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Le cliché? est un « lieu » ou un « moment » textuel où un texte donné négocie son rapport à ce qui, dans la langue, reste statique et non marqué du sceau de la singularité. On peut montrer cependant que tout recours à un cliché engage une dialectique entre invention et reprise expressive : repris pour être reconnu comme tel, le cliché dans le texte littéraire fait jouer l'un par l'autre ou l'un contre l'autre deux « contextes » et c'est dans ce jeu que se marque la littérarité.

• M. RIFFATERRE, « Fonction du cliché dans la prose littéraire », Essais de stylistique structurale, Flammarion, 1971 : Deux caractéristiques du cliché (p. 162 sq.) : « [1.] Premièrement, le cliché présente une expressivité forte et stable. D'abord parce que le stéréotype contient un fait de style complet, c'est-à-dire un groupe binaire formé d'un microcontexte et d'un élément contrastant avec ce contexte, et que ce contraste de deux pôles opposés mais inséparables est figé : son effet est donc, si j'ose dire, en conserve. Cet effet est renforcé par le macrocontexte où il est inséré, et avec lequel il contraste d'autant plus qu'un fait de style figé, par définition, n'admet pas de substitutions lexicales [une substitution synonymique efface le cliché, ce qui est le signe que l'expressivité du cliché est structurale et non pas sémantique] : par conséquent, il tend à s'écarter du vocabulaire propre au macrocontexte. C'est cette discordance qui fait juger le cliché affecté, artificiel, etc., en particulier si l'esthétique du lecteur repose sur des principes [« classiques »] comme harmonie ou unité de ton. Il importe de bien souligner que la stéréotypie à elle seule ne fait pas le cliché : il faut encore que la séquence verbale figée par l'usage présente un fait de style, qu'il s'agisse d'une métaphore comme fourmilière humaine, d'une antithèse comme meurtre juridique, d'une hyperbole comme mortelles inquiétudes, etc. Toutes les catégories stylistiques sont susceptibles d'entrer dans des clichés. Aussi le cliché peut-il être rebattu mais non pas inefficace. Il ne faut pas confondre banalité et usure. S'il était usé, le cliché perdrait sa clientèle et ses ennemis, ce qui n'est pas le cas. Il ne passe pas inaperçu : bien au contraire, il se fait toujours remarquer. […] [Cependant] le phénomène ne dure pas toujours. Ce qui est limité dans le temps, ce n'est pas l'efficacité du fait de style, qui ne peut changer tant que le groupe reste intact, c'est l'aptitude du lecteur à y reconnaître un cliché. Cette aptitude varie évidemment avec l'évolution du code linguistique et des mythologies et des idéologies qu'il reflète : plus le code du lecteur est éloigné du code du texte qu'il déchiffre, plus il lui sera difficile de reconnaître un fait de style stéréotypé comme cliché. Mais il n'en sera pas moins sensible au fait de style comme contraste en contexte. [Inversement] le renouvellement du cliché ne détruit pas ce dernier. Quel que soit le type de renouvellement, il n'est jamais si total qu'on ne puisse reconnaître le cliché primitif, le reconstituer, et l'opposer par la pensée à la variante qu'en offre le texte. C'est dans les limites d'un modèle que le renouvellement est perçu, c'est de l'écart par rapport à ce modèle qu'il tire son efficacité. Car ce n'est pas en ôtant du cliché ce qu'il a de stéréotypé qu'il rend au procédé de style sa fraîcheur : le renouvellement présuppose au contraire le maintien du stéréotype comme pôle d'opposition par rapport auquel la modification d'un ou plusieurs éléments fera un violent contraste. [2.] Seconde caractéristique : son efficacité comme fait de style est orientée. Alors que le fait de style original est un nouveau venu avec son contexte, le cliché est rattaché au macrocontexte où il parut frappant pour la première fois ; il fonctionne comme une citation, comme une référence à un certain niveau social, à certaines manifestations de culture. L'orientation stylistique résulte dès lors de la différence entre le niveau du cliché et celui de son nouveau contexte : si le cliché est d'origine littéraire, il va rehausser le style dont il fait partie ; s'il est d'origine populaire, du type menteur comme un arracheur de dents, il peut lui ajouter une touche de verdeur réaliste, etc. » […] [Résumons :] Quelle que soit l'importance du renouvellement du cliché comme source d'originalité stylistique, le cliché, pour jouer le rôle actif d'un contraste créateur d'expressivité, n'a nul besoin d'être renouvelé, puisque c'est la perception de sa banalité même qui lui permet de jouer ce rôle. Enfin, alors que pour tout procédé de style, la valeur et le sens sont entièrement déterminés par le contexte, le cliché est exceptionnel en ceci que sa structure le prédestine à certaines fonctions, quel que soit le contexte où il paraît. »

• L. JENNY, « Structure et fonction du cliché », Poétique, 12, 1972 : « Ce qui frappe d'abord dans le cliché, c'est une certaine ambivalence de fonction. Il “joue” par rapport au texte, comme une cheville mal adaptée, et en même temps il le “déborde”. En tant que système signifiant, il semble à la fois qu'il s'intègre à la narration — plus ou moins bien suivant le niveau culturel du lecteur — et qu'il participe d'un autre “texte”, “texte culturel” extérieur au récit et qui confère au cliché une sorte d'autonomie, faisant ainsi naître une impression de corps étranger à la narration. Tout se passe donc comme si un système de signification unique pouvait s'intégrer en même temps à deux ensembles plus vastes que lui. […] Le cliché tire autonomie et cohérence d'un “ailleurs” qu'il ne nomme pas. Il trouve sa solidité et son “évidence” dans le système idéologico-culturel dont il est en quelque sorte le résumé. Un autre caractère du cliché est d'être une signification non seulement “détachée” (de son contexte), mais encore “arrêtée”. […] Placée hors du temps et de l'espace culturels au sein desquels elle vivait, où elle entretenait des relations fonctionnelles avec son contexte, la signification devient pur signal, symbole de ce temps et de cet espace. Le système de signification vivant qu'elle était se fige en devenant simple signifiant — fixité évoquée par le terme même de “cliché”. Le cliché est, si l'on peut dire, un “instantané” de la signification. […] Pour qu'une écriture devienne cliché, il suffit qu'elle signifie une complicité avec une culture ou un stade socio-culturel reconnus comme périmés ; il suffit qu'elle ne puisse plus prétendre ni à être “nature”, ni à être “style”. Lorsqu'il y a cliché d'écriture, le lecteur démasque l'écrivain comme porte-parole impersonnel et lui refuse la possibilité d'exprimer autre chose qu'un “moment” idéologico-culturel. »

• L. JENNY, « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, p. 278 (voir S. Rabau, L'Intertextualité, Flammarion, GF-Corpus, 2002, Texte V) : « L'intertextualité est une machine perturbante. Il s'agit de ne pas laisser le sens en repos — de conjurer le triomphe du cliché par un travail transformateur. Si en effet la rémanence culturelle est nourricière de tout texte, elle est aussi pour lui une constante menace d'enlisement, pour peu qu'il cède à l'automatisme des associations, se laisse paralyser par l'irruption de stéréotypes toujours plus encombrants. »

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Février 2003 à 10h44.