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"Le narrateur", par Sylvie Patron (Université Paris 7-Denis Diderot).

Extrait (Introduction) de Le Narrateur. Introduction à la théorie narrative. Paris : Armand Colin, coll. "U", 2009.

Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur. Il est complété par une bibliographie qui n'apparaît pas à cette place dans l'ouvrage publié chez Armand Colin.



Le narrateur

CE LIVRE EST NÉ d'une indignation. J'ai été indignée en relisant, bien des années après une première lecture qui était une lecture scolaire, les deux pages que Gérard Genette consacre à l'ouvrage d'Ann Banfield, Unspeakable Sentences: Narration and Representation in the Language of Fiction (1982), dans son ouvrage, Nouveau discours du récit (1983). J'ai été plus indignée encore en découvrant, au hasard de rencontres et de discussions, qu'on pouvait encore citer Genette à propos de Banfield («Le récit sans narrateur, l'énoncé sans énonciation me semblent de pures chimères, et, comme telles, “infalsifiables”»[1]) sans avoir lu la moindre ligne de Banfield.

Prendre au sérieux Genette comme théoricien (exactement comme métathéoricien) aujourd'hui n'est pourtant pas très facile. Nouveau discours du récit est probablement celui de ses ouvrages qui a le plus vieilli. En raison de son objet, tout d'abord : une relecture critique du premier «Discours du récit» (Figures III, 1972) à la lumière des commentaires qu'il a suscités et, plus généralement, de l'évolution de la narratologie entre 1972 et 1983. En raison aussi de son ton, constamment ironique et souvent méprisant (il a été très bien perçu par l'un des premiers commentateurs de l'ouvrage, qui écrit par exemple : «Peut-on s'étonner que [Mieke] Bal s'attire une pluie de ces italiques (p. [3]50) que Genette réserve d'ordinaire aux imbéciles irrécupérables?»[2]). En raison surtout de l'absence de toute perspective épistémologique générale concernant le fait que les études narratives ont existé et ont produit des connaissances sur la très longue durée.

Ces défauts sont patents dans les deux pages que Genette consacre à l'ouvrage de Banfield, où il a recours à des techniques d'argumentation qu'on ne peut plus considérer comme admissibles : contrevérités — «Le point de départ de Banfield est l'observation juste (sinon originale) que certaines formes caractéristiques du récit écrit comme l'aoriste [passé simple français] et le discours indirect libre sont à peu près inconnues de la langue parlée»[3] —; interprétations à contresens de certains termes — «De cette exclusion de fait, elle tire une impossibilité de principe: de telles phrases seraient radicalement “indicibles” (unspeakable)»[4])— ; généralisations et amalgames — «Glissement caractéristique de la grammaire générative, toujours prompte à déclarer “inacceptable” ce qui n'est pas encore accepté»[5]—; jeux de mots — «Nul n'y parle donc, et voilà pourquoi votre fille est muette […]»[6] —; citations extraites de leur contexte — «Cette métamorphose du discours répond, paraît-il, à la “division moderne entre histoire et conscience, objet et sujet. Le récit est ainsi la forme littéraire qui exhibe la structure même de la pensée moderne” […]»[7]. Ce qui est encore plus dérangeant est la forme générale, la construction du raisonnement que Genette oppose à celui de Banfield. L'extrait suivant l'illustre parfaitement:

Ann Banfield cite avec quelque dédain (p. 68-69) les auteurs, comme Barthes et Todorov, qui ont affirmé au contraire l'impossibilité d'un récit sans narrateur. Je me range néanmoins sans hésitation dans cette pitoyable cohorte, puisque l'essentiel de Discours du récit, à commencer par son titre, repose sur l'assomption de cette instance énonciatrice qu'est la narration, avec son narrateur et son narrataire, fictifs ou non, représentés ou non, silencieux ou bavards, mais toujours présents dans ce qui est bien pour moi, j'en ai peur, un acte de communication. Pour moi, donc, les affirmations répandues, nouvel avatar du vieux showing, et donc de la très vieille mimésis, selon lesquelles personne ne parle dans le récit, procèdent, outre l'entraînement du poncif, d'une étonnante surdité textuelle. Dans le récit le plus sobre, quelqu'un me parle, me raconte une histoire, m'invite à l'entendre comme il la raconte, et cette invite — confiance ou pression —constitue une indéniable attitude de narration, et donc de narrateur: même la première phrase de The Killers, tarte à la crème du récit «objectif», «The door of Henry's lunch-room opened…» présuppose un narrataire capable entre autres d'accepter la familiarité fictive de «Henry», l'existence de sa salle à manger, l'unicité de sa porte, et ainsi, comme on dit fort bien, d'entrer dans la fiction[8].

On voit mal ce qui pourrait être démontré par une structure argumentative du type: il n'y a pas de récit sans narrateur (voir Barthes et Todorov) ; le narrateur est une voix et, puisque c'est une voix, il parle ; affirmer que personne ne parle dans un récit, c'est par conséquent être sourd ; personnellement, quand je lis un récit, j'entends quelqu'un me parler. Le concept de narrateur «fictif ou non, représenté ou non, silencieux ou bavard» ne semble pas particulièrement bien construit (il en va de même pour celui de narrataire, qui redouble et justifie le premier). On peut se demander, par exemple, comment un narrateur peut être «fictif», c'est-à-dire ici «fictionnel»[9], sans être «représenté», ou comment un narrateur fictif ou fictionnel peut «parler» en étant «silencieux». Quant à la réflexion finale concernant la première phrase des «Tueurs» d'Hemingway, le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne témoigne pas d'une grande familiarité avec le texte : dans la nouvelle d'Hemingway, Henry n'est pas le nom d'un personnage, mais celui d'un restaurant («Henry's», comme on dit «Maxim's»). L'existence de la salle à manger, ou de la salle de restaurant, ainsi que l'unicité de la porte ne sont pas les indices d'un contexte mutuellement manifeste pour un narrateur et un narrataires fictifs ou fictionnels. Elles font plutôt partie de ce que les chercheurs en intelligence artificielle appellent un «cadre» («frame») ou un «scénario», c'est-à-dire une structure de données familière à la fois à l'auteur et au lecteur réels, qui permet ici à l'auteur, Hemingway, de faire l'économie des longues «mises en place» du roman traditionnel. Dernière remarque: c'est évidemment le lecteur réel, et non le narrataire fictif ou fictionnel, qui est supposé capable «comme on dit fort bien, d'entrer dans la fiction».

Ce livre n'est pas consacré à la polémique Genette-Banfield. En revanche, il est consacré au moins partiellement à la question de l'existence et du statut de ce qu'on peut appeler les «récits sans narrateur» dans les théories alternatives à la narratologie. Avant de présenter brièvement ces différentes théories et de donner un aperçu de la succession des chapitres, je voudrais retracer quelques unes des «lignes d'histoire», plus ou moins indépendantes les unes des autres, qui ont abouti, selon moi, à l'état de choses suivant : (i) il n'y a pas de récit sans narrateur; (ii) le narrateur est un «je», explicite ou implicite; (iii) l'auteur est réel, le narrateur est fictif ou fictionnel. J'ajoute qu'il ne me semble pas absurde de penser que ces lignes d'histoire auraient pu aboutir à un état de choses entièrement différent[10].

1. La conception traditionnelle du narrateur. — La nécessité du concept de narrateur, pour résumer un ensemble de questions qui ne pouvaient pas l'être à l'aide des seuls concepts d'auteur (ou de poète) et de personnage introduit par l'auteur, est vraisemblablement apparue avec la naissance du «roman moderne» en France et en Angleterre[11]. Cependant, ce n'est qu'au début du XIXe siècle, en Angleterre, qu'on trouve la première attestation du terme «narrateur» («narrator»), utilisé pour renvoyer à ce concept[12]. En 1804, Anna Laetitia Barbauld, auteure d'une édition de la correspondance de Richardson, précédée d'un essai biographique, affirme qu'il y a trois manières d'exposer une histoire ou de conduire un récit[13]. La première est la manière «narrative ou épique», dans laquelle «l'auteur raconte lui-même toutes les aventures de ses héros»; c'est la manière de Cervantes dans Don Quichotte et de Fielding dans Tom Jones. Selon Barbauld, c'est la manière la plus courante. La deuxième est celle des mémoires, où «le héros des aventures raconte sa propre histoire». Barbauld cite Roderick Random de Smollett, Le Vicaire de Wakefield de Goldsmith et La Vie de Marianne de Marivaux. À ces deux manières ou techniques narratives, Barbauld ajoute le roman épistolaire (exactement la «correspondance épistolaire, échangée entre les personnages du roman»), genre dans lequel s'est illustré Richardson (Barbauld cite également La Nouvelle Héloïse de Rousseau). Le terme «narrateur» apparaît dans la description de la deuxième manière, celle des mémoires fictifs :

[…] il [ce genre] impose des bornes au style de l'auteur, qui doit se conformer, bien qu'il ne s'y conforme point toujours, au génie, à la capacité du narrateur imaginaire.

Barbauld souligne également certaines des difficultés auxquelles les auteurs se trouvent confrontés :

Mais ce que le héros ne peut pas dire, l'auteur ne peut pas le raconter, de même qu'il ne peut pas rendre vraisemblable le fait qu'une personne, au terme d'une longue existence, fasse un récit détaillé des conversations qui ont eu lieu à sa première époque. L'auteur alors a deux caractères à soutenir ; il faut qu'il considère ce que son héros a ressenti au moment où se sont passés les événements qu'il raconte, et ce qu'il est naturel qu'il ressente au moment où il les raconte — à une période, peut-être, où la curiosité est éteinte, où les passions ont perdu leur chaleur et où, en tout état de cause, l'incertitude qui pouvait rendre les événements intéressants n'existe plus[14].

On retrouve le terme «narrateur», dans la même acception que chez Barbauld, dans la préface du Lys dans la vallée de Balzac[15]. Le point de départ de Balzac est d'ailleurs le même que celui de Barbauld: une comparaison entre les différentes techniques narratives héritées du XVIIIe siècle. Cependant, à la différence de l'admiratrice de Richardson, Balzac exprime sa préférence pour ce qu'il appelle «le je» (comprendre: le roman à la première personne[16]), qui permet, selon lui, d'éviter les longueurs du genre épistolaire. Balzac a ensuite cette remarque :

Mais le moi n'est pas sans danger pour l'auteur. Si la masse lisante s'est agrandie, la somme de l'intelligence publique n'a pas augmenté en proportion. Malgré l'autorité de la chose jugée, beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le ridicule de rendre un écrivain complice des sentiments qu'il attribue à ses personnages; et s'il emploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur.

On a là la première formulation, ou du moins la première formulation développée et précisée, d'un thème qui deviendra central dans la narratologie moderne: le narrateur n'est pas l'auteur; c'est un personnage à qui l'auteur a délégué le pouvoir de raconter. La différence entre l'auteur et le narrateur s'exprime ici en termes psychologiques, Balzac parlant des «sentiments» que l'auteur attribue à ses personnages et condamnant un peu plus loin «la promiscuité des sentiments personnels et des sentiments fictifs». Mais Balzac se montre également très conscient de la différence ontologique, ainsi que de la différence en termes de faire, réel ou fictionnel, qui séparent l'auteur et le narrateur: l'auteur «produit un personnage qui raconte en son nom», le narrateur est le personnage produit et n'a pas d'existence en dehors du roman; l'auteur «pr[end] le moi pour se diriger à travers les sinuosités d'une histoire plus ou moins vraie», le narrateur, lui, parle ou écrit à propos du passé d'une façon véridique. Il est en effet constitutif du genre du roman à la première personne que l'histoire fictionnelle soit présentée comme une histoire vraie et vécue par le narrateur.

La conception traditionnelle du narrateur va de pair avec une conception également traditionnelle de la narration, sinon du narrateur, dans le roman à la troisième personne. Balzac décrit le narrateur comme un «personnage qui raconte en son nom»; Dostoïevski oppose la narration «au nom de l'auteur» et «au nom du héros»[17]; Boris Tomachevski, membre du groupe des formalistes russes, écrit que la narration peut être présentée «soit objectivement, au nom de l'auteur, comme une simple information, sans que l'on nous explique comment nous prenons connaissance de ces événements», «soit au nom d'un narrateur, d'une certaine personne bien définie»[18]. Toutes ces formulations témoignent de l'attention portée par les romanciers et les théoriciens du roman au problème de la prise en charge de la narration. En résumé, dans le roman à la première personne, c'est un personnage qui raconte son histoire (ou une histoire à laquelle il a participé en qualité de témoin): on appelle ce personnage le «narrateur» ou le «narrateur imaginaire», pour le distinguer de l'auteur; dans le roman à la troisième personne, c'est l'auteur lui-même qui raconte l'histoire des personnages: on l'appelle l'«auteur», l'«auteur épique» et parfois le «narrateur», mais dans ce cas le terme «narrateur» n'est pas du tout synonyme de ce qui a été défini précédemment (comme l'indique d'ailleurs une autre expression, plus récente, qui est l'«auteur-narrateur»[19]). Lorsqu'en 1961, Michel Butor utilise l'expression «récit sans narrateur» pour désigner le récit de fiction à la troisième personne, il ne fait que reprendre la conception traditionnelle du narrateur. Le point essentiel pour lui est qu'il n'y a pas, dans le récit de fiction à la troisième personne, de dispositif de narration comparable à celui qui fait la spécificité du récit de fiction à la première personne[20].

Le principal défaut de ces conceptions traditionnelles (je mets à part la position de Butor) est qu'elles ne font pas de différence en termes logiques entre l'acte de raconter tel qu'il est effectué par un narrateur fictionnel et l'acte de raconter tel qu'il est effectué par l'auteur d'un récit de fiction. Dans le premier cas, «raconter» signifie rapporter, oralement ou par écrit, des événements et des actions qui préexistent à l'acte de narration (ces événements et ces actions faisant partie de la même réalité fictionnelle que le narrateur). Dans le deuxième cas, «raconter» signifie présenter sous forme de récit des événements et des actions qui «n'existe[nt] pas indépendamment du fait de [leur] narration, [qui] en [sont] le[s] produit[s]», pour reprendre la formulation de Käte Hamburger, qui est la première à avoir mis l'accent sur la nécessité de cette distinction[21].

Les termes «roman à la première personne» et «roman à la troisième personne»

Il convient tout d'abord de rectifier une erreur qui se rencontre assez souvent sous la plume de certains narratologues (voir Bal, 1977a, p. 114, Bal, 1977b, pp. 30-31, Cohn, 1981 [1978], p. 29, n. 1, Genette, 2007 [1983], p. 370, Genette, 2004 [1991], p. 122, Schaeffer, 1999 [1995b], p. 726) : le terme «roman à la première personne» n'a jamais signifié autre chose que ce que ces narratologues appellent roman ou récit de fiction «homodiégétique», c'est-à-dire dont le narrateur est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte ou, pour dire les choses autrement, dont le personnage est aussi le narrateur de son histoire (ou d'une histoire à laquelle il a participé en qualité de témoin). Voir la définition célèbre de Friedrich Spielhagen: «En termes de métier, on appelle “roman à la première personne” [Ich-Roman] un roman dans lequel le protagoniste est lui-même le narrateur de sa destinée, contrairement aux autres romans, dans lesquels le protagoniste est une troisième personne dont l'écrivain nous raconte les aventures» (Spielhagen, 1965, 1969 [1883, 1967], p. 66 ; voir aussi Romberg, 1962, pp. xi, 3-4, et Stanzel, 1984 [1979, 1982], p. 48). On peut noter qu'en focalisant sur le protagoniste et non sur le narrateur, la définition de Spielhagen évite le défaut de parallélisme qui caractérise la plupart des emplois de «récit à la première personne» et de «récit à la troisième personne», défaut que certains narratologues n'ont pas manqué de signaler (voir Tamir, 1976, p. 415, Chatman, 1975, pp. 235-236, Chatman, 1978, p. 209, Stanzel, 1984 [1979, 1982]), p. 48). Si l'on définit en effet le récit à la première personne comme un récit dans lequel le narrateur se désigne par le pronom de première personne, on voit bien que le récit à la troisième personne ne peut pas être défini de façon parallèle comme un récit dans lequel le narrateur se désigne par un pronom de troisième personne (ce qui correspondrait, à la rigueur, au cas de l'«autobiographie à la troisième personne», voir Lejeune, 1980, mais ne correspond pas du tout à l'analyse qu'on peut faire du récit de fiction à la troisième personne). On notera également que la définition de Spielhagen n'implique en aucune façon que le roman ou le récit de fiction à la troisième personne ne puisse contenir aucun «je» (contrairement à ce qu'écrit, par exemple, Ehrlich, 1990, p. 6).

Il convient ensuite de rappeler que l'expression «narrateur à la troisième personne» est une contradiction dans les termes (voir Genette, 2007 [1972], p. 254, Tamir, 1976, pp.415-416, Bal, 1977a, p. 110, Bal, 1977b, p. 24, Bal, 1985, 1997 [1978], p. 22, Lanser, 1981, p. 176, Chatman, 1993, p. 93, Schaeffer, 1999 [1995b], p. 725, Chatman, 1998, p. 907; Meindl, 2004, p. 65) et que, par conséquent, l'opposition entre «narrateur à la première personne» et «narrateur à la troisième personne» n'est pas une opposition pertinente. Elle ne sera pas utilisée dans ce livre, sauf en contexte de citation.

2. La «disparition de l'auteur» (I) et la controverse allemande sur les intrusions d'auteur. — Dans la première moitié du XIXe siècle, le roman épistolaire disparaît presque complètement et seuls restent en présence, d'un côté, le roman-mémoires ou le roman à la première personne, de l'autre, le roman épique ou le roman à la troisième personne, ou encore ce qu'on peut appeler le «roman omniscient». (Dans les considérations réflexives sur le sujet, c'est fréquemment l'auteur qui est qualifié d'omniscient, mais cette omniscience doit évidemment être considérée comme un effet du texte lui-même et de la nature des informations qu'il contient; comme le remarque Genette dans Nouveau discours du récit, «l'auteur n'a rien à “savoir”, puisqu'il invente tout»[22].) Durant cette période, l'auteur ne se prive pas d'intervenir directement dans son récit, pour commenter l'action ou la conduite de la narration, pour faire des réflexions littéraires, morales, philosophiques, qui peuvent aller jusqu'à de véritables digressions sur les sujets les plus variés. Au milieu du XIXe siècle, se produit une réaction contre la présence envahissante de l'auteur, appelé parfois le «narrateur», aussi bien chez les écrivains que chez les critiques et les théoriciens du roman. «Le romancier naturaliste, écrit Zola, affecte de disparaître complètement derrière l'action qu'il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d'une phrase»[23]. Zola compare de ce point de vue les romans de Flaubert à ceux de Balzac, «à sa continuelle intervention dans le récit, à ses réflexions d'auteur qui arrivent à toutes les lignes, aux moralités de toutes sortes qu'il croit devoir tirer de ses œuvres». «Et je ne parle pas des digressions, ajoute Zola. Certains de ses romans sont une véritable causerie avec le public, quand on les compare aux romans naturalistes de ces vingt dernières années, d'une composition si sévère et si pondérée». On notera que l'idéal du roman naturaliste, dans lequel l'auteur affecte de disparaître complètement derrière l'action fictionnelle, s'accompagne fréquemment d'emprunts au vocabulaire du théâtre: le romancier naturaliste est le «metteur en scène caché du drame», écrit Zola ; de la même façon, en Allemagne, la réaction contre la narration traditionnelle prend la forme d'une lutte pour introduire dans le roman une narration «scénique» ou «dramatique» («szenische Erzählung»).

La fin du XIXe et le début du XXe siècle en Allemagne voient également la naissance d'une controverse concernant la question des intrusions d'auteur[24]. Elle oppose, d'un côté, Friedrich Spielhagen, romancier et théoricien du roman, partisan de l'«objectivité» ou de la «dramatisation», et de la dissimulation de l'auteur «en tant que narrateur» dans le roman ; de l'autre côté, Käte Friedemann, élève d'Oskar Walzel, auteure de Die Rolle des Erzählers in der Epik (Le Rôle du narrateur dans la littérature épique, 1910), qui se prononce au contraire pour le narrateur et la narration traditionnels, qui fait même de la présence d'un narrateur la caractéristique essentielle du récit romanesque par opposition au drame. Spielhagen et Friedemann ont également leurs partisans, parmi lesquels on peut citer Heinrich et Julius Hart, et Jakob Wassermann pour le premier, Oskar Walzel, Alfred Döblin[25], Robert Petsch et Thomas Mann pour la seconde. La controverse se poursuit jusque dans les années 1950, dans les ouvrages de Wolfgang Kayser, Franz K. Stanzel et Käte Hamburger, dont des pans entiers restent incompréhensibles si on ne les met pas en relation avec cet arrière-plan historico-théorique.

Dans les ouvrages des narratologues contemporains, Friedemann est souvent présentée comme étant à l'origine du concept de narrateur différent de l'auteur: le narrateur «inventé comme une figure séparée par K. Friedemann et Wolfgang Kayser»[26]. Cette formulation est inexacte : le concept de narrateur différent de l'auteur est beaucoup plus ancien que l'ouvrage de Friedemann. En revanche, il est juste de dire que plusieurs formulations de Friedemann préfigurent certaines formulations célèbres de Kayser, notamment la suivante : «[…] dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur, déjà connu ou encore inconnu, mais un rôle inventé et adopté par l'auteur»[27]. Mais ce que l'on constate surtout dans l'ouvrage de Friedemann, c'est une confusion permanente, qui sera ensuite perpétuée par les narratologues, entre le concept traditionnel de narrateur, renvoyant au personnage qui a statut de narrateur dans les romans à la première personne, et un nouveau concept de narrateur, qui vient de la controverse sur les intrusions d'auteur ou de narrateur, et de la tentative faite par Friedemann pour définir «principiellement», c'est-à-dire en fait structurellement, le récit romanesque par opposition au drame. Il convient d'insister sur le fait que, dans la conception traditionnelle du narrateur, le narrateur n'est pas et ne peut pas être un critère de définition du roman par opposition au drame, puisque le narrateur ne caractérise qu'un certain type de roman, qui n'est ni le plus «commode» pour les auteurs, ni le plus couramment utilisé. C'est avec l'ouvrage de Friedemann qu'est introduit le thème de la médiation narrative, associée à la présence d'un narrateur et opposée à l'absence de médiation qui est censée caractériser le drame. On peut néanmoins considérer que la médiation permet de penser en termes de narrateur une opposition qui peut être décrite de façon beaucoup plus adéquate en terme de modes de textualisation[28].

3. La «disparition de l'auteur» (II); James, Lubbock, l'auteur et le point de vue. — Dans les pays anglo-saxons, les préfaces de Henry James (1907-1909) ont eu une influence considérable, y compris une influence par réaction. Pour James, le problème principal est le problème du «point de vue», défini comme l'ensemble des relations que l'auteur entretient avec l'histoire qu'il raconte et avec son lecteur. James refuse à la fois la technique de la narration omnisciente, même dans le cas où l'auteur ne se manifeste pas sous la forme d'intrusions (ce que Norman Friedman appellera plus tard l'«omniscience neutre»[29]), et celle de la narration à la première personne, qu'il condamne au nom de la «méthode» et de la «précision»[30]. La technique qu'il privilégie est celle qui consiste à s'installer en quelque sorte dans la conscience d'un personnage, pour présenter au lecteur la réalité fictionnelle comme vue à travers cette conscience (cette technique peut être appelée «technique du point de vue», dans un sens plus restreint que le précédent).

L'ouvrage de Percy Lubbock, The Craft of Fiction (La Fabrique du roman ou La Fabrique de la fiction, 1921) peut être considéré comme la première étude du romanesque fondée sur le principe que «dans un roman on ne peut faire appel à aucune autorité extérieure au livre lui-même»[31]. L'ouvrage contient plusieurs passages célèbres, notamment celui-ci:

[…] l'art du roman ne commence que lorsque le romancier conçoit son histoire comme quelque chose qui doit être montré, qui doit être exhibé de telle sorte que l'histoire se raconte elle-même[32].

Cependant, on a tendance à oublier la phrase qui précède et qui concerne Flaubert: «Je dis qu'il doit “raconter” l'histoire [I speak of his “telling” the story], mais naturellement ses intentions vont bien au-delà; l'art du roman ne commence», etc.; de même qu'on oublie également l'un des passages qui suivent: «Et pourtant le romancier doit exposer, doit dire [must tell], doit raconter [must narrate] — que peut-il faire d'autre? Son livre est une série d'affirmations, rien de plus. Il ne peut en être autrement et la différence entre l'art de Defoe et celui de Flaubert tient simplement à la méthode qu'ils utilisent pour exposer les faits»[33]. On voit que contrairement à ce qu'écrit Genette dans «Discours du récit», il n'y a aucune naïveté dans les propos de Lubbock, ni aucune sous-estimation de la nature spécifique de l'expression linguistique[34]. Ce qui apparaît en revanche dans ces passages comme dans le reste de l'ouvrage, c'est que Lubbock utilise deux sens du verbe «raconter» ou de ses dérivés: l'un pour désigner ce que l'on entend ordinairement par «raconter» pour l'auteur d'un récit de fiction, c'est-à-dire «mettre en forme, organiser le récit» ; l'autre pour désigner une des modalités de cette mise en forme ou de cette organisation, appelée «raconter» ou «le raconter» («to tell», «telling»), par opposition à «montrer» («to show», en italiques dans le texte), la seconde modalité consistant à essayer de montrer ou de donner à voir par le moyen du langage, c'est-à-dire à peu près ce que Genette entend par «raconter de façon détaillée, précise, “vivante” et donner par là plus ou moins l'illusion de mimésis». On peut se reporter à cet autre passage célèbre de Lubbock, à propos de Maupassant cette fois:

Il est bien évident qu'il nous «raconte» des choses [he is «telling» us things], mais ce sont des choses si immédiates, si perceptibles, que la machinerie qu'il met en place pour les raconter, et qui fait qu'elles nous parviennent, passe tout à fait inaperçue ; l'histoire semble se raconter elle-même[35].

Pour Lubbock, la meilleure façon de «montrer» ou de «faire que l'histoire se raconte elle-même», puisque ces deux expressions sont synonymes, est d'utiliser la technique du point de vue, comme James l'a utilisée par exemple dans Les Ambassadeurs.

4. Booth: contre la «disparition de l'auteur». — Dans The Rhetoric of Fiction (La Rhétorique du roman ou La Rhétorique de la fiction, 1961), Wayne C. Booth s'oppose dans une large mesure aux conceptions qui viennent d'être évoquées. Il s'élève en particulier contre le thème de la disparition de l'auteur: «[…] nous ne devons jamais oublier, écrit-il, que si l'auteur peut dans une certaine mesure choisir de se déguiser, il ne peut jamais choisir de disparaître»[36]. Le premier chapitre de son ouvrage est consacré à énumérer les différentes «voix de l'auteur» qui se font entendre, selon lui, dans le roman : les adresses directes au lecteur; les commentaires et les jugements portés sur les personnages (y compris par le biais d'un simple adjectif qualificatif); les changements de point de vue (par exemple, le passage du point de vue de Charles au point de vue d'Emma dans Madame Bovary); le discours des personnages auxquels l'auteur a accordés un brevet de fiabilité (reliability); les manipulations de la durée narrative — bref, tous les signes de la présence organisatrice de l'auteur dans le roman. Genette se souviendra de cette énumération, mais il substituera à la présence organisatrice de l'auteur la présence organisatrice du narrateur, comme si cette substitution était sans incidence sur la façon de concevoir et de décrire le roman[37]. Un autre passage de The Rhetoric of Fiction exercera une grande influence sur Genette. Il s'agit du début de la section intitulée «Personne» dans le chapitre 6 :

Il semble que la distinction dont on a le plus abusé [the most overworked distinction] soit celle de personne. Dire qu'une histoire est racontée à la première ou à la troisième personne ne nous apprendra rien d'important, à moins que nous ne devenions plus précis et que nous ne décrivions les qualités particulières des narrateurs, en liaison avec certains effets souhaités[38].

On peut noter toutefois que, dans l'après-propos de la seconde édition de son ouvrage, Booth commente ainsi ce passage:

Complètement faux. Elle [la catégorie de la personne] était radicalement sous-employée [It was radically underworked] […]. On en avait beaucoup parlé, plus que de tout autre aspect technique, mais ce qui en avait été dit, y compris ce que j'en disais moi-même à la suite de cette remarque, était superficiel[39].

5. Benveniste: l'«histoire» et le «discours». — La théorie de Benveniste, telle qu'elle s'établit à l'origine, s'articule sur la relation entre le «passé simple» ou «passé défini» (forme il fit) et le «passé composé» ou «passé indéfini» (forme il a fait) en français[40]. Au lieu de considérer, comme on le fait traditionnellement, qu'il s'agit d'une redondance du système temporel, Benveniste montre que ces formes appartiennent à deux sous-systèmes distincts et complémentaires, manifestant deux plans d'énonciation différents, qu'il appelle respectivement «histoire» et «discours» (ou «énonciation historique» et «énonciation de discours»)[41]. Le passé simple est le temps de base de l'histoire; le passé composé est, dans l'un de ses emplois du moins, la forme temporelle du passé dans le discours. Le point essentiel ici est que les formes linguistiques ne sont pas définies seulement par leur valeur référentielle, mais par l'inclusion ou non de l'énonciateur et de la situation d'énonciation dans l'énoncé. Selon Benveniste, l'énonciation historique permet d'évoquer des événements passés sans aucune intervention du narrateur dans le récit. On connaît ce passage célèbre :

À vrai dire, il n'y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes[42].

Le terme «narrateur» désigne ici l'«auteur d'une narration», historique ou fictionnelle. Comme le montrent ses exemples (l'Histoire grecque de Gustave Glotz, Gambara de Balzac), Benveniste fait peu de différence entre le récit historique et le récit de fiction à la troisième personne. En revanche, il dit bien que l'énonciation historique est réservée à la langue écrite, alors que le discours est indifféremment écrit ou parlé. Par opposition à l'énonciation historique, l'énonciation de discours est définie dans sa plus large extension, comme «toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l'intention d'influencer l'autre en quelque manière»[43]. C'est d'abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau; c'est aussi l'ensemble des écrits dans lesquels un locuteur (ou scripteur) s'adresse à un auditeur (ou lecteur) et organise ce qu'il écrit en le rapportant à sa situation d'énonciation. Benveniste précise que «[d]ans la pratique on passe [de l'histoire au discours] instantanément. Chaque fois qu'au sein d'un récit historique apparaît un discours, quand l'historien par exemple reproduit les paroles d'un personnage ou qu'il intervient lui-même pour juger les événements rapportés, on passe à un autre système temporel, celui du discours. Le propre du langage est de permettre ces transferts instantanés»[44].

La distinction de Benveniste, originellement construite autour de la question du passé simple et du passé composé en français, a été profondément transformée par Tzvetan Todorov et Gérard Genette. Pour Todorov, «[…] l'œuvre littéraire a deux aspects: elle est en même temps une histoire et un discours. Elle est histoire dans ce sens qu'elle évoque une certaine réalité, des événements qui se seraient passés, des personnages qui, de ce point de vue, se confondent avec ceux de la vie réelle. […] Mais l'œuvre est en même temps discours: il existe un narrateur qui relate l'histoire; et il y a en face de lui un lecteur qui la perçoit»[45]. On voit bien que le couple notionnel de Todorov, qui est une variante du couple traditionnel du contenu et de l'expression, n'a pas de lien de continuité avec celui de Benveniste. On est donc un peu étonné de trouver sous la plume de Todorov, en conclusion de son paragraphe: «Les notions d'histoire et de discours ont été définitivement introduites dans les études du langage après leur formulation catégorique par É. Benveniste»[46]. Quant à Genette, après avoir résumé la théorie de Benveniste et comparé les effets produits par l'introduction dans chacun des plans d'énonciation d'éléments considérés, par Benveniste ou par lui-même, comme relevant du plan opposé, il conclut que l'histoire, rebaptisée «récit»[47], et le discours ne doivent pas être opposés l'un à l'autre. Le récit doit plutôt être envisagé comme un «mode particulier» de discours, «défini par un certain nombre d'exclusions et de conditions restrictives»[48]. Le résultat est qu'il n'y a plus de place, dans la théorie du récit que Genette et Todorov sont en train de construire, pour le plan d'énonciation que Benveniste désigne par le terme d'histoire.

6. L'année 1966. — En 1966, Roland Barthes dans son «Introduction à l'analyse structurale des récits», et Robert Scholes et Robert Kellog dans The Nature of Narrative formulent des propositions strictement parallèles :

[…] le récit, comme objet, est l'enjeu d'une communication: il y a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit. On le sait, dans la communication linguistique, je et tu sont absolument présupposés l'un par l'autre; de la même façon, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou lecteur)[49].

Par définition, l'art narratif exige une histoire et un narrateur de l'histoire [a story and a story-teller][50].

Cependant, il faut bien voir que Scholes et Kellog, dans le paragraphe qui suit celui dans lequel figure cette phrase, écrivent aussi que «[d]ans toutes les réalisations de l'art narratif, il y a globalement trois points de vue — celui des personnages, celui du narrateur [the narrator] et celui de l'auditoire» et que «[a]u fur et à mesure que le récit devient plus sophistiqué, un quatrième point de vue est ajouté avec la mise en place d'une distinction nette entre l'auteur et le narrateur [the narrator and the author[51]. En bonne logique, cela veut dire que le terme «narrateur» («narrator») dans la première phrase du deuxième paragraphe désigne l'auteur du récit («Dans toutes les réalisations de l'art narratif, il y a globalement trois points de vue — celui des personnages, celui de l'auteur et celui du lecteur»). Par conséquent, le terme «narrateur» («story-teller») dans la phrase mise en exergue désigne également l'auteur du récit et non un narrateur différent de l'auteur («Par définition, l'art narratif exige une histoire et un auteur de l'histoire»).

Qu'en est-il à présent de la proposition de Barthes? J'ai supprimé le début du passage qui établit une homologie entre la «fonction d'échange (répartie entre un donateur et un bénéficiaire)», à l'intérieur du récit, et le fait que «le récit, comme objet, soit l'enjeu d'une communication»: cette homologie, qui est un pur artifice de présentation, me paraît devoir être définitivement abandonnée. On pourrait appliquer à la dernière phrase du passage de Barthes le même raisonnement qu'à la phrase de Scholes et Kellog, et considérer que «il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou lecteur)» signifie en réalité «il ne peut y avoir de récit écrit sans auteur et sans lecteur». Cette interprétation est confirmée par certains passages de l'article de Barthes («[…] l'on sait que l'“auteur” n'est pas celui qui invente les plus belles histoires, mais celui qui maîtrise le mieux le code dont il partage l'usage avec les auditeurs […]»; «classification des modes d'intervention de l'auteur, esquissée par Platon, reprise par Diomède»[52]). Cependant, elle est infirmée par d'autres passages de l'article; par exemple celui-ci: «l'auteur (matériel) d'un récit ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce récit; les signes du narrateur sont immanents au récit, et par conséquent parfaitement accessibles à une analyse sémiologique»[53]. Ce que l'on constate surtout dans l'article de Barthes, c'est une confusion permanente entre la conception traditionnelle du narrateur (qui n'est pas mentionnée parmi les différentes conceptions du «donateur du récit», mais qui n'en est pas moins présente dans les raisonnements et dans les exemples de Barthes[54]), et une nouvelle conception du narrateur, qui vient du structuralisme et de la sémiologie, selon laquelle la communication entre un narrateur et un narrataire[55] est immanente au récit, et par conséquent parfaitement accessible à une analyse sémiologique. Ce narrateur et ce narrataire pourraient aussi bien être appelés «donateur (ou destinateur) interne» et «destinataire interne».

Un autre point commun entre Barthes d'un côté, Scholes et Kellog de l'autre, est que leurs propositions s'inscrivent dans le contexte plus large d'une évolution de la théorie du roman vers la théorie du récit (qui sera baptisée «narratologie» quelques années plus tard[56]).

J'en viens maintenant à la question qui forme l'objet de cet ouvrage: y a-t-il un narrateur pour tous les récits de fiction ou seulement pour certains d'entre eux (ce qui suppose que des récits puissent être dits «sans narrateur»)? Cette question divise les théories «communicationnelles» du récit[57], pour lesquelles la communication entre un narrateur et un narrataire, réels ou fictionnels, est constitutive de la définition du récit, et les théories «non communicationnelles»[58], qu'on peut aussi appeler théories «poétiques» du récit de fiction[59], qui considèrent que le récit de fiction, ou un certain type de récit de fiction, et la communication sont des catégories mutuellement exclusives. Selon ces théories, le récit de fiction n'est pas, ou n'est pas toujours, un acte de communication. À la question «qui parle?», elles répondent que, dans certains récits de fiction, personne ne parle — plus exactement, la question ne se pose pas, elle est sans pertinence. Ces théories visent également à réhabiliter la fonction de l'auteur en tant que créateur du récit de fiction.

La clarification du concept de narrateur nécessite une approche historique et épistémologique des différentes théories, centrée sur l'opposition entre les théories communicationnelles du récit en général (ces théories ne faisant pas de différence entre le récit fictionnel, le récit non fictionnel et le discours communicationnel) et les théories non communicationnelles ou poétiques du récit de fiction en particulier (ces théories étant basées sur une étude approfondie des particularités linguistiques et textuelles du récit de fiction).

Le chapitre 1 analyse la conception et le rôle du narrateur dans la narratologie genettienne. Il dégage en particulier les trois propriétés du narrateur des récits de fiction chez Genette: le narrateur est une première personne, explicite ou implicite, actualisée ou actualisable; il est l'émetteur physique du récit et son responsable à tous les niveaux; il est «fictif», c'est-à-dire fictionnel.

L'article intitulé «La narratologie énonciative: une spécificité française», présenté dans l'annexe 1, peut être lu à la suite de ce chapitre.

Le chapitre 2 expose dans ses grandes lignes la théorie des «modes narratifs» de Lubomír Dolezel, théorie qui s'est élaborée indépendamment de celle de Genette. Il insiste en particulier sur la description linguistique que propose Dolezel du «texte narratif traditionnel».

Le chapitre 3 est consacré à Seymour Chatman et à son approche en continuum de la question du narrateur. Chatman avance une définition du narrateur plus nuancée que celle de Genette, puisqu'il interroge d'emblée le caractère de nécessité absolue que lui reconnaît Genette. Cependant, les analyses qu'il propose manquent de critères proprement linguistiques.

Le chapitre 4 analyse la conception et le rôle du narrateur dans la théorie narrative de Franz K. Stanzel, en relation avec sa proposition de tripartition du récit de fiction (en «récit auctorial», «récit à la première personne» et «récit figural»). L'ouvrage de Stanzel présente à la fois les qualités et les défauts de l'éclectisme. Il est aussi représentatif d'un état d'esprit qui n'est pas compatible avec l'approche linguistique.

Comme l'indique son titre, «Théorie des actes de langage et narratologie», le chapitre 5 n'est pas monographique, mais organise une confrontation. Les articles de deux philosophes, John R. Searle et Gottfried Gabriel, y sont confrontés à ceux de trois narratologues, Lubomír Doležel, Marie-Laure Ryan et Gérard Genette. Ce qui apparaît surtout dans cette confrontation, c'est que les narratologues comprennent mal la position des philosophes sur certains points cruciaux. Un partie des faiblesses internes de leur argumentation s'explique par ces incompréhensions.

Le chapitre 6 offre un aperçu du tournant cognitif pris par la narratologie dans les dernières années, à travers l'analyse de deux articles signés respectivement de Monika Fludernik (sur les concepts de voix et de focalisation) et d'Ansgar Nünning (sur le problème de la narration non fiable).

La deuxième partie s'ouvre sur un chapitre consacré à la théorie narrative de Käte Hamburger, sous le titre «Pour une autre lecture de Hamburger». «Autre» signifie tout d'abord «non narratologique», non influencée par les «lunettes narratologiques» ou «narratorocentriques». Ce chapitre vise également à replacer la théorie narrative de Hamburger au point de départ de la lignée des théories non communicationnelles ou poétiques du récit.

Le chapitre 8 présente les articles de S.-Y. Kuroda sur la théorie du récit. On doit à Kuroda d'avoir exploré les fondements linguistiques de la théorie du récit et mis en question le statut axiomatique du narrateur dans la narratologie.

Le chapitre 9 expose dans ses principales articulations la théorie du style indirect libre et des phrases narratives de Banfield. La découverte de Banfield est que le langage de la fiction narrative possède des structures linguistiques qui n'existent pas dans le langage de la communication et qui servent, soit à établir ce qui compte comme fait dans le monde fictionnel, soit à représenter la subjectivité des personnages d'une manière idiosyncrasique. Elle est incompatible avec la position d'un narrateur conçu sur le modèle du locuteur de la communication dans tous les récits de fiction.

Le chapitre 10 privilégie les perspectives selon lesquelles le groupe de chercheurs en sciences cognitives de l'Université de New York à Buffalo a fait siennes les grandes options des théories non communicationnelles ou poétiques du récit de fiction.

Dans l'ensemble, l'ouvrage remet en cause la domination du paradigme communicationnel dans la théorie et dans l'analyse des récits de fiction. Il propose les éléments d'une problématisation linguistique et pragmatique de la question du narrateur, fondée sur l'idée que le récit de fiction a le pouvoir de signaler, par des marques linguistiques précises («je», des éléments déictiques et expressifs), que le lecteur doit construire un narrateur, et qu'en l'absence de ces marques, il lui est possible de percevoir d'autres formes et d'autres effets narratifs, que certains auteurs se sont tout particulièrement efforcés d'obtenir.


Sylvie Patron


Pages de l'atelier associées: Narrateur, Voix, Narratologie.

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[1] Genette (2007 [1983]), p. 373. Les références complètes des ouvrages sont données dans les bibliographies des chapitres, ainsi que dans la bibliographie générale.

[2] Soelberg (1984), p. 119 (la remarque de Genette, 1983, concernant les italiques se trouve à la page 50 de l'édition originale et à la page 350 de la réédition en collection de poche). À propos de Bal et de la théorie des focalisations, Soelberg ajoute un peu plus loin: «Toutefois, au risque de m'attirer une pluie d'italiques dans un Nouveau Nouveau Discours…, je tiens à signaler que les propos de Bal ont apparemment été plus utiles que Genette n'a voulu l'admettre» (ibid., p. 120).

[3] Genette (2007 [1983]) p. 372. Voir deuxième partie, chapitre 9.

[4] Genette (2007 [1983]) p. 372. «Unspeakable» ne signifie pas «indicibles», mais «qui ne véhiculent ni marque explicite, ni indication implicite de première personne, et ne sont pas interprétables comme l'expression d'un locuteur». Voir deuxième partie, chapitre 9, p. 203.

[5] Genette (2007 [1983]) p. 372. Nouveau discours du récit contient trois attaques contre la grammaire générative (voir ibid., pp. 330 et 372). Mon hypothèse est qu'il s'agit d'une continuation de la polémique Malherbe-Ruwet-Genette à propos d'un autre sujet, très lié à la personne de Ruwet (sur la polémique en question, voir Ruwet, 1980, Genette, 1980, et Bauer, 2004, pp. 125-127).

[6] Genette (2007 [1983]), p. 372.

[7] Ibidem. Les références de la citation sont: Banfield (1982), p. 254 (c'est Genette qui traduit). Voir aussi Banfield (1995 [1982]), p. 371. On notera que l'exemplaire de Unspeakable Sentences sur lequel travaille Genette lui a été offert par Banfield elle-même, à la demande de Genette (source: Ann Banfield, communication personnelle, 14 avril 2008).

[8] Genette (2007 [1983]), pp. 372-373.

[9] L'adjectif «fictionnel», qui a aujourd'hui presque complètement remplacé l'adjectif «fictif» dans le domaine de la théorie du récit de fiction, a fait son apparition en français vers 1967 (source: Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, 1992). Il n'est devenu d'usage courant que dans la deuxième moitié des années 1980. Voir première partie, chapitre 5, p. 100, n. 2.

[10] Voir, par exemple, Romberg (1962), p. 8 : «Il est possible de répartir les “je” narratifs dans deux catégories distinctes, même si cette répartition est un peu grossière et un peu mécanique : il y a le “je” non fictif ou réel, qui est le “je” de l'auteur, et le “je” fictif, qui est le “je” du narrateur […]. En général, il n'est pas difficile de distinguer entre un “je” réel et un “je” fictif; mais il y a certaines exceptions […]» (Romberg ajoute en note qu'on peut débattre sur la question de savoir si le «je» de l'auteur peut être dit fictif ou non, mais il affirme catégoriquement que «[d]ans un roman à la première personne, cependant, le “je” de l'auteur doit être caractérisé comme non fictif, par opposition au “je” fictif du narrateur!», ibid., p. 320, n. 16). Si on essaie de systématiser les propositions de Romberg, on aboutit à quelque chose comme : (i) l'auteur est un «je» réel, le narrateur est un «je» fictif ou fictionnel; (ii) le «je» de l'auteur peut apparaître explicitement, mais la plupart du temps il est effacé de son récit; (iii) il y a des récits avec narrateur et des récits sans narrateur.

[11] Voir Coulet (2000 [1967]), p. 265: «Le roman moderne naît au XVIIIe siècle. Méprisé et discuté encore pendant les deux premiers tiers du siècle, le genre romanesque finit par gagner la suprématie; en même temps que le drame, mais mieux que le drame parce qu'il n'est pas lié aux servitudes matérielles de la représentation, il est le moyen d'expression de la bourgeoisie, de plus en plus agissante et possédante[…]». Voir aussi ibid., pp. 294-297, sur les techniques narratives, et Watt (2001 [1957]), pp. 9-11, et passim.

[12] Voir Rothschild (1990), pp. 21-22 et 32. Dans la suite de son article, Rothschild assimile, à mon avis à tort, le terme «narrateur» et le concept correspondant. Mon postulat est, au contraire, qu'il n'y a pas de corrélation nécessaire entre l'emploi du terme et celui du concept.

[13] Voir annexe 2, p. 285. Toutes les citations de Barbauld sont extraites du texte reproduit en annexe, partiellement retraduites pour certaines.

[14] On a là l'archéologie du partage ultérieur entre le «moi de l'expérience» ou «moi de l'action» («erlebendes Ich»), et le «moi narrateur» ou «moi de la narration» («erzählendes Ich»): voir Spitzer (1970, 1988 [1928]), pp. 451-452 et 472, n. 30.

[15] Voir annexe 2, p. 288. Toutes les citations de Balzac sont extraites de ce texte.

[16] Sur cette expression, voir l'encadré «Les termes “roman à la première personne” et “roman à la troisième personne”», pp. 15-16.

[17] Voir annexe 2, p. 288.

[18] Tomachevski (1965, 2001 [1925]), p. 282. On peut compléter la proposition de Tomachevski en disant que, dans le cas du roman à la première personne, la question de l'obtention de l'information qui nourrit le récit fait partie de la fiction elle-même.

[19] Je n'ai pas réussi à déterminer la date exacte à laquelle l'expression «auteur-narrateur» est entrée dans le vocabulaire critique, mais il ne me semble pas que ce soit avant le XXe siècle.

[20] Voir annexe 2, p. 297.

[21] Voir Hamburger (1986 [1957, 1968]), p. 126, et deuxième partie, chapitre 7, pp. 168-169.

[22] Genette (2007 [1983]), p. 348.

[23] Voir annexe 2, p. 289. Toutes les citations de Zola sont extraites du texte reproduit en annexe.

[24] Voir Frey (1948), pour la plus importante étude publiée en anglais sur le sujet. Je regrette cependant que Frey ne se soit pas intéressé à l'origine de l'expression «intrusion d'auteur» («author-intrusion»), qui figure dans le titre et dans plusieurs passages de son article, et je n'ai pas réussi moi-même à l'attribuer à un auteur en particulier. La seule chose que je puisse affirmer est que Banfield (1995 [1982]), p. 468, n. 11, se trompe en l'attribuant à Lubbock(cette expression ne figure pas en tant que telle chez Lubbock) et que Genette (1981 [1966]), p. 167, se trompe également en l'attribuant à Blin (cette expression figure à de nombreuses reprises chez Blin, mais ce n'est pas lui qui l'a inventée).

[25] Voir annexe 2, p. 294.

[26] Fludernik (2005a), p. 42. Sauf indication contraire, toutes les traductions d'ouvrages non traduits en français sont de ma responsabilité.

[27] Kayser (1970, 1977 [1958]), p. 71. Ce passage est cité en allemand par Doležel (1973), p. 13, n. 9.

[28] Voir Hamburger (1986 [1957, 1968]), p. 171 : «La place logico-linguistique qu'occupe le drame dans la littérature lui vient pour ainsi dire du défaut de la fonction narrative, de ce fait de structure qui veut que les personnages se forment dans les dialogues. C'est de ce fait que découlent les particularités esthétiques du drame, comme les spécificités de la littérature épique découlent de la fonction narrative; c'est ainsi que s'engendre cette possibilité constitutive qu'est pour l'œuvre théâtrale la possibilité d'être mise en scène». Sur la notion de fonction narrative chez Hamburger, voir ibid., pp. 126-130 et passim, et deuxième partie, chapitre 7, p. 171.

[29] Friedman (1955), p. 1172.

[30] Voir annexe 2, p. 290.

[31] Lubbock (1926, 1972 [1921]), p. 62.

[32] Ibid., p. 62. Voir aussi Lubbock (1970 [1921, 1957]), pp. 72-73, mais la traduction française fait disparaître l'expression «it will tell itself», qu'il me semble important de conserver.

[33] Lubbock (1926, 1972 [1921]), p. 63.

[34] Voir Genette (2007 [1972]), p. 166: «[…]la notion même de showing, comme celle d'imitation ou de représentation narrative (et davantage encore, à cause de son caractère naïvement visuel) est parfaitement illusoire: contrairement à la représentation dramatique, aucun récit ne peut “montrer” ou “imiter” l'histoire qu'il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, “vivante”, et donner par là plus ou moins l'illusion de mimésis qui est la seule mimésis narrative, pour cette raison unique et suffisante que la narration, orale ou écrite, est un fait de langage, et que le langage signifie sans imiter».

[35] Lubbock (1926, 1972 [1921]), p. 113.

[36] Booth (1983 [1961a]), p. 20.

[37] Voir première partie, chapitre premier, pp. 37-38.

[38] Booth (1983 [1961a]), p. 150. Voir aussi Genette (2007 [1972]), pp. 254-255, Genette (2007 [1983]), p. 368, et première partie, chapitre premier, pp. 34-36.

[39] Booth (1983 [1961a]), p. 412.

[40] Voir Benveniste (1966, 1990 [1959]). Cette relation est identifiée comme un problème linguistique depuis les origines de la tradition des grammaires françaises. Voir Fournier (2004), notamment pp. 251, 257-260, et Fournier (à paraître).

[41] Les termes choisis par Benveniste reflètent surtout le fait qu'il y a une corrélation forte du récit historique avec le passé simple; en revanche, le «discours» de Benveniste n'entretient pas de relation particulière avec les discours direct ou indirect, ni avec le genre du discours oratoire, par exemple.

[42] Benveniste (1966, 1990 [1959]), p. 241.

[43] Ibid., pp. 241-242.

[44] Ibid., p. 242. Benveniste ne donne que des exemples de transfert de l'histoire vers le discours. Cependant, on pourrait trouver des exemples de transfert symétrique, à condition, bien sûr, que le discours soit un discours écrit.

[45] Todorov (1981 [1966]), p. 132.

[46] Ibidem.

[47] Ce qui est un contresens dans la perspective de Benveniste; voir Benveniste (1966, 1990 [1959]), p. 242, n. 2: «Nous parlons toujours des temps du “récit historique” pour éviter le terme “temps narratifs” qui a créé tant de confusion. Dans la perspective que nous traçons ici, l'aoriste [i.e. le passé simple] est un “temps narratif”, mais le parfait [i.e. le passé composé] peut aussi en être un, ce qui obscurcirait la distinction essentielle entre les deux plans d'énonciation».

[48] Genette (1981 [1966]), p. 168.

[49] Barthes (1981 [1966]), p. 24. Ce passage est cité par Kuroda (1975), p. 262, qui y voit «un exemple de déclaration, des plus explicites et des plus franches, qui reconnaît qu'une théorie de la narration ayant recours à la notion de narrateur doit chercher ses bases théoriques dans la théorie communicationnelle de la performance linguistique». Voir deuxième partie, chapitre 8, p. 184.

[50] Scholes et Kellog (2006 [1966]), p. 240. Cette phrase est citée en épigraphe du premier chapitre de Stanzel (1984 [1979, 1982]), p. 4.

[51] Scholes et Kellog (2006 [1966]), p. 240.

[52] Barthes (1981 [1966]), p. 27.

[53] Ibid., p. 25. Ce passage est cité par Doležel (1973), p. 13, n. 9.

[54] Voir Barthes (1981 [1966]), p. 25, pour les trois conceptions du donateur du récit, et ibid., pp. 25, 26, 28, 31, pour la présence de la conception traditionnelle du narrateur (renvoyant, je le rappelle, au personnage qui a statut de narrateur dans les romans à la première personne).

[55] Ce terme apparaît pour la première fois dans Barthes (1981 [1966]), p. 16. Il est repris par Prince (1971), p. 100 et passim, et par Genette (2007 [1972]), pp. 272-273.

[56] Voir Todorov (1969), p. 10.

[57] Cette dénomination est empruntée à Kuroda (voir Kuroda, 1979 [1974], p. 268, Kuroda, 1975, pp. 260, 265, n. 2, 267, 271, 278, 280, 281, 282, Kuroda, 1979, p. 11). Voir deuxième partie, chapitre 8, p. 184.

[58] Cette dénomination se déduit des propositions de Kuroda (voir Kuroda, 1975, notamment pp. 267 et 278); cependant, elle ne figure pas en tant que telle chez Kuroda. Elle est mal adaptée à la théorie de Hamburger, qui n'est pas fondée initialement sur une critique du modèle de la communication appliqué à toutes les performances linguistiques, mais sur une critique du modèle de l'«énoncé de réalité» («Wirklichkeitaussage») appliqué aux énoncés du récit de fiction. Voir deuxième partie, chapitre 7, pp. 157-158.

[59] Cette dénomination est empruntée à Kuroda (voir Kuroda, 1975, pp. 285 et 293, Kuroda, 1979, p. 11, Kuroda, 1980, p. 79). Elle se déduit de certaines propositions de Hamburger (voir Hamburger, 1986 [1957, 1968], pp. 30-32, Kuroda, 1975, pp. 278-279 et 293). Elle est reprise par Banfield (voir Banfield, 1979 [1978], p. 20, Banfield, 2003 [1992], p. 479).



Sylvie Patron

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Décembre 2009 à 11h13.