Atelier

[Cet article a d'abord paru dans un volume dirigé par Jean Bessière: Hybrides romanesques: fictions (1960-1985), paru aux éditions des PUF en 1988; il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de 'lauteur et de l'éditeur.]

LE NARRATIF ET LE DRAMATIQUE :POUR UNE ANALYSE INTRATEXTUELLE DES ŒUVRES DE MAX FRISCH, par John Pier, Université de Tours

« A partir du moment où ce qui est joué est joué, et aussi courtes que soient les scènes de variantes, on considère que l'événement est arrivé. Telle est la force du théâtre. Le caractère fictif (« Je m'imagine ») est plus facile à assu­rer dans le récit - ce à quoi je ne m'attendais pas » (1).

Cette remarque a été faite par Max Frisch, dans une lettre à Walter Höl­lerer, à propos de sa pièce de théâtre Biografie : Ein Spiel (1967) et de son roman Mein Name sei Gantenbein (1960), l'auteur considérant ce der­nier comme supérieur à la pièce (2). Malgré la déception de Frisch au moment des premières représentations de Biographie, pourtant, le succès fait à la pièce par le grand public, comme par le public averti, est resté aussi grand que celui dont a joui Le Désert des Miroirs. Il n'est donc pas exclu de considérer que ces œuvres, conçues toutes les deux sous l'influence d'une poésie des variantes, sont d'une valeur littéraire et esthé­tique égale, et que la différence entre les effets qu'elles ont produits s'expli­que par le fait que l'une relève du mode narratif et l'autre du mode dra­matique. Ces œuvres occupent une place privilégiée dans l'histoire des textes narratifs adaptés au théâtre (ou des pièces de théâtre réécrites sous une forme narrative). En effet, leur auteur n'a pas tenté de mettre en scène une histoire qui avait déjà été élaborée dans un roman (les rapports entre les personnages et les intrigues des deux œuvres sont minimes), mais il s'est plutôt efforcé de les rapprocher sur les plans formel et thématique en introduisant dans son roman une conception théâtrale et en apportant à la pièce de théâtre certaines caractéristiques du journal qui marquent ses œuvres narratives.

On voit donc que Le Désert des Miroirs et Biographie offrent des pos­sibilités particulièrement intéressantes pour l'analyse comparative du nar­ratif et du dramatique. Avant de passer à l'examen des œuvres elles-mêmes, il sera utile de nous référer àcertains des écrits théoriques de Frisch, carc'est un auteur dont la réflexion sur les questions littéraires et philosophi­ques jouit d'un statut spécial dans ses œuvres proprement littéraires.

Un premier fait à signaler est l'importance chez Frisch du théâtral, même dans ses œuvres narratives. Ayant lu le Kleines Organon de Brecht avantsa publication en 1948, Frisch s'est intéressé à la possibilité d'introduire dans le récit le Verfremdungseffekt du théâtre brechtien :

« Il serait tentant d'appliquer toutes ces idées au roman, au récit ; effet de distanciation avec les moyens de l'écriture, ne pas faire per­dre de vue le jeu dans le récit, le côté franchement artiste, que la plu­part des lecteurs allemands rejettent catégoriquement parce qu'ils se sentent « dépaysés », parce que c'est trop « artiste », parce que cela empêche la participation sentimentale, parce qu'ils ne sont pas saisis, parce que cela détruit l'illusion, à savoir l'illusion que l'histoire con­tée est « vraiment arrivée », etc. » (3)

Dans ses œuvres narratives, Frisch a cherché à produire l'« effet de dis­tanciation », « le jeu dans le récit », en effaçant toute illusion réaliste. Comme nous le verrons plus loin dans notre analyse du Désert des Miroirs(l'œuvre où l'auteur a le mieux réalisé ce but), cette offensive contre l'illu­sion réaliste est intimement liée à l'infraction consciente aux normes reçues de la narration, comme par exemple le statut déterminé du narrateur, la délimitation exacte des niveaux narratifs et la progression logique et chro­nologique des événements. Il s'agit là d'éléments de la situation narrative qui sont normalement absents de la représentation théâtrale et qui, dans le récit, sont destinés à assurer la cohérence de l'histoire.

Il est également significatif que cette stratégie, née d'une réflexion sur le théâtre, ait été testée dans une oeuvre narrative avant d'être incorpo­rée dans une pièce de théâtre (4) et que les deux œuvres s'inspirent d'une dramaturgie de la permutation ou desvariantes.Cette dramaturgie repré­sente la troisième étape de la série d'écrits sur le théâtre dans laquelle Frisch, dès les années quarante, s'oppose àl'Imitier- ou Illusionstheater (5).La première étape est une dramaturgie dans laquelle l'auteur cherche à dépasser « l'illusion du lieu et du temps » des événements représentés, afin de créer un jeu théâtral qui serait l'« expression de notre conscience » et qui mettrait en relief la réalité intérieure de l'expérience (6) (tel est l'objec­tif de Frisch dans ses premières pièces, comme par exemple Santa Cruz,1944, Nun singen sie wieder,1946, Die Chinesische Mauer,1946). La deuxième étape est la dramaturgie de la parabole,qui s'inspire, en grande partie, du théâtre brechtien et qui exprime un engagement politique. Comme l'auteur ne veut pas imiter la réalité sur la scène, il a recours à la « parabole » : il entend par là le sens produit dans l'esprit du specta­teur par 1e jeu théâtral (Biedermann und die Brandstifter,1957 ; Andorra,1957). Déçu, cependant, par l'aspect didactique de la parabole (« La para­bole force le sens, [...] le jeu tourne au Quoderat-demonstratum » [7]), Frisch s'est orienté ensuite vers une dramaturgie de la permutation ou des variantes qui relie donc Le Désert des Miroirs à Biographie.

Cette dramaturgie, développée pendant les années qui suivent la paru­tion d'Andorra, s'oppose à celle, classique, de la « destinée » (Fügung)ou de la « péripétie », donc à toute conception téléologique du théâtre, y compris sa propre dramaturgie de la parabole. Frisch part de l'idée que la vie, à la différence de la péripétie au théâtre, « est la somme d'actions qui, souvent, sont accidentelles, et les choses auraient toujours pu tour­ner autrement ; il n'y a ni action, ni omission qui, dans l'avenir, ne laisse pas la possibilité de variantes futures. Le seul événement qui ne permette plus de variantes est, bien entendu, la mort » (8). Rien n'empêche ce prin­cipe de se manifester aussi bien dans le récit qu'au théâtre, car, formelle­ment, la dramaturgie des variantes se distingue de celle de la destinée de la même manière que (pour le narratologue) le récit « arbitraire » se distingue du récit « motivé » (9). Pourtant, l'introduction de variantes aboutit à des conséquences qui sont sensiblement différentes dans le récit et dans une pièce de théâtre, puisque les fonctions des variantes (Frisch le sait très bien) sont partiellement déterminées par les possibilités et les contraintes de cha­cune des deux formes de représentation.

Dans la suite de ces propos, je me propose d'étudier quelques-uns des rapports et des différences entre ces deux formes, d'après l'exemple du Désert des Miroirs et de Biographie.Une distinction fondamentale, et qui complète celle du narratif et du dramatique, sera celle du textuelet du théâtral,distinction importante (même si elle n'est pas rigoureusement défi­nie) dans les écrits théoriques de Frisch, et essentielle pour une analyse probante de ces œuvres. En effet, Frisch adopte le terme de « dramati­que » pour désigner l'aspect thématique aussi bien du récit que de la pièce de théâtre. Il sera utile de garder à l'esprit que, puisque ce terme se ratta­che soit au texte narratif soit au texte dramatique, il n'est pas l'équivalent du théâtral,de ce qu'il y a de spécifiquement scénique (non-écrit) dans le « texte » de la représentation théâtrale. Cette dernière distinction, point de départ de la sémiotique théâtrale, est (nous le verrons plus loin) fonda­mentale pour la théorie et la pratique théâtrales de Frisch. Elle montre d'ailleurs que cet auteur possède une conscience aiguë de ce que Roland Barthes appelait la théâtralité,de cette « polyphonie informationnelle » qui est la conséquence de l'éclatement des signes textuels en signes scéniques (10).

Les écrits de Frisch sur les questions dramatiques et théâtrales prouvent que sa réflexion sur ces sujets déborde largement le théâtre lui-même. Cette tendance à brouiller les frontières entre les formes littéraires est justement un des traits les plus caractéristiques de l'œuvre de Frisch. Elle s'explique en grande partie par le fait que la forme d'écriture dominante chez Frisch est une forme démunie de règles formelles strictes : le journal. Il faut signa­ler pourtant qu'il ne s'agit pas du journal en tant que document, où l'auteur exprime ses pensées et ses sentiments personnels ou intimes. Plutôt qu'une écriture intime, le journal est pour Frisch un texte où, ayant introduit des histoires, des thèmes, des motifs, etc., sous une forme le plus souvent frag­mentaire, il puise des idées qui, plus tard, seront à l'origine de ses romans et de ses pièces de théâtre. C'est pour cette raison qu'il parle du « journal comme forme littéraire » (11). Il est également significatif que (comme le soutient Horst Steinmetz) l'expérimentation de l'auteur dans les domaines du théâtre et du récit représente la recherche d'une forme qui serait adap­tée à la présentation de son thème principal, mais que le fondement de l'œuvre dans son ensemble reste toujours le journal (12).

L'importance du journal chez Frisch est telle que l'oeuvre de cet auteur est marquée d'un degré élevé d'auto-ou d'intratextualité à la fois sur le plan thématique et le plan formel (13). Le journal est pratiquement tou­jours présent dans les œuvres de cet auteur, que ce soit sous la forme d'un « procès-verbal » (comme dans Stiller), sous celle d'un « rapport » (comme dans Homo Faber) ou souscelle du « dossier » tenu par le Secrétaire dans Biographie.Son absence dans Le Désert des Miroirsn'est que superficielle, car ici le Buch-Ich(« moi du livre »), inventeur non figuré de quantité de fragments et d'histoires dont l'enchaînement ne forme aucune intrigue véritable, remplit à peu près la même fonction que White, moi-narrateur du journal fictif qui constitue la première partie de Stiller,et que le Secré­taire dans Biographie.Ce fait a été souligné par Frisch lui-même lorsqu'il qualifiait le roman de « monographie des fictions » du Buch-Ich (14).

Il faut tenir compte aussi de l'étroite alliance chez Frisch entre l'aspect formel du journal - en particulier, sa composition par fragments hétéro­gènes - et le thème principal du roman, à savoir le problème de l'iden­tité et des rôles de la personne. Dans les œuvres de cet auteur, le je ne correspond jamais à la personne empirique, mais à la subjectivité de l'expé­rience, même si cette subjectivité repose, finalement, sur une fiction : « cha­que je,même le je que nous vivons et que nous mourons, est une inven­tion » (15). Le caractère fictif de la personne s'accentue dès lors que la per­sonne fait son apparition dans le plus « intime » des genres littéraires : « Quand je fais mon entrée comme le je du journal, déclare Frisch, je me dissimule mieux que lorsque je fais mon entrée sous la forme d'un il,donc dans le roman. Le je est, paradoxalement, une forme plus pudi­que que le il » (16).La préférence de Frisch pour le je - un jequi multi­plie les fictions de la personne - traduit à la fois un refus des formes romanesques traditionnelles et un scepticisme profond vis-à-vis de la prise qu'a le récit sur le monde. L'impossibilité de raconter une histoire qui soit « vraie » conduit Frisch à adopter une forme d'écriture particulière : « Je n'écris pas d'histoires, mais un modèle d'expérience [Erlebnismuster] qui se démontre par des fictions (‘histoires') » (17). L'idée que Frisch écrit des « modèles d'expérience » plutôt que des histoires qui sont censées représenter l'expérience est tout à fait essentielle pour saisir les stratégies et les structures narratives de ses œuvres romanesques, et surtout du Désert des Miroirs,où on lit, par exemple : « Un homme a fait une expérience, main­tenant il cherche l'histoire qui lui convient » (p. 11), ou encore : « J'essaie des histoires comme des costumes ! » (p. 21). Dans ce même roman, le statut chimérique de la personne est trahi par la présence du Buch-Ich,entité vague qui ne s'identifie que sporadiquement au moi-narrateur et au moi-personnages (Gantenbein, Enderlin, Svoboda) et qui reste toujours une « tache blanche ». Frisch affirme qu'en écrivant ce roman, il se proposait de « montrer la réalité d'une personne en la faisant apparaître comme une tache blanche, délimitée par la somme des fictions qui sont possibles pour cette personne. Et j'estimais que ces contours seraient plus précis qu'une biographie qui, comme nous le savons, repose sur des conjectures » (18).

Dans Biographie,pourtant, tout se passe d'une autre manière. Si Le Désert des Miroirsest constitué par des variantes qui sont les inventions du Buch-Ich(donc, d'une instance discursive), les variantes dans Biogra­phiesont liées plutôt à la vie d'un personnage, c'est-à-dire à l'objet de la représentation, et la pièce, au lieu de représenter la biographie de Kür­mann, montre ses variantes. « Ce que nous montrons, précise Frisch, est possible uniquement sur la scène. La représentation montre comment les choses auraient pu se dérouler autrement. Par conséquent, le thème de la pièce n'est pas la biographie de Monsieur Kürmann (qui est ‘banale'), mais son rapport au fait que, avec le temps, on a, inévitablement, une biographie (et une seule) » (19).

Le thème de Biographieparaît difficile à réconcilier avec l'idée, énon­cée par l'auteur dans son commentaire sur Le Désert des Miroirs,« qu'un homme ne peut s'identifier à sa biographie » (20), et cette incompatibilité est d'autant plus frappante que la pièce, comme le roman, s'inspire d'une poé­sie des variantes. Je soutiens que les différences entre les deux œuvres dans le domaine thématique (entre autres) relèvent, pour l'essentiel, des diffé­rentes possibilités et contraintes qui sont le propre du mode narratif et du mode dramatique. Dans la suite de cet article, je tenterai d'identifier quelques-unes des différences qui séparent ces modes dans les deux œuvres de Frisch.

Le Désert des Miroirsapparaît comme une série de rôles et de situa­tions, inventés par le Buch-Ich,dont le déroulement temporel est déter­miné par la seule structure linéaire du livre. Le caractère conjectural et changeant des variantes qui constituent l'univers fictif du roman s'annonce paratextuellement avec le titre : MeinName sei Gantenbein(en français « Que l'on m'appelle Gantenbein »). Dans ce contexte, l'emploi du sub­jonctif signale, d'une part, que le Buch-Ichn'a aucune identité au sens du personnage romanesque habituel et, d'autre part, qu'il ne s'agit pas d'une réalité qui existe antérieurement au discours, mais plutôt de la dimen­sion du possible (21). Le caractère fictif et purement imaginaire du roman est souligné par la phrase clé de l'œuvre, répétée de nombreuses fois : « Je m'imagine » (Ich stelle mir vor).Nous verrons maintenant que l'univers imaginaire de cette œuvre se définit comme une suite de « fictions sur la fiction » (22).

Le principal procédé narratif employé - celui du méta-récit ou récit second - est vieux comme le récit lui-même. Pourtant, la façon dont ce procédé est exploité et ses conséquences pour le texte au sens global sont bien particulières et, pour cette raison, celui-ci mérite un examen plus détaillé. Les deux passages suivants nous permettront d'identifier les carac­téristiques essentielles des méta-récits dans le roman et ensuite d'analyser leurs fonctions :

« Un homme a fait une expérience, maintenant il cherche l'histoire qui lui convient - on ne peut pas vivre avec une expérience quidemeure sans histoire, semble-t-il, et il m'est arrivé de m'imaginer qu'un autre possède exactement la même histoire de mon expé­rience... » (p. 11).

« C'est comme une chute à travers le miroir, on ne sait rien de plus quand on se réveille, une chute comme à travers tous les miroirs et, tout de suite après, le monde se reforme comme si rien ne s'était passé. D'ailleurs, il ne s'est rien passé » (p. 18).

Le premier de ces passages souligne non seulement la nécessité de trans­former l'expérience en une histoire, mais aussi la présence d'une rupture entre l'expérience et l'histoire qui est censée rapporter cette expérience, d'une part, et la possibilité qu'une seule histoire puisse être celle d'individus dif­férents, d'autre part (il s'agit dans ce dernier cas des modèles d'expérience, ou Erlebnismuster, discutés plus haut). L'autre passage contient la même idée, sous une forme métaphorique, mais il met l'accent sur deux éléments qui sont étroitement liés aux aspects techniques du roman. D'abord, il sug­gère que les histoires (ou leurs fragments) qui paraîtront dans la suite du texte seront des « miroirs » du récit qui les encadre, et que la ligne de démarcation qui sépare le « monde » de ses miroirs restera plutôt floue. Le passage nous avertit en outre que rien ne se passera, qu'il n'y aura, finalement, pas d'histoire. (Cette idée est réaffirmée à la dernière page du texte, lorsque le Buch-Ich déclare « Tout est comme s'il ne s'était rien passé... » [p. 297], soulignant que ce qui est censé s'être passé ne corres­pond à aucune réalité - même à une réalité fictive).

Le titre de la traduction française de l'œuvre s'avère donc tout à fait révélateur, car il s'agit (métaphoriquement, bien sûr) d'un « désert de miroirs ». Les « miroirs » dans ce roman, bien que déjà discutés par la critique, n'ont jamais été traités (à ma connaissance) dans la perspective d'un procédé spécifiquement narratif (23). L'aspect fondamental des « miroirs » dans le récit - le problème des rapports de réflexivité entre niveaux narratifs - a néanmoins été étudié dans d'autres œuvres : il s'agit de la fameuse « mise en abyme ». Selon Lucien Dällenbach, auteur de l'étude la plus approfondie sur ce sujet, on peut distinguer trois types de mise en abyme : la mise en abyme fictionnelle (ou de l'énoncé), définie comme « une citation de contenu ou un résumé intertextuels » (exemple : le poème dans « La Chute de la Maison Usher » de Poe) ; la mise en abyme de l'énonciation, qui vise à rendre visible la réception/production de l'œuvre (exemple : le roman épistolaire) ; la mise en abyme textuelle, qui reflète l'« organisation signifiante » de l'œuvre (exemple : Mobile de Butor, composé un peu à la manière d'un « quilt ») (24). Il est d'ailleurs reconnu qu'une des principales conséquences de toute mise en abyme est de « contredi[re] le fonctionnement global du texte qui la contient » (25) - trait caractéristique, comme nous le verrons, du Désert des Miroirs.

L'absence d'une action principale dans ce roman est une conséquence de sa méthode de composition par association. Plutôt qu'une intrigue où des événements sont liés logiquement et chronologiquement, on se trouve (non sans exaspération) devant une suite d'histoires et de fragments hété­rogènes, sans liens logiques apparents. Cette structure se résume à un certain moment par la mise en abyme textuelle d'un film qui, selon un des personnages, « n'a absolu­ment pas d'histoire, [...] le seul événement pour ainsi dire, c'est la caméra elle-même, il ne se passe pratiquement rien, [...] seulement le mouvement de la caméra, [...] les rapports que crée la caméra » (p. 170). En gros, le roman est construit comme ce film, où le seul événement est le mouve­ment de la caméra : au lieu d'une histoire qui traverserait le roman d'un bout à l'autre, on voit se dessiner, au fur et à mesure, quatre histoires secondaires (plus une multiplicité d'histoires mineures et de fragments) qui sont plus ou moins indépendantes les unes des autres et qui ne sont que l'effet du « mouvement » du Buch-Ich (26).

La première de ces histoires concerne la prétendue cécité de Gantenbein. A la suite d'un accident de la route, il achète une paire de lunettes de soleil : Gantenbein (qui est désigné parfois à la première, parfois à la troisième personne) fait semblant d'être aveugle, mais, en réalité c'est une ruse qui lui permet d'adopter le rôle de voyant et de mieux voir le monde qui se joue devant lui, un monde vu et reflété par ses lunettes (27). Après l'épisode de Jérusalem (qui fonctionne comme une frontière au milieu du roman), Gantenbein renonce petit à petit à son rôle d'aveugle - rôle dont dépend son existence même. La seconde histoire est celle du mariage de Ganten­bein avec la comédienne Lila, cette Lila dont le nom correspond à la cou­leur (en allemand : Lila) des lunettes de Gantenbein. Dès que ce dernier, dévoré par la jalousie, abandonne son rôle d'aveugle, le « mariage » s'éclipse derrière d'autres mouvements discursifs du Buch-Ich (28). Lila paraît ensuite dans d'autres rôles (ou selon d'autres variantes) : par exem­ple, dans l'histoire centrée sur Enderlin, grand spécialiste du dieu grec Her­mès, qui, se croyant destiné à mourir au bout d'un an, refuse (par con­traste avec Gantenbein) d'adopter quelque rôle que ce soit. Dans la der­nière des histoires secondaires, Lila figure comme la femme d'un certain Svoboda. Ce mariage est incompatible avec celui de Gantenbein et de Lila, mais ce n'est là qu'une contradiction parmi d'autres, qui sert à souligner que le roman consiste en une suite de variantes imaginées par le Buch-Ich (qui a lui-même un statut romanesque ambigu), plutôt que dans la repré­sentation d'une réalité existante.

Ce résumé sommaire du roman montre que la mise en abyme textuelle d'un film dont la seule action est le mouvement de la caméra fonctionne comme une sorte d'emblème du texte global. Il est évident d'ailleurs que l'absence d'action au niveau de l'histoire est en même temps un fait de la temporalité du récit. Pour Frisch (qui est loin d'être le seul à le penser), la temporalité du récit est liée à l'emploi de l'Imperfekt (ou l'episches Präteritum, c'est-à-dire le « prétérite épique »), et elle repose sur l'idée que le passé est quelque chose d'illusoire : « Le passé est une fiction qui n'avoue pas être une fiction » (29). Dans Le Désert des Miroirs, où il n'y a aucune tentative pour évoquer un passé en racontant une histoire, on constate un refus systématique (mais non total) du prétérite au profit du présent. Frisch justifie ce refus en insistant sur le besoin de montrer le caractère fictif de toute histoire et en rapprochant son roman du théâtre, genre peu adapté à des « rapports » (Berichte) et où l'emploi du prétérite est plutôt restreint. Je soutiens pourtant que l'absence du prétérite dans cette œuvre s'explique moins par les qualités dramatiques ou théâtrales du roman que par les caractéristiques du récit écrit, qu'en réalité l'absence du prétérite va de pair avec l'emploi de la mise en abyme, qui est une technique réservée au discours narratif. Autrement dit, l'effacement de la temporalité romanesque dans Le Désert des Miroirs est dû autant, sinon plus, à l'introduction des trois formes de mise en abyme énumérées plus haut qu'à la suppression du prétérit ou à l'effet théâtral visé par l'auteur.

Parmi les « miroirs » dont cette œuvre est constituée, deux mises en abyme de l'énonciation sont à signaler, c'est-à-dire deux exemples de la « ‘pré­sentification' diégétique du producteur ou du récepteur du récit » (30). L'une d'entre elles consiste, en partie, dans des phrases déjà énoncées par Frisch : « Toute histoire est une invention », « Tout Moi qui s'exprime est un rôle », etc., (cf. l'entretien avec Horst Bienek et « Unsere Gier nach Geschichten » p. 46). Le « je » qui parle ici s'adresse au barman qui, lui, s'attend à une histoire « vraie ». Il s'agit dans ce cas d'une mise en abyme de l'auteur et du lecteur du livre. Mais, les choses sont bien plus complexes qu'elles ne le paraissent à première vue, car ce même « je » attend un certain Svoboda, qui sera empêché de venir, et dont la femme - Lila - viendra présenter ses excuses... L'autre mise en abyme, plus proche du contenu du roman, est représentée par les dis­cours entre Gantenbein et Camilla Huber, le premier personnage devant lequel Gantenbein joue le rôle d'aveugle (p. 27 sq.). Bien que Camilla agisse en tant que personnage (elle sera assassinée par un amant jaloux, et au procès Gantenbein continue à jouer l'aveugle, [p. 252 sq.]), une de ses principales fonctions est celle de narrataire, plusieurs des histoi­res étant précédées des mots « Une histoire pour Camilla ». D'autres indi­ces suggèrent que c'est dans le cadre de la communication entre Gantenbein et Camilla qu'une partie importante du contenu est développée. Ces exemples révèlent les deux versants de la mise en abyme de l'énonciation : l'un, en amont, cherche à incorporer dans le texte les « sujets » de la narration (l'auteur et les lecteurs), et il s'associe à ce que Tzvetan Todorov a nommé « l'histoire du roman » ; l'autre, en aval, s'oriente plutôt vers les « objets » de la narration (les personnages) et « l'histoire dans le roman » (31).

Le roman contient également de nombreuses mises en abyme fiction­nelles. Elles ne constituent pas toujours des méta-récits réflexifs au plein sens du terme : les niveaux diégétiques des récits enchâssants ne sont pas à chaque moment rigoureusement respectés. Certaines de ces mises en abyme textuelles sont conformes au modèle reçu pour ce procédé (par exemple, l'histoire du mariage d'Ali et d'Alil anticipe l'abandon par Gan­tenbein de son rôle d'aveugle [pp. 151-152]). L'autonomie des niveaux nar­ratifs est moins évidente pourtant dans l'histoire de Philemon et Baucis, puisque cette histoire se confond avec celle de Gantenbein et Lila (p. 163 sq.). A l'infidélité de ces derniers s'oppose la fidélité absolue des per­sonnages mythiques ; mais, comme Gantenbein et Lila sont désignés par les noms « Philemon » et « Baucis », cette opposition tend à s'annuler, et il s'avère que Gantenbein ne fait que projeter sur Lila sa propre infidélit » (32). Cet exemple montre bien comment une mise en abyme fictionnelle contredit la fiction dans laquelle elle est enchâssée.

Le caractère aléatoire du Désert des Miroirs est le résultat de procédés textuels et narratifs qui sont à la disposition de tout récit, mais ici ces pro­cédés sont exploités d'une manière qui neutralise la « réalité » fictive. Le principal moyen employé, comme j'ai essayé de le montrer, est la mise en abyme, et c'est effectivement lui qui représente le procédé spécifique­ment narratif de la poésie des variantes. Si ce procédé ne correspond que grossièrement à la technique de la pièce dans la pièce, c'est parce que la pièce de théâtre est faible en niveaux narratifs et que les possibilités d'enchâsser des histoires les unes dans les autres sont limitées. Le handi­cap (et la force) de la représentation théâtrale, comme Frisch le sait très bien (voir la citation au début de notre article), est une fois qu'une scène est jouée, elle vaut pour jouée. Dans Biographie,le fait que Kürmann est lié à une biographie par la progression irrévocable du temps est indisso­ciable du fait qu'un comédien paraît sur la scène (33). C'est à cause de cette condition que les variantes perdent le statut purement imaginaire qu'elles manifestent dans le roman : les variantes dans la vie de Kürmann - les possibilités d'agir d'une manière autre que celle qui constitue sa vie dans sa version définitive - sont invalidées par la matérialité et la temporalité de la représentation sur la scène.

L'échec de Biographie sur le plan de la dramaturgie des variantes s'expli­que par l'incompatibilité d'une telle dramaturgie avec les conditions inhé­rentes de la représentation théâtrale (34). Cela ne signifie pas pourtant que la pièce est un échec en tant que pièce de théâtre, ou que le seul critère d'analyse et d'évaluation qui lui serait applicable est celui d'une dramatur­gie des variantes. Parallèlement aux trois étapes dans l'évolution de la dra­maturgie de Frisch déjà discutées, on trouve une réflexion pous­sée sur les moyens de la représentation théâtrale. Cette réflexion s'étend de l'essai « Theater ohne Illusion » (1948), où Frisch, en dénonçant l'illu­sion du lieu et du temps visée par le théâtre naturaliste, affirme le lien entre le jeu théâtral et la « réalité spirituelle » de l'expérience (35), jusqu'à « Illu­sion zweiten Grades » (1967), paru la même année que Biographie.Cet arti­cle, une défense du « théâtre sur le théâtre » où l'auteur fait référence à la pièce dans la pièce dans Hamlet,rapproche ce procédé de celui des varian­tes dans Biographie,où Kürmann « reconstruit » sa vie sur la scène (36) : c'est cette reconstruction qui correspond à l'« illusion au second degré ».

Il y a toutefois une différence fondamentale entre l'illusion au second degré et la technique de la pièce dans la pièce. Selon Steinmetz (37), cette dernière est employé traditionnellement comme une méthode de résumé dans des pièces de théâtre qui possèdent la cohésion d'une illusion au pre­mier degré. Dans Biographie,par contre, il s'agit de scènes qui corres­pondent à des variantes de la « réalité » (ou de l'illusion au premier degré), une réalité qui n'est pas représentée scéniquement, mais dont les faits sont enregistrés dans le dossier tenu par le Secrétaire ; en outre, Kürmann (à la différence d'Hamlet) joue son propre rôle, ou plus précisément les variantes des événements qui constituent sa biographie (et non la biogra­phie elle-même). Plutôt donc qu'une pièce dans la pièce, l'illusion au second degré représente une manière d'intensifier l'illusion au premier degré, de montrer sur la scène une sorte d'utopie imaginaire qui serait l'abstraction de l'illusion réaliste.

Compte tenu de cette modification, nous pouvons dire qu'il y a à la fois des liens étroits et des différences fondamentales entre toute techni­que qui contribue à l'illusion au second degré et la technique narrative de la mise en abyme. Ces techniques se ressemblent dans la mesure où, avec l'introduction de variantes, contrastes, « miroirs », etc., elles servent à briser soit le fonctionnement global du texte qui les contient (récit) (38),soit l'illusion au premier degré (théâtre), se distinguant les unes des autres une fois qu'elles sont soumises aux contraintes qui sont le propre de chacun de ces deux modes de représentation.

Pour mieux apprécier les rapports et les divergences de la mise en abyme et les techniques de l'illusion au second degré, ainsi que le fonctionnement de ces techniques dans Biographie, il sera utile de nous référer à la notion de théâtral chez Frisch. Le théâtral, explique l'auteur, commence par l'image visible (le corps de l'acteur, le geste, etc.) et l'image parlée, la pre­mière sollicitant chez le spectateur la perception et la seconde l'imagina­tion : c'est l'interaction de ces deux dernières qui produit le théâtral (39). Derrière cette explication apparemment simple, on trouvera quelques-uns des principes de base de la sémiotique théâtrale concernant les rapports iconiques (ou de similitude) entre le signe scénique (le corps de l'acteur, la voix, etc.) et les objets dénotés, ainsi que les indices (gestes, éclairage, expressions déictiques, etc.). L'importance de l'indice dans cette conception théâtrale devient encore plus évidente dans les propos sur le cadre formé par la scène quand Frisch, en parlant du cadre d'un tableau (qui peut être également celui de la scène), pose la question :

« Un cadre, que nous dit-il ? Il dit : regarde, tu trouveras ici ce qui vaut la peine d'être vu, ce qui n'est pas abandonné au hasard et qui n'est pas éphémère ; tu trouveras ici signification et durée, non pas des fleurs qui se fanent, mais l'image des fleurs, c'est-à-dire leur symbole » (40).

Ce passage suggère que le cadre formé par la scène rend exemplaire ce qui est représenté, que la scène, en renforçant la fonction de l'indice, détruit toute illusion d'imitation (41). Frisch soutient que la rampe contribue au même effet. Comme elle sépare la scène de la salle, elle fonctionne de la même manière qu'« une fenêtre qui nous permet simplement de jeter un regard » : elle traduit non seulement la nécessité « de séparer image et nature », mais aussi l'incompatibilité d'« une communication entre comé­dien et public » par le biais de la représentation théâtrale (42).

Le cadre de la scène et la rampe constituent donc deux éléments fonda­mentaux du théâtre qui sont absents dans le récit. A première vue, il paraît peut-être paradoxal que Frisch, qui insiste sur l'importance de la rampe, soit en même temps fasciné par des « auteurs qui jouent par-dessus la rampe », c'est-à-dire des auteurs (comme Thornton Wilder) qui ne res­pectent pas la « fenêtre » qui se dresse entre la scène et la salle. Mais, c'est effectivement ce genre d'infraction qui, pour lui, constitue une alternative si fructueuse au théâtre naturaliste. Si la rampe et le cadre de la scène sont utilisés par le théâtre naturaliste pour créer une illu­sion d'imitation, tout débordement de la rampe par les comédiens menace la crédibilité de cette imitation : « Tout geste qui met en question la rampe perd sa magie » (43).

La pensée de Frisch sur le théâtral, dont l'essentiel a été formulé une vingtaine d'années avant la parution de Biographie,existe parallèlement à sa théorie dramaturgique et, bien qu'intimement liée à cette théorie, elle ne s'y identifie pas complètement. La réflexion sur le théâtral culmine dans l'essai « Illusion zweiten Grades », et son importance pour Biographieest aussi grande que celle de la dramaturgie des variantes. Nous examinerons, après un bref résumé de la pièce, quelques-unes des fonctions de l'illusion au second degré.

Kürmann, chercheur en sciences du comportement, fait connaissance d'Antoinette après une soirée tenue en son honneur à la suite de sa nomi­nation au grade de professeur. Peu après, ils se marient, et deux ans plus tard Antoinette trompe son mari. Mais, comme l'amant est marié et catholique, il n'est pas question de divorce, et Kürmann et Antoi­nette restent ensemble. Sept ans après la soirée, Kürmann, mourant à l'hôpital, vraisemblablement d'un cancer, commence à regretter avoir épousé Antoinette (ce moment est précédé d'une citation de Ver­chinine dans Les trois sœursde Tchékhov, qui se termine par : « si c'était à refaire, je ne me marierais pas... »). Pour modifier sa biographie de cette manière, pourtant, il aurait fallu ne pas assister à la soirée, ne pas être nommé professeur, ne pas avoir refusé d'adhérer au parti communiste, etc. Dans une des variantes, Kürmann adhère au parti communiste, mais il est soupçonné de vouloir changer le monde plutôt que sa biographie, et l'effet souhaité s'avère illusoire. Sa biographie est modi­fiée seulement à la fin de la pièce quand Antoinette, dans une variante de la soirée, décide de s'en aller.

La pièce, qui consiste en une série de variantes de la biographie de Kür­mann, peut être considérée comme la mise en scène d'une répétition théâ­trale. Le Secrétaire ne s'occupe pas seulement du dossier, mais il est en même temps le metteur en scène, alors que Kürmann et Antoinette sont des comédiens dans un double sens parce qu'ils participent à une répéti­tion où ils discutent leurs rôles avec le Secrétaire (en 1967), et également parce que, par contraste avec leurs rôles « réels », ils adoptent des per­sonnages, des rôles « fictifs » (les variantes de la soirée en 1960 et d'autres scènes avant et après cette date). Évidemment, les rôles « fictifs » sont doublement fictifs, car, de même que ceux qu'ils adoptent en discutant avec le Secrétaire, ils sont encadrés par la scène. Il est également signifi­catif que, chaque fois que les comédiens « fictifs » jouent « par-dessus la rampe », il ne s'agisse pas de la rampe qui sépare la scène de la salle (contrairement à ce qui se passe dans Biedermann,les comédiens n'adres­sent jamais la parole au public), mais d'un seuil séparant les deux niveaux de représentation qui existent sur la scène elle-même (44). Les niveaux de représentation dont il est question ici, bien que comparables aux niveaux narratifs du récit (une histoire est enchâssée dans une autre), ne sont tou­tefois pas du même ordre. Les niveaux narratifs sont l'effet de la contex­tualisation linguistique : un narrateur prend en charge une histoire racon­tée par un autre. Dans Biographie,par contre, personne ne raconte les variantes dans la vie de Kürmann (malgré les interventions du Secrétaire), puisqu'elles sont jouées « en direct », dans l'espace de la scène. Ceci veut dire qu'un changement de niveau entraîne la transformation d'un rapport essentiellement iconique entre les comédiens vus sur la scène par le public et les comédiens « réels » (ceux qui discutent avec le Secrétaire) en un rap­port d'indice : les comédiens « réels » désignent des personnages.

L'importance de l'indice dans Biographie est confirmée par des facteurs tels que la méthode d'éclairage originale qui, par le fait qu'elle désigne des espaces, produit une sorte de rampe à l'intérieur de la scène par l'alter­nance entre l'éclairage de répétition et l'éclairage de scène. Un autre exem­ple est la répétition littérale (signalée dans le texte par des guillemets) d'énoncés ayant paru dans les variantes antérieures. Ce procédé affaiblit la fonction symbolique de la langue, et il représente encore un aspect de l'illusion au second degré (45).

Enfin, il faut poser le problème du temps qui, pour des raisons à la fois structurales et thématiques, se présente d'une toute autre manière dans Bio­graphie et dans Le Désert des Miroirs. Nous avons constaté que diffé­rents facteurs concourent à diminuer la part du temps chronologique dans le roman : composition par association à la place d'une intrigue domi­nante, emploi restreint du prétérite épique, introduction de mises en abyme. Ces procédés, en intensifiant l'atemporalité de l'œuvre, font res­sortir en même temps son principal thème : « La personne est une somme de différentes possibilités [...], une somme non illimitée, mais une somme qui dépasse la biographie. Seules les variantes montrent les constantes » (46).

Tout est différent dans la pièce, où Kürmann est lié à sa bio­graphie par le déroulement du temps et où (contrairement au cas du Buch­-Ichet de ses projections) il y a un rapport iconique entre le personnage Kürmann et le comédien qui le joue. Il faut tenir compte aussi du fait que, dans le roman (comme dans tout récit), le temps de la lecture est totalement individualisé et que, finalement, le temps est résorbé dans la linéarité du texte, alors que, par l'intermédiaire de la mise en scène, le temps de la représentation est transformé inévitablement en un élément structural de la pièce de théâtre et que la suite des événements dans l'espace de la scène compense l'absence de narrateur. Pour Biographie,ces carac­téristiques signifient que les variantes ne sont pas perçues de la même manière que celles qui paraissent dans Le Désert des Miroirs,puisque le fait que les variantes dépendent de la chronologie de la représentation scé­nique renforce le lien entre la chronologie et la causalité au niveau du contenu. Donc si, par exemple, Kürmann se décide, dans une des varian­tes, à prolonger ses études en Californie en 1939 pour rester auprès de son amie Helen au lieu de rentrer en Europe, cette décision rendra impos­sible l'incident où, tout à fait par hasard, il sauve une famille de réfugiés juifs, ainsi que la rencontre de sa première femme qui, plus tard, se don­nera la mort (voir pp. 41-44). Il s'agit donc de lignes de conduites alter­natives qui aboutissent à des conséquences concrètes (c'est-à-dire à une autre biographie), plutôt que de variantes purement imaginaires comme celles qui figurent dans le roman - lignes de conduites qui sont, finale­ment, écartées. Que les variantes dans la pièce fonctionnent de cette manière est confirmé par la seule modification véritable de la biographie de Kür­mann : la décision d'Antoinette de partir.

Le Désert des Miroirs et Biographie : Un jeu sont deux œuvres liées par une poé­sie des variantes qui s'oppose à toute conception téléologique de la littéra­ture. Mais malgré leur parenté sur ce point, elles produisent des résultats divergents. La raison de ces différences, comme j'ai essayé de le démontrer, tient à la différence de mode entre les deux œuvres, née une relation de transmodalisation,ou de transformation du narratif en dramatique (47). Cette transformation n'est pas celle d'une histoire, mais plutôt celle du mode de représentation, et, au niveau thématique, elle reflète une conception précise des modalités du temps chez Frisch. Dans son Journal 1946-1949,Frisch distingue entre les deux versants du temps, opposant le passé et le présent - « l'ensemble du pos­sible » - à la chronologie - les « fractions successives » de la vie :

« Nous croyons voir une métamorphose et [...] nous sommes toujours

portés à supposer que le temps, la suite dans le temps, n'est pas essentiel mais illusoire, un soutien de notre imagination, un déroulement qui nous présente l'un après l'autre ce qui, en réalité, est l'un dans l'autre, une simultanéité que pourtant nous ne pouvons pas discer­ner, pas plus que les couleurs de la lumière lorsque ses rayons ne sont ni brisés ni décomposés » (48).

Voici donc un passage qui préfigure les deux œuvres de Frisch : Le Désert des Miroirs, de par ses structures narratives, vise la simultanéité (« la personne est une somme de différentes possibilités ») de même que Biographie, en raison des contraintes de la représentation théâtrale, met l'accent sur la suite dans le temps. Pour cette raison, le roman se rap­proche d'une conception existentielle et l'œuvre dramatique d'une concep­tion modale de la réalité (49). L'originalité de la transmodalisation chez Frisch serait donc d'avoir mis en valeur des procédés littéraires pour explorer l'existentiel et le modal, soulignant la portée intratex­tuelle des deux œuvres dans lesquelles l'auteur a cherché à incorporer ces possibilités du discours littéraire.

NOTES:

(1) M. Frisch, Dramaturgisches. Ein Briefwechsel mit Walter Höllerer, Berlin, Literarisches Colloquium, 1976, p. 32. (2) In M. Frisch, Gesammelte Werke in zeitlicher Folge, publ. par H. Mayer, avec la collaboration de W. Schmitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1976 : Mein Name sei Gantebein, t. V, pp. 7-320 (= Le Désert des Miroirs, traduit de l'allemand par A. Cœuroy, Paris, Gallimard, 1966) ; Biografie : Ein Spiel, t. V, pp. 481-578 (= Biographie : Un Jeu, texte français de B. Lortholary, Paris, Gallimard, 1970). Toute référence à ces deux œuvres sera indiquée dans le texte. Je tiens à remercier Cécile Millot de sa gentillesse d'avoir relu le présent article. (3) M. Frisch, Journal 1946-1949, traduit de l'allemand [Tagebuch 1946-1949] par M. Besson et P. Pilliod, Paris, Gallimard, 1950, p. 255. (4) Cf. Frisch, Dramaturgisches, p. 13. (5) Cette vue d'ensemble de la théorie dramaturgique de Frisch se fonde, pour la plupart, sur l'excellent article de J.-H. Petersen, « Frischs dramaturgische Konzeptionen », in G.-P. Knapp (éd.), Max Frisch, Aspekte des Bühnenwerks, t. 2 de Studien zum Werk Max Frischs, Berne/Francfort-sur-le-Main/Las Vegas, P. Lang, 1979, pp. 59-72. Voir aussi, du même auteur, Max Frisch, Stuttgart, J.-B. Metzler (Sammlung Metzler, 173 : Realien zur Literatur), 1978, pp. 57-61, 78-80 et 150-164. Petersen parle également d'une quatrième étape de la dramaturgie de Frisch, celle de l'« invariation », liée à Triptychon, paru dix ans après Biographie, mais elle ne nous concernera pas ici (cf. « Frischs dramaturgische Konzeptionen », pp. 53-56). (6) Frisch, « Theater ohne Illusion » (1948), in GW, t. Il, p. 335. (7) Cf. Frisch, « Illusion zweiten Grades » (1967), in GW, t. V, p. 477. (8) Frisch, « Schillerpreis-Rede » (1965), in GW, t. V, p. 367. A la fin du même article, Frisch parle d'une « dramaturgie qui accentue le hasard [Zufülligkeit] ou, si vous voulez, d'une dramaturgie de l'incroyance [Unglauben] ». Höllerer a saisi l'occasion de ce flottement terminologique pour contester la présence du hasard dans les œuvres dramatiques de Frisch, substituant à ces termes celui de « doute » ou d' « incertitude » (Zweifel). Il affirme également que Biographie relève d'un théâtre des variantes plutôt que d'une dramaturgie de la péripétie. Frisch lui-même parle ensuite du théâtre des variantes, et c'est ce terme qui occupe la place dominante dans la troisième période de sa théorie et de sa pratique théâtrales (cf. Dramaturgisches, pp. 13-15). (9) Cf. G. Genette, « Vraisemblable et motivation », Communications 11 (1968), pp. 5-21. (10) Cf. R. Barthes, « Littérature et signification » (1963), in : Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 259. (11) « Max Frisch », in H. Bienek, Werkstattsgespräche mit Schriftstellern, 2e éd., Munich, C. Hauser, 1962, p. 24. (12) H. Steinmetz, Max Frisch : Tagebuch, Drama, Roman, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht (Kleine-Vandenhoeck-Reihe, 379S), 1973, p. 69. Selon R. Kieser, la forme préférée de Frisch est le journal, puisque c'est là qu'il trouve le style qui convient le mieux au « jeu dans le récit » (Max Frisch. Das literarische Tagebuch, Frauenfeld et Stuttgart, Hueber, 1975, p. 122). (13) J'emploie le terme d'intratextualité au même sens que G. Genette, pour qui cette expression renvoie à un type spécifique de la transtextualité, celle-ci définie comme « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes » (Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, pp. 7 et 231). (14) Frisch, « Ich schreibe für Leser. Antworten auf vorgestellten Fragen » (1964), in GW, t. V, p. 328. Ce texte représente un commentaire indispensable sur Le Désert des Miroirs. (15) « Max Frisch », in Bienek, Werkstattsgespräche, p. 25. (16) H.-L. Arnold, Gespräche mit Schriftstellern. Max Frisch, Günter Grass, Wolfgang Koeppen, Max von der Grün, Günter Walraff, Munich, C.-H. Beck (Beck'sche Schwarze Reihe, 134), 1975, p. 43. (17) « Ich schreibe für Leser », in G W, t. V, p. 328. (18) Ibid., p. 325. (19) « In eigener Sache » (1968), in GW, t. V, p. 582. (20) « Ich schreibe für Leser », in G W, t. V, p. 329. (21) Sur ce dernier point, voir J.-H. Petersen, « Wirklichkeit, Möglichkeit und Fiktion in Max Frischs Roman Mein Name sei Gantenbein », in G.-P. Knapp (éd.), Max Frisch. Aspekte des Prosawerks, t.1 de Studien zum Werk Max Frischs, Berne/Francfort-sur-le-Main/Las Vegas, P. Lang, 1978, pp. 131-156. (22) L'expression vient de Steinmetz (Max Frisch, p. 77), bien qu'elle ait été formulée dans un autre contexte. Sur ce point, une comparaison de Frisch avec Beckett, dont la trilogie représente « une anatomie de la fiction », serait particulièrement engageante (la dernière expression est due à W. Iser, Der Implizite Leser. Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, Munich, W. Fink [Uni-Taschenbücher, 163], 1972, pp. 398 et 405). (23) Par exemple, R. Kieser (Max Frisch, p. 124 sq.) parle du « jeu des miroirs » (Spiegelspiel) dans le roman, mais sans démontrer par quels mécanismes textuels ils sont mis en œuvre. Pour H. Gockel (Max Frisch, `Gantenbein '. Das Offen-artistische Erzâhlen, 2e éd. rév., Bonn, Bouvier [Abhandlungen zut Kunst -, Musik-und Literaturwissenschaft, 211], 1979, passim), les miroirs se manifestent ici surtout comme des « contrastes » entre les différents personnages du roman. (24) Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, pp. 76 sq., 100 sq., et 123 sq. (25) J. Ricardou, Le Nouveau roman, Paris, Seuil, 1973, p. 73. (26) « Le problème était [...] le déroulement du livre qui, dans ce cas [...], ne peut être le déroulement d'une action. Comment se déroulent les fictions ? Par association » (Frisch, « Ich schreibe für Leser », in GW, t. V, p. 330). (27) Rappelons que le roman s'inspire, en partie, d'une pièce de théâtre de Friedrich Dürrenmatt intitulée L'Aveugle (1948), qualifiée par Frisch d'« exemple type d'une situation théâtrale » (Journal 1946-1949, p. 229 ; cf. H. Mayer, « Max Frischs Romane », in Knapp (éd.), Max Frisch. Aspekte des Prosawerks, p. 68). (28) Frisch précise que Lila n'est pas un personnage, mais « un chiffre pour le féminin, [...] un fantôme » (« Ich schreibe fur Leser », in GW, t. V, p. 333-334). Il est significatif que le titre du premier manuscrit du roman portait le titre Lila oder ich bin Blind [Lila, ou je suis aveugle] (« Anmerkungen », in GW, t. V, p. 585). (29) « Max Frisch », in Bienek, Werkstattsgespräche, p. 26. (30) Dällenbach, Le Récit spéculaire, p. 100. (31) Littérature et signification, Paris, Larousse, 1967, pp. 47-49. (32) Vers la fin du roman on lit : « Lila ne le trompe pas. Pour cette situation, il n'a pas de rôle » (p. 289). (33) « On ne doit pas cacher du spectateur que ce qu'il voit, c'est un endroit déterminé qui est identique à lui-même : la scène » (Frisch, « Anmerkungen zu Biografie » [1967], in GW, t. V, p. 579). (34) Frisch semble reconnaître cette incompatibilité, puisqu'il affirme que « pendant le travail, j'étais consterné. Ça devient exactement ce que je ne veux pas voir : le déroulement d'une destinée [Schicksalslauf] » [Dramaturgisches, p. 28). (35) In G W, t. II, p. 335. (36) In G W, t. V, pp. 478-479. (37) Max Frisch, pp. 80-81 et 109, note 34. (38) Voir ci-dessus, note 25. (39) Cf. Frisch, Journal 1946-1949, p. 226. (40) Ibid., p. 57. Ce que Frisch nomme ici « symbole » est en fait un icône en terminologie sémiotique courante. (41) Cf. Frisch, « Illusion zweiten Grades », in GW, t. V, p. 477 : « Le comédien n'a pas à faire croire que, en ce moment, il boit du thé : il n'a qu'à indiquer ». (42) Journal 1946-1949, p. 59, et « Exposé zum Wettbewerb für einen Neubau des Schauspielhauses Zurich » (1963), in GW, t. IV, p. 272. Le rejet par Frisch de la technique brechtienne de la médiation entre scène et salle est un des principaux points de désaccord de l'auteur avec Brecht. Voir aussi « Antwort auf die Umfrage : ' Wie soll man neue Theater bauen ? ' » (1960), in GW, t. IV, p. 261, où Frisch parle de « la séparation du jeu et du monde ». (43) Frisch, Journal 1946-1949, p. 60. (44) Le changement de niveau est parfois très rapide parce qu'il arrive que Kürmann adresse la parole à un personnage « fictif » dans une phrase et au Secrétaire dans la phrase suivante ; il y a également des cas où le Secrétaire parle directement à un des personnages « fictifs », ce qui constitue encore une méthode de jeu « par-dessus la rampe ». (45) Sur le problème des rapports de texte et geste dans le théâtre de Frisch et l'échec du langage dans Biographie, voir W. Stauffacher, « Die Leistung der Sprache. Zum Verhältnis von Wort und Geste im dramatischen Werk Max Frischs », in Knapp (éd.), Max Frisch. Aspekte des Bühnenwerks, surtout pp. 51-69. (46) Frisch, « Ich schreibe für Leser », in GW, t. V, p. 327. (47) Cf. Genette, Palimpsestes, p. 323ss. (48) P. 21. (49) Les termes d'existentiel et de modal sont utilisés ici au sens où les emploie M. Heidegger : l'existence ou la réalité de l'homme (Dasein) ne correspond pas à une présence empirique, mais à une certaine disposition dans un ensemble de possibilités (Seinkönnen), tandis que le mode comme catégorie de la présence (Vorhandenheit) concerne ce qui n'a pas encore été réalisé et ce qui n'a jamais été nécessaire. Sur les rapports de la philosophie heideggerienne et Le Désert des Miroirs, voir Petersen, Max Frisch, pp. 144-145 et 152-153, et « Wirklichkeit, Môglichkeit und Fiktion », in Knapp (éd.), Max Frisch. Aspekte des Prosawerks, pp. 144-146.

John Pier

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Mars 2003 à 20h34.