Atelier


La Polyphonie dans la pragmatique linguistique de Ducrot et dans l'analyse du discours
Par Claire Stolz

La polyphonie bakhtinienne est reprise explicitement par le linguiste Oswald Ducrot pour une pragmatique fondée sur l'énonciation (plus que sur les actes de langage comme c'est le cas dans les théories pragmatiques anglo-saxones), qui conteste l'unicité du sujet parlant ; elle est maintenant approfondie par les polyphonistes scandinaves. Un peu comme Genette distingue l'auteur, le narrateur et le personnage (dont le narrateur peut adopter le point de vue), Ducrot distingue le sujet parlant, producteur empirique de l'énoncé (équivalent de l'auteur) et le locuteur, instance qui prend la responsabilité de l'acte de langage (équivalent du narrateur). Le locuteur recouvre deux instances, le locuteur en tant que tel (locuteur L) et le locuteur en tant qu'être du monde (locuteur lambda) : le locuteur L désigne l'instance à l'œuvre pour l'énoncé précisément considéré ; le locuteur lambda désigne l'être du monde. Enfin, le locuteur peut mettre en scène un énonciateur (instance purement abstraite, équivalent du personnage focalisateur) dont il cite le point de vue en s'en distanciant ou non. Ainsi interprète-t-il de manière polyphonique le phénomène de l'ironie, qui met en scène un point de vue présenté comme ridicule. Les énonciateurs sont « censés s'exprimer à travers l'énonciation sans que pour autant on leur attribue des mots précis » (O. Ducrot, Le dire et le dit, p. 204) ; cette analyse fonctionne aussi pour le discours indirect libre. C'est une « configuration polyphonique », comme le disent les polyphonistes scandinaves, c'est-à-dire un phénomène qui se joue au niveau de l'énoncé, en discours.

O. Ducrot va également introduire la polyphonie, avec cette distinction entre locuteur et énonciateur pour expliquer des faits de langue (et non plus de discours comme dans le cas de l'ironie) : il montre que la négation descriptive (c'est-à-dire ne répondant pas à une assertion antérieure) est polyphonique ; dire (par exemple à quelqu'un qui vous suggérerait d'aller vous dépayser à Tahiti) : «Eh ! un voyage à Tahiti ne coûte pas trois sous », c'est mettre en scène implicitement un énonciateur qui aurait dit : « C'est bon marché d'aller à Tahiti » et lui répondre en prenant ses distances par rapport à son point de vue. C'est là une « structure polyphonique », selon les termes des polyphonistes scandinaves, c'est-à-dire un phénomène de langue : « C'est la raison pour laquelle elle ne se découvre pas par une étude des interprétations ou des emplois possibles des énoncés, mais seulement par un examen des (co)textes auxquels ceux-ci sont susceptibles de s'intégrer.(…) La structure polyphonique fournit des instructions relatives à l'interprétation de l'énoncé de la phrase, ou plus précisément aux interprétations possibles de celui-ci. C'est dans ce sens que la théorie polyphonique est une théorie sémantique, discursive, structuraliste et instructionnelle. Elle est sémantique parce que son objet est le sens des énoncés ; elle est discursive parce que le sens est vu comme constitué de traces d'un discours cristallisé et parce que ce sens concerne l'intégration discursive de l'énoncé ; elle est structuraliste parce qu'elle part d'une conception structuraliste de l'organisation du discours ; elle est instructionnelle parce qu'elle fournit des instructions pour l'interprétation de l'énoncé. » (H. Nølke et M. Olsen, « Polyphonie, théorie et terminologie », Polyphonie, linguistique et littéraire, n°2, septembre 2000). La structure polyphonique crée bien sûr une configuration polyphonique.

On trouve ainsi des analyses polyphoniques des connecteurs, de la présupposition, et, plus largement de l'argumentation.

L'école scandinave de la polyphonie linguistique s'intéresse particulièrement aux textes littéraires, étudiant les subtilités des discours rapportés, et développant une conception linguistique des points de vue, et cherchant à créer un lien entre théorie de la polyphonie linguistique et typologie textuelle.

L'école de Genève d'analyse du discours (E. Roulet) articule l'organisation polyphonique avec l'organisation du discours, et restreint la notion de polyphonie à la co-présence de plusieurs locuteurs (c'est-à-dire aux discours représentés) – et non d'énonciateurs purement abstraits.

La polyphonie, malgré des différences d'approche et de méthode entre littéraires (travaillant au niveau de la parole) et linguistes (travaillant au niveau de la langue et du discours), semble pouvoir être une problématique permettant aux études littéraires et aux études linguistiques de se rencontrer, voire de se réconcilier, en tout cas de s'enrichir mutuellement.



Claire Stolz

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Avril 2010 à 18h31.