Atelier

Les objets et la mémoire matérielle : regards contemporains sur les années Soixante

par Dominique Viart
(Université Paris Nanterre)

Photo : Sabine Weiss

Une première version, différente, de cette étude a paru sous le titre « Mémoire matérielle : regards contemporains sur les années soixante » dans le volume Amnésies françaises à l'époque gaullienne (1958-1981), sous la direction de Nelly Wolf, Garnier, 2012, pp. 249-268.


Dossier Chose.



Les objets et la mémoire matérielle : regards contemporains sur les années Soixante

Que reste-t-il des années 60-70 dans la littérature d'aujourd'hui ? La question est vaste et le corpus immense. Quantité de récits, de romans, de textes autobiographiques ou biographiques, voire d'autofictions, consacrés à cette période ont paru durant ces dernières décennies. La plupart rapportent des histoires, des événements, des anecdotes. La guerre d'Algérie, notamment, y tient une bonne place après avoir été longtemps absente des œuvres littéraires[1]. On le voit dans les œuvres de Didier Daeninckx, d'Arno Bertina, de Leila Sebbar, dec Bertrand Leclair, de Laurent Mauvignier, d'Alice Zeniter, de Mathieu Belezi… Il en va de même des années militantes autour de mai 68 et de ses lendemains. Depuis le début des années 80, les témoignages sur l'engagement ou l'étalissement en usine[2] se multiplient : Leslie Kaplan, Olivier Rolin, Jean Rolin, Natacha Michel, Jean-Pierre Martin, Jean-Pierre Le Dantec… Mais tous ces livres, parce qu'ils s'attachent à l'objet spécifique qu'ils mettent en évidence, produisent une sorte d'effet déformant : ce n'est pas vraiment la période en elle-même, qui les intéresse, du moins pas comme telle : c'est plutôt ce qui s'est passé, ce qui a eu lieu - et le récit que l'on peut en faire. Or, il suffit que l'on assiste à la projection d'un film ou d'un documentaire sur cette époque pour que celle-ci soit immédiatement reconnaissable, avant même que d'être explicitement établie. Pourquoi donc ? Ce qui permet de l'identifier, ce sont les objets : les voitures, la signalisation, les objets quotidiens, les publicités (que l'on appelait alors les « réclames »)…

Certains écrivains ont bien perçu un tel phénomène, et se sont avisés que le monde matériel est particulièrement propice à décrire une époque donnée, indépendamment de ce qui s'y est déroulé. Aussi peut-on relever nombre de textes qui s'attachent ainsi à la présence et à la qualité des objets. Ce faisant, il me semble qu'ils confèrent à ces objets un statut nouveau dans l'espace romanesque, qu'il conviendrait de préciser. C'est ce que je voudrais montrer, en m'attachant à quelques œuvres contemporaines, au premier rang desquelles Les Années d'Annie Ernaux[3], que j'accompagnerai d'autres récits, ceux, notamment, de Jean Rouaud (les premiers volumes de sa fresque familiale)[4], de François Bon, Mécanique et Temps machine[5], de Pierre Bergounioux[6] et, plus ponctuellement, de Jean Echenoz ou de Pascal Quignard.

Présence et fonction des objets

L'objet dans le récit

Un premier constat s'impose : dans la plupart des textes de ces dernières décennies, la place accordée aux objets est prédominante. Il convient de rapporter cette montée en puissance à la relative désaffection des deux autres ensembles de référence : le discours et, dans une moindre mesure, le récit chronologique. Le discours, celui de l'Histoire « monumentale », construit à partir de grandes figures et d'événements majeurs orchestrés au sein d'un système destiné à leur donner sens, s'est effondré avec les idéologies qui le soutenaient, ces fameux « méta-récits de légitimation » dont parle Jean-François Lyotard[7]. Le récit lui-même est mis à mal par deux décennies de recherches formelles et de « soupçon » à l'égard des modes de représentation romanesque. S'il perdure ou revient, c'est le plus souvent sous une forme parodique, fragmentaire ou inversée (qui part du présent pour tenter de revenir sur les années antérieures). Et, même si l'on commence à en observer la relative résurgence[8], le « roman historique » n'est plus vraiment crédible, et donc assez peu pratiqué.

Parmi les formes narratives prisées dans les années 80, dominent en effet, parallèlement aux pratiques virtuoses des Echenoz, Toussaint, Chevillard et autres écrivains ludiques[9], des romans et récit d'enquête sur le passé proche, construits sur un mode « archéologique »[10]. Mais justement parce qu'il est une enquête, le roman archéologique se fonde sur des pièces, des preuves, des documents – et donc sur des objets, comme on le voit dans les récits de Jean Rouaud mentionnés ci-dessus ou encore dans Atelier 62, de Martine Sonnet.[11] Ces objets, qu'il s'agisse d'objets de témoignage (des documents : lettres, cartes, photographies…) ou d'objets-témoins (ceux dont le quotidien d'une époque est fait) acquièrent ainsi une fonction majeure : le récit ne se contente pas de les convier et de les mentionner ou de les décrire, il se fonde sur leur existence. Ce faisant, il inaugure une nouvelle fonction des objets dans le roman. En effet, si l'on s'accorde à penser que tout objet est, dans le fil d'une narration, principalement associé à une fonction diégétique – comme l'indice dans le roman policier -, force est de constater que cette fonction n'en épuise pas la valeur. Celle-ci est elle-même soit redoublée, soit, parfois, empêchée par d'autres fonctions qui la complètent ou s'y substituent, selon des choix d'ordre esthétique. On pourrait établir brièvement une typologie de ces diverses fonctions :

- Fonction psychologique. L'objet révèle le caractère du personnage, de manière à la fois métonymique (il est utilisé par celui-ci) et symbolique (il le caractérise). C'est la chandelle préférée à la bougie qui dit l'avarice du père Grandet dans Balzac.

- Fonction symbolique. L'objet concentre le sémantisme de la fiction. C'est l'Assommoir dans le roman éponyme de Zola, ou la locomotive dans La Bête humaine.

- Fonction réaliste. Les objets constituent les éléments caractéristiques d'un réel donné dont ils sont emblématiques. Ce sont le boudin et la cuvette de sang dans Le Ventre de Paris. Ils sont les éléments caractéristiques de ce que Philippe Hamon a appelé un « discours contraint »[12].

- Effet de réel. L'objet n'a d'autre lien avec la fiction que d'attester de sa réalité. C'est « l'effet de réel » selon Barthes qui prend pour exemple le baromètre de Félicité dans Flaubert[13].

- Fonction heuristique. Il s'agit de la fonction dévolue à la madeleine ou au pavé de l'hôtel de Guermantes dans A la recherche du temps perdu. L'objet sert à élucider des éléments obscurs du réel ou du fonctionnement de la psyché (ici la mémoire involontaire).

- Fonction dramatique. L'objet dramatise un donné de la fiction, comme les os du grand oncle, rassemblés dans une boîte de madeleines de Commercy dans Les Champs d'honneur.

- Fonction ludique. Accordée à l'objet par une grande part de la littérature contemporaine cette fonction s'observe quand l'objet sert à déployer un moment textuel en soi, comme la page consacrée au ticket de métro par Jean Echenoz dans Au piano.

- Fonction méta-textuelle. L'objet désigne l'ensemble de l'œuvre non plus d'un point de vue symbolique mais d'un point de vue formel, comme la façade de l'immeuble de la Vie mode d'emploi de Georges Perec.

- Pur objet textuel. L'objet n'est pas envisagé comme tel mais comme espace verbal de description gratuite ou de jeu de signifiant, comme la « tomate en vérité sans défaut » des Gommes de Robbe-Grillet.

Fonction mémorielle de l'objet quotidien

Qu'en est-il dans le cas des romans qui nous occupent ? En fait, aucune de ces diverses fonctions ne s'applique vraiment, ou du moins ne suffit à épuiser le rôle attribué aux objets dans les romans considérés. Aussi est-il nécessaire d'une construire une autre, que l'on pourrait identifier comme « fonction mémorielle ». C'est, en quelque sorte, le « souvenir » mais au sens concret de ce terme, et sur lequel repose ou se greffe le souvenir au sens psychique, que l'on distinguera bien évidemment du « souvenir » que l'on rapporte de voyage. Les objets dont on parle ici ne sont pas pensés a priori comme des objets destinés à constituer des souvenirs, c'est le travail de la mémoire qui les fait tels, a posteriori : ce sont donc moins des « souvenirs » que des « objets remémorés ». A cet égard, une première flexion peut être observée : autant les objets de témoignage dominent pour tout ce qui concerne le passé lointain, notamment dans les évocations rétrospectives des deux guerres mondiales (il y a ainsi quantité de références à des lettres dans les récits de Jean Rouaud, de Sébastien Japrisot, de Claude Simon, de Patrick Modiano…) autant deviennent plus nombreux les objets–témoins pour les années qui nous intéressent : que l'on pense par exemple à la fameuse 2 CV sur laquelle s'ouvre Les Champs d'honneur, à la télévision dans La Mue de Pierre Bergounioux,[14] au train de soudure dans l'incipit de Temps Machine de François Bon, à ces pages consacrées à la « tête de Delco » dans le même ouvrage, à la fascination de Jean Echenoz pour le catalogue «Manufrance » ou pour les voitures d'époque. Même Pascal Quignard, dont pourtant les intérêts se portent largement ailleurs, écrit dans Paradisiaques : « Je me souviens que la nouvelle Quatre-Chevaux verte que ma grand-mère acheta en 1959 lui coûta la somme de 425 540 francs. Je me souviens qu'en août 1956, à Chooz [...] j'attendais une dauphine blanc crème immatriculée 9859 56 76 que mon père venait d'acquérir »[15].

Évidemment, parler ici de « fonction mémorielle » n'est pas sans faire écho au travail orchestré par Pierre Nora autour des « lieux de mémoire »[16]. De fait ces objets s'inscrivent partiellement dans la notion forgée par l'historien en ce qu'ils semblent échapper à la césure repérée par cet ouvrage entre « mémoire vivante » et « mémoire morte », devenue Histoire. On se souvient, par exemple, du « presse-purée » ou de la « cocotte-minute », même si les versions actuellement en usage n'ont plus grand-chose à voir avec celles, illustres, qu'ont enregistré nos souvenirs. Mais la notion forgée par Pierre Nora ne convient qu'imparfaitement à les désigner car tous n'ont pas la valeur nécessaire : si la 2 CV est effectivement une voiture mythique, il est difficile de faire de la tête de Delco et de la cocotte-minute l'équivalent des trois couleurs du drapeau français ou du clocher de village. Les « lieux de mémoire » dont il est question dans les romans qui nous intéressent sont plus anodins, plus « minuscules ». On ne peut pourtant pas les dire intimes. Et si le drapeau, le clocher ont quelque chose de sacré, s'ils représentent des valeurs ou des règles, si la 2 CV a une dimension emblématique, si elle incarne un esprit de liberté et d'affranchissement envers la lourdeur des anciennes formes de transport, la tête de Delco de François Bon ou le « Bulgomme » dont parle Annie Ernaux seraient en revanche des lieux de mémoire sécularisés : fondus dans le siècle et destinés à y disparaître. La mémoire que l'on en a, parce qu'elle n'est pas soutenue par la valeur symbolique de ces objets ni, a fortiori, par l'appropriation artistique qui en est faite (la 2 CV figure sur des timbres, est détournée par des artistes plasticiens…), est de moindre puissance. Elle n'existe guère sans le texte qui l'évoque.

C'est l'un des enjeux du livre d'Annie Ernaux, que de « sauver » de tels objets de l'oubli. Les Années rassemble en effet dans une évocation que l'auteur dit « transpersonnelle », les souvenirs familiaux et collectifs qui lui restent de ces dernières décennies. À la fin de son livre, l'écrivain exprime à la troisième personne du singulier le projet qui lui a donné lieu : « La forme», écrit-elle, « ne peut donc surgir que d'une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l'époque, l'année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent – les raccorder de proche en proche à d'autres, s'efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les événements et les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui — pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l'Histoire » (Années, 239)[17]. Ces deux phrases, dont le mouvement même rappelle le dispositif qui, dans Le temps retrouvé, vient à la fois énoncer et clore le projet d'À la Recherche du temps perdu, énumèrent l'ensemble des éléments à rechercher et retenir : paroles, commentaires, événements, objets, discours flottants, vécu de l'Histoire. Or, et c'est là ce qui frappe d'abord tout lecteur de ce livre : paroles, commentaires, événements, discours flottants et vécu de l'Histoire s'y estompent progressivement au profit des objets, dont les nombreuses listes nourrissent le texte.

Les objets remémorés

Les choses et les noms

Après une ouverture consacrée aux images, mentales et photographiques, aux mots et expressions qui marquèrent une époque, la narratrice des Années en vient très rapidement aux objets associés dans son esprit à la soudaine abondance de la Reconstruction après des années rendues plus chiches par la guerre et les mois d'austérité qui suivirent : « Il y en avait pour tout le monde, le stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisettes, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle. On n'en revenait pas du temps gagné avec les potages express en sachet, la Cocotte-Minute et la mayonnaise en tube […] » (Années, 42). Cette énumération (il y en a d'autres, nombreuses, dans le livre) met en avant, au-delà des objets eux-mêmes et de leur profusion, trois aspects majeurs : la nouveauté de ces objets — qui fait émerger la spécificité d'une époque et relègue le passé dans le passé, les années d'avant-guerre sont emportées dans la volonté d'oubli qui se manifeste envers les années de guerre. L'attention à des matières nouvelles ou éprouvées comme telles — qui sanctionne l'entrée dans l'âge du progrès industriel. Et la chorégraphie des noms propres qui les désignent (Gerflex, Bulgomme, Gilac…). Par antonomases, le monde s'enrichit de mots autant que de choses. Il s'enrichit de choses qui sont des mots et de noms propres qui valent pour des choses et servent désormais à la désigner (on dit plus facilement « frigidaire » que « réfrigérateur » et ce, quelle que soit la marque effective de l'appareil).

Car, et c'est là une première remarque, l'objet ne donne lieu à aucune description. C'est justement ce qui conduit à lui attribuer une fonction spécifique, laquelle se réduit à sa pure nomination. Il n'y a en effet aucun déploiement textuel de l'objet, ni du côté de son ustensilité (ou très rarement), ni dans la relation phénoménologique que tel ou tel personnage peut entretenir avec lui, pas plus qu'il n'y a d'exploitation de sa forme au profit d'une attention esthétique, et ce bien que le design soit alors en plein développement et que notre époque s'emploie à le célébrer[18]. L'objet est ainsi réduit à sa pure matérialité. Ou plutôt à sa double matérialité : plastique (concrète) et verbale (le mot, souvent un nom propre, qui le désigne). Mais ce nom ne suffit pas à épuiser l'objet, car il fait appel à une mémoire commune : une compétence lectorale qui circonscrit forcément un public, composé certes de plusieurs générations, mais qui en exclut d'autres : Gerflex, Gilac et Delco n'évoquent aucun souvenir aux jeunes gens d'aujourd'hui. Il faut souligner cet effet de clôture d'une mémoire non-partagée, qui recouvrent à certains égards les réflexions sur les lieux de mémoire formulées par Pierre Nora : les objets ainsi évoqués ne se passent pas de commentaires ni d'explications. Ce qui montre qu'ils sont devenus des objets historiques, et du reste on commence à les trouver dans des musées. Il faut dire ce dont il s'agit, ce que ne fait pas le texte d'Annie Ernaux, lequel apparaît ipso facto comme destiné à ceux dont il évoque et partage le passé, invités à communier dans la mélancolie des souvenirs communs, et non aux générations à venir. Il signale ainsi combien demeure attaché à ces années quelque chose d'impartageable.

L'objet vs L'événement

Seconde remarque : au fil du livre (et donc des années, car le texte déroule un fil chronologique), les équilibres se modifient entre mémoire d'événement et mémoire d'objet. En font foi les thèmes de conversations qui occupent les déjeuners de famille tels que chaque décennie les rassemble. Si les premiers – ceux des années 50 - sont voués aux discussions autour d'événements historiques encore proches (mais pas seulement : la Guerre de 14 y figure en bonne place), les suivants se consacrent plus volontiers aux objets que la modernité apporte. Si bien que discours et paroles, commentaires et vécu sont eux-mêmes organisés autour de cette matérialité de plus en plus envahissante au détriment de l'Histoire qui peu à peu disparaît des conversations. Qu'on en juge dans l'enchaînement de ce petit montage de citations :

- Début des années 50 : « Les jours de fête après la guerre, dans la lenteur interminable des repas […]. Les voix des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croirait avoir assisté. Ils n'en avaient jamais assez de raconter l'hiver 42, glacial, la faim et le rutabaga, le ravitaillement et les bons de tabac, les bombardements » (Années, 22-23).

- « les voix transmettaient un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeaient dans une nuit immémoriale, “dans le temps“, dont elles égrenaient les plaisirs et les peines, les usages et les savoirs » (Années, 29).

- « À la moitié des années cinquante, dans les repas de famille, les adolescents restaient à table, écoutant les propos sans s'y mêler […]. La guerre finissait par revenir sur le tapis. Ils rappelaient l'exode, les bombardements, les restrictions de l'après-guerre, les zazous, les pantalons de golf. […] Mais dans le ton de la voix, il y avait de l'éloignement. […] Les souvenirs des privations de l'Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. » (Années, 59-60).

- Années 60 : « […] les conversations petites-bourgeoises s'engageaient sur le travail, les vacances et les voitures, San Antonio, les cheveux longs d'Antoine, la laideur d'Alice Saprich, les chansons de Dutronc. […] L'évocation de la guerre se rétrécissait dans la bouche des plus de cinquante ans en anecdotes personnelles, pleines de gloriole, qui paraissaient au moins de trente du radotage. Nous étions d'avis qu'il y avait pour tout cela des discours de commémoration et des gerbes de fleurs » (Années, 96).

- « À la fin des années soixante-dix, dans les repas de famille dont la tradition se maintenait malgré la dispersion géographique des uns et des autres, la mémoire raccourcissait […] L'égrènement des souvenirs de la guerre et de l'Occupation s'était tari […] le lien avec le passé s'estompait. On transmettait juste le présent » (Années, 134).

- Années 80 : « Dans les déjeuners de fête, les références au passé se raréfiaient. Il était hors d'intérêt d'exhumer pour les jeunes convives les grands récits de notre entrée dans le monde […] Nous n'évoquions pas davantage l'Algérie, le Chili ou le Vietnam, ni Mai 68 ni la lutte pour l'avortement libre. » (Années,151).

- « Au milieu des années 90, à la table où l'on avait réussi à réunir un dimanche les enfants bientôt trentenaires et leurs amis/amies […], le passé indifférait » (Années, 189-190).

Cette disparition du passé et du sens de l'histoire se poursuit jusqu'au présent que finit par atteindre la fin du livre : « l'évanouissement du passé le plus récent stupéfiait » (Années, 230). Si la mémoire personnelle fait bien sûr une grande place aux événements familiaux et intimes, la part collective de cette mémoire personnelle manifeste une distorsion très nette qui voit ainsi l'effacement relatif des événements historiques au profit d'une autre mémoire, plus quotidienne, où l'objet règne sans partage. Annie Ernaux en fait elle-même le constat à propos du retrait dans les zones rurales des anciens militants de 68 : « Ceux qui voulaient faire l'Histoire n'admiraient rien tant que son effacement dans le retour des saisons et l'immuabilité des gestes – et ils achetaient une vielle baraque à ces mêmes paysans pour une bouchée de pain » (Années, 114) et, un peu plus loin : « Les idéaux de mai se convertissaient en objets et en divertissements » (Années, 117). Ce qui a disparu ce sont non seulement le sens politique, le militantisme, mais bien la conscience historique, comme le signale encore ce passage : « Personne n'avait eu l'idée d'évoquer la guerre, Auschwitz et les camps, ni les événements d'Algérie, affaire classée, seulement Hiroshima, l'avenir nucléaire. Entre les siècles de paysannerie, dont la nuit odorante de la garrigue semblait apporter le souffle, et ce moment d'août 73 il n'y avait rien eu » (Années, 116).

L'effacement du politique se mesure de manière plus emblématique encore dans ces pages des Années où la guerre d'Algérie, certes évoquée, est l'objet d'une simple concession face aux enthousiasmes promis par les réalisations concrètes : « Même si les soldats du contingent continuaient de partir en Algérie […] il y aurait le paquebot France, la Caravelle et le Concorde […] il y avait le nouveau franc, le scoubidou, le yaourt aromatisés, le lait en berlingot et le transistor. Pour la première fois on pouvait entendre de la musique n'importe où, sur le sable de la plage à côté de sa tête, dans la rue en marchant » (Années, 78 ; je souligne). Le contraste entre le début de ce paragraphe et la fin ne manquera pas d'alerter l'attention des historiens qui savent bien le rôle joué pendant la guerre d'Algérie, justement, par le transistor, puisqu'il permit de déjouer le coup d'Etat perpétré par les Généraux rebelles, Salan et Jouhaux. Or ici ce n'est pas ce rôle qui est mentionné mais une pure fonction de divertissement, quasiment au sens étymologique : on regarde ailleurs. Là encore, il faudra attendre les années 80 pour que la guerre d'Algérie revienne en force dans la littérature, avec Dider Daeninckx, Arno Bertina, Bernard-Marie Koltès, Bertrand Leclair, Laurent Mauvignier… etc., quand Claire Etcherelli et Pierre Guyotat était bien seuls, du côté français, à introduire ces questions dans la fiction.[19]

L'effacement de l'Histoire

De même, l'aura du Général de Gaulle se dépolitise et se deshistoricise tout à la fois. Elle n'est plus celle de l'Appel du 18 juin, qui invite à l'éveil national et à la poursuite des combats, mais devient lénifiante : « Plus tard, nous souvenant de la bonne voix grondeuse de Nounours dans Bonne nuit les petits on aura l'impression que c'était de Gaulle qui venait nous border tous les soirs » (Années, 91). Chaque évocation à connotation politique est ainsi l'objet d'une minoration, du reste reconnue par le texte lui-même : « Dans le cours de l'existence personnelle, l'Histoire ne signifiait pas » (Années, 95). L'image rétrospective qui est donnée de ces années gaulliennes conjugue l'oubli à l'espérance d'un avenir promis, radieux, vers lequel un mouvement irrépressible entraîne la collectivité sociale.

Cette image contraste fortement avec la manière dont se pense la société depuis le début des années 80. Jean-François Lyotard, Marc Angenot, Pierre André Taguieff, Krzyztof Pomian et d'autres ont montré cette inversion du regard. Depuis trente ans, l'avenir s'est brouillé. Les discours d'accompagnement qui en structuraient la promesse se sont délités. Or, si la critique de ces discours et des idéologies dont ils étaient porteurs a bien eu lieu au tournant des années 70 et 80, entraînant la désaffection croissante envers l'engagement politique et syndical que l'on sait, le regard qui se porte a posteriori vers ces années — sauf lorsqu'il est effectivement voué à cette question idéologique comme, par exemple, Tigre en papier d'Olivier Rolin ou Circulaire à toute ma vie humaine de Natacha Michel —, élude la question politique. Il est frappant que, dans Les Années, l'avenir ne soit promis radieux que par la jouissance matérielle qu'il annonce et non grâce à l'avènement d'une société plus juste : « les réclames de Radio Luxembourg comme les chansons, apportaient la certitude du bonheur de l'avenir et l'on se sentait entouré de choses absentes que l'on aurait le droit d'acheter plus tard » (Années, 43). Le texte sous-entend l'effacement de la propagande politique au profit du registre matériel, et ce par le truchement de la publicité[20]. Slogan pour slogan (Annie Ernaux en cite un grand nombre), les discours porteurs d'idées sont remplacés par les discours véhicules d'objets : « le progrès était l'horizon des existences […] Il était dans le plastique et le Formica[21], les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l'eau courant sur l'évier et le tout-à-l'égout […] » (Années, 44). De fait, l'écrivain le note un peu plus loin : « L'arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé » (Années, 89).

Tout ceci montre bien que le monde occidental n'est pas tant entraîné par un projet politique d'avenir mais par le désir d'une accumulation de biens. C'est au point que les grands concepts changent de contenu sémantique. « Les Coop et Familistère faisaient place aux supermarchés où les clients s'enchantaient de toucher la marchandise avant de l'avoir payée. On se sentait libre, on ne demandait rien à personne » (Années, 90 ; je souligne). On voit à quoi se résume alors le sentiment de Liberté, dont le nom révolutionnaire continue d'orner les frontons et qui se récite cependant dans les écoles par le truchement du poème d'Eluard. On notera également le glissement connotatif des noms donnés aux magasins, depuis les résonances utopiques de la Coopérative et du Familistère où s'entendait encore le rêve du Phalangstère jusqu'au simple « marché » affublé d'un préfixe qui l'exhausse : Supermarché. L'idéal collectif a fait place à l'individualisme . Et c'est désormais le concret qui l'emporte sur l'idée de bonheur radieux : « Les gens faisaient fond de plus belle sur une existence meilleure grâce aux choses » (Années, 69) ou encore : « Le futur s'énonce en termes matériels précis » (Années, 100 ; je souligne).

Évaluations critiques

Médiations culturelles

Ces évocations ne livrent pas un pur contenu : elles entrent en relation avec d'autres écritures, a fortiori avec celles qui ont contribué à modeler un imaginaire, à donner au réel une réalité verbale. Que toute œuvre déploie peu ou prou un réseau intertextuel, nul n'en doute désormais. M'intéresse ici plus spécifiquement la part de ces références qui appartiennent elles-mêmes aux années revisitées, en ce qu'à la fois elles participent de cet univers et, contribuent, en tant que productions artistiques ou intellectuelles, à l'informer. Dans le cas des années 60 et des récits ou discours qui les évoquent on peut en relever certaines très évidentes, d'autres moins. Parmi les plus évidentes, les Mythologies de Barthes et Les Choses de Perec interviennent comme des intercesseurs majeurs. Ces deux ouvrages, publiés respectivement en 1957 (les « mythologies » paraissent entre 1954 et 1956 avant leur reprise en volume) et en 1965, encadrent la première décennie concernée, qu'elles invitent à lire avec ironie et esprit critique. Les Années se lisent avec Les Choses. Et l'un des chapitres majeurs des Mythologies résonne dans Tigre en papier d'Olivier Rolin. Le narrateur et son interlocutrice font le tour de Paris en DS Citroën. : « Remember est une vieille DS gris argent, la beauté même avec sa gueule de raie aux yeux qui bougent ».[22] François Bon salue lui-même « La fabuleuse analyse symbolique et sémiotique de Barthes sur la DS 19 »[23]. On trouve encore une DS 19, empruntée pour pousser de Brive à Paris, dont les adolescents ne verront que le périphérique, dans L'Arbre sur la rivière de Pierre Bergounioux[24].

Toute cette imprégnation est très évidente, je n'y insiste pas. Mais il ne faudrait pas oublier d'autres interférences, plus discrètes. On a souvent dit, Barthes le premier, que ce que les histoires littéraires appellent désormais le « Nouveau Roman » était une littérature « objective », voire « objectale ». De fait les objets y ont une part importante, d'autant plus importante qu'elle demeure souvent sans véritable rémunération diégétique : ce sont de purs moments descriptifs, de purs espaces textuels. Annie Ernaux, qui nomme mais décrit peu, semble s'être affranchie de cette influence dans Les Années. En revanche, la célèbre description de la 2 CV au début des Champs d'honneur de Jean Rouaud est non seulement un morceau anthologique d'humour littéraire, mais fonctionne également comme un véritable exercice parodique. Cette 2 CV est une « anti-tomate » par excellence. Alors que Robbe-Grillet condamne (sans s'y tenir) toute anthropomorphisation du monde objectif, Rouaud va aussi loin que possible dans cette voie : « La 2 CV est une boîte crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n'y manque pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière » (Champs d'honneur, 32). Si bien que les descriptions d'objets des années 50-60 que l'on trouve dans les œuvres contemporaines sont en fait conçues à partir de (à la façon de ou à l'opposé de) paradigmes littéraires eux-mêmes issus de ces mêmes années[25].

C'est ainsi que Jean Echenoz pratique volontiers le pastiche néo-romanesque, nombre d'études l'ont montré, et qu'il emprunte tout autant aux films de Hitchcock ou de Tati, un regard décalé, amusé, faussement naïf mais très lucide. Dans Les Grandes Blondes, par exemple, dont le titre est un hommage au premier, la description de l'immeuble de la société Stocastic Film (p. 26) semble extraite de Playtime, film du second. Tout fonctionne donc comme si les années soixante apportaient avec elles le mode d'emploi de leur propre représentation, un « stock » de mise en textes, en images, une auto-ironisation parfois, dans lesquelles il suffit de puiser. Ou, pour le dire autrement, duquel il est sans doute difficile de s'affranchir. Cette mémoire que l'on pourrait croire immédiate n'est pas sans médiations. Au nombre de ces « modes d'emploi », il faudrait ajouter ceux fournis par des modèles formels, tels que les « biographèmes », introduits par Roland Barthes en dans Sade, Fourier, Loyola (1971) et repris dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975), ainsi que le modèle énumératif mis en œuvre par Perec dans Je me souviens (1978) La liste (perecquienne) et le fragment (barthésien) sont activés dans les textes qui nous intéressent en même temps que les objets qu'ils servent à évoquer.

Modèles d'intellection

À ces modèles poétiques, à la fois sémiotiques et formels, s'ajoutent des réflexions d'une autre teneur, philosophiques et sociologiques. Car, comme le montre avec justesse Michael Sheringham,[26] ce sont ces mêmes années qui ont produit toute une réflexion sur le quotidien, depuis la Critique de la vie quotidienne, d'Henri Lefebvre, commencée en 1947 et dont le premier tome réparait en 1958 suivi d'un second, inédit, en 1961, à Michel de Certeau dont L'Invention du quotidien date de 1980 : deux ouvrages qui cernent la période et offrent aux écrivains qui veulent la penser les moyens de le faire. Un récit comme Le Drap d'Yves Ravey ou une enquête familiale comme Atelier 62 de Martine Sonnet, les premiers romans de Jean Rouaud sont tous emblématiques de ce phénomène : la mort d'un père (Ravey, Sonnet, Rouaud), la survie d'une mère (Rouaud), les conditions de vie professionnelle (Sonnet mais aussi, dans Mécanique, François Bon) se disent uniquement par le truchement des objets et des gestes quotidiens, des « usages » et « manières de faire » repérés par Michel de Certeau ou, ailleurs par Pierre Bourdieu.

Bien sûr les références aux objets comportent une forte dimension sociologique. Mais étrangement celle-ci joue de manière très ambivalente. Une première approche, confortée par les écrivains eux-mêmes, au premier rang desquels Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et François Bon qui ont plusieurs fois rappelé leur attachement aux travaux de Pierre Bourdieu[27], est discriminante. La possession des objets évoqués, le fait de les acquérir plus tôt ou plus tard, établit des clivages sociaux auxquels les écrivains sont très attentifs : « Les jeunes couples des classes moyennes achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l'Eau sauvage de Dior, une radio à modulation de fréquence, une chaîne hifi, des volages vénitiens et de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un secrétaire ou un scriban, meubles dont ils avaient lu le nom seulement dans des romans » (Années, 90). Nous ne sommes pas loin ici des Choses de Perec et de la variation sur les objets qu'il convient d'avoir ou non pour un jeune couple de ces années-là. Mais ces passages peuvent surtout être lus en regard des réflexions avancées dans La Distinction dont Ernaux et Bergounioux se déclarent grands lecteurs.

Or, paradoxalement, ce ne sont pas de tels clivages qu'Annie Ernaux met le plus en évidence dans Les Années (alors même que ses récits antérieurs, de La Place à La Honte, y reviennent souvent). Elle montre au contraire que, loin d'être clivants, ces objets sont plutôt agrégatifs. S'il existe, bien sûr, des objets plus chers que tous n'acquièrent pas en même temps, comme la télévision, la plupart d'entre eux sont finalement achetés et utilisés par tous (comme la Cocotte-Minute). A travers ces objets se dessine ainsi une nouvelle communauté de découverte et d'usage. Il semble que ce soit là un tropisme d'époque : le besoin de ressouder la communauté nationale, fortement divisée par les années de guerre. Ce phénomène qui se remarque aisément dans les discours politiques qui prétendent construire le portrait d'une France unanimement résistante, se marque aussi dans la relation aux objets, face auxquels l'unanimité se fait aisément. (même si, comme le note Annie Ernaux avec humour, certains dénigrent la machine à laver « accusée d'user le linge ») : Teppaz et Cocotte-minute, dentifrice en tube et Bulgomme se retrouvent bien vite dans toutes les maisons.

Une communauté se dessine donc, plus que des différences sociales. Mais si je superpose ce constat à celui qui précède – celui de l'effacement du politique – celle-ci nous apparaît comme une communauté par défaut : une communauté d'usages matériels et non d'actions ou d'idées ; une « communauté désoeuvrée » selon l'expression de Jean-Luc Nancy[28], qui se reconnaît a minima dans des objets communs plus que dans une idéologie. C'est la communauté de l'homme quelconque, définie par Giorgio Agamben[29], celle, sans doute du « français moyen ».[30]

Critique et nostalgie

Une autre ambivalence apparaît : celle qui conjoint et oppose critique et nostalgie : ces textes déploient en effet une critique de ces années comme celles d'un renoncement à l'histoire et d'un abandon à la consommation, mais ils manifestent aussi envers ce temps une forme de tendresse qui finalement résiste à la critique. La société de communication est l'objet de dénonciations, notamment autour de mai 1968 et des années suivantes où nombre de jeunes gens tentèrent d'échapper à la pression sociale et commerciale qui pesaient sur eux. Mais le texte d'Annie Ernaux fait apparaître que cette protestation demeure superficielle et que même les esprits les plus critiques (surtout la petite bourgeoisie de gauche) aiment à jouir de la profusion matérielle que propose alors le monde moderne.

Les Années se rend ainsi attentif à l'évolution de cette culture consumériste, notamment à travers le lexique employé. Au fil des pages – et donc des années – les « choses » deviennent des « objets », puis des « marchandises » et sont, à la fin de la période concernée par notre réflexion, en passe de devenir des « marques ». Leur réalité concrète ne disparaît certes pas, mais elle est comme recouverte par leur identité symbolique : c'est le règne de la « marchandise conquérante » (Années, 127). Une perversion de la conscience de soi commence à miner l'intériorité, l'avoir grignote l'être : « Ce n'était plus le même moi que celui qui allait faire ses courses à Prisu ou aux Nouvelles Galeries. De Darty à Pier Import, le désir d'acheter bondissait en nous, comme si l'acquisition d'un gaufrier électrique et d'une lampe japonaise allaient faire de nous des êtres différents […] » (Années 129). Cette perte de soi est mise en évidence dans plusieurs passages qui font apparaître une véritable perversion du désir, ce qui, dans l'oeuvre d'une Annie Ernaux, n'est pas rien. L'écrivain insiste en effet sur la réorientation de celui-ci vers des biens essentiellement matériels : « On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelle de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas. On les offrait à l'admiration des autres. Elles recelaient un mystère et une magie qui ne s'épuisait pas dans leur contemplation et leur manipulation » (Années, 43)

Cet accaparement du désir par les objets contribue à préparer ce qu'un sociologue, Gilles Lipovetsky, appellera « l'ère du vide »[31], c'est-à-dire le repli sur soi-même dans un rapport au monde qu'Annie Ernaux présente comme plus narcissique (sinon masturbatoire !) que véritablement édoniste : « Dans l'immédiat, le désir le plus déterminé était de posséder un électrophone et au moins quelques microsillons, des objets chers dont on pouvait jouir seul, sans fin et jusqu'à l'écoeurement […] » (Années, 65, je souligne). Bien sûr ces pages sont écrites à la lumière du présent, de ses iPod et autres smartphones, mais on y mesure déjà combien la jouissance matérielle est aussi un processus de séparation : « Dans le secret de sa chambre, on se faisait une orgie du même disque, c'était comme une drogue qui emportait la tête, éclatait le corps, ouvrait devant soi un monde de violence et d'amour […] » (idem). La conjugalité, telle qu'elle est présentée dans cette oeuvre (les couples passent leurs soirées à choisir des objets dans les catalogues de vente par correspondance) ne fait qu'amplifier le phénomène, au point que l'expérience du divorce est une reconquête du désir, non pas parce qu'il libère le sujet de son conjoint pour une autre histoire amoureuse, mais parce que le partage des biens, dans l'inventaire qu'il suppose, rend tout à coup ces objets à leur inanité d'objets morts, au mieux à leur seule ustensilité. Une sorte de contre-transfert s'opère qui libère les pulsions du symbolisme matériel où elles s'étaient entravées. (cf Les Années, 138-139).

La critique ainsi menée a posteriori butte sur un double écueil. C'est, d'une part, la nostalgie, que l'on pourrait mesurer sans peine au simple plaisir de la nomination qui s'y déploie. Ces mots, ces purs signifiants : Bulgomme, Gilac, Teppaz... sont des amalgames de syllabes devenues poétiques. On sait tout le bénéfice qu'en tire Pierre Alferi dans son livre Kub Or[32], inspiré jusque dans sa forme par les fameux « bouillons cubes » Kub Or de Maggi. D'autre part, la réalité que ces pages construisent demeure fragmentaire. Elle s'y dissout en une myriade d'objets qui ne font jamais globalement sens. Leur multiplicité, leur multiplication n'est pas synthétisable. Comme telle, elle n'offre guère de prise à une contre-argumentation. Elle résiste à l'emprise d'un discours rétrospectif, mais ne produit pas de sens sinon celui de sa propre vanité. Cherchant à la ressaisir dans son livre, Annie Ernaux dit d'elle-même qu'elle a « peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir » (Années, 158).

Kristin Ross signale à juste titre que les écrivains du « Nouveau roman », au premier rang desquels Alain Robbe-Grillet, furent trop engagés eux-mêmes dans le processus de modernisation qui a dominé les années 50 et 60 « pour offrir la perspective critique nécessaire » à la vision historique de leur époque[33]. Elle-même considère que l'écrivain qui a le mieux traduit la « double histoire » (celle de la modernisation, celle de la décolonisation) à laquelle elle consacre son livre est Didier Daeninckx, dont le premier roman paraît au début des années 80. De fait, et indépendamment des questions de décolonisation et d'immigration, qui ne sont pas les nôtres ici[34], ce sont bien les romanciers des années 80 qui ont le mieux exprimé les bouleversements sociaux et sociétaux de la France de l'après-guerre. C'est à la fois qu'ils ont connu la brutale mutation du monde qui était celui de leur enfance, mais aussi que leur instrument – l'écriture littéraire - s'est émancipé des théories liées à cette modernisation qui empêchaient paradoxalement de la mesurer. Pierre Bergounioux, François Bon, Jean Rouaud, Annie Ernaux, Olivier Rolin et bien d'autres[35] n'ont cessé de se pencher sur ces années. Et, de manière tout à fait symptomatique, ils le font en mettant l'accent sur une mémoire matérielle qui lie étroitement les destins collectifs ou, lorsqu'ils en évoquent, individuels, aux objets de ce temps, comme si ce temps avait d'abord été un temps d'objets. Comme le répète volontiers Pierre Bergounioux : « On est les choses auxquelles on a été ». C'est aussi dire, par défaut, ce à quoi « on » n'a pas été présent.


Dominique Viart (Université Paris Nanterre) 2012, révisé en 2023

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en mars 2023.



[1] Voir le numéro double de la revue Mémoire en jeu, « Quelle(s) mémoire(s) pour la guerre d'indépendance algérienne 60 ans après ? », sous la direction de Catherine Brun, Sébastien Ledoux et Philippe Mesnard, n° 15-16, Hiver 2021-2022.

[2] Voir Jean-Pierre Martin (dir.), « Ouvriers volontaires. Les Années 68 . L' “établissement“ en usine », Les Temps modernes, n° 684-685, Juillet-octobre 2015.

[3] Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008.

[4] Jean Rouaud, Les Champs d'honneur, 1990 ; Des Hommes illustres, 1993 ; Pour vos cadeaux, 1998, tous aux éditions de Minuit.

[5] François Bon, Temps machine, Verdier, 1993 ; Mécanique, Verdier, 2001.

[6] Pierre Bergounioux, La Maison rose, 1987 ; La Mue, 1991, L'Orphelin, 1992 ; La Toussaint, 1994 ; La Mort de Brune, 1996, tous aux éditions Gallimard.

[7] Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Minuit, 1979.

[8] Chez des écrivains tels qu'Hedi Kaddour, Anne-Marie Garat, Jean-Paul Dubois, ou, de manière plus distanciée, Jean Rouaud lui-même (L'Imitation du bonheur, Gallimard, 2006).

[9] Voir Olivier Bessard-Banquy, Le Roman ludique, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.

[10] Voir Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Bordas, 2008, et Dominique Viart (dir.), Nouvelles écritures littéraires de l'Histoire, Minard-Lettres modernes, 2009.

[11] Martine Sonnet, Atelier 62, Le temps qu'il fait, 2009.

[12] Philippe Hamon, « Un discours contraint », in Littérature et réalité, Seuil, 1982.

[13] Rolnad Barthes, « L'Effet de réel », in Littérature et réalité, op. cit.

[14] Pierre Bergounioux La Mue, Gallimard, 1991.

[15] Pascal Quignard, Paradisiaques, Grasset, 2005, p. 17

[16] Pierre Nora (dir.), Lieux de mémoire, Gallimard, 1984.

[17] Je renvoie désormais au livre d'Annie Ernaux, Les Années dans l'édition originale (Gallimard, 2008) en indiquant la pagination entre parenthèses après la citation.

[18] Voir par exemple les expositions que le Centre Pompidou de Beaubourg consacre au design des années 50 ou l'ouverture, à Saint-Etienne, d'une Cité du design dont les premières expositions, accueillies au Musée d'Art Moderne, ont justement porté sur les années Cinquante.

[19] Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, Denoël, 1967 ; Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, Gallimard, 1967.

[20] De manière symptomatique, dans Tigre en papier d'Olivier Rolin, le narrateur revient en pensée sur les événements très politiques du militantisme des années 70 en parcourant en voiture le périphérique parisien : ses réflexions sont constamment interrompues par la lecture des grandes enseignes et publicités lumineuses qui s'alignent sur son chemin.

[21] Nul n'a oublié la chanson de Jean Ferrat, « La Montagne », contemptrice du « Formica et du ciné » qui font oublier les vraies valeurs.

[22] Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002, p. 93.

[23] François Bon, « en voiture, court essai sur l'évolution et l'importance des outils de narration ambulatoire dans la littérature », in Dominique Viart et Jean-Bernard Vray, François Bon, éclats de réalité, Presses Universitaires de Saint Etienne, 2010.

[24] Pierre Bergounioux, L'Arbre sur la rivière, Gallimard, 1988.

[25] Parmi les médiations artistiques qui dominent dans ces années, l'art plastique fait une large place place à l'objet en réaction à l'abstraction lyrique, voir notamment le Pop-art (apparu en Grande Bretagne et aux Etats-Unis dans les années 1960), le « nouveau réalisme » (apparu en France au cours des années 1960 – 1963), Fluxus (à partir de 1961) et l'Arte povera (Rome & Turin, années 1960).

[26] Michael Sheringham, Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2006.

[27] Voir notamment, pour les deux premiers d'entre eux, leur témoignage dans : Jean-Pierre Martin (éd.), Bourdieu et la littérature, Cécile Defaux, 2010.

[28] Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, Bourgois, 1990.

[29] Giorgio Agamben, La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène Raiola, Seuil, 1990.

[30] Voir : François Provenzano & Sarah Sindaco (dir.), La Fabrique du Français moyen. Productions culturelles et imaginaire social dans la France gaullienne (1958-1981), Bruxelles, Le Cri / CIEL-ULB-ULg, 2009.

[31] Gilles Lipovetsky, L'Ère du vide, Gallimard, 1983.

[32] Pierre Alferi, Kub Or, POL, 1994. Le livre est décrit en ces termes : « Ces 7 x 7 poèmes, avec 7 photos de Suzanne Doppelt se présentent vraiment comme des petits cubes (les fameux « Bouillons Kub »), bien carrés, bien compacts. On pourrait dire aussi des boîtes, boîtes à malice, ou encore des coffres à jouets, débordants de trésors serrés. C'est dire leur richesse, leur densité, le caractère merveilleux, hétéroclite et magique de leur contenu. Plein de choses en effet : des objets, des mots, des images, des textes, des souvenirs, une juvénilité heureuse pour les ordonner ».

[33] Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc, [1995], Flammarion, 2006, p. 25

[34] Depuis la parution du livre de Kristin Ross, l'œuvre de Jean Rouaud s'est réorientée vers ce type d'articulation en liant une réflexion sur la perte d'aura internationale de la France à ses considérations sur les dernières avant-gardes littéraires. Cf. Jean Rouaud, « Mort d'une certaine idée » in Pour une littérature monde, Gallimard, 2007.

[35] Par exemple Christian Garcin, J'ai grandi, Gallimard, 2006.



Dominique Viart

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Mars 2023 à 10h16.