême élégance. (p. 165)

Enfin, on pourra noter, sans y insister, que Massis et Tarde ne tiennent aucun compte des rivalités internes à la «Nouvelle Sorbonne» et englobent dans la même accusation de «scientisme» Durkheim et Seignobos alors pourtant qu'une très vive controverse les a opposés en 1903 à propos des principes de l'histoire et de la sociologie, controverse où les deux représentants de la «jeunesse ardente» auraient pourtant pu trouver des arguments propres à alimenter leur réflexion sur la notion de «loi» ou celle de «fait social»[xvii]. Un tel débat était certes réservé à un cercle étroit de spécialistes, mais le silence, volontaire ou non, d'Agathon sur ce point demeure comme un signe supplémentaire du refus de la discussion et du repli sur la pétition de principe.

Au plan des idées politiques, cette crispation apparaît dans la deuxième partie de la conclusion, consacrée aux réformes nécessaires de l'enseignement supérieur et surtout secondaire. Là encore, Agathon affecte la neutralité. Il réclame successivement le rétablissement «d'un enseignement général classique ou gréco-latin», la suppression de «l'égalité des sanctions entre les différents baccalauréats [afin d'] assurer au baccalauréat classique certaines prérogatives justifiées par l'effort plus considérable qu'il exige» et une «séparation radicale des deux ordres d'enseignement: un enseignement moderne avec un baccalauréat approprié qui recrutera ses élèves dans l'enseignement primaire supérieur; un enseignement classique, fondé sur les langues anciennes, préparation indispensable à qui doit aborder les hautes études littéraires, médicales, scientifiques ou juridiques». Autrement dit, point par point, les trois éléments les plus importants de la réforme de 1902, et en effet, le développement s'achève sur cette exigence:

La seule réforme logique, c'est une réforme radicale des programmes de 1902, qui ont établi une culture dispersée et incohérente. […] telles sont les grandes lignes d'une révision générale qui doit modifier le régime de notre enseignement secondaire et préparer un retour nécessaire à la culture classique. (p. 191-192)

En fait de «remèdes», Agathon ne propose rien d'autre qu'un retour en arrière.

On comprend donc qu'il n'est pas possible de faire basculer Agathon du côté des «antimodernes», de ces modernes réticents ou «à contrecoeur», dont Antoine Compagnon a retracé la généalogie[xviii]. Même si, ici ou là, on peut être frappé par telle ou telle formule ou avoir le sentiment qu'elle touche juste, les protestations d'Agathon sont tout simplement réactionnaires, et réactionnaires «sans charme», pourrait-on dire, à l'opposé, donc, de ce «réactionnaire de charme» qu'est l'antimoderne. Il n'y a, dans les prises de position du duo Massis - Tarde, aucune équivocité; on l'a dit, toutes les oppositions se replient les unes sur les autres. Il eût été intéressant de constater un décalage, une non-superposition, un frottement générateur de tensions et d'ambiguïtés – on peut penser à Péguy, par exemple, qui sans cesse requalifie les oppositions, les divisent (mystique / politique), en crée d'autres… –, mais il n'y en a pas. La protestation d'Agathon est vive et «ardente», selon son propre terme, mais elle est absolument dépourvue de complexité.

À cela s'ajoute un dernier élément qui tient à la forme même de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne. Dans un article paru en 2003[xix], Denis Labouret s'attache à nuancer les conclusions de Marc Angenot au terme de La Parole pamphlétaire et tâche de montrer qu'il est, pour le genre, quelques issues hors du «manichéisme stérile et répétitif» et des «contraintes idéologiques qui oblitèrent le travail intellectuel et désamorce tout processus authentiquement critique» (ce sont les mots mêmes de Marc Angenot[xx]). Ces issues, Denis Labouret les repèrent chez certains polémistes (Zola, Bloy, Vallès, et surtout Bernanos) lorsque le discours «choisit d'être spéculaire» et parvient à «contenir ses tendances centrifuges» «en se recentrant sur lui-même» et en développant une tendance inhérente du genre: «la propension de l'énoncé à se réfléchir, à s'interroger sur sa valeur, sur son statut et ses conditions de possibilité.» Mais une telle réflexivité est tout à fait étrangère à L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne; hors du pseudonyme, le pamphlet d'Agathon ne comporte aucune complexité énonciative, ni même aucune assomption subjective forte (le texte hésite entre le «je» et le «nous») propre à requalifier le débat ou à en déplacer les lignes de partage : loin de toute interrogation sur la possibilité de l'échange, il rejoint la masse de la littérature partisane pour laquelle, selon le mot de Marc Angenot, «l'indignation tient lieu de dignité»[xxi].


Inactualité d'Agathon

De cette insuffisance, on peut trouver quelques signes, et la première inactualité d'Agathon est perceptible dans le décalage qui semble s'instaurer entre le duo Massis – Tarde et son public «naturel». Agathon se prévaut par exemple d'une lettre de Barrès qu'il publie dans la section finale du livre consacrée au courrier reçu, mais cette lettre est en réalité très circonspecte:

C'est ce moment [le débat à venir au Parlement] que je prendrai, si l'occasion me paraît bonne, pour exprimer deux, trois réflexions. Je ne puis vous les communiquer en quelques lignes, et pris à l'improviste. On ne parle pas d'hommes tels que les maîtres de la Sorbonne pour dénigrer en bloc leurs méthodes. J'y vois du bon et de l'excellent; j'apprécie vivement leur souci de l'exactitude, leur précision à laquelle nous avaient peu habitués certains maîtres de l'Ancienne Sorbonne, trop oratoires. Vous voyez le défaut de vos maîtres. Ah! Si vous aviez vu les défauts des nôtres! Je n'ai pas un regret pour le tour d'esprit des Prévost-Paradol et des Edmont About.Ceci dit, je ne puis pas ne pas entendre la plainte de tant de jeunes gens qui, dans la Sorbonne d'aujourd'hui sont rebutés par […] un enseignement qui ne fait jamais appel ni à l'imagination ni à l'émotion intérieure. La liasse de documents que vous nous apportez ici est un témoignage direct sur ces méthodes universitaires qui négligent de cultiver la part la plus profonde de la nature humaine. Je vous remercie de me les avoir fait lire et vous prie de croire à mes sympathies cordiales.(p. 356)

Cette circonspection semble partagée par Péguy. Celui-ci ne fait qu'une seule allusion à L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne, non pour en faire l'éloge mais simplement pour dénoncer en retour le sectarisme de l'université[xxii], et il ne mentionne qu'une seule fois Agathon, deux ans plus tard, à propos de l'enquête Les Jeunes Gens d'aujourd'hui. Cette mention est fugitive, mais elle mérite d'être relevée, car elle concorde exactement avec la position de Barrès évoquant le fossé des générations et l'ignorance de la jeunesse: dans L'Argent suite, Péguy revient sur l'éviction de Brunetière de l'École normale supérieure et sa non-élection au Collège de France, et il a cette phrase révélatrice: «les jeunes gens d'aujourd'hui, mon cher Agathon, ne connaissent déjà plus toutes ces histoires[xxiii]

On peut donc faire l'hypothèse suivante: le raidissement dont témoigne L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne est aussi un signe d'épuisement du débat, et le pamphlet d'Agathon est révélateur d'un décalage, en train de se dessiner au sein même du camp «nationaliste» ou «anti-dreyfusard», décalage d'abord générationnel. Il est à cet égard caractéristique que la défense de la Sorbonne ne soit pas menée par Durkheim, Seignobos ou Lanson, mais par des universitaires de la génération précédente, souvent modérés comme Lavisse et Croiset, voire franchement conservateurs, comme Faguet. Cela met d'ailleurs Agathon dans l'embarras, car condamnant le «despotisme» de «quelques-uns des maîtres les plus influents Sorbonne», il «s'empres[se] de déclarer qu'il ne s'agit ici ni des Lavisse, ni des Croiset, ni des Faguet, ni des Vidal de la Blache» (p. 216); ailleurs, répondant à Alfred Croiset, Massis et Tarde distinguent «Monsieur le doyen» auquel ils adressent une «riposte un peu vive», et «M. Alfred Croiset, l'helléniste, le lettré, l'historien des démocraties grecques» «que nous aimons et nous admirons» (p. 306-307). Au moment de la publication en volume, le ton sera moins conciliant et l'interprétation plus paranoïaque: Agathon lira cette défense de la Sorbonne par Lavisse, Croiset et Faguet comme une «tactique ingénieuse», car le public croit que ces «esprits d'élite», «tout imprégnés d'esprit classique», sont encore des «partisans convaincus de la culture générale», mais «les voilà passés apologistes des méthodes allemandes, de la spécialisation à outrance et du commentaire bibliographique». Le recours à ces «imprévus défenseurs» témoigne ainsi de «la domination redoutable qu'une poignée de théoriciens autoritaires, véritables iconoclastes de la culture classique, entend exercer sur les irrésolus» (p. 146-147).

Ces deux éléments – le fait que la défense de la Sorbonne soit menée par les plus modérés, d'une part, et la relative circonspection des maîtres dont Agathon se réclamait, d'autre part – montrent que Massis et Tarde échouent dans leur tentative de polarisation du débat. Toute leur argumentation, dans sa malhonnêteté même[xxiv], visait un durcissement des positions qu'ils n'obtiennent pas, ce qui, au lieu de les inciter à la modération, les conduit à une surenchère et une radicalisation. Il y a sans doute là une clé pour comprendre la réorientation franchement nationaliste et anti-allemande du volume de 1911 (que confirmera l'enquête de 1913), et l'évolution de Massis qui, dans les mois qui suivent, passe du nationalisme républicain de Barrès et Péguy au traditionalisme contre-révolutionnaire de Maurras[xxv]. Sa rencontre avec le maître à penser de l'Action française a lieu en 1912; fin 1913, Massis attaquera le bergsonisme dans L'Opinion, ce qui sera à l'origine de sa brouille avec Péguy.

Il faut enfin noter l'inefficacité politique de ce radicalisme réactionnaire. Lors de la discussion du budget de l'Instruction publique à la Chambre, en février 1911, et en dépit de la campagne d'opinion qui a précédé, les questions d'organisation de l'enseignement sont à peine abordées. Contrairement à ce qu'il avait laissé entendre, Barrès n'intervient pas, afin de ne pas repousser des décisions déjà très retardées, et la Sorbonne n'est évoquée que pour être défendue en particulier par le rapporteur du budget de l'Instruction publique, Théodore Steeg (futur ministre), et par le ministre Maurice Faure. La conclusion des débats en juillet au Sénat donna lieu à des échanges confus, où «chacun utilisa la bannière des humanités, soit pour attaquer la réforme de 1902, comme Gustave de Lamarzelle, soit pour la défendre, comme Alexandre Ribot», explique Claire Bompaire-Evesque. La discussion s'acheva par le vote d'une «résolution ambiguë où le sénat disait son attachement aux humanités, mais aussi son respect de la réforme de 1902 et sa confiance dans le gouvernement. Le grand élan en faveur des humanités fut donc récupéré par les partis au pouvoir»[xxvi].

Mais cette inefficacité et ce qu'il faut bien appeler la réception manquée de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne sont moins une cause qu'un signe de l'inadéquation historique et politique de la protestation d'Agathon. Si on peut parler d'inactualité, c'est parce que celui-ci pose le problème des humanités en des termes qui ont perdu leur pertinence au moment où il écrit. On peut repérer trois formes de ce décalage.

Décalage d'abord par rapport à la réalité sociologique française. Bien sûr, le pamphlet d'Agathon est un plaidoyer pour la restauration d'une aristocratie légitime, «élite directrice, dégagée des pures considérations utilitaires» (p. 19), «seule indispensable à la grandeur d'un peuple» (p. 168), mais ce plaidoyer se double d'un postulat selon lequel cette aristocratie de l'esprit recouvre précisément l'élite socio-économique. Cela suppose une naturalisation de la hiérarchie sociale qui distingue très clairement entre les masses et une aristocratie organique qui concentre toutes les compétences, «petite phalange d'hommes supérieurs» assurant «la valeur d'un pays» (p. 167), et qui imposerait son expertise dans tous les domaines (y compris dans l'ordre de la culture et des lettres). Or c'est justement parce que cette concentration des compétences est devenue, au cours du XIXe siècle, une impossibilité pratique qu'une réforme de l'enseignement secondaire est apparue nécessaire, et c'est pour cette raison que la commission Ribot diffusera des questionnaires auprès des conseils généraux et des chambres de commerce: il importait de saisir les nouveaux besoins de qualification dans leur complexité et leur variété, tels qu'ils étaient ressentis par le patronat ou la bourgeoisie. Comme le rappelle Viviane Isambert-Jamati, «les crises de l'enseignement supérieur destiné aux classes dirigeantes ne furent pas propres à la France» et touchèrent plusieurs pays d'Europe au cours des années 1880-1900[xxvii]; ces crises naissent d'abord de l'adaptation des systèmes de formation nationaux aux transformations sociales et économiques consécutives à la seconde révolution industrielle. On se tromperait d'ailleurs lourdement si on attribuait à la réforme de 1902 une massification de l'enseignement secondaire. Bien au contraire, la population des lycées stagne (essentiellement parce que les lycées demeurent payants et que le nombre de bourses n'augmente pas[xxviii]); en revanche, il est vrai que les bacheliers – c'est-à-dire, il faut le rappeler, environ 1% de la population masculine – se spécialisent. Contrairement à ce qu'il prétend, ce n'est donc pas la victoire de la masse sur l'élite que combat Agathon, mais bien la spécialisation au sein de l'élite elle-même. Le duo Massis - Tarde a sans doute bien des torts, mais il faut reconnaître qu'il ne se trompe pas d'ennemi quand il accuse la division sociale du travail et s'acharne sur l'ouvrage de Durkheim[xxix], car il est vrai que la division sociale du travail est une véritable machine de guerre contre la sociologie implicite (Bourdieu dirait la sociodicée) d'Agathon, puisqu'elle est, dans la perspective de Durkheim, tout à la fois une réalité sociologique, une méthode et une morale. En tant que réalité sociologique, elle est déniée par Agathon; celui-ci est prêt à concéder que la spécialisation est inévitable dès lors qu'un ensemble social atteint un certain degré de complexité, mais elle demeure néanmoins secondaire en regard de la distinction naturalisée, et donc seule véritable, entre les belles âmes et la masse des médiocres (elle-même identifiée à la masse des «primaires»). En tant que méthode de recherche, elle est récusée au nom d'une mystique du génie isolé refusant l'évolution historique qui a rendu le progrès scientifique tributaire d'un travail collectif et organisé. Mais c'est surtout le projet de fonder une morale sur cette division du travail qui est insupportable à Agathon puisque, pour Durkheim, la spécialisation est l'idée directrice de l'éthique future: «nous devons borner notre horizon, choisir une tâche définie, et nous y engager tout entiers, au lieu de faire de notre être une sorte d'œuvre d'art achevée, complète, qui tire toute sa valeur d'elle-même, et non des services qu'elle rend»[xxx]. C'est ce dernier aspect, le plus idéologique sans doute, de la pensée durkheimienne qui suscite la réaction la plus vive d'Agathon et sur lequel il concentre ses attaques, mais il n'est pas du même ordre que les deux précédents, et aussi fondée soit-elle, sa remise en cause ne suffit pas à invalider les analyses proprement sociologiques de l'auteur du Suicide.

On peut déceler un second décalage dans le rapport d'Agathon à la sociologie des champs universitaire et littéraire. C'est l'hypothèse de Gisèle Sapiro qui, dans un article récent[xxxi], s'attache à montrer que L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne fait partie d'une réaction générale des «hommes de lettres contre la sociologie». Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la France est caractérisée par une situation mixte: les champs universitaire et littéraire ne sont pas confondus, mais ils ne sont pas non plus étanches comme c'est le cas, par exemple, en Allemagne: écrivains et savants partagent une culture humaniste commune; leurs activités sont relativement décloisonnées en raison de la «centralisation de la vie intellectuelle dans la capitale»; et par ailleurs, le prestige et le recrutement élitiste de l'homme de lettres compense le défaut de sécurité attaché à la carrière d'écrivain. Cependant, explique Gisèle Sapiro, l'importation du modèle scientifique dans l'université française bouleverse cet équilibre, parce qu'il remet en cause «la place sacrée des humanités classiques» qui étaient au cœur de la culture commune aux écrivains et aux universitaires. Les attaques contre la Nouvelle Sorbonne émanent ainsi d'anciens élèves de la Sorbonne déclassés «par la promotion du paradigme scientifique et objectiviste et par l'ascension des nouvelles élites républicaines qui s'en réclament». Ces déclassés tentent de se reconvertir dans le champ littéraire, et essaient, en même temps, de dresser les deux camps l'un contre l'autre, en un moment où les écrivains sont dépossédés de «leurs domaines d'intervention et de compétence: les questions morales et sociales, l'écrit journalistique, la politique», et la critique littéraire des classiques[xxxii]. La réaction antiscientiste, dont le pamphlet d'Agathon n'est qu'un exemple, apparaît ainsi comme la conséquence de cette «transformation de la configuration des relations entre champ littéraire et champ universitaire en France au tournant du XXe siècle»[xxxiii].

Le troisième décalage tient à la structure même du débat. Agathon pose le problème en des termes qui sont précisément ceux de la pensée contre-révolutionnaire du début du XIXe siècle. Son argumentation est moins développée, mais elle reproduit presque exactement celle de Louis de Bonald dans ses réflexions des années 1807-1810 sur les lettres et les sciences et sur la place des sciences morales. Or cette façon de poser le problème est une importation artificielle et ne s'applique plus à la situation française du début du XXe siècle; pour le dire d'un mot: la greffe ne prend pas.

Le combat de Bonald est le suivant: il dénonce la prééminence des sciences sur les lettres, ou plus exactement, des sciences physiques sur les science morales, car la distinction entre sciences et lettres, pour lui, n'est pas fondée: «à parler philosophiquement, tout, dans les connaissances humaines qui sont du ressort de l'esprit seul, est science et tout est lettre»[xxxiv]. En revanche, on peut distinguer des ordres de la connaissance selon l'objet auquel celle-ci s'applique: les sciences physiques ont pour objet les êtres matériels, et les sciences morales «l'être intelligent». Il n'y a pas, pour Bonald, de poésie pure: «tout ouvrage d'éloquence ou de poésie» qui ne traiterait pas de l'homme, de «son pouvoir» et de «ses devoirs», «serait dépourvu de mouvement et de vie» (p. 12); même «dans les productions des beaux-arts tels que la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, les hommes faits pour en apprécier les beautés considèrent avant tout la partie morale» (p. 14). Les Belles-lettres font donc partie intégrante des sciences morales. Cependant, les philosophes du XVIIIe siècle non seulement ont fait croire à un divorce entre sciences et lettres, mais surtout ont proclamé la supériorité des sciences physiques; or «un homme sensé ne peut pas hésiter sur la préférence qui est due aux sciences morales». Contre d'Alembert, Bonald prétend que «celui qui pourrait balancer entre le mérite d'un grand orateur ou d'un grand poète (dans le genre moral) et celui d'un grand géomètre montrerait peut d'élévation et de rectitude de jugement; parce que la géométrie [est] uniquement occupée de matière et de rapports physiques», «au lieu que l'éloquence et la poésie dirigent les affections de l'homme vers un but utile, en même temps qu'elles éclairent sa raison et ses devoirs» (p. 19-20). Cent ans avant Agathon, on trouve donc chez Bonald la même ironie contre les ratiocinations de la science «qui exigent plus de mémoire que d'esprit, rétrécissent l'intelligence en l'arrêtant sur une foule de détails minutieux» (p. 37) et les mêmes récriminations contre «l'éducation moderne» qui fait «des sciences de mesure et de calcul, utiles au petit nombre, le fond de l'instruction pour tous: étude stérile et solitaire, dans laquelle l'esprit, agissant sur lui-même, se dessèche, se consume sur des abstractions muettes pour la raison comme pour le cœur, et devient quelquefois inhabile à concevoir les hautes vérités et les grands sentiments de la morale.» (p. 36) Ces protestations s'appuient sur un préjugé politique identique, qui réserve la connaissance à une «petite phalange» aristocratique, et témoignent d'une même hantise de la décadence: «on enivre [le peuple] de l'idée absurde de sa supériorité politique» (p. 20); «la conjuration gagne, et bientôt l'univers, sans chef, ne sera plus qu'une vaste république fondée aussi sur la liberté des appétits et l'égalité des instincts.» (p. 23).

Mais un siècle plus tard, il n'est plus possible de poser le problème en ces termes. Agathon envisage en effet la lutte contre la Nouvelle Sorbonne comme une rivalité non entre la science et la littérature, mais entre les lettres et les sciences. Or l'une des transformations fondamentales du XIXe siècle est bien que la littérature ne se confond plus avec les lettres. D'une part parce que celle-ci est de moins en moins caractérisée par un objet – les réalités morales – et de plus en plus par une pratique de la langue; il semble ainsi difficile en 1910 de définir la poésie comme l'art qui «dirig[e] les affections de l'homme vers un but utile, en même temps qu'ell[e] éclair[e] sa raison et ses devoirs» (p. 19-20). D'autre part et surtout parce que les disciplines lettrées – l'histoire, la science morale, la critique littéraire – se sont elles-mêmes constituées contre la littérature et le style. Agathon prétend ainsi que «l'étude de la littérature» doit demeurer «une étude littéraire» (p. 33), à la façon dont Bonald explique que les sciences historique, théologique et politique «admettent toutes les richesses de l'élocution, tous les mouvements de l'éloquence et de la poésie», car dans ces sciences «la forme est identifiée avec le fond, la lettre avec l'esprit, l'expression avec la pensée» (p. 8-9). Mais ce fut précisément le combat des historiens de La Revue historique que de soustraire la connaissance historique aux «séductions de l'imagination et de l'art» afin de gagner «au point de vue de l'utilité scientifique des travaux», quitte à perdre «en originalité du moins du point de vue de la forme littéraire»[xxxv]. De même, ce sera le combat de Lanson, avec sans doute un scientisme excessif, que de parvenir à une connaissance du texte défaite de tout impressionnisme et de tout subjectivisme. Or Agathon n'a rien d'autre à opposer à ce mouvement de fond, qui touche tant de disciplines et est au principe de la réorganisation des universités, que la conviction aristocratique selon laquelle la vérité historique et la vérité littéraire sont accessibles aux âmes bien nées, et qu'il n'est nul besoin de la sécheresse de la méthode pour y parvenir. Encore une fois, cela suppose une naturalisation des hiérarchies sociales, cohérente avec le projet contre-révolutionnaire de Bonald, mais qui, un siècle plus tard, se heurte à la réalité sociologique et politique française et surtout à l'évolution des sciences elles-mêmes.

Tel est en effet l'élément qui, fondamentalement, disqualifie l'argumentation d'Agathon. Au fondement du discours de Bonald, il y a un postulat: la prééminence des sciences morales sur les sciences physiques, c'est-à-dire la prééminence de la compétence lettrée sur la compétence savante. La science physique, explique Bonald, a été «donnée à l'homme comme un amusement dans le lieu de son exil»; elle offre «à son goût inépuisable pour la nouveauté un continuel aliment», mais les «petites découvertes» de la physique et les «petites décompositions» de la chimie ne bouleversent pas l'ordre du monde, et ne comptent pour rien face aux «chefs-d'œuvre des grands maîtres en sciences morales [qui] peuvent tout au plus être égalés, et ne sauraient être surpassés»; d'ailleurs, «les erreurs en physique laissent le monde tel qu'il est […] au lieu que les erreurs en morale jettent le trouble dans le monde social» (p. 35-40). Qui plus est, «plus on découvre, moins il reste à découvrir» (p. 26), et les sciences exactes sont elles-mêmes arrivées à leur point d'aboutissement: «Il semble même que les grandes création du génie de la physique soient épuisées. Le petit esprit succède; et l'on cherche moins à découvrir qu'à perfectionner, ou plutôt à raffiner la perfection.» (p. 32) Le magistère du lettré et sa prééminence sur le savant sont ainsi autorisés par un ensemble de principes cohérents: une cosmologie (le monde donné par Dieu est clos et n'est qu'arpenté par la science qui ne doit y chercher «que des motifs d'admiration pour la puissance et la sagesse du Créateur»), une anthropologie qui est aussi une politique (le gouvernement du peuple doit être assuré par une faction d'hommes supérieurs, elle-même soumise au roi), une conception de l'histoire (il faut sans cesse lutter contre la décadence qui menace, et travailler à la «conservation de la société» contre «les péchés du monde» (p. 30)).

Or cette position, tenable peut-être au début du XIXe siècle, ne l'est plus du tout au XXe siècle, car le système qui la soutenait a perdu sa cohérence: on ne peut plus dire que les sciences ne bouleversent pas l'ordre du monde, ni croire que leur développement a atteint son terme, ni prétendre que les sciences physiques et les arts mécaniques «n'entrent que comme moyen accessoire et secondaire dans le but que se proposent les sciences morales» (p. 25), à savoir l'observance de la «religion révélée», de «la morale qu'elle a enseigné à l'homme» et du «droit politique qu'elle a introduit dans les gouvernements» (p. 30)[xxxvi]. L'erreur d'Agathon est d'avoir voulu reprendre cette argumentation et d'avoir opposé les sciences aux lettres en termes de compétences, à la façon dont Bonald prétendait que la vérité de l'astronomie n'était pas dans les dernières découvertes de la science, mais «dans les vers sublimes de M. de Fontanes» (p. 35). Comme Bonald qui considère qu'il faut «considérer la nature en poète plutôt qu'en chimiste, et la peindre au lieu de la décomposer» (p. 41), Agathon proclame la supériorité de principe du lettré sur le savant, mais une telle opposition est, au XXe siècle, structurellement déséquilibrée, et cela pour une raison simple: pour attaquer les prérogatives des sciences, il faut se placer sur le terrain des sciences elles-mêmes. Ainsi Agathon n'a rien à opposer à la sociologie de Durkheim, sinon une conviction intime – mais de deux choses l'une: ou il tâche de justifier sa conception du monde social et alors il admet que la sociologie est objet de débat, ou il se cantonne dans la pétition de principe; et c'est bien sûr cette dernière option qu'il choisit. En première analyse, on se croit en droit d'attendre du fils de Gabriel Tarde qu'il argumente et oppose au système durkheimien une autre sociologie, mais cela seul aurait suffi à reconnaître que les mœurs peuvent être l'objet d'une science; or c'est précisément ce postulat qu'Agathon combat, il n'a dès lors d'autre solution que de se cantonner dans l'argument d'autorité. De là, le caractère décevant des attaques contre Durkheim qui ne sortent pas de la plaisanterie ou du retour au sens commun. La théorie du fait social de Durkheim et le «positivisme» méthodique de Seignobos exigeaient en effet une reprise critique, mais celle-ci ne pouvait pas venir d'une littérature à la compétence autoproclamée; et elle viendra respectivement, pour Seignobos, de Bloch et de l'École des Annales, et pour Durkheim, des travaux d'Halbwachs et surtout de Mauss – autrement dit, des sciences elles-mêmes.



À plusieurs reprises, lors de cette journée d'études consacrée à la querelle des «humanités modernes», la question s'est posée de l'actualité de la protestation anti-moderne. Malgré tout ce qu'une telle impression peut comporter d'illusion rétrospective (en particulier parce que la taille des populations scolarisées n'a plus rien de commun), on ne peut s'empêcher de reconnaître dans les controverses d'aujourd'hui nombre d'arguments mobilisés au cours de ces débats quelque peu oubliés du début du XXe siècle, où se mêlaient déjà les questions de littérature et d'éducation. En l'occurrence, pourtant, une lecture attentive de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne conduit plutôt à une conclusion inverse. En dépit de quelques formules qui sont souvent tout ce qu'on en connaît et retient, l'ouvrage d'Agathon ne nous parle plus guère; il paraît donc légitime de s'interroger aussi sur ce qui fait l'inactualité d'une pensée ou d'une œuvre: quels sont les modes de disqualification d'un texte? Quels sont les critères de non-pertinence au fondement de ce qui est, tout de même et aussi, un jugement de valeur? Dans le cas précis du pamphlet d'Agathon, certains de ces critères sont évidents. Les premiers sont de l'ordre de la pensée et consistent à démontrer l'absence de nuance et de complexité, voire une certaine forme de malhonnêteté intellectuelle; les seconds sont d'ordre strictement esthétiques: Agathon, ce n'est pas Péguy, et il n'est pas question de sauver L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne par le style ou l'originalité du dispositif énonciatif. Mais, le critère essentiel n'est pas celui-là; il tient plutôt à une forme de finalisme historique inhérent à l'analyse. Ce finalisme historique est le principe directeur de toute sociologie du champ qui, implicitement, s'appuie toujours sur le verdict de l'histoire et sur le constat qu'il y a des vainqueurs et des vaincus. «Ils ont perdu», semble dire le sociologue: qu'est-ce pour nous aujourd'hui que la littérature des années 1900?C'est Apollinaire et non Henry Bordeaux; qu'est-ce pour nous aujourd'hui que la sociologie des années 1900? Celle de Durkheim et non celle de Tarde ou de Paul Bourget. Sur cette base et à partir d'un présent érigé en norme, le sociologue peut alors analyser la circulation du capital symbolique et démontrer que, dès le départ, tout concourait à cet état de fait, en vertu de la loi historique qui veut que le champ littéraire acquière toujours plus d'autonomie.

Il est sans doute impossible de se défaire de ce finalisme, mais il fait souvent intervenir des paramètres hétérogènes et qu'on a tout intérêt à expliciter: sociologiques – la démocratisation de l'enseignement, le déclin des anciennes élites, l'autonomie croissante du champ littéraire -, politiques - la sécularisation du régime républicain -, économiques - la spécialisation devenue nécessaire au sein même des élites -, etc. En l'occurrence, il y a plus: ce qui fondamentalement disqualifie le discours d'Agathon et le rend irrecevable est une redéfinition des rapports entre science et littérature. Agathon persiste à concevoir ces rapports comme une rivalité entre sciences et lettres, entre compétence du lettré et compétence du savant. Une telle tentative se heurte à deux évolutions historiques: d'une part, l'autonomisation de l'esthétique et la redéfinition de la littérature en dehors des Belles-lettres; d'autre part et surtout, le développement des sciences elles-mêmes qui, en isolant et fractionnant le domaine du connaissable, imposent leurs propres critères d'évaluation et de certification de la vérité: le lettré ne peut plus prétendre donner des leçons à l'astronome ou au sociologue (car leur statut ne diffère pas de ce point de vue) au nom de l'exercice du jugement de goût affiné par la fréquentation des anciens. Dès lors qu'une science est constituée, ses prérogatives touchant son propre domaine d'exercice ne peuvent être contestées que de l'intérieur, et cela suppose qu'on se soumette aux règles qu'elle impose: connaissance de l'état de la question, constructions d'hypothèse, vérifications, etc. Enfin, un dernier élément plaide pour la disqualification d'Agathon, à savoir le fait que certains de ces arguments sont moralement inacceptables, tout particulièrement ses attaques contre Durkheim où perce un antisémitisme latent qui deviendra explicite dans les textes ultérieurs de Massis. À la même époque et contestant lui aussi «l'esprit de la Nouvelle Sorbonne», Pierre Lasserre taxe les théories de Durkheim de «Kasher», s'insurge contre la dignité que la sociologie accorde au totem, ce «dieu des nègres» qui a «remplacé la croix», et voit là le signe du complot juif travaillant à la dissolution des nations (La Doctrine officielle de l'université). Aussi nauséabonde que soit cette prose et aussi légitime que soit l'oubli dans lequel elle est tombée, on doit cependant reconnaître que sa dévaluation se fonde sur des critères qui ne sont pas du même ordre que les précédents.

Tous ces gestes de disqualification n'ont donc pas le même statut et mériteraient sans doute un questionnement plus développé,mais ce qui est certain, c'est que le texte d'Agathon ne peut être sauvé ni comme œuvre, ni comme pensée. Près de cent après, il ne nous parvient plus que comme un document, de sorte que - c'est l'ironie de l'histoire – il nous faut toutes les ressources de l'érudition pointilleuse pour parvenir à le comprendre.


Annexe: table des matières

Agathon, L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne.
La crise de la culture classique. La crise du français, Mercure de France, 1911.

Préface

Chapitre Premier:

La Sorbonne contre la culture classique

A- Les nouvelles méthodes d'enseignement littéraire

B- Les programmes nouveaux

C- Les résultats des méthodes nouvelles

Chapitre II:

La Sorbonne contre la culture philosophique

Chapitre III:

La Sorbonne contre l'enseignement secondaire

(La domination primaire)

Conclusion:

I- La défense de la Sorbonne

- L'effort intellectuel et l'éducation classique

-Esprit de finesse et de géométrie

-Dilettantes et producteurs

-Élégance et précision

-L'élite et les médiocres

-Philologie et génie français

-Les hommes d'affaires et la culture classique

II- Quelles réformes proposer?

Annexes

-M. Lavisse et la Sorbonne

-M. Lavisse défenseur de la Sorbonne (Le Temps)

-M. Ernest Lavisse et la culture générale (Les Débats)

-La crise du français (Lettre de M. Anatole Leroy-Beaulieu)

-La crise de la culture classique (Les Débats)

-La crise du français et de l'enseignement littéraire (E. Faguet)

-L'École des Chartes et la Sorbonne (Lucien)

-M. Boutroux et l'enseignement philosophique

-Les responsabilités de la Sorbonne (René Doumic)

-Le français en Sorbonne (Le Temps)

-M. Le doyen Croiset défend la Sorbonne

-Ce qu'on fait en Sorbonne (H. Parigot)

-Le rapporteur du budget plaide en faveur de la Sorbonne

-Pour les études classiques (lettre de M. Guillain, directeur du Comité des Forges, au ministre de l'Instruction publique)

-Réponse du mMinsitre à M. Guillain

-Note de la Société des Amis de l'École polytechnique

-Les ingénieurs et la langue française (M. Colson répond à M. Lanson)

-Une défense officielle de la réforme de 1902 (Lettre de M. Couyba au diecteur du Temps)

Quelques lettres

-Un témoignage de Barrès

-Le despotisme de la Sorbonne (lettre d'un professeur de faculté de province)

-Les tendances de la Nouvelle Sorbonne (lettre d'un étudiant)

-Lettre d'un jeune agrégé

-La défense des primaires (lettres de MM. Drouard et Magnin)



[i] Agathon, L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique. La crise du français, Mercure de France, 1911. Les extraits cités se trouvent respectivement aux pages 142, 38-39, 77-78, 35.

[ii] On trouvera une description très détaillée non seulement des différentes étapes de la polémique, mais aussi de tout ce qui, en amont, l'a préparée (en particulier les conférences de Pierre Lasserre à l'Institut de l'Action française contre le haut-enseignement d'Etat (1907-1909) et l'ouvrage très sévère de Pierre Leguay La Sorbonne (Grasset, 1910)) dans l'ouvrage de Claire-Françoise Bompaire-Evesque, Un débat sur l'université au temps de la IIIe République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne (Aux Amateurs du Livre, 1988). Pour ce qui concerne précisément la campagne de 1910-1911 et les références bibliographiques des différents articles écrits à cette occasion, voir la deuxième partie, p. 91-219.

[iii] Cette enquête diagnostiquera, à la veille de la guerre, un renouveau de la jeunesse, marqué par un regain du patriotisme, un retour au catholicisme et un goût renouvelé pour l'action, l'ordre et la discipline contre les tendances intellectualistes et individualistes de la génération précédente. Voir Henri Massis & Alfred deTarde [Agathon], Les Jeunes Gens d'aujourd'hui (1913), présenté par Jean-Jacques Becker, « Acteurs de l'Histoire », Imprimerie Nationale Editions, 1995. À noter que le pseudonyme d'Agathon avait déjà été employé par Maurras, ce que Massis et Tarde semblent avoir ignoré.

[iv] À la différence de son père, qui n'en usa jamais, Alfred de Tarde réintroduit la particule dans son nom en vertu d'un jugement rectificatif d'état civil qui, en 1885, autorisa la famille à s'en prévaloir à nouveau.

[v] Un débat sur l'université…, op. cit., p. 16. Henri Massis et Alfred de Tarde seront secrétaires de la ligue «Pour la culture française», présidée par Jean Richepin.

[vi] Sur tous ces points, voir ibid., p. 95-101.

[vii] Ibid., p 100.

[viii] Voir la table des matières de l'ouvrage en annexe à cette étude.

[ix] Claire Bompaire-Evesque donne le chiffre de 3171 étudiants étrangers inscrits pour l'année 1910-1911 sur un total de 17510 étudiants (Un débat sur l'université…, op. cit., p. 59)

[x] Lucien était le signataire mystérieux d'un article intitulé «L'École des Chartes et la Sorbonne», paru dans La Revue politique et parlementaire le 10 septembre 1910, article qui condamnait lui aussi les méthodes et «l'esprit de la Nouvelle Sorbonne», ainsi que l' «exécution à petit-feu» de l'École Normale Supérieure. Le discours de Croiset en réponse à Agathon et Lucien sera publié dans la Revue internationale de l'enseignement, le 15 novembre 1910.

[xi] «La grande chance des initiateurs de cette campagne fut l'intervention de l'un des plus grands personnages de l'Université, Ernest Lavisse. Celui-ci jugea bon d'envoyer une lettre au Journal des Débats pour expliquer l'évolution de la Sorbonne et minimiser la crise du français. Peut-être espérait-il que son autorité suffirait à calmer les esprits et à rassurer l'opinion sur la qualité de l'enseignement supérieur des lettres. Mais au contraire sa notoriété contribua à attirer l'attention d'un public beaucoup plus vaste sur la question de la Sorbonne.» (Claire Bompaire-Evesque, Un débat sur l'université…, op. cit., p. 94)

[xii] Paru en août 1937, dans la NRF, ce projet a été republié dans Le Débat (n° 120, mai - septembre 2002, p. 55-60).

[xiii] Respectivement dans «L'Histoire littéraire et la sociologie» - texte qui est sans doute le plus scientiste de Lanson au terme duquel il s'affilie bruyamment à la sociologie et s'essaye même à dégager quelques «lois» - et dans «La méthode de l'histoire littéraire». Agathon a d'ailleurs bien perçu ce revirement auquel il consacre une longue note dans l'édition en volume de L'Esprit de la Nouvelle Sorbonne (p. 30-31). (On trouvera les deux textes de Lanson dans les Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire (Hachette, 1964)).

[xiv] On pourra se reporter par exemple aux pages 123-125, où, avec une remarquable malhonnêteté intellectuelle, Agathon extrait divers passages de la conférence de Lanson au Musée pédagogique en 1909 et les isolent de la réflexion sur la démocratisation de l'enseignement qui leur servait de base, avant de conclure que la «doctrine» de Lanson est «antidémocratique» et pleine de «mépris» pour le peuple. Il est vrai qu'Agathon s'y connaît…

[xv] De là un décalage entre une connaissance du texte fondée sur un florilège de citations – il y a un plaisir inhérent à la simple reprise littérale d'une formule lapidaire – et une lecture cursive et linéaire, entre une lecture amusée qui extrait et agence les meilleurs morceaux et une lecture suivie et contextuelle.

[xvi] Dans son discours de novembre 1910, Croiset épinglera cette facilité: «Pendant que [nos beaux esprits] s'amusent à des plaisanteries faciles sur la diversité des langues qui se parlent à la Sorbonne, ils ne s'aperçoivent pas que le monde change autour d'eux. Laissons les à leurs plaisanteries et restons fidèles à notre tâche.» (p. 300)

[xvii] Voir sur ce point le bilan proposé par Madeleine Rebérioux dans son article «Le débat de 1903 : Historiens et sociologues» (in Charles-Olivier Carbonell et Georges Livet (sous la direction de), Au berceau des Annales, le milieu strasbourgeois, l'histoire de France au début du XXe siècle, Actes du colloque de Strasbourg, octobre 1979, Toulouse, Presses de l'IEP, 1983, p. 219-230).

[xviii] Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, «nrf», 2005.

[xix] Denis Labouret, «Le polémiste au miroir. Écriture agonique et jeux spéculaires», in Jacqueline Dangel, Gilles Declercq, Michel Murat (sous la direction de), La Parole polémique, Champion, 2003, p. 205-220.

[xx] Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, 1982, p. 337. Pour l'analyse de ce «blocage de la capacité critique», voir p. 337-353.

[xxi] Ibid., p. 75.

[xxii] «Que si vous ajoutez que vous connaissez M. Massis et que c'est un fort honnête homme, aussitôt on vous regarde, on vous regarde - ou plutôt on ne vous regarde pas - comme je n'aimerais pas être regardé.» («Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet» (1911), Œuvres en prose complètes, édition présentée, établie et annotée par Robert Burac, «Bibliothèque de la Pléiade», t. III, 1992, p. 494)

[xxiii] Ibid., p. 863.

[xxiv] On serait étonné, par exemple, si on allait voir de plus près les positions de Durkheim (qu'Agathon a bien tort de présenter comme un partisan de la «lutte des classes») concernant l'éducation classique. Dans les conférences pédagogiques qu'il donne aux agrégatifs en 1904-1905, celui-ci plaide en effet pour un retour aux langues anciennes, non, certes, au nom de la culture générale, mais parce que «c'est une grosse erreur de croire que pour connaître l'homme il suffit de le regarder sous ses formes les plus modernes et les plus achevées»: «Combien, par suite, il est regrettable que, dans deux branches sur quatre de notre enseignement classique actuel (1902), l'histoire et la littérature de l'Antiquité ne tiennent presque aucune place! La seule étude de l'histoire médiévale et moderne et des littératures correspondantes n'en saurait tenir lieu.» (L'Évolution pédagogique en France (1938), P.U.F., «Quadrige», 1990, p. 385) Au cours de cette journée d'études, Christophe Charle a d'ailleurs signalé l'existence d'une lettre très embarrassée dans laquelle Durkheim refusait la proposition de Ferdinand Brunot qui l'invitait à rejoindre la ligue des «Amis du français et de la culture moderne».

[xxv] Massis consacrera plusieurs textes tardifs à cette évolution. Voir, par exemple, «Maurras ou l'antisystème» dans Au long d'une vie, Plon, 1967.

[xxvi] Claire Bompaire-Evesque, Un débat sur l'université…, op. cit., p. 100.

[xxvii] «Une réforme des lycées et collèges. Essai d'analyse sociologique de la réforme de 1902», L'Année sociologique, 3e série, vol. 10, 1969, p. 9-60.

[xxviii] Sur tous ces points, voir l'éclairante analyse de Viviane Isambert-Jamati.

[xxix] La thèse de Durkheim, soutenue et publiée en 1893, s'intitulait La Division du travail social. Comme dans les expressions «division du travail sexuel» et «division du travail familial», il faut entendre l'épithète comme s'appliquant au premier substantif (division) et non au second (travail).

[xxx] De la division du travail social, Conclusion, I.

[xxxi] «Défense et illustration de "l'honnête homme". Les hommes de lettres contre la sociologie», Actes de la recherche en sciences sociales, 2004, n° 153, p. 11-27.

[xxxii] Ibid., p. 11-12.

[xxxiii] Ibid., p. 27. Comme souvent les analyses inspirées des théories bourdieusiennes, l'analyse de Gisèle Sapiro est extrêmement documentée et argumentée, et articule avec virtuosité réalités sociologiques et rivalités symboliques; je rejoins nombre de ses conclusions, en particulier lorsqu'elle relit les projets de «sociologie» de Paul Bourget et Henry Bordeaux comme «une stratégie visant à se réapproprier la science et à proposer une synthèse entre traditionalisme et science» dans le cadre d'une concurrence pour le monopole du discours social légitime (p. 26). Il reste que, au risque de passer pour un «littéraire» aveuglé et résistant au «désenchantement» introduit par le regard glacé du sociologue, il me semble qu'une telle analyse qui oppose une «culture scientifique» à une «culture littéraire» comme la rationalité à la mystique tend à une naturalisation des termes, et préjuge un peu vite des torts et des raisons au nom du sens de l'histoire et d'un présent érigé en norme. Dès lors que la sociologie durkheimienne est identifiée à la raison en marche, toute attaque dont elle est l'objet devient par principe illégitime et est disqualifiée parce qu'elle pêche à la fois contre la raison, contre la démocratie et contre le sens de l'histoire; sont ainsi assimilés dans une même réaction obscurantiste Péguy et Lasserre, Barrès et Maurras, Bourget et Agathon. Outre le manichéisme, la conséquence la plus nette de cette naturalisation apparaît dans le fait que l'explication est toujours menacée de tautologie; ainsi, in fine, la réaction antiscientiste est-elle expliquée par «l'importation du modèle scientifique» à l'origine d'une transformation de la configuration du champ. Il y a eu combat, il y a eu défaite, et la défaite est expliquée par l'arrivée des vainqueurs.

[xxxiv] Louis de Bonald («Des sciences, des lettres, et des arts» (1807), Œuvres complètes, XI, A. Le Clère, 1854, p. 2. C'est à cette édition que renvoient les numéros de pages entre parenthèses dans les lignes qui suivent.

[xxxv] Gabriel Monod, «Manifeste», Revue historique, T. I, n° 1, janvier-juin 1876, p. 29-30.

[xxxvi] Où l'on voit que c'est le Dieu créateur de toutes choses qui assure la cohérence du système de Bonald et que la disparition de cette référence sape l'argumentation d'Agathon. «Nul n'est vraiment moderne s'il n'accepte d'éloigner Dieu du jeu des lois de la nature comme de celles de la République» (Bruno Latour); en ce sens, Bonald est un véritable prémoderne, tandis qu'Agathon tente d'imposer dans un monde moderne une pensée prémoderne amputée de Dieu, tentative vouée à l'échec en raison non du sens de l'histoire, mais de son défaut de cohérence interne.



Vincent Debaene

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2005 à 18h14.