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8. Proust contre Sainte-Beuve.

  • On lira successivement, dans le volume GF-Corpus sur L'Auteur, un extrait du Contre Sainte-Beuve de Proust (Texte XXI, p. 146 sq.), un article du même Sainte-Beuve (Texte XX, p. 141 sq.) et, pour les variations suivantes, un extrait de Lanson (Texte XXVIII, p. 181 sq.).

  • La thèse de Proust est trop souvent ramenée à une seule formule, restée à bon droit fameuse : " un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir " (GF-Corpus, p. 148). La déclaration invalide toutes les prétentions positives de l'enquête " biographique " préconisée par Sainte-Beuve. La formule proustienne tient dans une affirmation particulièrement nette d'une solution de continuité, non pas tant entre l'œuvre et l'homme, comme on le dit trop vite, mais entre l'homme (" mondain " au sens de : dans le monde) et l'instance créatrice (ou sujet créateur). Peut-on faire tenir dans cette formule l'acte de naissance de la critique moderne ? Ce n'est pas si sûr — même si on voit bien de quel profit elle est pour des herméneutiques aussi différentes que l'interprétation psychanalytique, marxiste, sociologisante, qui ont pour point commun de chercher à rendre compte de la genèse de ce " moi " dans un jeu de déterminations largement inconscientes. On s'en tiendra pour commencer à trois remarques :

  • 1) Il est possible que la formule proustienne soit moins neuve qu'il y paraît : toutes les théories de l'inspiration soutiennent la thèse d'une discontinuité entre l'homme et le créateur. La dénonciation platonicienne de l'enthousiasme du poète décrit cette discontinuité comme une aliénation : le poète n'est pas le " sujet " d'une œuvre produite sous la dictée des Muses et dont il ne peut rendre rationnellement compte. Proust offre peut-être seulement une évaluation positive d'un phénomène qui a fait l'objet d'une condamnation séculaire. 2) Il est possible aussi que Proust s'autorise une sorte de contresens sur Sainte-Beuve, dont la position (on y viendra) est moins simple que ce que Proust veut bien en dire. 3) Il est possible enfin que la thèse de Proust ne soit pas exempte elle-même d'ambiguïtés, qu'elle soit donc moins révolutionnaire qu'on veut bien le dire.

  • Quelle est la thèse de Sainte-Beuve ? C'est moins une thèse qu'une méthode : une enquête biographique dont le résultat doit tenir dans un " portrait littéraire " de l'écrivain ; il s'agit de réunir tous les matériaux proprement historiques pour faire " l'histoire de [tel] homme comme auteur ". Le texte de 1829 qui figure dans le GF-Corpus dessine le champ des enquêtes qui restaient à cette date pour l'essentiel encore à faire (p. 143) : ce sera l'objet de l'histoire littéraire dans la seconde partie du siècle, dont les acquis sont indéniables (grandes éditions scientifiques de l'ensemble des textes classiques notamment) ; il s'agissait tout simplement de séparer la " légende " des grands écrivains d'un véritable savoir sur la genèse des œuvres. Car c'est bien la genèse des œuvres qui est au cœur de la réflexion de Sainte-Beuve : s'il faut une méthode, c'est que cette genèse ne souffre pas d'explication simple. La méthode beuvienne implique de ne pas considérer l'œuvre d'emblée comme un donné pour reconquérir une sorte de " naïveté ". L'extrait proposé met surtout l'accent sur ce point mystérieux que constitue, dans la carrière d'un auteur, le moment critique du premier chef-d'œuvre (p. 144) qu'on ne peut pas penser autrement que comme le produit, ou mieux : le carrefour de causalités (un " concours " : génie, éducation, circonstances…). Il est cependant assez frappant de constater que, pour SB, ce moment proprement fascinant est aussi celui qui partage la vie d'un auteur en deux versants : il lui ouvre, dit SB, " une seconde existence " — se trouve ainsi introduite l'idée d'un hiatus radical, qui n'est pas si éloignée de l'affirmation proustienne… La métaphore beuvienne est assez éloquente, qui cherche à poser à la fois l'exigence rationnelle d'une continuité entre l'homme et l'écrivain, sans parvenir toutefois à effacer le sceau d'une discontinuité : " saisir, embrasser, analyser tout l'homme " au moment de son premier chef-d'œuvre, c'est trouver " la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure, refoulée, solitaire… ". Après ce moment du premier chef-d'œuvre, la " carrière " de l'écrivain, d'une œuvre à l'autre, obéit à une logique plus facile selon SB à établir : le mystère tient tout entier dans le passage d'une existence à l'autre — et c'est bien parce qu'il y a ce mystère qu'il y a pour le critique une tâche à accomplir. Concluons que SB est hanté, comme Proust, de la conscience d'un hiatus entre l'homme et l'écrivain : toute la " méthode " beuvienne tient finalement dans une asymptote vers ce point qu'elle espère et désespère tout à la fois de pouvoir réduire.

  • Venons-en à Proust. Il faut d'interroger d'abord sur le choix de cette longue citation de Sainte-Beuve qui ouvre le passage (p. 147). Elle révèle que la méthode beuvienne entend faire flèche de tout bois : tout compte dans le savoir qu'il faut acquérir sur l'auteur (différents niveaux de " l'idéologie " de l'auteur) ; mais la citation pose aussi une conception de la littérature : la littérature est un discours capable de tous les objets, un domaine sans frontière perméable à tous les discours. La question finalement posée est celle de la légitimité de tel ou tel discours dans l'œuvre. Les questions énumérées par SB peuvent nous paraître aujourd'hui un peu ridicules, et pourtant : est-il si rare que nous demandions à une œuvre un savoir sur l'amour, l'argent, la religion — à l'œuvre de Proust par exemple, une réflexion sur la mémoire ou le temps ? Si tel est le cas, il n'est pas si absurde de s'interroger sur les compétences propres de l'auteur sur telle ou telle question… On croit cependant deviner ce qui a gêné Proust dans le passage : " Quel était son vice ou son faible ? " (le terme de " vice " est repris dans la formule dont nous sommes partis) — le fait même de savoir Proust homosexuel peut-il être absolument indifférent à notre lecture de La Prisonnière , à notre interprétation de ce que son narrateur dit des femmes, de l'amour, de la jalousie, etc. ?

  • La méthode beuvienne est rejetée au nom d'un seul principe, énoncée dans la fameuse formule : la nécessaire et indépassable distinction du moi social et du moi créateur. La distinction est énoncée non pas comme un principe méthodologique, mais comme un fait d'expérience (p.148) : " cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. " La question à poser est la suivante : qui est ce " nous " ? comment le savons-" nous ", et au fait : qui le sait ? Il est à craindre que ce " nous " soit ici celui des écrivains : la formule dit la réponse d'un écrivain à celui qui prétend s'arroger un droit de regard sur l'œuvre. Elle ne dit finalement rien de ce que pourrait être la tâche d'un simple lecteur qui viserait une connaissance au delà du pur plaisir esthétique… Proust parle d'une " recréation en soi " de ce moi créateur " qui passe par un " effort de notre cœur " dans la fréquentation continue de l'œuvre. Bref, il s'agit ni plus ni moins pour le lecteur que de " devenir ", le temps de sa lecture, l'auteur, par un phénomène de sympathie dont on voit mal qu'il puisse être autre chose que secret : cette " vérité " qu'il faut forger " de toutes pièces ", pourrons-nous seulement la communiquer à un autre lecteur, et quelle peut bien être finalement son statut ?

  • Loin de développer cette méthode nouvelle, sur laquelle Proust ne sera jamais bien explicite, ni bien loquace, le passage du CSB revient à la citation initiale, pour mieux montrer ce qu'elle a (en effet) d'inacceptable, en droit comme en fait : pourquoi juger l'auteur en dehors de ses œuvres ? Proust peut montrer que les contemporains ne sont pas les mieux placés pour accéder à ce moi créateur (l'exemple a contrario : l'incompréhension de SB pour les romans de Stendhal, alors même qu'il a fréquenté Henri Beyle avec lequel il partageait nombre d'amis…). Les jugements de SB sur Stendhal retenus par Proust sont assez significatifs des errements auxquels conduit la méthode beuvienne… Il reste cependant assez piquant de noter quel modèle critique Proust oppose in fine à SB : Barrès ! Ce que dit Proust du jugement de SB sur les écrivains vaut aussi pour les jugements de Proust sur les critiques !

  • Résumons : on voit d'autant mieux au nom de quel principe refuser le postulat méthodologique de SB que SB lui-même était hanté par la conscience d'un hiatus entre les " deux existences " de l'homme et de l'auteur ; mais on ne voit pas bien quelle méthode il conviendrait d'enter sur le principe proustien. Quel pourrait être le sens, pour un lecteur, de cette " recréation " du moi créateur à laquelle Proust nous invite, selon un processus apparemment tout psychologique, et surtout : quelle pourrait être l'instance de garantie susceptible de légitimer cette " recréation " pour la rendre communicable ? Il faut méditer cette citation de l'article sur Baudelaire (proposée par A. Brunn dans son introduction, p. 146), où Proust envisage (à la manière de Borges) l'histoire de la poésie comme la biographie d'un unique sujet créateur, l'existence d'un Poète transcendant les individualités dans ses incarnation successives : la vie de " Baudelaire " est faite de la " vie " de Hugo ou Vigny, elles-mêmes formées des " vies " de Gérard de Nerval ou de Francis Jammes…

Venons-en maintenant à un autre théoricien de l'histoire littéraire, Lanson: L'histoire littéraire et le nom de l'auteur : Lanson.

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2007 à 20h42.